5

 

Il est temps que je parle un peu de moi.

Bien sûr, cette histoire est celle de Sumire, pas la mienne. Mais comme je suis le narrateur et que Sumire est vue à travers mon regard, il me paraît nécessaire d’expliquer dans une certaine mesure qui je suis.

 

En général, cependant, je m’embrouille légèrement quand je dois parler de moi. Je me prends les pieds dans cet éternel paradoxe : qui suis-je ? Certes, du point de vue de l’information pure, personne au monde ne peut dire autant de choses sur moi que moi-même. Mais dès qu’il est question de ma personne, le moi-narrateur s’applique désespérément à éliminer ou sélectionner certaines informations – à cause de divers intérêts ou compétences en tant qu’observateur, ou à cause d’un sens des valeurs ou d’un degré de sensibilité qui me sont propres. Et dans ce cas, quelle est la valeur objective du portrait que je brosse de moi-même, jusqu’à quel point est-il conforme à la réalité ? C’est un point qui me tracasse. Qui m’a tracassé toute ma vie, en fait.

Il semble que la plupart des gens n’éprouvent pas une telle crainte ou angoisse, et tentent au contraire, dès qu’on leur en donne l’occasion, de parler d’eux-mêmes avec une surprenante franchise. Ils vous diront par exemple : « Je suis quelqu’un d’honnête et d’ouvert à un point presque ridicule », ou encore : « Je suis hypersensible, et cela me pose des problèmes relationnels », ou bien : « Je suis très doué pour deviner les sentiments d’autrui. » Mais moi, j’ai vu je ne sais combien de fois des hypersensibles autoproclamés blesser autrui sans raison apparente ; des gens honnêtes et ouverts se trouver des tas d’excuses pour obtenir à tout prix ce qu’ils voulaient, sans même se rendre compte de ce qu’ils faisaient. Quant à ceux qui se disent doués pour comprendre leurs semblables, je les ai souvent vus se livrer à des flatteries aussi viles que transparentes. Alors, en conclusion, que savons-nous réellement de nous-mêmes ?

Plus je réfléchis à ce sujet, plus j’ai envie d’émettre des réserves pour parler de moi (même quand cela se révèle nécessaire, comme ici). Je préférerais de loin en apprendre davantage sur la réalité objective d’existences autres que la mienne. J’aimerais mieux acquérir une vision objective de ma personne à travers l’analyse de la place prise en moi par les individus et les événements que je rencontre, ou de l’équilibre que je parviens à établir avec eux.

Voilà le genre d’idées qui me traversèrent l’esprit dès le début de mon adolescence, construisant une vision du monde qui m’était propre, pour m’exprimer de façon plus adulte. Comme un maçon tendant son fil à plomb afin d’empiler ses briques, j’édifiais en moi cette façon de considérer les choses. De manière plus expérimentale que théorique. Plus pratique que spéculative. Cependant, il était difficile d’expliquer à autrui mes conceptions – je m’en rendis compte à mes dépens dans un certain nombre de situations.

C’est sans doute pour cette raison que, très jeune, j’appris à tracer une frontière invisible avec les autres. J’établissais une distance subtile entre moi et mes relations, quelles qu’elles soient, et observais les réactions de mes partenaires en veillant à ce que cette distance ne rétrécisse pas. Je ne gobais pas facilement tout ce qu’on me racontait. Mes seules passions sans réserve se limitaient aux domaines de la littérature et de la musique. Il va sans dire que j’étais plutôt solitaire.

