9

 

Après avoir quitté le café et fait quelques courses, Miu et Sumire étaient rentrées au bungalow. Comme d’habitude, elles s’étaient relaxées jusqu’au dîner. Sumire écrivait dans sa chambre, Miu était allongée sur le canapé du salon où, bras croisés derrière la tête, yeux fermés, elle écoutait un enregistrement de ballades de Brahms jouées par Julius Katchen. Un vieux disque, mais dont l’interprétation était gracieuse, pleine d’émotion – pas prétentieuse pour un sou, et très expressive.

— Est-ce que la musique te dérange ? s’enquit Miu en jetant un coup d’œil dans la chambre de Sumire, par la porte restée grande ouverte.

— Brahms ne me dérange jamais, répondit la jeune fille en se retournant.

Miu n’avait jamais vu Sumire aussi concentrée dans l’écriture. Il semblait y avoir en elle une tension jusqu’alors inconnue. Ses lèvres serrées lui donnaient l’air d’un animal à l’affût, ses yeux avaient une profondeur nouvelle.

— Qu’est-ce que tu écris ? demanda Miu, un autre roman spoutnik ?

La bouche de Sumire se relâcha légèrement.

— Rien d’important, dit-elle. Juste des choses qui me viennent à l’esprit, et qui pourraient être utiles un jour.

Miu s’enfonça de nouveau dans le canapé, s’abandonnant à la musique. Comme ce serait merveilleux, songeait-elle, si je réussissais à jouer Brahms ainsi ! Autrefois, j’interprétais vraiment mal les œuvres mineures de Brahms, spécialement les ballades. Je ne pouvais jamais me laisser aller au gré de ce monde capricieux de nuances et de soupirs. Aujourd’hui, j’en serais sans doute beaucoup plus capable…

Mais elle savait bien, pourtant, qu’elle ne parviendrait plus jamais à jouer quoi que ce soit.

À 18 h 30, Sumire et Miu préparèrent le dîner, qu’elles prirent sur la véranda. Une soupe à la daurade et aux herbes, une salade composée, le tout accompagné de pain frais. Elles ouvrirent une bouteille de vin blanc, burent du café après le repas. Elles regardèrent un bateau de pêche apparaître dans la baie en contrebas et décrire un petit arc d’écume blanche en entrant au port. Un bon dîner chaud devait attendre les pêcheurs chez eux.

— À propos, quand est-ce qu’on repart ? demanda Sumire en faisant la vaisselle.

— J’aimerais bien passer encore une semaine ici à ne rien faire, répondit Miu, en consultant le calendrier accroché au mur, mais ce sera vraiment la limite. Si je pouvais, je ne repartirais jamais…

— Moi de même, dit Sumire en souriant. Si je pouvais… Mais les meilleures choses ont une fin.

À 22 heures, elles s’étaient retirées dans leurs chambres respectives, à leur habitude. Miu avait enfilé son pyjama de coton blanc à manches longues, et s’était endormie dès qu’elle avait posé la tête sur l’oreiller. Cependant, elle s’était réveillée peu après, comme si ses propres battements de cœur l’avertissaient. Elle regarda le petit réveil de voyage à son chevet : il était minuit 20. La chambre était plongée dans les ténèbres et le silence. Mais elle sentait la présence de quelqu’un tout près, retenant sa respiration. Elle baissa légèrement ses couvertures, tendit l’oreille. Elle n’entendit rien, hormis, dans sa poitrine, les signaux d’alerte aigus qu’émettait son cœur. Il y avait bien quelqu’un dans sa chambre, il ne s’agissait pas simplement de l’impression que laisse un cauchemar juste avant le réveil. Tendant la main lentement pour éviter tout bruit, elle tira le rideau de la fenêtre de quelques centimètres. Les rayons de la lune s’infiltrèrent dans la pièce, comme une eau légère. Miu regarda autour d’elle sans bouger la tête.

