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Plutôt que de demander conseil à l’infirmière, je m’adressai directement au Dr Spradling. À mon étonnement, il m’assura que Tolliver était suffisamment rétabli pour voyager à condition de ménager ses efforts et surtout, de ne rien soulever.

Cette nouvelle eut un effet positif sur Tolliver. On aurait dit qu’il s’était mis dans la peau d’un malade sous prétexte qu’il ne devait pas bouger. À présent, il se considérait comme une personne normale confrontée à des problèmes provisoires. Je fus enchantée (et soulagée) de constater la métamorphose : sa volonté et sa détermination se lisaient sur son visage et à travers son allure. Cependant, je me rappelai que je devais continuer à veiller sur lui.

N’étant plus ancrés à l’hôpital, nous quittâmes l’hôtel. Nous ignorions comment se déroulerait notre journée et si nous reviendrions passer la nuit à Garland.

Quel bonheur de s’éloigner de l’étalement urbain ! Nous étions sur l’autoroute, ensemble. Pendant une heure, nous réussîmes à nous comporter comme si nous avions laissé tous nos soucis derrière nous. Mais plus nous nous rapprochions de Texarkana, plus l’incertitude nous gagnait.

Nous dépassâmes la bifurcation en direction de Clear Creek.

— Il faudra peut-être y faire un saut plus tard, commentai-je.

Tolliver opina. Nous étions tout près de Texarkana et n’étions ni l’un ni l’autre d’humeur à papoter.

Texarkana est à cheval sur deux États, le Texas et l’Arkansas, et compte une population d’environ cinquante mille habitants. Une zone commerciale a poussé le long de la voie express qui traverse le nord de la ville, occupé par les suspects habituels. Ce n’est pas dans ce secteur que nous avons vécu mais dans le quartier misérable. Texarkana n’est ni mieux ni pire que n’importe quelle agglomération du Sud. La plupart de nos camarades de classe étaient issus de foyers décents. Nous étions mal tombés, tout simplement.

Notre rue était flanquée de mobile homes. L’avantage, c’était qu’ils n’étaient pas entassés les uns sur les autres dans de petits parcs, du moins de notre côté. Chacun disposait de sa propre parcelle de terrain. Le nôtre était planté le dos à la chaussée ; on y accédait par une allée pleine d’ornières qui le contournait jusqu’à un espace de stationnement dans le jardin. Enfin, en termes de jardin c’était plutôt une cour, un espace dénué de pelouse. Les azalées qui avaient autrefois orné le petit escalier en béton étaient en fait des buissons maladifs qui ne méritaient pas d’être entretenus.

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Revoir cet endroit nous fit un drôle d’effet. Nous restâmes assis dans la voiture sans parler. Un Latino croisa notre voiture garée au bord du trottoir en nous fixant d’un air sévère. Nous n’étions plus des leurs.

— Que ressens-tu ? me demanda enfin Tolliver.

— En tout cas, je ne sens aucun cadavre, répondis-je, presque grisée de soulagement. C’est pourtant ce que je craignais, je ne sais pas pourquoi. Je l’aurais su à l’époque où nous vivions ici.

Paupières closes, Tolliver semblait lui aussi libéré d’un poids.

— C’est déjà ça, constata-t-il. Où allons-nous maintenant ?

— Qu’est-ce qui m’a poussée à venir jusqu’ici ? Où nous diriger ? Pourquoi ne pas nous’ rendre chez Renaldo ? Je doute que lui et Tammy y soient encore mais ça ne coûte rien d’essayer.

— Tu te rappelles comment y aller ?

Bonne question. Il me fallut dix minutes de plus que prévu pour dénicher le vieux pavillon délabré que Renaldo et Tammy louaient du temps de la disparition de Cameron.

Je ne fus pas surprise qu’une inconnue nous ouvre la porte. C’était une Afro-Américaine de mon âge et elle avait deux enfants en bas âge. Munis de ciseaux à bouts ronds et d’un catalogue Penney’s, ils étaient absorbés dans la création d’un projet artistique.