 

Je suis né et j’ai grandi dans une famille ordinaire. Tellement ordinaire que je ne vois pas par où commencer. Mon père, après avoir étudié les sciences dans une université publique de province, avait trouvé un emploi dans le laboratoire de recherche d’une grande firme agro-alimentaire. Il aimait jouer au golf, ce qu’il faisait tous les dimanches. Ma mère était férue de classicisme japonais, et participait souvent à des réunions poétiques. De temps à autre, son nom apparaissait dans les colonnes des quotidiens consacrées à la poésie, ce qui la mettait de bonne humeur pour un bout de temps. Elle aimait faire le ménage mais détestait cuisiner. Ma sœur – mon aînée de cinq ans – détestait le ménage et la cuisine. Et pensait que ce genre de corvées incombaient à une autre personne qu’elle. Si bien que, sitôt en âge de me tenir debout tout seul dans la cuisine, j’appris à me préparer à manger. Avec l’aide de manuels culinaires, je fus vite capable de réaliser de nombreux plats. J’étais à peu près le seul enfant de ma connaissance à avoir ce talent.

Je suis né à Suginami, mais mes parents déménagèrent pour la préfecture de Chiba durant ma petite enfance et c’est là que je fus élevé. Le voisinage était composé de familles d’employés ordinaires semblables à la nôtre. Ma sœur avait d’excellentes notes à l’école, et était du genre à se sentir frustrée si elle n’obtenait pas la première place. Elle n’accomplissait cependant rien de plus que ce qui était nécessaire à sa propre réussite. Elle ne prenait même pas la peine de sortir le chien. Elle a fait de brillantes études de droit à l’université de Tokyo et est devenue avocate. Son mari est consultant en gestion d’entreprise. Ils ont acheté un élégant appartement de quatre pièces dans un quartier chic et central de la capitale : tout près du parc Yoyogi (à l’intérieur, cependant, il règne un de ces désordres, une vraie porcherie !).

À la différence de ma sœur, je n’éprouvais pas grand intérêt pour l’école et n’avais aucun esprit de compétition. Comme je ne voulais pas que mes parents puissent me reprocher quoi que ce soit, j’allais suivre les cours par devoir, et travaillais le minimum. À part ça, je jouais au football et, quand j’étais à la maison, passai mon temps allongé sur mon lit, à dévorer des romans. Contrairement à la plupart des élèves japonais, je ne suivais pas de cours en dehors de l’école et n’avais pas non plus de professeur particulier. Pourtant, mes notes n’étaient pas mauvaises. Plutôt bonnes, même. Je me disais qu’à ce compte-là je parviendrais bien à réussir mon examen d’entrée à l’université sans trop le préparer, et c’est exactement ce qui arriva.

 

À mon entrée à l’université, je louai un petit studio pour vivre de mon côté ; mais je n’ai aucun souvenir, quand j’habitais avec les membres de ma famille, d’avoir jamais eu avec eux la moindre conversation intime. Nous avions beau nous trouver sous le même toit, je ne comprenais pas vraiment quel genre de gens étaient mes parents et ma sœur, ni ce qu’ils attendaient de la vie. Aujourd’hui je me dis qu’eux aussi, sans doute, se demandaient quelle sorte de personne j’étais et ce que j’attendais de l’existence. S’ils m’avaient posé la question alors, j’aurais été bien en peine de leur répondre. Je n’en avais pas la moindre idée. J’aimais lire des romans pour me distraire, mais étais loin d’écrire assez bien pour espérer être un jour écrivain. Et j’avais des goûts trop déterminés pour vouloir devenir éditeur ou critique littéraire. La littérature, à mes yeux, était simplement un plaisir personnel, que je tenais à garder dans un lieu secret, à l’écart de toute profession ou de tout travail scolaire. C’est pourquoi, à l’université, je choisis des études d’histoire et non de littérature. Je ne m’intéressais pas spécialement à l’histoire, mais une fois réellement impliqué dans son étude, je me rendis compte que c’était un sujet passionnant. Pour autant, je ne ressentis pas l’envie d’aller jusqu’à un doctorat qui m’aurait permis de devenir historien (quoique mon professeur principal m’encourageât fortement à le faire). J’aimais réfléchir en lisant des livres, mais finalement je n’étais pas du style à devenir chercheur. Comme le dit si bien Pouchkine dans Eugène Onéguine :

Il n’éprouvait pas le désir de fouiller dans l’énorme tas de poussière des événements composant l’histoire des nations.

