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Le lendemain du mariage, un lundi, il pleuvait. Une douce pluie tendre qui avait commencé pendant la nuit et ne s’était pas arrêtée avec l’aube détrempait la terre noire du printemps et ranimait tranquillement les petites bêtes vivant dessous.

Le cœur de Sumire s’emballait à l’idée qu’elle allait revoir Miu ; elle n’arrivait à se concentrer sur rien d’autre. Elle avait l’impression de se tenir debout au sommet d’une colline balayée par les vents. Elle s’était comme d’habitude installée devant sa table, avait allumé une cigarette et lancé son ordinateur. Mais elle avait beau fixer l’écran, pas la moindre phrase ne lui venait à l’esprit, ce qui aurait été impossible chez elle en temps normal. Elle finit par renoncer, éteignit la machine, s’allongea à même le sol dans la petite pièce et, une nouvelle cigarette, pas encore allumée, entre les lèvres, commença à rêvasser.

Si la simple idée de retrouver Miu me met dans un tel état, songeait-elle, il m’aurait sûrement été très pénible de la quitter après le mariage en pensant que je ne la reverrais jamais. Est-ce simplement de l’admiration envers une femme plus âgée que moi, belle et raffinée, à laquelle j’aimerais ressembler ? Non. Je désire être auprès d’elle et toucher son corps… Rien à voir avec de la simple admiration.

Sumire soupira, regarda le plafond, puis alluma sa cigarette. À la réflexion, c’était vraiment étrange : elle avait attendu d’avoir vingt et un ans pour tomber amoureuse, et il fallait que ce soit d’une femme. Comme par hasard !

 

Le restaurant où Miu lui avait donné rendez-vous était à une dizaine de minutes à pied de la sortie de métro d’Omotesando. C’était un endroit difficile à trouver quand on ne le connaissait pas – pas le genre de restaurant où vous entrez en passant. Déjà, le nom était impossible à retenir si on ne vous le disait qu’une fois. En arrivant, Sumire demanda Miu, et on la conduisit aussitôt à un petit salon privé au premier étage. La jeune femme était déjà installée, buvant un Perrier avec de la glace, et discutant avec animation du menu avec le serveur.

Elle portait un sweater de coton bleu marine sur un polo de la même couleur et un jean blanc en forme de tube, et avait les cheveux retenus par une barrette fine et sobre en argent. Ses lunettes de soleil bleu vif étaient posées négligemment sur un coin de la table ; sur la chaise à côté, elle avait laissé une raquette de squash et un sac de sport Missoni. Elle revenait certainement d’un entraînement. Ses joues étaient encore légèrement rosies par l’activité qu’elle avait pratiquée. Sumire l’imagina dans les douches du club de gym, se nettoyant avec un savon au parfum exotique.

Lorsque Sumire pénétra dans la pièce, avec son habituel manteau à chevrons, son pantalon kaki, et sa coiffure hirsute d’orpheline, Miu leva la tête de la carte, et lui adressa un sourire éblouissant.

— Tu m’as bien dit hier que tu mangeais de tout ? Je peux choisir le menu sans te consulter ?

— Bien sûr, répondit Sumire.

 

Miu commanda la même chose pour Sumire et pour elle. En plat principal, du poisson frais grillé au charbon de bois, avec une sauce légère à la crème et aux champignons. Les filets de poisson blanc étaient cuits à la perfection, dorés juste ce qu’il fallait – de l’art véritable. Ils étaient accompagnés de gnocchis de potimarron et d’une salade d’endives présentée avec raffinement. En dessert il y avait de la crème brûlée, mais Sumire fut la seule à en manger, Miu ne toucha pas à la sienne. Ensuite, elles burent un espresso. Sumire conclut de ce repas que Miu portait une attention particulière à son alimentation. Son cou était fin comme la tige d’une plante, elle n’avait pas une once de gras en trop, et ne semblait avoir aucun besoin de suivre un régime. Cependant, elle devait surveiller très strictement tout ce qu’elle ingurgitait. On aurait dit une Spartiate établie dans une forteresse surplombant un col de montagne.

