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Pendant les vacances d’été de ma première année d’université, je voyageai dans le nord du Japon, et rencontrai dans le train une fille de huit ans plus âgée que moi, voyageant seule elle aussi, avec laquelle je passai une nuit. J’avais l’impression de vivre une aventure pareille au premier chapitre de Sanshirô, le roman de Natsume Soseki.

Cette fille travaillait au département de change dans une banque de Tokyo, et chaque fois qu’elle avait des vacances partait seule en emportant une provision de livres à lire.

« Ça me fatigue de voyager avec quelqu’un, » me dit-elle.

C’était une fille plutôt attirante, et j’ignore quel intérêt elle pouvait bien trouver à un étudiant de dix-huit ans, maigre et taciturne tel que moi. Cependant, elle paraissait tout à fait à l’aise, assise en face de moi dans ce wagon, bavardant de choses et d’autres. Elle riait souvent, et fort. Pour une fois, je n’avais aucun mal à parler de divers sujets avec un air décontracté. Il apparut que nous avions la même destination : Kanagawa.

— Tu sais où dormir ? s’enquit-elle à la descente du train.

— Non, répondis-je (à l’époque, je ne savais pas ce que c’était que faire une réservation à l’hôtel).

— Tu peux partager la chambre que j’ai réservée, si tu veux, me proposa-t-elle. Ne t’inquiète pas, le prix est le même, que ce soit pour une ou pour deux personnes.

J’étais assez tendu la première fois que nous fîmes l’amour, si bien que mes performances laissèrent à désirer. Lorsque je m’en excusai, elle rétorqua :

— Ce que tu es bien élevé. Inutile de t’excuser pour tout et pour rien.

Elle alla se doucher et ressortit de la salle de bains enveloppée d’un peignoir. Elle prit deux bières bien fraîches dans le réfrigérateur, m’en tendit une.

Quand elle eut dégusté la moitié de la sienne, elle me demanda comme sur une impulsion soudaine si je savais conduire.

— Oui, déclarai-je.

— Et tu es bon conducteur ?

— Je n’ai pas le permis depuis très longtemps, alors je ne me rends pas très bien compte. Enfin, je conduis normalement, quoi.

Elle sourit :

— Moi, c’est pareil. Personnellement, je me trouve plutôt bonne, mais mon entourage n’a pas l’air de cet avis. Je suppose que je suis dans la moyenne, sans plus. Mais il doit y avoir des gens autour de toi qui conduisent très bien, non ?

— Si.

— Et d’autres qui sont vraiment nuls.

Je hochai la tête. Elle but lentement une gorgée de bière, réfléchit un moment.

— C’est peut-être ça, un « don de naissance ». Certaines personnes sont particulièrement adroites, et d’autres sont gauches… Mais il existe aussi autour de nous des gens très attentifs, et d’autres complètement distraits. Non ?

Je hochai de nouveau la tête.

— Alors, réfléchis un peu. Si tu devais faire un long trajet en voiture avec quelqu’un, en conduisant chacun votre tour, quel type de conducteur choisirais-tu comme partenaire ? Un bon conducteur dans la lune, ou un conducteur moyen mais très vigilant ?

— Le second, répondis-je.

— Moi aussi… C’est pareil en amour, je crois : l’habileté est vraiment secondaire. Le plus important, à mon avis, est d’être attentif. De rester calme et d’être à l’écoute, pour percevoir le plus de choses possible.

— Être à l’écoute ? répétai-je.

Elle sourit sans répondre.

Nous fîmes l’amour une seconde fois, et ce fut très doux, comme une sorte d’accord parfait. Il me semblait commencer à comprendre ce que signifiait « être à l’écoute ». Je découvris comment réagissait une femme quand elle éprouvait réellement un plaisir intense.

Le lendemain, nous prîmes le petit déjeuner ensemble puis nous nous séparâmes. Elle poursuivit sa route, moi la mienne. Au moment de nous quitter, elle m’expliqua qu’elle se mariait dans deux mois avec un collègue de travail.

— Quelqu’un de très bien, ajouta-t-elle en souriant. On sort ensemble depuis cinq ans. Une fois mariée, je ne pourrai plus voyager seule pendant pas mal de temps. C’est peut-être même la dernière fois.