Quand ses yeux se furent accoutumés à l’obscurité, elle distingua de vagues contours sombres dans un coin de la chambre, comme si les ténèbres s’étaient agglutinées dans l’ombre de l’armoire. Une « chose » basse, arrondie, semblable à un gros sac postal en attente. Ou peut-être un animal. Un gros chien ? Mais la porte d’entrée était fermée à clé, celle de sa chambre aussi. Un chien n’aurait pas pu pénétrer dans la pièce tout seul.

S’efforçant de respirer calmement, régulièrement, Miu concentra son regard sur cette masse noire. Elle avait la bouche desséchée, l’odeur du cognac qu’elle avait bu avant d’aller se coucher imprégnait encore un peu son haleine. Elle tira à nouveau le rideau de quelques centimètres, laissant les rayons de lune pénétrer plus avant dans la chambre. Elle parvint alors à discerner petit à petit, tel un fil que l’on dénoue, les contours de la masse blottie dans un coin. C’était un être humain, les cheveux pendant devant la figure, les jambes pliées à angle droit. Quelqu’un était assis par terre dans sa chambre, entre l’armoire et la porte, le dos rond, la tête entre les genoux. Comme s’il voulait réduire son corps au volume minimum pour éviter qu’un objet tombé du ciel ne s’abatte sur sa tête…

C’était Sumire. Vêtue de son habituel pyjama bleu, elle restait tapie ainsi, immobile, sans paraître même respirer.

Miu poussa un soupir de soulagement en la reconnaissant. Mais que pouvait-elle bien faire là ? Se redressant doucement sur son lit, Miu alluma sa lampe de chevet. Une lumière jaune et crue envahit aussitôt les moindres recoins de la pièce. Sumire ne bougea pas. Elle ne semblait pas s’être rendu compte que Miu avait allumé la lampe.

Celle-ci l’appela, d’abord à voix basse, puis de plus en plus fort :

— Hé, qu’est-ce que tu as ?

Elle n’obtint aucune réaction. On aurait dit que Sumire n’entendait même pas sa voix. Miu se leva, s’approcha d’elle. Sous ses pieds nus, le tapis lui parut plus rêche que d’habitude.

— Tu ne te sens pas bien ? demanda-t-elle en se penchant au-dessus de Sumire.

Toujours pas de réponse.

Miu se rendit alors compte que son amie avait quelque chose dans la bouche : l’essuie-mains rose d’ordinaire suspendu dans la salle de bains. Elle essaya de le lui retirer, mais n’y parvint pas car Sumire le tenait serré de toutes ses forces entre ses mâchoires. Elle avait les yeux grands ouverts, et pourtant, de toute évidence, elle ne voyait rien. Renonçant à dégager la serviette, Miu posa une main sur l’épaule de la jeune fille : son pyjama était trempé de sueur.

— Il vaudrait mieux que tu te changes, murmura-t-elle, tu as beaucoup transpiré, si tu gardes ce pyjama tu vas attraper un rhume.

Sumire ne réagissait toujours pas, elle semblait dans un état d’absence totale. Miu entreprit de lui ôter elle-même son pyjama. Les nuits commençaient vraiment à se rafraîchir, et puis elles avaient à présent l’habitude de se voir nues l’une l’autre. Aussi Miu songea-t-elle que Sumire ne verrait aucun inconvénient à ce qu’elle la déshabille, dans un cas de force majeure comme celui-ci.

Tout en soutenant la jeune fille d’une main, elle défit de l’autre les boutons du pyjama pour enlever le haut, ce qui prit un certain temps, puis elle s’attaqua au bas. Le corps de Sumire, d’abord rigide, se relâcha peu à peu, jusqu’à devenir complètement mou. Miu finit par retirer aussi l’essuie-mains de sa bouche. Il était trempé de salive, et portait les marques de ses dents, bien nettes.

Ensuite, Miu attrapa une serviette, et entreprit d’éponger le dos, puis les aisselles, la poitrine et le ventre de Sumire. Elle passa très vite sur la partie entre la taille et les cuisses. Son amie la laissait faire, l’air toujours inconsciente ; cependant, Miu discernait à présent une vague étincelle de compréhension au fond de ses yeux.