 

Mais je ne ressentais pas non plus le moindre désir de trouver un emploi dans une entreprise ordinaire et d’y passer ma vie dans une compétition féroce et sans fin, pour gravir pas à pas les pentes glissantes de la pyramide capitaliste.

J’en vins donc à choisir, par éliminations successives, le métier d’instituteur. L’école où je travaillais était à quelques stations de métro de mon appartement. Mon oncle faisait partie du comité éducatif de la ville, et c’est lui qui me proposa le premier ce métier. Au début, je fus seulement assistant, car je n’avais pas fait les études qu’il fallait pour être maître d’école, mais en peu de temps je fus assimilé et nommé instituteur. Et si je n’avais pas choisi ce métier par vocation lorsque je commençai à l’exercer, je développai pour cette profession un amour et un respect dont je ne me serais jamais cru capable. Il serait sans doute plus exact de dire que je me découvris capable d’un profond amour et d’un profond respect pour autre chose que la littérature.

Debout sur l’estrade, face à mes élèves, je leur parlais des réalités fondamentales de la vie, du langage et du monde. Mais en même temps c’était à moi-même que je m’adressais et, à travers le regard de ces enfants, je faisais des découvertes insoupçonnées. Si on l’envisageait d’une certaine façon, enseigner pouvait être une tâche très vaste et enrichissante. Je parvins également à établir de bonnes relations avec mes élèves, mes collègues et les mères de mes élèves.

Cependant, un doute fondamental subsistait : qui étais-je ? Qu’attendais-je de la vie, et vers où voulais-je aller ?

 

C’est après avoir rencontré Sumire et en parlant avec elle que je commençai enfin à me sentir réellement exister. Je ne m’exprimais pas beaucoup, je passais plus de temps à écouter avec attention ce qu’elle avait à dire qu’à prendre moi-même la parole. Elle me posait un tas de questions et attendait de moi des réponses précises. Quand je n’en avais pas, elle me le reprochait, et quand ma réponse ne se révélait d’aucune utilité, elle se fâchait carrément. En ce sens, elle était différente de la plupart des gens. Lorsqu’elle me demandait quelque chose, elle attendait vraiment que je lui donne mon avis. Aussi m’efforçais-je de le faire honnêtement et, à travers ces échanges, lui révélais-je beaucoup de moi-même (en le révélant également à moi-même).

À chacune de nos rencontres, Sumire et moi passions beaucoup de temps à discuter, sans jamais nous lasser. Les sujets ne nous manquaient pas. Nous avions des conversations plus intimes, plus passionnées que n’importe quels amants. Nous parlions de romans, du monde, de paysages, du sens des mots.

Je songeais sans cesse que ce serait merveilleux si nous étions vraiment des amants. J’aurais voulu sentir la chaleur de sa peau sur la mienne. J’aurais même voulu l’épouser si cela avait été possible, passer ma vie avec elle. Cependant, ces pensées étaient unilatérales. Il n’y avait aucun doute là-dessus : Sumire n’éprouvait pour ma personne aucun sentiment amoureux, et aucun intérêt d’ordre sexuel. Elle venait me voir pour discuter, parfois jusque tard dans la nuit, et il arriva qu’elle dorme chez moi, mais il n’y eut jamais la moindre équivoque. Vers 2 ou 3 heures du matin, elle bâillait, se glissait sous ma couette, et s’endormait aussitôt, le visage enfoncé dans mon oreiller. Moi, j’étalais un matelas par terre, mais j’avais du mal à trouver le sommeil. J’étais torturé par un mélange de fantasmes, de répugnance envers moi-même, et de réactions physiques difficilement contrôlables, qui me laissait éveillé jusqu’à l’aube.

Bien sûr, il n’était pas facile pour moi d’accepter qu’elle n’éprouvât presque aucun (pour ne pas dire aucun) intérêt pour moi en tant que représentant du sexe masculin. En sa présence, je ressentais parfois une souffrance aussi aiguë que si une lame de sabre avait pénétré dans mes chairs. Pourtant, en dépit de cette souffrance, les moments passés en sa compagnie étaient plus précieux que tout à mes yeux. C’était seulement auprès d’elle que je parvenais à oublier le sentiment de solitude inscrit en filigrane dans ma vie. Elle élargissait les limites du monde où je vivais, m’aidait à respirer plus profondément. Personne d’autre ne me faisait cet effet.