— Ne découpez que les choses que vous voulez avoir dans votre maison le jour où vous pourrez la construire, leur rappela la femme avant de tourner vers moi. Que puis-je faire pour vous ?

— Je suis Harper Connelly et j’ai habité à deux blocs d’ici. Mon beau-père avait des amis ici. Vous ne savez pas où ils sont partis, par hasard ? Renaldo Simpkins et sa petite amie, Tammy ?

Le nom de famille de cette dernière m’échappait.

Elle blêmit.

— Oui, je les connais. Ils ont emménagé dans une autre maison, pas très loin, rue Malden. Mais je vous préviens, ce sont des gens peu recommandables.

— Je sais mais il faut absolument que je leur parle. Ils sont toujours ensemble ?

— Oui. Difficile à croire. Mais il a eu un accident et Tammy prend soin de lui.

La femme jeta un coup d’oeil derrière elle et je compris qu’elle était pressée de rejoindre les gosses.

— Pouvez-vous me donner leur adresse précise ?

— Non, mais allez rue Malden. Vous ne pouvez pas le rater, c’est un pavillon marron avec des volets blancs. Tammy a une voiture blanche.

— Merci.

Elle me salua d’un signe de tête et ferma sa porte.

Je racontai cet entretien à Tolliver qui avait préféré patienter dans notre véhicule.

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Nous eûmes du mal à trouver mais nous finîmes par nous arrêter devant le pavillon qui nous semblait correspondre le mieux à la description fournie. La couleur marron se décline en une multitude de nuances. Mais nous pensions que ces murs beiges pouvaient faire partie de la palette, d’autant qu’une automobile blanche était stationnée dans l’allée.

— Tammy, dis-je lorsqu’elle apparut sur le seuil.

Tammy… Murray - son nom de famille me revint tout à coup - avait terriblement vieilli en huit ans. À l’époque, c’était une métisse voluptueuse à la chevelure auburn ondulée et au style flamboyant. Aujourd’hui, ses cheveux étaient très courts, lissés sur son crâne avec une sorte de gel. Ses bras nus étaient couverts de tatouages. Elle était décharnée.

— Qui êtes-vous ?

— Harper. La belle-fille de Matthew Lang. Mon frère est dans la voiture.

Je pointai le doigt dans sa direction.

— Je vous en prie… Dites à votre frère de venir aussi. Je retournai ouvrir la portière de Tolliver.

— Elle nous invite à entrer. Tu crois que c’est raisonnable ?

— Pourquoi pas ?

— Tolliver ! Que t’est-il arrivé ? Tu es dans un sale état !

— J’ai reçu une balle dans l’épaule.

Ici, ce genre de mésaventure était banale et Tammy se contenta d’un « Pas de chance, mon vieux ! » avant de s’effacer pour nous céder le passage.

La maison était minuscule mais vu le nombre réduit de meubles, on ne s’y sentait pas oppressé. Le salon était assez vaste pour accueillir un canapé sur lequel je distinguai une silhouette enveloppée d’une couverture et un fauteuil à bascule défoncé, de toute évidence le siège réservé de Tammy. A ses côtés se dressait une table pliante où traînaient une télécommande, une boîte de mouchoirs en papier et un paquet de cigarettes. L’atmosphère empestait le mégot froid.

Nous nous approchâmes du divan pour contempler l’homme qui l’occupait. Si je n’avais pas su que c’était Renaldo, je ne l’aurais jamais deviné. Métis, lui aussi, il avait toujours eu le teint café au lait. Je me rappelai qu’il portait une moustache en trait de crayon et rassemblait ses cheveux en une longue tresse noire. Il les avait pratiquement rasés. Il fut un temps où Renaldo gagnait bien sa vie en tant que mécanicien chez un concessionnaire automobile. Malheureusement, sa toxicomanie lui avait coûté son emploi.

Il avait les yeux ouverts mais il était impossible de dire s’il était conscient ou non de notre présence.

— Coucou, mon chéri ! roucoula Tammy. Regarde qui est là. Tolliver et sa sœur.