En soulevant Sumire, Miu la trouva plus lourde qu’elle n’aurait pensé. Elle n’avait jamais touché sa peau jusqu’alors, constata-t-elle – une peau ferme, douce comme celle d’un enfant, et qui sentait la sueur. Le cœur de Miu se mit de nouveau à battre très fort dans sa poitrine. La salive s’accumulait dans sa bouche, elle fut obligée de déglutir plusieurs fois.

Sous les rayons de lune, le corps luisant de Sumire évoquait une poterie ancienne. Ses seins étaient petits mais bien formés, avec des tétons qui ressortaient nettement. Dans le buisson noir de sa toison pubienne, des gouttes de sueur brillaient comme la rosée sur l’herbe. Ce corps nu, abandonné, était très différent de celui que Miu avait pu voir à la plage sous le soleil brûlant. Par certains aspects, il appartenait encore à l’enfance mais, par d’autres, dénotait une maturité que le cours du temps poussait aveuglément vers l’avant.

Miu avait l’impression de fouiller dans des secrets qu’elle aurait dû ignorer. Elle continua à essuyer lentement le corps de son amie, évitant autant que possible de le regarder, rejouant intérieurement un morceau de Bach qu’elle avait appris dans son enfance. Elle tamponna la frange collée sur le front humide. La sueur avait coulé jusque dans les minuscules oreilles.

Miu sentit alors les bras de Sumire l’enlacer lentement, et son souffle dans son cou.

— Ça va ? demanda-t-elle.

Sumire ne répondit pas, mais ses bras se resserrèrent un peu plus autour de Miu, qui la porta à moitié jusqu’à son propre lit. Elle l’allongea puis tira les couvertures sur elle. Sumire referma les yeux.

Constatant que son amie, parfaitement immobile, paraissait dormir, Miu alla à la cuisine, où elle but plusieurs verres d’eau minérale à la suite. Puis elle s’assit sur le canapé du salon. Elle respira profondément plusieurs fois, essayant de se calmer. Son cœur ne battait plus aussi fort, mais sa poitrine était douloureuse à force de tension. Un calme étouffant enveloppait les alentours. Pas une voix, pas un aboiement de chien. Même le bruit des vagues et du vent s’était tu. Pourquoi tout est-il si mortellement silencieux ? se demanda Miu.

Elle retourna dans la chambre prendre le pyjama trempé de Sumire, la serviette avec laquelle elle l’avait épongée et l’essuie-mains portant les marques de dents, jeta le tout dans le panier de linge sale, à la salle de bains. Puis elle se lava la figure, se regarda dans le miroir. Depuis son arrivée sur l’île, elle ne s’était pas teint les cheveux une seule fois, et ils étaient blancs comme de la neige fraîchement tombée.

Quand Miu retourna dans sa chambre, Sumire avait les yeux ouverts. Un voile fin et translucide semblait recouvrir ses pupilles, mais elle avait repris conscience. Toujours allongée, les couvertures remontées jusqu’aux épaules, elle s’excusa :

— Je suis désolée, ça m’arrive de temps en temps.

S’asseyant au bord du lit, Miu sourit et posa la main sur les cheveux encore humides de Sumire.

— Tu devrais prendre une bonne douche, lui conseilla-t-elle, tu as tellement transpiré !

— Merci. Mais je préfère rester couchée encore un moment.

Miu hocha la tête, puis alla prendre dans l’armoire une serviette et un pyjama propres, qu’elle tendit à Sumire.

— Tu peux utiliser ça, dit-elle. Je suppose que tu n’as pas de pyjama de rechange…

— Dis, je peux dormir ici cette nuit ? demanda Sumire.

— Si tu veux. Je prendrai ton lit.

— Il doit être trempé de sueur. Le matelas, les couvertures, tout. Et puis je ne veux pas rester seule. Ne me laisse pas. Tu ne voudrais pas dormir ici avec moi, juste cette nuit ? J’ai peur de refaire des cauchemars.