Pour soulager mes souffrances, et écarter tout risque de gestes déplacés envers elle, je me mis à coucher avec d’autres femmes. J’espérais que cela m’aiderait à apaiser toute tension sexuelle entre Sumire et moi. Je n’avais pas de succès particulier auprès d’elles. Je n’étais pas doté d’un charme viril exceptionnel et n’avais aucun talent remarquable non plus. Pourtant, un certain genre de femmes s’intéressait à ma personne (bien que la raison de cet intérêt m’échappât totalement) et venait de façon naturelle vers moi. Je découvris un jour que, si je laissais les choses suivre leur cours, il ne m’était pas très difficile de coucher avec elles. Ces liaisons ne furent source d’aucune passion, mais elles m’apportèrent un certain réconfort.

Je me gardais bien de cacher à Sumire que j’avais des aventures. Je n’allais pas jusqu’à lui raconter les détails, mais elle était généralement au courant. Cela n’avait pas l’air de la déranger. La seule chose qui posait problème, dans mes relations avec les femmes, était que je choisissais toujours des partenaires plus âgées que moi, mariées ou ayant un fiancé officiel. Ma plus récente conquête était la mère d’un de mes élèves. Nous nous voyions en secret deux fois par mois environ, pour coucher ensemble.

— Un jour ou l’autre, tu te feras assassiner par un mari jaloux, m’avertit Sumire.

Elle avait sans doute raison. Mais je ne pouvais guère remédier à cet état de choses.

 

Un samedi de début juillet, je fis une sortie avec ma classe. J’emmenai mes trente-cinq élèves faire de la montagne à Okutama. Cette sortie, commencée comme toujours dans la bonne humeur et l’excitation, s’acheva dans un chaos complet. Une fois tout le monde parvenu au sommet, deux de mes élèves s’aperçurent qu’ils avaient oublié de mettre leur pique-nique dans leur sac à dos. Il était impossible d’acheter quoi que ce soit à manger dans le coin ; je fus donc obligé de leur donner les boulettes de riz enveloppées d’algues que l’école m’avait fournies pour mon déjeuner, et me retrouvai sans rien à manger. Un de mes élèves m’offrit quelques carrés de chocolat, mais, cela mis à part, je restai la journée entière le ventre vide. Ensuite, une des filles déclara qu’elle ne pouvait plus marcher, et je dus la porter sur mon dos pendant toute la descente. Deux élèves se battirent pour s’amuser, l’un d’eux tomba et se cogna la tête contre un rocher. Il eut une légère commotion cérébrale, et se mit à saigner abondamment du nez. Ce n’était pas très grave, mais sa chemise en fut ensanglantée comme après un massacre.

Je rentrai chez moi aussi usé qu’une vieille traverse de chemin de fer. Je pris un bain, bus une boisson froide, puis me glissai sous la couette sans penser à rien et éteignis la lumière, sombrant aussitôt dans un sommeil paisible et bien mérité. C’est ce moment que Sumire choisit pour me téléphoner. Je regardai le réveil à mon chevet : j’avais à peine dormi une heure. Je ne protestai pas, cependant. J’avais atteint un tel degré d’épuisement que je n’étais pas capable de le faire. Il y a des jours comme ça.

— Dis, on pourrait se voir demain après-midi ? demanda-t-elle.

La femme que je fréquentais devait venir me voir le lendemain à 6 heures du soir. Elle garerait sa petite Toyota rouge un peu plus loin dans la rue, puis sonnerait à ma porte.

— Je suis libre jusqu’à 4 heures, répondis-je à Sumire.