Tu te souviens d’eux ? Les enfants de Matthew ?

Renaldo souleva les paupières.

— Bien sûr que je m’en souviens, murmura-t-il.

– 156 –

— Je suis désolé de vous voir en si mauvais état, déclara Tolliver, aussi sincère que maladroit.

— Peux pas marcher, grommela Renaldo.

Je scrutai les alentours et aperçus un fauteuil roulant plié, en appui contre la porte de la cuisine. Le déplier semblait une perte de temps dans un espace aussi réduit mais Tammy n’avait sans doute pas la force de porter Renaldo.

— Nous avons eu un accident de la route, expliqua-t-elle. Il y a environ trois ans.

Nous n’avons vraiment pas eu de chance. Tiens, Harper, prends cette chaise ; je vais en chercher d’autres dans la cuisine.

Tolliver parut frustré de ne pas pouvoir lui donner un coup de main mais Tammy était visiblement habituée à tout faire elle-même. Je ne posai aucune question au sujet de ce drame car je n’avais pas envie d’en apprendre davantage. Renaldo était gravement atteint.

— Tammy, attaqua Tolliver dès que nous fûmes installés. Nous sommes là pour parler du jour où mon père a passé l’après-midi chez vous, le jour de l’enlèvement de Cameron.

— Bien entendu, vous n’avez que ça à la bouche, riposta-t-elle en grimaçant. On en a marre d’en discuter, s’pas, Renaldo ?

— Pas moi, répliqua-t-il d’une voix étouffée. Cette Cameron était une fille bien. La perdre m’a fait de la peine.

J’eus la sensation d’avoir mordu dans un citron tellement j’étais dégoûtée à l’idée qu’un type comme Renaldo ait pu reluquer ma sœur. Toutefois, je m’obligeai à conserver une expression aimable.

— Pouvez-vous s’il vous plaît nous raconter cette journée ?

Tammy haussa les épaules. Elle alluma une cigarette et je retins ma respiration aussi longtemps que possible.

— C’était il y a bien longtemps. Je n’en reviens pas que Renaldo et moi soyons ensemble depuis toutes ces années, pas toi, bébé ?

— De belles années, souffla-t-il avec effort.

— Oui, on en a connu de belles, concéda-t-elle. Mais plus maintenant. Bref, cet après-midi-là, votre père a téléphoné, il avait une affaire à traiter avec Renaldo. Il a dit aux flics qu’ils devaient porter des trucs à recycler mais ce n’était pas la vérité. On avait un surplus d’Oxycodone ; votre père voulait en échanger contre du Ritalin.

Votre mère adorait ses Oxys.

— Elle adorait tout, rétorquai-je avec une pointe d’amertume.

— Oui. Elle ne pouvait pas se passer de ses cachets.

— Ni de son alcool.

— Aussi, admit Tammy… Mais vous n’êtes pas ici pour elle. Elle est morte et enterrée.

Je serrai les mâchoires.

— Donc, intervint Tolliver, mon père voulait se rendre chez vous.

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Tammy aspira longuement sur sa cigarette et j’eus peur qu’elle soit prise d’une quinte de toux.

— Oui. Il est arrivé vers 16 heures. À un quart d’heure près. Il était peut-être 16 h 15, 16 h 25 mais pas plus tard parce que l’émission de télévision que je regardais se terminait à 16 h 30 et qu’à ce moment-là, il était déjà dans la salle de billard avec Renaldo. Ils avaient entamé une partie. Nous étions mieux logés en ce temps-là.

C’était plus grand. J’ai déclaré à la police qu’il avait débarqué quelques minutes après 16 heures. Mais j’étais concentrée sur mon programme, je n’ai pas fait attention jusqu’à ce qu’ils me demandent de leur apporter des bières.

Renaldo eut un rire sinistre.

— On s’est bu une bière. J’ai gagné la partie. On a échangé nos produits. C’était le bon vieux temps.

— Il s’est incrusté jusqu’à ce qu’il reçoive un appel ?