Miu réfléchit un peu puis hocha la tête.

— D’accord, mais enfile le pyjama d’abord. Je ne me sentirais pas à l’aise dans un lit aussi étroit avec quelqu’un nu à côté de moi.

 

Sumire se leva lentement, et entreprit de mettre le pyjama de Miu. Il lui fallut du temps pour en fermer les boutons. Elle n’avait aucune force dans les doigts. Pourtant, Miu la regarda sans faire un geste pour l’aider, comme si elle observait une sorte de cérémonie religieuse. Sous la lumière de la lune, la pointe des seins de Sumire paraissait étrangement raidie. Une pensée traversa soudain l’esprit de Miu : Elle doit être encore vierge.

Sumire s’allongea à nouveau, et se poussa vers le fond pour laisser de la place à son amie. Celle-ci se mit au lit à son tour. Une légère odeur de sueur flottait toujours dans la pièce.

— Dis, demanda Sumire, je peux te prendre dans mes bras ?

— Moi ?

— Oui.

Alors que Miu hésitait sur la réponse, Sumire lui saisit la main, la serra dans la sienne. Sa paume, encore moite, était souple et tiède. Ensuite, la jeune fille passa ses deux mains dans le dos de Miu – sa poitrine lui pressant l’estomac, sa joue reposant contre ses seins. Elles restèrent ainsi un long moment. Sumire tremblait légèrement. Elle doit être en train de pleurer, se dit Miu. Elle lui mit un bras autour des épaules, se serra un peu plus contre la jeune fille. C’est encore une enfant, songeait-elle. Une enfant seule et effrayée, qui a besoin de la chaleur d’une présence. Comme ce chaton accroché à une branche en haut du pin.

Sumire remonta un peu son corps dans le lit. Le bout de son nez effleura le cou de Miu. Leurs seins se touchèrent. Miu déglutit. La main de Sumire se promenait dans son dos.

— Je t’aime, tu sais, déclara Sumire d’une petite voix.

— Moi aussi, je t’aime, répondit Miu.

— Elle ne savait pas quoi dire d’autre. Et puis, c’était vrai.

Ensuite, les doigts de Sumire commencèrent à défaire les boutons du pyjama de Miu. Celle-ci essaya de l’arrêter, mais Sumire continua.

— Juste un peu, demanda-t-elle, laisse-moi faire, juste un peu.

Miu était incapable de résister. Les doigts de son amie trouvèrent ses seins, se mirent à dessiner lentement des cercles dessus. Frottant le bout de son nez contre le cou de Miu, Sumire lui toucha les tétons. Elle les caressa, les pinça. Doucement d’abord, puis un peu plus fort.

Miu s’arrêta de parler. Elle leva la tête, me regarda au fond des yeux, comme si elle y cherchait quelque chose. Ses joues avaient légèrement rosi.

— Il faut que je vous fasse une confidence, dit-elle. J’ai eu un choc, autrefois, qui a rendu mes cheveux tout blancs d’un coup. En une seule nuit. Depuis, je les teins et Sumire le savait. J’avais cessé de les teindre à notre arrivée sur l’île. C’était trop compliqué, et comme ici personne ne me connaissait, ça n’avait pas d’importance. Je les ai colorés en noir à nouveau, sachant que vous alliez venir. Je ne voulais pas vous faire une première impression bizarre.

Un certain laps de temps s’écoula dans le silence.

— Je n’avais jamais eu d’expérience homosexuelle, et même jamais pensé avoir ce genre de tendance, avoua enfin Miu. Mais comme je sentais que Sumire en avait vraiment envie, j’étais prête à répondre à son désir. Du moins, cette perspective ne me dégoûtait pas. Parce que c’était Sumire. Aussi, quand elle a commencé à me caresser, et qu’elle a mis sa langue dans ma bouche, je ne lui ai opposé aucune résistance. J’éprouvais une impression étrange, et pourtant je me suis laissé faire, parce que j’aime beaucoup Sumire, et j’avais envie de la rendre heureuse.