J’étais encore jeune à l’époque, et je pensais que la vie était une succession d’événements imprévus et agréables de ce genre. Il me fallut longtemps pour m’apercevoir qu’il n’en était rien.

 

Un jour, je racontai cet épisode de ma vie à Sumire. Je ne sais plus exactement à quelle occasion, sans doute était-ce au cours d’une de nos conversations à propos du désir. Ma nature me pousse à répondre de manière directe quand on me pose des questions directes.

— Et qu’est-ce qu’elle prouve, ton histoire ?

— Eh bien, que l’attention est primordiale, peut-être. Il ne faut pas décider à l’avance qu’on va faire ceci ou cela, mais être à l’écoute, sincèrement, de tout ce qui nous entoure, garder le cœur et l’esprit ouverts…

— Hmm, fît Sumire.

Elle parut retourner dans son esprit les différents épisodes de mon aventure, sans doute pour voir si elle pourrait l’incorporer à un de ses romans.

— En tout cas, tu as eu pas mal d’expériences, on dirait.

— Pas spécialement, protestai-je d’une voix douce. Ce genre de choses m’est arrivé à l’occasion…

Sumire réfléchit un moment en se mordillant un ongle.

— Mais comment faire pour « être à l’écoute », comme tu dis ? Il ne suffit pas de penser au moment critique : Bon, maintenant, je vais être attentif, à l’écoute, pour que ça arrive tout seul sur un claquement de doigts ? Tu ne veux pas m’expliquer les choses un peu plus concrètement ?

— Eh bien, d’abord, il faut garder son calme, ne pas s’emballer. En comptant, par exemple.

— Quoi d’autre ?

— Tu peux aussi penser à des concombres dans un frigo un après-midi d’été. Ce n’est qu’un autre exemple, bien sûr.

— Tu veux dire…, commença Sumire, puis elle marqua une petite pause avant de continuer : … que quand tu fais l’amour avec une fille, tu penses à des concombres dans un frigo ?

— Pas tout le temps.

— Mais ça t’arrive ?

— Oui.

Sumire fit une grimace, et secoua la tête plusieurs fois.

— Tu n’en as pas l’air, mais tu es vraiment bizarre, tu sais.

— On est tous bizarres, répliquai-je.

 

— Tant que Miu m’a tenu la main par-dessus la table du restaurant, en me regardant dans les yeux, j’ai pensé à des concombres. Je me disais : Garde ton calme, sois à l’écoute…

— Des concombres ? répétai-je.

— Tu ne te rappelles pas ? C’est pourtant toi qui m’as expliqué qu’il fallait penser à des concombres très frais dans un frigo un après-midi d’été.

— Ah oui, peut-être bien, maintenant que tu me le dis. Et ça t’a aidé ?

— Un peu.

— Tant mieux.

Sumire reprit le fil de son récit.

— L’appartement de Miu était à cinq minutes à pied du restaurant. Pas très grand, mais très joli. Une véranda ensoleillée, des plantes d’intérieur, un canapé en cuir italien, des haut-parleurs Bose, une série de tableaux aux murs, une Jaguar dans le garage. C’est un studio où elle vit seule. La maison qu’elle occupe avec son mari se trouve à Setagaya, elle y retourne le week-end. Mais généralement, pendant la semaine, elle habite ce studio à Aoyama. Et qu’est-ce que tu crois qu’elle désirait me montrer ?

— Une vitrine contenant les sandales en serpent préférées de Mark Bolan ? Un héritage important sans lequel l’histoire du rock and roll ne saurait être écrite. Pas une seule écaille n’y manque. Il y a même sa signature sur la semelle. La nouvelle a créé une émeute chez les fans.

Après une grimace et un soupir, Sumire répliqua :

— Si on inventait une voiture qui utilise des blagues à deux balles comme combustible, tu irais loin, je t’assure.

— Tu sais, on ne peut nier la réalité de la dégénérescence intellectuelle en ce monde, répondis-je d’un air humble.

— OK. Mais sérieusement, à ton avis, que voulait-elle me montrer ? Si tu trouves, c’est moi qui paie le café.

Je toussai pour m’éclaircir la voix.

— Elle voulait te montrer la splendide tenue que tu portes aujourd’hui. Et elle t’a dit de la mettre pour venir travailler chez elle.