— Oui. Il avait un portable. Pour le business, vous comprenez, dit Tammy. C’était votre voisin, il voulait le prévenir que les flics grouillaient partout.

— Comment Matthew a-t-il réagi ?

— Il croyait qu’ils étaient là pour la drogue et il a pété les plombs. Mais il s’est dit qu’il valait mieux rentrer que prendre la poudre d’escampette parce qu’il savait que votre mère était incapable d’endurer un interrogatoire.

— Vraiment ? m’écriai-je, stupéfaite.

— Oh, oui ! Il aimait beaucoup la fille de Laurel.

Tolliver et moi échangeâmes un regard. Si Renaldo et Tammy disaient la vérité, Matthew n’était pas au courant de la disparition de Cameron. À moins qu’il n’ait improvisé ce numéro pour se garantir un alibi ?

— Il a piqué une crise, marmotta Renaldo. Il ne supportait pas que la fille soit partie. Je lui ai rendu visite en prison. Il était persuadé qu’elle avait fait une fugue.

— Vous l’avez cru ?

Je me penchai sur lui - pénible mais nécessaire.

— Oui.

Nous n’avions aucune raison de prolonger notre visite et fûmes heureux d’échapper à cet intérieur sordide et ses locataires désespérés.

Je trépignai presque d’impatience en attendant que Tolliver ait bouclé sa ceinture.

Je sortis à reculons de l’allée sans savoir où nous allions. Je décidai de rejoindre le boulevard Texas, histoire de me donner un but.

— Alors ? Ton avis ?

— Je pense que Tammy nous a répété ce que leur a raconté mon père. Que ce soit la vérité ou non est un tout autre problème.

— Elle l’a cru.

Tolliver poussa une sorte de ricanement.

— Essayons de rencontrer Peter Gresham, proposa-t-il et je fonçai en direction du poste de police.

– 158 –

Un seul immeuble abrite deux départements distincts, celui du Texas et celui de l’Arkansas. Chacun a son propre patron. J’ignore comment tout cela fonctionne ni qui paie quoi.

Peter Gresham était à son bureau. On nous avait autorisés à y monter et il était plongé dans la lecture d’un dossier. Il s’empressa de le refermer quand il nous aper-

çut.

— Quel bonheur de vous voir, tous les deux 1 Je regrette que l’enregistrement n’ait rien donné, ajouta-t-il en s’inclinant par-dessus sa table pour serrer la main valide de Tolliver. II paraît que vous avez un souci à Dallas.

— Dans les faubourgs, précisai-je. Nous passions dans le quartier aussi nous avons voulu en profiter pour vous interroger sur le mystérieux anonyme qui vous a filé le tuyau concernant cette jeune femme qui ressemblait à Cameron.

— Voix masculine, cabine téléphonique, répliqua-t-il.

Peter Gresham, qui me semblait de plus en plus imposant chaque fois que je le voyais, haussa les épaules. Il ne portait toujours pas de lunettes mais comme nous l’avait signalé Rudy Flemmons, il n’avait plus un cheveu sur le crâne.

— Je n’ai pas grand-chose à vous révéler.

— Pouvons-nous écouter la bande ?

Je pivotai vers Tolliver. D’où cette idée lui était-elle venue ?

— Il faudrait consulter les archives. Peter se leva et s’éclipsa.

— Qu’est-ce qui t’a pris ? murmurai-je.

— Tant qu’à faire, répondit Tolliver.

Mais Peter reparut trop rapidement. J’en connais un rayon sur l’administration : il n’avait pas pu récupérer le document sonore en un délai aussi court.

— Désolé. Le collègue responsable du service est en congé aujourd’hui. Il sera là demain. Puis-je vous appeler et vous le faire écouter par téléphone ?

— Ce serait parfait, assurai-je avant de lui réciter le numéro de mon portable.

— Vous gagnez convenablement votre vie à retrouver les cadavres ?

— Pas trop mal, décréta Tolliver.

— Il paraît que vous avez pris une balle. Sur les pieds de qui avez-vous marché ?