»Mais si ma tête me dictait cette conduite, mon corps, lui, réagissait autrement. Vous comprenez ce que je veux dire ? Une partie de moi était même ravie que Sumire me caresse avec autant d’amour, mais une autre résistait. Alors que mon cœur et mon esprit étaient excités, mon corps était sec et dur comme un bloc de pierre. C’est triste, mais je n’y pouvais rien. Et naturellement. Sumire l’a vite senti. Son corps à elle était brûlant, souple et humide. Mais moi, j’étais incapable de répondre à sa passion.

»Je lui ai expliqué, je lui ai dit : « Je ne te repousse pas, tu sais, simplement je ne peux pas faire ça. Depuis que cette chose m’est arrivée il y a quatorze ans, je ne peux avoir de relation physique avec qui que ce soit au monde. Comme si ç’avait été décidé par une volonté extérieure à la mienne. » J’ai ajouté que si je pouvais faire quoi que ce soit pour die, j’y étais disposée. Je veux dire, avec mes doigts ou ma bouche. Mais ce n’était pas ce qu’elle attendait de moi, je le savais bien.

 

»Elle a posé un baiser sur mon front, et m’a demandé pardon. « C’est juste parce que je t’aime, a-t-elle déclaré. J’ai longtemps hésité, mais je me suis dit que je devais le faire. » Je lui ai répondu que moi aussi je l’aimais, qu’elle ne devait pas s’inquiéter, et que j’avais envie qu’elle continue à être auprès de moi.

» Ensuite, elle a pleuré pendant très longtemps, la tête dans l’oreiller, comme si un barrage avait cédé en elle. Pendant tout ce temps, je lui ai caressé le dos. Des épaules jusqu’aux hanches. J’ai senti chacune de ses vertèbres sous mes doigts. J’aurais voulu pleurer avec elle. Mais cela m’était impossible.

» C’est à ce moment-là que j’ai compris. Compris que nous étions de merveilleuses compagnes de voyage l’une pour l’autre, mais en fait à la façon de blocs de métal solitaires, qui suivent chacun leur trajectoire. Vu de loin, ça paraît aussi beau qu’une étoile filante ; seulement, dans la réalité, nous ne sommes que des prisonniers, enfermés dans nos habitacles de métal respectifs, incapables d’aller où que ce soit. De temps en temps, les orbites de nos satellites se croisent, et nous parvenons enfin à nous rencontrer. Nos cœurs réussissent peut-être même à se toucher. Mais juste un très bref instant. Sitôt après, nous connaissons de nouveau une solitude absolue. Jusqu’à ce que nous nous consumions et soyons réduits à néant.

 

»Finalement, Sumire s’est levée, a ramassé son pyjama par terre et l’a remis. Puis elle m’a déclaré : « Je retourne dans ma chambre, j’ai besoin d’être seule un moment. » Je lui ai conseillé de ne pas trop réfléchir. « Demain est un autre jour, et tout ira bien, ce sera comme avant, tu verras. – Oui, sans doute », a répondu Sumire. Puis elle s’est penchée, et a posé sa joue tiède et mouillée contre la mienne. Il m’a semblé qu’elle murmurait quelque chose à mon oreille, mais d’une voix si basse que je n’ai rien compris. Et elle m’a tourné le dos avant que je puisse lui demander de répéter.

»Elle a essuyé ses larmes avec la serviette de toilette, puis est sortie de la pièce. Je me suis blottie sous mes couvertures, et j’ai fermé les paupières. Je me disais que j’allais avoir du mal à trouver le sommeil, après ce qui s’était passé, mais en fait, étrangement, je me suis endormie rapidement.

» Quand j’ai rouvert les yeux, à 7 heures du matin, Sumire n’était pas dans la maison. Elle s’était peut- être réveillée tôt – ou bien n’avait pas fermé l’œil – et était partie à la plage. Elle m’avait dit qu’elle voulait rester seule un moment. J’ai trouvé étrange qu’elle ne m’ait pas laissé de message, mais après les événements de la nuit elle devait être encore dans un état assez confus.