— Exact ! s’exclama Sumire. Elle a une amie très riche qui fait à peu près ma taille, et qui avait des vêtements à donner. C’est bizarre, la vie, non ? Il y a des gens qui ont tellement d’habits que leurs armoires débordent, et d’autres – comme moi – qui possèdent juste des chaussettes dépareillées… Enfin, peu importe. Elle est donc allée chez cette amie et a récupéré des vêtements pour moi. Si on regarde bien, ce n’est pas tout à fait la mode actuelle, mais bon, ça ne se voit pas au premier coup d’œil, pas vrai ?

Je répondis que, même au second, ça ne se voyait pas.

Sumire eut un sourire satisfait.

— Et ils sont pile à mes mesures, c’est incroyable. Les robes, les chemisiers, les jupes, tout. Juste un petit peu larges à la taille, mais avec une ceinture ça ne pose pas de problèmes. Et pour les chaussures, par chance, je fais la même pointure que Miu. Elle m’a donné quelques paires à elle qu’elle ne met plus. Des hauts talons, des mocassins, des sandales d’été, un peu de tout. Et aussi des sacs à main, et quelques produits de maquillage…

— On dirait Jane Eyre, ton histoire, remarquai-je.

 

C’est ainsi que Sumire se mit à travailler trois jours par semaine chez Miu. Vêtue d’un tailleur ou d’une robe, portant des chaussures à talons, légèrement maquillée, elle faisait régulièrement en métro le trajet de Kichijoji à Harajuku. Je n’arrivais pas à croire qu’elle se levait le matin pour prendre ce moyen de transport.

En dehors des locaux de son entreprise familiale à Akasaka, Miu avait un autre bureau rien qu’à elle à Jingu-mae. Son mobilier comprenait une table de travail pour elle, une autre pour son assistante (Sumire, donc), un secrétaire pour conserver les dossiers, un fax, un téléphone et un ordinateur. On y trouvait également un lecteur de CD et de petits haut-parleurs, ainsi qu’une douzaine de CD de musique classique. Enfin, comme à l’origine c’était un studio, il y avait aussi une kitchenette et une salle de bains minuscule. Ce bureau dont la fenêtre donnait sur un parc était situé dans une rue tranquille, au deuxième étage d’un petit immeuble d’habitation, le rez-de-chaussée étant occupé par la salle d’exposition d’un importateur de meubles occidentaux.

 

En arrivant le matin, Sumire changeait l’eau des fleurs et préparait le café. Ensuite elle écoutait les messages du répondeur, puis vérifiait sur l’ordinateur s’il y avait du courrier électronique. Elle imprimait les mails, les posait sur le bureau de Miu. La plupart émanaient de sociétés ou d’agents de l’étranger, et étaient rédigés en français ou en anglais. Après quoi, Sumire ouvrait le courrier, jetait ce qui était d’évidence sans intérêt. Il y avait plusieurs appels téléphoniques par jour, parfois de l’étranger. Elle notait le nom et le numéro du correspondant, la raison de son appel, et communiquait le tout à Miu sur son téléphone portable.

Miu venait faire un tour au bureau en tout début d’après-midi. Elle y restait environ une heure, donnait ses instructions à Sumire, buvait un café, passait quelques coups de fil. Elle dictait à la jeune fille les réponses au courrier reçu, et celle-ci les tapait sur l’ordinateur puis les envoyait sous forme de message électronique ou de fax. Le contenu de ces lettres administratives était en général très simple. Il arrivait aussi à Sumire de prendre rendez-vous chez le coiffeur pour Miu, ou de réserver un restaurant ou un court de squash. Une fois ces différentes tâches terminées, Miu bavardait un moment de choses et d’autres avec la jeune fille, puis repartait vers une destination inconnue.

Toute seule au bureau la plupart du temps, Sumire restait parfois de longues heures sans parler à personne, mais elle ne s’ennuyait pas et la solitude ne lui pesait aucunement. Elle révisait ses cours d’italien (elle en prenait deux par semaine). Elle apprenait par cœur ses verbes irréguliers, vérifiait son accent en utilisant le magnétophone. Elle étudiait les différentes fonctions de l’ordinateur, et fut bientôt capable de réparer elle-même de petits défauts de fonctionnement. Elle ouvrit les informations contenues dans le disque dur, afin de connaître dans ses grandes lignes le travail que faisait Miu.