— Difficile à dire, dit Tolliver avec un sourire. Au fait, Matthew est sorti de prison.

L’inspecteur s’assombrit.

— J’avais oublié qu’il devait être libéré ces temps-ci. H est à Dallas ?

J’opinai.

— Ne vous laissez pas piéger, prévint Peter. C’est un irréductible. J’ai connu beaucoup de gars dans son genre au cours de ma carrière et en règle générale, ils ne changent pas.

— Je suis d’accord. Nous faisons tout notre possible pour l’éviter.

— Comment vont vos petites sœurs ?

À présent, Peter nous escortait jusqu’aux ascenseurs.

– 159 –

— Bien. Mariella vient de fêter ses douze ans et Gracie en aura bientôt neuf.

Elle était peut-être même plus jeune. J’en étais même sûre. Le moment était mal venu pour y penser mais je me rendis soudain compte que le « retard » de Gracie par rapport aux enfants de son âge était peut-être une erreur de diagnostic. Nous l’avions attribué à son faible poids de naissance et ses ennuis respiratoires ; peut-être était-ce simplement qu’elle avait trois ou quatre mois de moins que nous l’avions cru.

— Comme le temps passe ! soupira Peter. Je refusai de m’abandonner à la mélan-colie.

— L’autre jour, j’ai discuté avec Ida.

— Ida ? Celle qui a aperçu la camionnette bleue ? Que vous a-t-elle raconté ?

Je lui parlai de la fille de l’association Popote roulante et il se répandit en un torrent de jurons. Puis il me pria de l’excuser.

— Imbéciles ! bougonna-t-il. Maintenant je vais devoir retourner chez elle l’interroger. Un de ces jours, je n’en sortirai plus. Elle m’enverra promener sous prétexte qu’elle ne veut plus recevoir personne et une fois que j’y serai, elle me tiendra la jambe pendant des heures et des heures.

Je tentai de sourire, en vain. Tolliver se contenta d’acquiescer.

— Je comprends que cela bouleverse la chronologie des événements, Harper. Je vous le promets, je poursuis la moindre piste. Je tiens autant que vous à découvrir ce qui est arrivé à Cameron. Et je suis désolé que ce salaud de Matthew soit en liberté.

— Moi aussi, affirmai-je, sans me préoccuper de l’opinion de Tolliver. Toutefois, nous ne pensons pas qu’il ait enlevé Cameron.

— Moi non plus. Je connais votre talent, Harper. Je me rappelle vous avoir vue avec Tolliver errer dans les parages. Je sais que vous étiez à sa recherche. Si vous ne l’avez pas trouvée, c’est probablement parce qu’elle n’est pas ici. Si Matthew était le coupable, il l’aurait enterrée tout près, d’autant que le temps pressait. Vous l’auriez repérée.

— C’est vrai. À moins qu’on ne l’ait kidnappée sur le parking du lycée et qu’on ait jeté son sac à dos en chemin, ce qui élargirait le périmètre et…

— Nous avons envisagé cette possibilité.

Je devins écarlate.

— Je ne…

— Ne vous inquiétez pas. Vous voulez retrouver votre sœur. Moi aussi.

— Merci, Peter, dit Tolliver en lui serrant de nouveau la main.

— Je vous souhaite un prompt rétablissement !

Sur ces mots, Peter tourna les talons pour réintégrer son box.

— Nous avons perdu beaucoup de temps aujourd’hui. J’étais déprimée. Que faire maintenant ?

— Je ne suis pas d’accord, protesta Tolliver. Nous avons glané quelques éléments supplémentaires. Si nous allions saluer les Cleveland ?

– 160 –

Je réfléchis. Mes parents d’accueil étaient des gens respectables et j’avais de l’affection pour eux mais je ne me sentais pas d’humeur à ressasser le passé.

— Non. Rentrons à Garland. Mon portable sonna.

— Allô?

— Harper, ici Lizzie.

Elle avait la voix tremblante. Nous nous connaissions à peine mais jusque-là, elle m’avait toujours paru forte et pragmatique.