 

Elle portait un chemisier blanc sans manches et une minijupe bleu marine, et avait de petites lunettes de soleil. Son seul accessoire était une barrette en plastique dans les cheveux. Vêtue aussi simplement et à peine maquillée, elle semblait s’exposer au monde d’une façon on ne peut plus naturelle. Pourtant, je faillis ne pas la reconnaître. Quoique je l’eusse rencontrée à peine trois semaines plus tôt, la personne assise en face de moi de l’autre côté de la table me parut appartenir à un monde complètement différent de celui de la Sumire d’avant. Pour dire cela sans emphase, elle était extrêmement belle. Quelque chose s’était épanoui en elle.

Je commandai un demi, et elle un jus de raisin.

— Ces temps-ci, j’ai du mal à te reconnaître chaque fois que je te vois.

— C’est l’époque qui veut ça, lança-t-elle comme si elle ne s’adressait à personne, tout en aspirant son jus de raisin à la paille.

— Quelle époque ?

— Une sorte d’adolescence tardive, peut-être. Quand je me réveille le matin et que je me regarde dans le miroir, j’ai l’impression d’être une autre. Si je ne fais pas attention, même moi, je vais perdre le fil.

— Tu n’as qu’à laisser les choses suivre leur cours.

— Si je me perds moi-même, où pourrai-je trouver refuge ?

— Tu pourras toujours venir chez moi, si c’est juste pour deux ou trois jours. Tu seras toujours la bienvenue, quand tu te seras perdue toi-même.

Sumire se mit à rire.

— Blague à part, remarqua-t-elle, je me demande bien où je vais.

— Je ne saurais te le dire. En tout cas, tu as arrêté de fumer, tu portes des vêtements tout simples, tes chaussettes droite et gauche sont assorties, et tu parles italien. Tu as appris à choisir le vin, tu sais te servir d’un ordinateur, et tu arrives à te lever le matin. Tu dois bien être en route pour quelque part.

— Mais je n’écris toujours pas une ligne.

— Il y a du bon et du mauvais en tout.

Sumire tordit un peu les lèvres.

— Dis, tu crois que c’est un genre de trahison ?

— De trahison ?

Sur le moment, je ne compris pas ce qu’elle entendait par là.

— De mes convictions…

— Parce que tu t’es mise à travailler, que tu es devenue plus jolie et que tu as cessé d’écrire ?

— Oui.

Je secouai la tête.

— Écoute, jusqu’ici, tu écrivais des romans parce que c’était ce que tu voulais faire. Si tu n’en as plus envie, pourquoi le ferais-tu ? Le monde ne s’écroulera pas pour autant. Aucun village ne brûlera, aucun bateau ne fera naufrage. Le rythme des marées ne s’affolera pas, la révolution ne sera pas retardée de cinq ans. Je ne crois pas qu’on puisse appeler ça une trahison.

— Comment l’appelles-tu alors ?

Je secouai de nouveau la tête.

— Personne n’utilise plus le mot « trahison », de nos jours. C’est peut-être un peu démodé. Il n’y a que dans une communauté, s’il en existe encore, que tu trouveras des gens pour te dire que tu commets une trahison. Moi, je ne connais pas tous les détails de la situation. Mais je ne vois pas pourquoi tu devrais écrire si tu n’en éprouves pas le besoin.

— Les communautés, c’est ce truc inventé par Lénine ?

— Non, Lénine, c’était les kolkhozes. Mais ça, il n’en reste plus un seul, sans le moindre doute.

— Ce n’est pas que je n’éprouve pas le besoin d’écrire, constata Sumire, puis elle réfléchit avant d’ajouter : En fait, je veux écrire et je ne le peux pas. Je m’installe devant mon ordinateur, mais rien ne vient : ni les mots, ni les idées, ni les scènes. Le pur néant. Alors qu’il y a peu de temps encore, j’avais tellement de choses à écrire que je ne savais pas par où commencer. Que s’est-il passé, bon sang ?

— Tu me poses la question à moi ?

Sumire hocha la tête.

Je bus une gorgée de bière fraîche, essayai de mettre de l’ordre dans mes pensées.