Il correspondait à peu près à ce que celle-ci lui avait expliqué lors de leur première rencontre. Miu avait conclu des contrats avec de petits viticulteurs étrangers (principalement français), dont elle importait le vin pour le revendre à des restaurants et des magasins spécialisés de Tokyo. De temps à autre, elle s’occupait également d’organiser au Japon des concerts de musiciens classiques étrangers. Laissant les détails administratifs aux agents de firmes spécialisées de plus grande envergure, elle se cantonnait aux premières prises de contact, sa spécialité étant de repérer de jeunes musiciens de talent encore inconnus au Japon et de les y faire venir.

Sumire n’avait aucun moyen de savoir quels profits Miu tirait de ces activités « personnelles » : les informations concernant la comptabilité étaient conservées sur des disquettes protégées, impossibles à ouvrir sans un mot de passe. Mais, de toute façon, Sumire se satisfaisait pleinement d’avoir grâce à ce travail l’opportunité de voir régulièrement Miu et de parler avec elle. Elle passait ses journées au bureau dans un état extatique, se disant tour à tour : Ça c’est la chaise sur laquelle Miu s’assied, ça c’est le stylo qu’elle utilise, ça c’est la tasse dans laquelle elle boit, etc. Elle mettait toute son ardeur à s’acquitter de la moindre tâche que la jeune femme lui confiait.

 

De temps à autre, celle-ci invitait Sumire au restaurant. Comme elle s’occupait de vin, il était important pour elle de faire régulièrement la tournée des restaurants connus afin de rester au courant des tendances du marché. Miu prenait du poisson à chair blanche (parfois aussi du poulet, mais elle ne le finissait pas), et jamais de dessert. Elle étudiait attentivement la liste des vins, et le choisissait elle-même. Elle n’en buvait pas plus d’un verre, cependant. « Sers-toi autant que tu veux », disait-elle à Sumire, mais cette dernière était incapable de boire seule. Elles laissaient donc au moins la moitié de la bouteille de prix qu’elles avaient commandée, mais Miu semblait s’en soucier comme d’une guigne. Sumire lui fit un jour remarquer :

— C’est du gaspillage de commander chaque fois une bouteille pour nous deux.

— Aucune importance, répondit Miu en souriant. Plus il reste de vin dans une bouteille, plus les gens seront nombreux à le goûter. Du sommelier au maître d’hôtel en passant par le serveur. Et tout le monde pourra apprendre à apprécier le vin. Il n’est donc jamais inutile de laisser la moitié d’une bouteille de bon vin.

Miu inspecta la robe du médoc 1986 sous différents angles, comme si elle appréciait un morceau de prose particulièrement réussie.

— C’est pareil dans les autres domaines : le plus utile, dans la vie, c’est toujours ce qu’on a appris par ses propres efforts, et non la connaissance toute faite qu’on trouve dans les livres.

Imitant Miu, Sumire leva son verre, prit une gorgée de vin, le savoura longuement avant de le faire glisser dans son gosier. Le goût agréable s’attarda un moment dans sa bouche puis disparut comme la rosée sur une feuille un matin d’été. Cette opération préparait le palais à apprécier la nourriture qui allait suivre. Chaque fois que Sumire dînait avec Miu, elle apprenait quelque chose de nouveau. Elle était purement et simplement stupéfaite de constater l’ampleur de son ignorance.

— Jusqu’ici, je n’avais jamais eu envie d’être quelqu’un d’autre, avoua-t-elle sans détour un jour qu’elle avait bu un peu plus de vin que d’habitude, mais parfois je me dis que ce serait formidable de devenir quelqu’un comme toi.

Miu retint son souffle un instant. Puis elle reprit son verre, le porta avec lenteur à ses lèvres. Le violet profond du liquide se refléta brièvement dans ses prunelles. Son visage avait perdu sa délicate expression habituelle.

— Tu ne t’en rends pas compte, répliqua-t-elle d’un ton serein en reposant son verre sur la table, mais la personne placée en face de toi n’est pas la véritable Miu. Une moitié de moi est morte il y a quatorze ans. Si je t’avais rencontrée à l’époque où j’étais encore tout à fait moi-même, là, ç’aurait été formidable. Mais le constater maintenant ne sert à rien.