— Qu’y a-t-il, Lizzie ?

— Rien, rien ! Nous nous demandions si vous étiez… si vous pouviez faire un saut au ranch.

Faire un saut au ranch ? Alors qu’a priori nous étions à Garland, à deux heures de route de chez eux ? Je cherchai fébrilement un prétexte pour nous dérober. Peine perdue.

— Nous sommes à Texarkana. Je suppose que nous pourrions passer. C’est à quel sujet ?

— Je voulais juste avoir une conversation avec vous. Parler de cette pauvre Victoria et de deux ou trois autres choses.

Je résumai la situation à Tolliver. Il en fut aussi médusé que moi.

— Tu t’en sens la force ? Je peux refuser, conclus-je.

— Autant y aller. Nous sommes dans la région et ils ont énormément de relations.

Les Joyce fréquentaient des gens aisés que nos services pourraient intéresser.

Reverrions-nous Chip ? Le gérant/petit ami excitait ma curiosité et ce n’était pas une attirance physique.

Nous n’échangeâmes que peu de mots sur le trajet. La requête de Lizzie me rendait à la fois perplexe et inquiète. De son côté, Tolliver ruminait ; c’était visible à la ma-nière dont il se tenait, à ses traits tirés.

Nous passâmes devant le cimetière Pioneer Rest et empruntâmes la longue allée qui sinuait à travers champs. Nous avions une vue sur des kilomètres à la ronde même au crépuscule. Enfin, nous atteignîmes le portail du Ranch RJ. Tolliver voulut à tout prix descendre de la voiture pour l’ouvrir et le refermer après notre passage.

Les lieux semblaient déserts. La dernière fois, j’avais vu des hommes s’activer au loin.

Nous nous garâmes sur l’aire prévue à cet effet devant la vaste demeure. Tout était paisible. Le temps était doux, on sentait l’approche du printemps. Mais le silence était angoissant. Je hochai la tête. Tolliver haussa les épaules et me précéda sur l’allée pavée de briques.

La porte principale s’ouvrit et Lizzie apparut. Derrière elle, le vestibule était dans le noir. Elle fit un énorme effort pour nous accueillir avec le sourire mais on aurait dit celui d’une tête de mort. Ses yeux étaient exorbités, tous ses muscles tendus.

Alerte rouge. Nous ralentîmes.

— Bonjour, bonjour ! Entrez donc !

– 161 –

Une anxiété extrême avait remplacé l’enthousiasme naturel qu’elle avait déployé lors de notre première visite.

— Nous n’aurions pas dû venir, nous avons un rendez-vous à Dallas ! mentis-je.

Pouvons-nous revenir demain, Lizzie ? Nous ne pouvons pas nous permettre d’arriver en retard.

Elle parut soulagée.

— Passez-moi donc un coup de fil ce soir. Bonne route !

— Mais non, mais non ! Entrez boire un verre ! proposa Chip, derrière elle.

Elle tressaillit et son sourire s’estompa.

— Allez-vous-en ! hurla-t-elle.

— Non, insista Chip d’une voix calme et posée. Venez. Nous vîmes qu’il tenait un revolver à la main et renonçâmes à tergiverser.

Chip et Lizzie reculèrent.

— Je suis navrée. Vraiment navrée. Il a menacé d’abattre Kate si je ne vous appelais pas.

— Je n’aurais pas hésité ! lança Chip.

— Je m’en doute, rétorquai-je.

Dans l’entrée carrée, en attendant ses instructions, je compris tout à coup ce qui me fascinait tant chez Chip. Ses os. Ses os étaient morts. J’éprouvai une sensation bizarre, c’était une expérience que je n’avais jamais connue auparavant ou du moins, dont je n’avais pas saisi l’essence.

— Où sont tous les autres ? s’enquit Tolliver d’un ton aussi neutre que celui de Chip.

— J’ai expédié les salariés à tous les coins les plus éloignés du ranch et c’est le jour de congé de Rosi ta.