»J’ai fait la lessive, mis le matelas de Sumire à sécher, puis je me suis installée sur la véranda, et j’ai lu en attendant le retour de Sumire. La matinée s’est écoulée sans qu’elle revienne. Inquiète, j’ai regardé partout dans sa chambre, tout en sachant que je ne devais pas le faire. Je craignais qu’elle n’ait décidé de quitter l’île. Mais son sac de voyage était là, ouvert, ainsi que son sac à main avec son passeport dedans. Son maillot de bain et ses chaussettes séchaient dans un coin de la pièce. De la monnaie, des pages de bloc-notes, un trousseau de clés étaient éparpillés sur son bureau. Parmi les clés, il y avait celle de la porte d’entrée du bungalow.

»Tout cela m’a fait un effet assez désagréable. Lorsque nous allions à la plage, nous mettions toujours nos maillots de bain avec des tee-shirts par-dessus et enfilions des chaussures de marche pour traverser la colline. Nous emportions nos serviettes de bain et de l’eau minérale dans un sac de toile. Et pourtant Sumire était sortie sans rien emporter. Il ne manquait qu’une paire de sandales de plage bon marché qu’elle avait achetée dans une boutique près du port, et le mince pyjama de soie que je lui avais prêté. Mais qui sortirait dans cette tenue, même pour se promener dans le voisinage ?

»J’ai passé l’après-midi dehors à la chercher. J’ai fait plusieurs fois le tour de la maison, suis allée jusqu’à la plage et ensuite en ville pour arpenter la rue principale, avant de remonter à la maison. Sumire restait introuvable. La nuit est tombée. Contrairement à la veille, un vent assez fort soufflait et les vagues mugissaient. Je me réveillais sans cesse. Je n’avais pas fermé la porte d’entrée à clé, mais Sumire ne rentrait pas. Le lit que j’avais refait la veille était intact. Dans la matinée, j’ai signalé sa disparition au poste de police situé près du port.

 

»J’ai expliqué à un policier qui parlait anglais que la jeune fille avec laquelle je voyageais avait disparu depuis deux jours. Il ne m’a pas prise au sérieux. « Elle va reparaître, m’a-t-il assuré. Ça arrive souvent, vous savez. En vacances, les gens se laissent aller. C’est l’été, ils sont jeunes… » Quand je suis revenue le lendemain, il s’est montré un peu plus attentif. Mais ils n’ont pas cherché pour autant à la retrouver. Je me suis donc décidée à téléphoner au consulat du Japon à Athènes afin d’expliquer la situation. Heureusement, je suis tombée sur un interlocuteur compréhensif. Il a parlé au commissaire en grec avec fermeté, et à la suite de cette intervention la police s’est décidée à lancer des recherches.

»Cependant, ils n’ont pas découvert le moindre indice. Ils ont eu beau questionner les commerçants autour du port, aucun n’avait remarqué Sumire. Le commandant du ferry ou le vendeur de billets non plus n’avaient vu aucune jeune Japonaise prendre le bateau dans les jours précédents. Sumire devait donc se trouver encore sur l’île. De toute façon, elle n’avait pas d’argent sur elle pour acheter son billet de ferry. Sur une île aussi petite, une Japonaise se promenant en pyjama devait se remarquer facilement. Peut-être s’était-elle noyée ? La police a interrogé un couple de touristes allemands qui fréquentaient la plage de l’autre côté de l’île et y avaient nagé longuement le matin de sa disparition. Ils n’avaient vu personne, ni sur la plage ni sur le sentier qui y menait. La police m’a promis de poursuivre son enquête, et je suis sûre qu’ils l’ont fait. Mais le temps a passé sans qu’ils découvrent quoi que ce soit.

Miu poussa un profond soupir et se couvrit le visage des deux mains.