— Peut-être qu’en ce moment tu essaies de trouver ta place dans le cadre d’une nouvelle fiction. Tu es tellement occupée par ça que tu n’as pas besoin d’exprimer tes sentiments sous forme de mots. Ou alors, tu n’en as pas le temps, simplement.

— Je ne saisis pas très bien, mais dis-moi : toi aussi, tu cherches ta place au centre d’une fiction ?

— C’est ce que font la plupart des gens – moi y compris, bien sûr. Tu n’as qu’à penser au système de transmission d’une voiture. C’est quelque chose que l’on place entre soi et la dure réalité du monde. On utilise toute la puissance de l’extérieur, mais en la contrôlant grâce à des pignons, ce qui permet de changer de vitesse en douceur. Ainsi, nos petits organismes fragiles sont protégés. Tu comprends ce que je veux dire ?

Sumire eut un faible hochement de tête.

— Vaguement. Et donc, je ne serais pas encore bien adaptée à mon nouveau cadre de fiction, c’est ça ?

— Pour l’instant, tu ne sembles pas savoir toi-même de quel genre de fiction il s’agit exactement. Tu ne connais pas le scénario, et le style n’est pas défini. Tu possèdes juste le nom de l’héroïne. Pourtant, tu essaies réellement de te transformer toi-même. Encore un peu de patience, et cette fiction se mettra en œuvre pour te protéger, tu verras se dessiner les contours d’un nouveau monde… Mais tu n’en es pas encore là. Et puis, il y a un risque.

— Autrement dit, d’après toi, j’ai enlevé l’ancienne courroie de transmission, et je suis toujours en train de fixer la nouvelle. Alors, forcément, le moteur a des ratés ?

— Sans doute.

Sumire prit son air buté habituel et resta un long moment à piquer du bout de sa paille les malheureux glaçons en train de se dissoudre au fond de son verre. Puis elle leva la tête et me regarda.

— Moi aussi je me rends compte que c’est risqué, tu sais. Comment te dire ? Parfois, je me sens très seule. Sans aucun soutien, comme si tous les cadres autour de moi avaient été enlevés. Comme si j’avais été jetée dans les ténèbres intersidérales, sans corde pour me retenir. J’ignore même où ma trajectoire me conduit.

— Un Spoutnik égaré, en quelque sorte ?

— Peut-être bien, oui.

— Mais tu as Miu.

— Pour le moment.

Un long silence s’ensuivit. Je finis par demander :

— Tu crois que Miu elle aussi désire ça ?

Sumire hocha la tête.

— Oui, je crois que oui. Elle le désire peut-être aussi fort que moi.

— Et tu crois que même le domaine physique est inclus là-dedans ?

— C’est difficile à discerner – de son côté, je veux dire. Du coup, moi, je suis perdue, en pleine confusion.

— La confusion des sentiments. Classique, constatai-je.

Au lieu de répondre, Sumire tordit un peu les lèvres.

— Mais pour ta part, ajoutai-je, tu te sens prête ?

Sumire hocha la tête, une seule fois, avec fermeté. Elle était sérieuse. Je m’appuyai au dossier de ma chaise, croisai les bras derrière ma tête.

— Il ne faudrait pas que tu cesses de m’aimer pour autant, déclara-t-elle.

Cette phrase me parvint comme de l’extérieur de ma conscience, on aurait dit une réplique d’un vieux film de Godard en noir et blanc.

— Mais je n’ai pas cessé de t’aimer pour autant, répliquai-je.

 

Je revis Sumire un dimanche, deux semaines plus tard, pour l’aider à déménager. J’étais le seul à pouvoir le faire, car elle avait pris sa décision très soudainement, mais ce n’était pas très compliqué : elle avait si peu d’affaires. La pauvreté a ses bons côtés.

J’avais emprunté le minibus Toyota d’un ami pour transporter les affaires de Sumire jusqu’à son nouveau lieu de résidence, à Yoyogi-Uehara. L’immeuble n’était ni récent ni luxueux, mais comparé à son appartement tout en bois de Kichijoji, qui aurait presque mérité d’être classé aux monuments historiques, c’était un progrès relatif.