Chip arborait un sourire étincelant et cruel.

— Il n’y a que moi et la famille. Merde !

Il nous entraîna jusqu’à la salle d’armes. La vue par les portes-fenêtres était toujours aussi magnifique mais je n’en profitai guère.

Drex nous attendait. Contre toute attente, il était armé, lui aussi. Kate était attachée à une chaise. Ils avaient relâché Lizzie pour nous appâter jusque dans la maison.

Les cordes pendaient sur une deuxième chaise.

— Heureux de vous revoir, Harper ! déclara Drex. Quel bon moment nous avons passé l’autre soir avec Victoria, n’est-ce pas ?

— Pas mauvais. Dommage que Victoria ait été assassinée par la suite. Ça gâche un peu le souvenir de cette soirée.

Il ravala sa salive et l’espace d’un éclair, parut bouleversé.

— Oui, c’était une femme charmante. Elle semblait… efficace dans son métier.

— Elle a travaillé dur pour vous.

– 162 –

— Croyez-vous qu’ils rattraperont son meurtrier ? me nargua Chip en élargissant encore son sourire.

— C’est vous qui avez tiré sur Tolliver ? Je ne voyais pas l’intérêt de me taire.

— Non. C’est mon copain Drex, ici présent. Drex n’est pas bon à grand-chose mais il est habile à la gâchette. Je lui avais dit de vous descendre aussi mais il était réticent.

Chip prononça ce mot lentement comme s’il venait de l’apprendre.

— Il ne voulait pas abattre une femme. Ce cher Drex est galant à sa manière. J’ai voulu lui faire changer d’avis quelques jours plus tard quand vous êtes sortie faire votre footing mais voilà que cette andouille de flic s’est précipité devant vous et a pris la balle à votre place. Si j’avais su qu’il était flic, je me serais retenu. Il m’avait bien semblé reconnaître son visage et ça m’a rendu malade de découvrir que j’avais buté une star du football.

— Qu’avez-vous contre nous ?

— Vous étiez au courant pour Mariah et vous avez vendu la mèche. Si vous dispa-raissiez, Lizzie aurait peut-être fini par oublier cette affaire. Mais tant que vous res-tiez en vie, je savais qu’elle serait hantée par ce que vous lui avez dévoilé au cimetière.

Elle s’interrogerait sur les causes du décès de son grand-père, elle se demanderait qui avait pu lui en vouloir. Ensuite, si elle croyait à l’hypothèse du bébé, elle se serait mise à fouiner. Lizzie serait enchantée d’avoir un gosse à élever, pour elle, la famille compte plus que tout.

Il enfonça le canon de son pistolet dans le cou de Lizzie et l’embrassa sur la bouche. Lorsqu’il s’écarta, elle lui cracha dessus et il rit aux éclats.

Quant à moi, j’étais sincèrement curieuse.

— Pourquoi était-il nécessaire de me supprimer ?

— Parce que ma chérie est comme ça. Elle fait attention aux choses quand elles sont sous son nez, mais sinon, c’est « loin des yeux, loin du cœur ».

Selon moi, il sous-estimait Lizzie. Toutefois, il la connaissait mieux que moi. Soudain, je compris. Chip avait commis une erreur en acceptant ma venue au Texas. Si je mourais, ma disparition effacerait cette erreur. Bien entendu, c’était impossible. Mais lui se sentirait mieux.

— Lizzie, je suis certaine que quelqu’un a attiré votre attention sur mon site Web.

J’ai la conviction qu’on vous a influencée, incitée à me faire venir.

— Oui. Kate.

— Comment en avez-vous eu l’idée, Kate ? m’enquis-je aussitôt.

Kate était en piteux état. Elle était blême, elle respirait par saccades. Ses mains étaient ligotées aux accoudoirs du siégé et je constatai que ses poignets étaient à vif.

Elle mit un instant à saisir le sens de ma question.

— Drex, bredouilla-t-elle. Drex m’a raconté qu’il vous avait rencontrée autrefois.

Chip tourna la tête avec la rapidité d’un serpent prêt à attaquer.