— C’est à ce moment-là que je vous ai contacté pour vous demander de venir. Je ne savais plus quoi faire.

 

J’essayai d’imaginer Sumire seule sur un sentier de colline en pyjama de soie et sandales de plage.

— De quelle couleur est ce pyjama ? demandai-je.

— De quelle couleur… ? répéta Miu sans comprendre.

— Oui, le pyjama qu’elle portait le jour de sa disparition ?

— Je ne me rappelle plus très bien. Je l’ai acheté à Milan, et je ne l’avais pas encore porté. De quelle couleur était-il, déjà ? Un ton pâle… Vert clair, peut-être ? Il était en soie très légère, sans poches.

— Vous devriez appeler le consulat à nouveau, et leur demander d’envoyer quelqu’un ici. Et aussi contacter la famille de Sumire. Je comprends que ce soit pénible, mais vous ne pouvez pas cacher plus longtemps sa disparition à sa famille.

 Miu hocha la tête.

— Comme vous le savez, ajoutai-je, Sumire a parfois un côté extrême, et elle est capable de toutes sortes de folies. Mais elle ne partirait pas quatre jours sans donner de nouvelles. Elle n’est pas irresponsable à ce point. Elle n’a pas pu disparaître sans une bonne raison. Laquelle ? Je l’ignore, mais ça doit être grave. Elle est peut-être tombée dans un puits, et elle attend qu’on vienne la secourir. Ou alors elle a été kidnappée. Ou même assassinée et enterrée quelque part. N’importe quoi peut arriver à une jeune fille qui se promène seule la nuit vêtue d’un simple pyjama. Bref, il faut mettre au point une stratégie pour la retrouver. Mais pour l’instant, nous devrions dormir et remettre ça à demain. La journée sera longue.

— Pensez-vous que Sumire… Je veux dire, elle aurait pu se suicider ? demanda Miu.

— On ne peut pas écarter totalement cette éventualité. Mais si elle avait décidé de le faire, je pense qu’elle aurait laissé une lettre, quelque chose. Je ne crois pas qu’elle aurait tout lâché comme ça, sachant que vous alliez vous inquiéter. Elle vous aime beaucoup, elle aurait sûrement pensé à ce que vous éprouveriez en constatant qu’elle n’était plus là.

Les bras croisés, Miu me fixa un long moment.

— Vous le pensez vraiment ?

Je hochai la tête.

— J’en suis sûr. C’est dans son caractère.

— Merci. Vous venez de dire ce que j’avais le plus envie d’entendre.

 

Miu m’emmena dans la chambre de Sumire – une pièce carrée sans décoration, semblable à un gros cube, dont la fenêtre ouverte donnait sur les collines. Elle contenait un lit à une place en bois, un bureau, une armoire et un petit placard. Un portable Macintosh flambant neuf trônait sur le bureau, tandis qu’à ses pieds était posée une valise rouge de taille moyenne.

— J’ai rangé un peu ses affaires pour que vous puissiez dormir ici, dit Miu.

Une fois seul, l’épuisement m’accabla soudain. Il était près de minuit. Je me déshabillai et me glissai sous les couvertures. Cependant, je ne pus fermer l’œil. Sumire avait dormi dans ce lit jusqu’à tout récemment, pensais-je. La fatigue nerveuse de ce long trajet en avion se répercutait dans tout mon corps et j’avais l’impression d’être parti pour un voyage sans fin.

Je me remémorai chaque parole de Miu, tentai de recenser les points essentiels de son récit. Mais mon esprit avait du mal à fonctionner. Un raisonnement systématique était hors de ses capacités. Tu penseras à ça demain, décidai-je. Soudain, j’eus la vision de Sumire plongeant sa langue dans la bouche de Miu. Ça aussi, tu y penseras demain, m’intimai-je. S’il y avait peu d’espoir que ce soit une meilleure journée, y penser maintenant ne servait à rien, me dis-je en fermant les yeux. Je ne tardai pas à sombrer dans un profond sommeil.