Grâce à un agent immobilier de ses amis, Miu avait déniché, cet appartement bien situé, au loyer peu élevé, et qui offrait une jolie vue de ses fenêtres. Sumire disposait ainsi de deux fois plus d’espace qu’auparavant. Parfois, cela vaut la peine de déménager. Maintenant, elle était tout près du parc Yoyogi et, si elle le voulait, elle pouvait se rendre au bureau à pied.

— À partir du mois prochain, je vais travailler cinq jours par semaine, m’annonça-t-elle. Trois jours, c’est une solution bâtarde ; à la limite, il sera plus simple d’aller au bureau tous les jours. J’ai un loyer un peu plus élevé qu’avant à payer, et puis, d’après Miu, la situation de salarié à temps plein offre plein d’avantages. De toute façon, je n’écris plus une ligne, même quand je reste à la maison, alors…

— Tu as raison, ce n’est peut-être pas plus mal, acquiesçai-je.

— Si je travaille tous les jours, je serai obligée d’avoir une vie mieux organisée, que je le veuille ou non. Comme ça, je cesserai de te téléphoner au milieu de la nuit, c’est aussi un avantage.

— Un très gros avantage. Je suis un peu triste que tu partes habiter si loin de chez moi, mais…

— Tu le penses vraiment ?

— Bien sûr. Tu veux que j’arrache mon cœur sans tache de ma poitrine pour te prouver ma sincérité ?

J’étais assis sur le plancher nu de son nouvel appartement, le dos appuyé au mur. Comme le lieu manquait cruellement de mobilier, il donnait l’impression d’être vide, inhabité. Il n’y avait pas de rideaux aux fenêtres ; les livres, trop nombreux pour les étagères, étaient agglutinés par terre comme un groupe de réfugiés politiques. Seul ressortait un grand miroir en pied tout neuf, posé contre le mur : le cadeau que Miu avait fait à Sumire à l’occasion de son emménagement. Les cris des corbeaux dans le parc parvenaient jusqu’à nous, portés par la brise du soir. Sumire s’installa à côté de moi.

— Dis…, lança-t-elle.

— Hmm ?

— Même si je ne suis qu’une moins que rien de lesbienne, tu resteras mon ami ?

— Je ne vois pas le rapport. Tu sais, ma vie sans toi, c’est comme une compilation de Bobby Darin sans Mack the Knife.

Sumire plissa les paupières et me regarda.

— Certains détails m’échappent dans ta métaphore, mais tu veux dire que tu te sentirais triste sans moi, c’est ça ?

— En gros, oui.

 

Sumire posa sa tête sur mon épaule. Ses cheveux étaient retenus en arrière par une barrette, laissant apparaître de minuscules oreilles bien modelées. Tellement mignonnes qu’on les aurait crues juste sorties du moule. Des oreilles douces, fragiles. Je pouvais sentir son souffle sur ma peau. Elle portait un short rose, et un tee-shirt bleu marine tout délavé, qui moulait ses petits seins. Une légère odeur de sueur flottait autour de nous : l’odeur de sa transpiration, délicatement mêlée à la mienne.

Je mourais d’envie de la prendre dans mes bras. Une violente impulsion de la renverser sur le plancher sans plus de façons m’avait saisi. Mais je savais que cela ne servirait à rien, et ne nous mènerait nulle part. Je respirais par saccades, avec la sensation que mon champ de vision s’était brusquement rétréci. Ne trouvant plus d’issue par où s’écouler, le temps s’était mis à stagner. Je sentais mon désir enfler, durcir dans mon pantalon, lourd comme une pierre. J’étais empli de trouble et de confusion. Cependant, je parvins à reprendre une contenance. J’emplis mes poumons d’air frais, fermai les yeux et, au cœur de ces incohérentes ténèbres, me mis à compter lentement. Mon excitation était si violente que j’en avais les larmes aux yeux.