— Drex, grâce à toi, nous avons tout perdu, déclara-t-il d’un ton menaçant. Qu’est-ce qui t’a pris ?

– 163 –

— On regardait les infos à la télé, chuchota Drex. Un reportage sur tous ces corps qu’elle venait de retrouver en Caroline du Nord. J’ai dit à Kate que j’étais allé chez elle du temps où elle habitait à Texarkana parce que je connaissais son beau-père. Je l’avais rencontrée.

— Et vous, Kate, en avez parlé à Lizzie.

— Elle est toujours en quête de nouveauté. C’est ce qui prime, ici. Il faut sans cesse inventer des trucs pour amuser Lizzie.

Cette dernière dévisagea sa sœur d’un air stupéfait. Si nous survivions à cette journée, elle aurait un grand ménage psychologique à effectuer.

— C’est donc un présentateur de télé qui a provoqué ma chute, railla Chip.

— Vous avez l’habitude de manipuler les serpents, Chip ? lui demandais-je.

— Non, ça, c’est le point fort de Drex, rétorqua-t-il avec un sourire diabolique.

— Seigneur, non ! s’exclama Lizzie. Drex ? Chip, es-tu en train de dire que Drex a lancé un serpent à sonnettes sur Grand-Pa’ ?

— Exactement, confirma Chip, sans sourciller.

— Tu es tombé sur la tête ? s’emporta Drexell.

Son expression avait changé. Il ne semblait plus du tout perplexe et éberlué. H

s’était ressaisi et son regard était dur, luisant de ruse.

— Pourquoi raconter des mensonges à mes sœurs ?

— Parce que nous sommes foutus, répliqua Chip. Apparemment, tu ne t’en rends pas compte. Trop de détails inexpliqués, imbécile ! Nous aurions dû tuer le médecin.

Oui, espèce de connard, à un moment ou à un autre pendant toutes ces années, on aurait dû filer à Dallas régler son sort à ce vieil idiot. Et on savait que Matthew n’allait pas tarder à sortir de prison. On aurait dû le guetter à la porte avec un fusil.

Sur ce point, j’étais assez d’accord.

— Maintenant, tu es en train de dire qu’on est fichus. Alors pourquoi cette comé-

die des otages ? Je te croyais plus malin que ça. Je pensais que tu avais un plan. En fait, tu es complètement cinglé.

— Oui, je le suis et je vais t’expliquer pourquoi.

Chip lâcha l’épaule de Lizzie et elle pivota vers lui avant de s’éloigner à reculons vers le mur où étaient accrochées toutes les armes.

— J’avais rendez-vous avec un meilleur médecin que Bowden la semaine dernière et tu sais ce qu’il m’a annoncé? Que je suis rongé par le cancer. À trente-deux ans ! Je me fous éperdument de ce qui se passera quand je ne serai plus sur cette terre. Vous ne pouvez rien contre moi : je n’en ai plus pour longtemps. Et comme je suis condamné, je veux que Drex le soit aussi.

Ses yeux brillaient de haine.

— Tu vas mourir ? s’écria Lizzie. Tant mieux ! Dommage que Drex ne soit pas malade, lui aussi. Vous ne méritez pas de vivre.

Sa peur s’était envolée et je l’enviai. Je dévisageai Tolliver en songeant que nous vivions peut-être nos derniers moments. Chip n’hésiterait pas à nous éliminer tous.

– 164 –

D’un geste incroyablement preste, Lizzie s’empara d’un fusil et le pointa sur Chip.

— Vas-y ! Tire-toi une balle dans la tête puisque tu vas mourir de toute façon.

Épargne-moi la corvée !

— Je ne m’en irai pas tout seul.

Sur ce, il visa la poitrine de Drex et appuya sur la détente.

Kate poussa un hurlement et tomba à la renverse sur son siège, éclaboussée du sang de son frère. Tandis que nous les contemplions, atterrés, Chip mit le canon de son revolver dans sa bouche et tira en même temps que Lizzie.

– 165 –