Sumire fut tellement surprise de cette réponse qu’elle en resta sans voix, incapable de poser les questions qui lui vinrent aussitôt à l’esprit. Qu’était-il arrivé à Miu quatorze ans plus tôt ? Pourquoi avait-elle perdu la « moitié » d’elle-même ? Que voulait-elle dire par là ? Cependant, cette phrase énigmatique contribua encore à accroître l’admiration que Sumire éprouvait pour Miu. Quelle femme étrange, pensa-t-elle.

 

À travers leurs conversations quotidiennes, Sumire parvint à connaître quelques bribes de la vie de Miu. Elle était mariée à un Japonais de cinq ans plus âgé, qui parlait couramment le coréen parce qu’il avait passé deux ans à étudier l’économie à l’université de Séoul. Il était plutôt chaleureux de nature, doué pour tout ce qu’il entreprenait, et c’était essentiellement lui qui dirigeait la société de Miu. Il avait beau être une pièce rapportée dans l’entreprise familiale, personne ne proférait jamais le moindre reproche à son égard.

Miu était douée pour le piano. Dès l’adolescence, elle avait remporté des prix à des concours pour jeunes musiciens. Ensuite, elle était entrée au conservatoire, avait eu pour professeur un pianiste célèbre, grâce à la recommandation duquel elle était partie étudier dans un conservatoire français. Son répertoire allait des romantiques tardifs, tels que Schumann et Mendelssohn, jusqu’à Poulenc, Ravel, Bartok et Prokofiev. Ses meilleures armes étaient une technique irréprochable et une façon de jouer vive et sensible. Pendant qu’elle faisait ses études en France, elle avait donné plusieurs concerts et acquis une certaine réputation. Une belle carrière de pianiste paraissait s’ouvrir devant elle, toute tracée. Mais son père était alors tombé gravement malade et elle avait refermé le couvercle de son piano pour rentrer au Japon. Depuis, elle n’avait plus touché un clavier.

— Comment as-tu pu laisser tomber complètement la musique ? osa un jour lui demander Sumire, non sans hésitation. Tu n’es pas obligée d’en parler si tu n’as pas envie, mais ça me paraît tellement étrange, je ne peux pas m’empêcher de me poser la question. Tu avais pourtant dû sacrifier beaucoup de choses pour devenir pianiste, non ?

Miu répondit paisiblement :

— Je n’ai pas sacrifié beaucoup de choses. J’ai tout sacrifié : ma jeunesse, ma croissance… Le piano exigeait ma chair et mon sang en offrande, et je n’ai jamais pu les lui refuser. Pas une seule fois.

— Et tu n’as pas regretté d’abandonner ? Si près du but…

Miu plongea son regard dans celui de Sumire, comme si c’était elle qui attendait une réponse. Un regard direct et profond. Dans la mare stagnante de ses pupilles, des courants silencieux se dressaient violemment les uns contre les autres. Il leur fallut un moment pour se calmer.

— Excuse-moi d’être aussi indiscrète, ajouta Sumire.

— Ce n’est rien. J’ai encore du mal à en parler, voilà tout.

Le sujet ne fut plus jamais évoqué entre elles.

 

L’interdiction de fumer faisait partie des règles que Miu avait établies au bureau et, en règle générale, elle n’aimait pas non plus qu’on allume une cigarette devant elle. Sumire décida donc, peu après avoir commencé à travailler, de cesser de fumer. Mais comme elle consommait deux paquets de Marlboro par jour, sa résolution n’était pas simple à tenir. Après un mois de sevrage, son équilibre mental (qui n’était déjà pas particulièrement solide) s’était effondré. Elle évoquait un animal auquel on aurait coupé sa belle queue en panache. Naturellement, elle se remit à me téléphoner au milieu de la nuit.

— Je ne peux penser à rien d’autre qu’aux cigarettes. Je ne dors plus, et quand par hasard j’arrive à fermer l’œil je fais des cauchemars ; je suis incroyablement constipée, je ne lis plus, et je n’écris plus une ligne.