— Moi aussi, je t’aime beaucoup, tu sais, affirma Sumire. Plus que quiconque dans ce vaste monde.

— Après Miu, remarquai-je.

— Miu, c’est différent.

— De quelle façon ?

— Ce que j’éprouve pour elle n’a rien à voir avec les sentiments que j’ai pour toi. Avec elle, je… Comment dire ?

— Nous, banals hétérosexuels sans valeur, avons des expressions commodes pour en parler. On appelle ça « bander ».

Sumire se mit à rire.

— Je n’ai jamais désiré quoi que ce soit aussi fortement dans ma vie, mis à part devenir écrivain. Je me suis toujours contentée de ce que j’avais entre les mains, sans aspirer à davantage. Mais maintenant, maintenant, je désire Miu. Je la veux. De toutes mes forces. Je veux qu’elle soit à moi. Il me la faut, tu comprends ? Il n’existe pas la moindre alternative. Je ne sais pas comment j’en suis arrivée là. C’est ça, bander pour quelqu’un, non ?

Je hochai la tête. Mon pénis était toujours aussi dur. Je priai pour que Sumire ne s’en aperçoive pas.

— Il y a une réplique de Groucho Marx que j’aime bien, répondis-je. « Elle était tellement amoureuse de moi qu’elle ne voyait plus rien. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle était amoureuse de moi ! »

Sumire rit de bon cœur.

— J’espère que tout se passera comme tu veux ajoutai-je. Seulement, il vaut mieux que tu fasses très attention. Tu n’es pas assez protégée pour le moment, ne l’oublie pas.

 

Sumire prit ma main sans répondre et la serra doucement. Sa petite paume douce était légèrement moite. J’imaginai cette main se posant sur mon sexe durci, le caressant. J’avais beau m’intimer de ne plus y penser, impossible d’arrêter. Comme disait Sumire, il n’existait pas d’alternative. J’imaginai mes propres mains lui enlevant son tee-shirt, son short, ses sous- vêtements. J’imaginai la sensation du bout de ma langue sur ses tétons durcis. Ensuite, je lui ouvrirais les cuisses, pénétrerais au cœur de sa tiède intimité. Lentement, jusqu’au plus profond des ténèbres. Des ténèbres qui m’inviteraient, me retiendraient en elles, me serreraient… J’étais incapable de mettre un terme à ces fantasmes. Je fermai à nouveau les yeux. Un paquet de temps s’écoula. Je baissai la tête, attendant, immobile, que cette brûlante tempête cesse de faire rage au-dessus de moi.

 

Sumire me proposa de dîner avec elle. Mais je devais rapporter le soir même à Hino la Toyota que j’avais empruntée. Et surtout, je voulais me retrouver seul à seul aussi vite que possible, étant donné la violence de mon désir. Si je restais un instant de plus avec Sumire en chair et en os, je n’étais pas sûr de pouvoir continuer à me maîtriser. Il me semblait que, passé un certain point, je ne serais plus moi-même.

— Bon, alors je t’inviterai à dîner dans le coin, dans un vrai restaurant, un de ces jours, promit Sumire au moment de nous quitter. La semaine prochaine, peut-être ? Garde du temps pour moi la semaine prochaine, OK ?

Je répondis que, oui, je garderais du temps pour elle.

 

Je jetai un coup d’œil dans le miroir sans y penser, en passant devant, et la vue de mon visage me surprit : je me trouvai une étrange expression. C’était bien moi, mais cette expression ne m’appartenait pas. Je n’eus pas le courage de reculer pour me regarder à nouveau et examiner en détail de quoi j’avais l’air.

Sumire me reconduisit jusqu’à la porte, et resta debout sur le seuil de sa nouvelle demeure pour me dire au revoir en agitant la main, chose plutôt rare.

Mais finalement, tout comme nombre de ces belles promesses qui traversent nos vies, notre dîner au restaurant la semaine suivante n’eut jamais lieu.

Plus tard, début août, je reçus une longue lettre de Sumire.