En mangeant, elles abordèrent de multiples sujets, Miu voulait tout connaître de l’enfance et de la vie de Sumire ; elle posait de nombreuses questions auxquelles la jeune fille répondait avec sincérité. Tout fut passé en revue : son père, sa mère, les écoles qu’elle avait fréquentées (elle n’en avait apprécié aucune), les prix qu’elle avait gagnés à des concours de littérature (un vélo et une encyclopédie), comment elle avait quitté l’université, la façon dont elle vivait maintenant. Ce n’était pas une vie particulièrement palpitante. Pourtant, Miu écouta Sumire avec un air de profond intérêt. Comme s’il était question des coutumes passionnantes d’un pays où die ne serait jamais allée.

 

Sumire aurait elle aussi voulu connaître des tas de choses sur Miu. Mais apparemment, Miu n’aimait pas parler d’elle.

— Il n’y a rien d’intéressant à raconter sur ma vie, affirma-t-elle en souriant. Discutons plutôt de la tienne.

À la fin du repas, Sumire n’en savait guère plus sur Miu. Tout juste apprit-elle que son père avait donné d’importantes sommes d’argent à la petite ville de Corée dont il était originaire, et fait construire quelques magnifiques bâtiments publics. En remerciement de quoi, la ville avait fait ériger sur la place centrale une statue de bronze représentant le généreux donateur.

— Cette petite cité se trouve au fond des montagnes. Peut-être parce qu’on était en hiver, rien qu’à regarder ces montagnes, je frissonnais. Des blocs de roches rougeâtres, avec des arbres tout tordus… Mon père m’avait emmenée là-bas avec lui pour la cérémonie d’inauguration de la statue. J’étais très jeune. On avait beaucoup de parents dans cette ville, je me souviens de gens qui me serraient dans leurs bras en pleurant. Mais comme je ne comprenais rien à ce qu’ils me disaient, tout ce que je ressentais, c’était de la peur, face à cet endroit inconnu dans un pays étranger.

Sumire demanda à quoi ressemblait la statue. (Personne de sa connaissance n’avait jamais été immortalisé de la sorte.)

— Elle est en bronze très ordinaire. Le genre qu’on trouve partout dans le monde. Mais ça fait un effet bizarre, une statue qui a les traits de son propre père, tu sais. Imagine, si le tien était représenté ainsi sur la place devant la gare de Chigasaki… Mon père était plutôt petit, mais en statue on aurait dit un géant imposant. J’ai compris alors que ce qu’on voit du monde n’est pas forcément conforme à la réalité. Je n’avais que cinq ans à l’époque, pourtant.

Moi, je pourrais regarder une statue de mon père sans angoisse aucune, songea Sumire dans le secret de son cœur. Parce que, en vrai, il est un peu trop beau.

 

— Reprenons notre conversation d’hier, lança Miu au moment où le serveur leur apportait leur second espresso. Aimerais-tu travailler chez moi ?

Sumire avait envie de fumer, mais comme aucun cendrier n’était en vue, elle y renonça et but une gorgée de Perrier à la place.

Elle répondit en toute franchise :

— Mais, concrètement, ça consisterait en quoi ? Je te l’ai déjà dit, je n’ai pas la moindre expérience, je n’ai jamais effectué qu’un travail purement physique. Et puis, je n’ai rien de convenable à mettre pour aller au bureau. Même les vêtements que je portais hier, je les avais empruntés.

Miu hocha la tête sans changer d’expression. Apparemment, la réponse de Sumire rentrait dans le cadre de ce qu’elle attendait.

— En parlant avec toi, j’ai compris en gros quel genre de personne tu étais, et je pense que tu sauras t’acquitter sans problème de la tâche que je voudrais te confier. Le reste importe peu. Ce qui compte, c’est de savoir si oui ou non tu as envie de travailler avec moi. Réfléchis simplement à ça et donne-moi ta réponse.