— Tout le monde passe par là en arrêtant de fumer. C’est plus ou moins fort et ça dure plus ou moins longtemps…

— Facile d’en parler quand on n’est pas concerné, rétorqua Sumire. Je suis sûre que tu n’as jamais fumé une cigarette de ta vie.

— Si on ne pouvait plus donner son avis sur quelque chose sans l’avoir essayé, le monde deviendrait un endroit plutôt sinistre et dangereux. Pense un peu à ce qu’a fait Staline.

À l’autre bout du fil, Sumire observa un long silence. Un silence aussi lourd que si tous les fantômes des morts du front de l’Est le traversaient.

— Allô ? fis-je.

— Tu sais, finit par dire Sumire, si je n’arrive plus à rédiger une ligne, ce n’est pas parce que j’ai cessé de fumer. Ça joue, bien sûr, mais j’ai l’impression que c’est aussi un bon prétexte. Comme si je disais : « Je ne parviens plus à écrire parce que je me suis arrêtée de fumer ; c’est normal, je n’y peux rien. »

— Et ça t’énerve encore plus ?

— Oui, reconnut Sumire (franchement, pour une fois). Mais le plus pénible est de constater que j’ai perdu confiance dans mes capacités littéraires. Quand je relis ce que j’ai rédigé avant, ça me paraît complètement inintéressant, je ne comprends même plus ce que j’ai voulu dire. Comme si je regardais de loin une paire de vieilles chaussettes sales que je viens d’enlever et qui sont là, avachies par terre, tu vois. Quand je pense à tout le temps et l’énergie que j’y ai passé, je suis dégoûtée de vivre.

— Et dans ces cas-là, il faut que tu téléphones à quelqu’un à 3 heures du matin, et que tu l’arraches symboliquement à son paisible sommeil sémiotique.

— Dis, insista Sumire, ça t’arrive de douter, de te demander si ce que tu fais est juste ou pas ?

— À mon avis, les gens qui ne doutent pas sont bien moins nombreux que ceux qui doutent, répondis-je.

— Vraiment ?

— Vraiment.

Sumire se tapota les dents de devant avec un ongle – un des nombreux tics qui accompagnaient chez elle une intense réflexion.

— À la vérité, jusqu’ici, je n’avais jamais douté. Je ne veux pas dire que j’étais sûre de moi, persuadée de mon talent, non. Je ne suis pas un génie, je le sais. Juste un être humain moyen. Mais je ne doutais pas. J’étais sûre d’avancer globalement dans la bonne direction, même si je commettais parfois quelques petites erreurs.

— Tu as eu de la chance jusqu’à présent, simplement de la chance. Comme lorsqu’il pleut juste après la plantation du riz.

— Peut-être.

— Mais ce n’est plus le cas maintenant.

— Exact. Ces derniers temps, il m’arrive de penser que je me suis trompée de route depuis le début, et ça me fait très peur. C’est comme si j’étais réveillée en pleine nuit par un cauchemar plus vrai que nature et que, pendant un moment, je ne savais pas exactement si j’étais dans la réalité ou encore dans le rêve. Tu comprends ?

— Je crois, oui.

— Peut-être que je ne réussirai jamais à écrire de roman. Je suis juste une de ces filles naïves et stupides qui grouillent un peu partout, ces filles complètement narcissiques à la poursuite de rêves qu’elles n’ont aucune chance de voir se réaliser. Peut-être que je dois refermer le couvercle du piano et quitter la scène avant qu’il soit trop tard.

— Le couvercle du piano ?

— Métaphoriquement parlant.

Je fis passer le combiné de ma main gauche dans la droite, et déclarai :

— Moi, j’ai confiance. Tu peux douter, mais je sais que tu produiras un jour de magnifiques romans. Quand on lit ce que tu écris, on le sait.

— Tu le penses vraiment ?

— Du fond du cœur. Sincèrement. Je ne mens jamais sur ce genre de choses. Dans tes textes, il y a plein de phrases qui laissent une impression durable. Par exemple, quand tu décris la mer au mois de mai, on croit entendre le vent, humer le parfum de la marée. Je peux même sentir sur mes bras la tiédeur du soleil. Ou encore, lorsque tu décris une petite pièce enfumée… eh bien, rien qu’à te lire on suffoque, on a les yeux qui piquent. Tout le monde n’arrive pas à écrire de façon aussi vivante. Dans tes phrases, on perçoit une force, un courant naturel qui bouge et respire comme un être vivant. Il faut juste que tu réussisses à rassembler ces éléments en un tout cohérent. Tu n’as aucune raison de refermer le piano.

Sumire se tut pendant quinze ou vingt secondes.

— Tu ne dis pas ça simplement pour me consoler, ou m’encourager ?

— Pas du tout, j’énonce une indéniable vérité.

— Aussi réelle que la Moldova ?

— Aussi réelle.

— Merci.

— Je t’en prie.

— Tu peux être incroyablement gentil par moments. On dirait un mélange de Noël, de grandes vacances et de chiot qui vient de naître.

Comme toujours quand on me fait un compliment, je marmonnai des paroles parfaitement incompréhensibles.

— Mais une chose m’ennuie, reprit-elle. Un jour ou l’autre, tu te marieras avec une brave fille, et tu m’oublieras complètement. Et je ne pourrai plus t’appeler quand j’en aurai envie, au milieu de la nuit. Non ?

— Tu pourras toujours me téléphoner dans la journée.

— Ça n’a rien à voir. Tu ne comprends vraiment rien à rien.

— C’est plutôt toi qui ne comprends rien à rien. La plupart des gens travaillent quand il fait jour, et la nuit ils éteignent la lumière et dorment.

Ma réplique parut aussi déplacée que si j’avais récité des poésies pastorales au milieu d’un champ de courges.

— Il y avait un article dans le journal l’autre jour, raconta Sumire, dédaignant mon intervention. Ils disaient que l’homosexualité, c’est de naissance. Il paraît que les lesbiennes ont dans l’oreille un cartilage d’une forme complètement différente de celui des autres femmes, un osselet avec un nom hyper-compliqué que j’ai oublié, mais en tout cas ça prouve que l’homosexualité n’est pas un caractère acquis mais inné. C’est un médecin américain qui l’a découvert. J’ignore comment il a eu l’idée de mener ses recherches dans une telle direction, mais depuis que j’ai lu l’article cette histoire me travaille… Je voudrais bien savoir quelle forme a le petit cartilage dans mon oreille.

Ne sachant que répondre, je pris le parti de me taire. Le silence se répandit autour de nous de la même façon que l’huile fraîche s’étale dans une poêle à frire.

— Tu es certaine que ce que tu éprouves pour Miu est du désir sexuel ? dis-je finalement.

— Je suis sûre à cent pour cent de ne pas me tromper. Dès que je la vois, cet osselet dans mon oreille se met à tinter. Comme une clochette à vent faite de petits coquillages, tu vois. Et je suis prise du violent désir qu’elle me serre dans ses bras. Que les choses suivent le cours qu’elles doivent suivre. Si ça n’est pas du désir, alors c’est du jus de tomate qui me coule dans les veines.

— Hmm, fis-je.

— Et quand j’y pense, ça explique tout depuis le début : voilà pourquoi je n’éprouvais aucun intérêt sexuel pour les garçons, pourquoi je me suis toujours sentie différente des autres, et le reste.

— Je peux te donner mon opinion ?

— Bien sûr.

— Les théories qui expliquent tout trop bien cachent toujours une chausse-trape quelque part. Je le sais par expérience. Comme l’a fait remarquer je ne me rappelle plus qui, s’il faut un livre entier pour expliquer quelque chose, autant ne pas l’expliquer du tout. Bref, je crois qu’il faut se méfier des conclusions hâtives.

Je m’en souviendrai.

Notre conversation se termina assez brutalement là-dessus.

 

J’imaginai Sumire reposant le combiné, sortant de la cabine. Les aiguilles de mon réveil indiquaient 3 heures et demie. J’allai à la cuisine, bus un verre d’eau, puis me recouchai et fermai les yeux, mais le sommeil se fit prier. Je tirai les rideaux, contemplai la lune blafarde, flottant en silence dans le ciel comme un visage d’orphelin au regard intelligent. Je n’avais vraiment plus sommeil. Je me préparai un café bien corsé, tirai une chaise jusqu’au bord de la fenêtre, m’y assis, grignotai plusieurs crackers au fromage. Ensuite, j’attendis l’aube en lisant un livre.