Après un silence, Sumire déclara en choisissant soigneusement ses mots :

— Je suis ravie de ta proposition, mais le plus important pour moi, en ce moment, est d’arriver à écrire un roman. C’est pour cette raison que j’ai quitté l’université.

Miu regarda alors Sumire bien en face, et la jeune fille sentit son visage devenir brûlant.

— Est-ce que je peux te parler franchement ? demanda Miu avec gravité.

— Bien sûr.

— Ça ne sera peut-être pas très agréable à entendre…

En réponse, Sumire se contenta de pincer les lèvres et de river son regard à celui de Miu.

— Je pense qu’à l’heure actuelle tu n’es pas mûre pour écrire un roman digne de ce nom, même si tu y consacres tout ton temps et ton énergie, déclara Miu, d’une voix douce mais sans la moindre hésitation. Tu as du talent, à l’évidence. Un jour, tu arriveras à écrire quelque chose de magnifique. Je ne dis pas ça pour te flatter, je le pense sincèrement. Je sens cette force latente en toi. Mais tu n’es pas encore prête, pas encore en mesure d’ouvrir cette porte. Tu n’as jamais eu cette impression toi-même ?

— Le temps et l’expérience, résuma Sumire.

Miu sourit.

— Pour le moment, viens travailler avec moi. À mon avis, c’est préférable. Et quand tu sentiras que l’heure est venue, n’hésite pas : laisse tout tomber et écris, écris, écris. Tu ne fais pas partie de ces gens surdoués dès le départ, tu dois avoir besoin de temps pour accomplir quelque chose. Mais quelle importance, si ton talent n’arrive pas à maturité avant tes vingt-huit ans ? Tes parents te couperont les vivres, bon, et alors ? Manger un peu de vache enragée est une expérience nécessaire à tout véritable écrivain, tu ne crois pas ?

Sumire ouvrit la bouche pour répondre mais aucun son n’en sortit. Elle se contenta de hocher la tête en silence.

Miu posa sa main droite sur la table, au milieu.

— Donne-moi ta main, proposa-t-elle.

Sumire obéit, et sentit la paume douce et chaude de Miu contre la sienne.

— Tu n’as aucun souci à te faire, affirma Miu, ne prends donc pas cet air accablé. Tu vas voir, on s’entendra bien toutes les deux.

Sumire déglutit, et réussit à décrisper légèrement les muscles de son visage. Sous le regard très direct de Miu, elle avait l’impression de rétrécir à vue d’œil. Elle allait peut-être disparaître complètement, comme un bloc de glace en plein soleil ?

— Je voudrais que tu viennes à mon bureau trois fois par semaine, à partir de la semaine prochaine. Lundi, mercredi, et vendredi. Tu travailleras de 10 heures à 16 heures. Ça te permettra d’éviter les heures de pointe dans le métro. Je ne pourrai pas te payer beaucoup, mais ton travail ne sera pas fatigant, et tu auras la possibilité de lire pendant les moments creux. Seulement, j’aimerais que tu prennes des cours particuliers d’italien deux fois par semaine. Comme tu parles déjà espagnol, tu n’auras aucun mal à apprendre cette langue. Et puis, il faudra que tu trouves du temps aussi pour faire un peu d’anglais et passer ton permis de conduire. Tu y arriveras ?

— Je pense que oui, répondit Sumire.

Mais sa propre voix lui parvenait comme celle d’une inconnue placée à l’autre bout de la pièce. Elle pourrait me demander n’importe quoi, m’ordonner n’importe quoi, je répondrais oui, songea-t-elle.

Miu tenait toujours la main de Sumire dans la sienne en la fixant droit dans les yeux. Sumire voyait ainsi sa propre silhouette, minuscule, se refléter avec précision au fond des pupilles d’encre. Comme si son âme avait été aspirée de l’autre côté d’un miroir. Cette idée lui plaisait, et en même temps elle l’effrayait profondément.

Miu sourit, et des rides charmantes plissèrent le coin de ses paupières.

— Allons chez moi, proposa-t-elle, je veux te montrer quelque chose.