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Cette nuit-là, je dormis mal. Entendre la respiration régulière de Tolliver me rassura tandis que je me tournais dans tous les sens. Quand la lumière filtra entre les lourdes tentures et que je m’autorisai à me lever, je me sentis vidée, épuisée avant même d’avoir démarré la journée. Je m’imposai une séance de course sur le tapis roulant dans l’espoir d’y puiser de l’énergie. Cette stratégie tourna court.
Pensant que Manfred avait repéré le cabinet de Tom Bowden, je décidai d’y faire un saut. Je n’aurais sans doute aucun mal à franchir l’obstacle du bureau d’accueil car d’après mon reflet dans la glace, j’étais dans un état pitoyable. Nous n’avions pas fixé une heure de rendez-vous la veille, pourtant Manfred frappa discrètement alors que j’achevais de me préparer.
Tolliver, qui venait de se réveiller, était grognon comme un ours mal léché. Imbu-vable. Manfred commit la maladresse de souligner son statut d’invalide en lui souhai-tant mille fois un bon rétablissement, d’une voix odieusement allègre. Manfred était dans une forme éblouissante. Avec ses piercings qui accrochaient la lumière, il étince-lait littéralement.
Manfred adore parler le matin.
Sur le trajet vers l’édifice qu’il avait localisé la veille, il me raconta que sa grand-mère lui avait légué la totalité de ses biens. Sa mère, la fille unique de Xylda, en avait été stupéfaite mais une fois le premier choc passé, elle s’était calmée. Après tout, ce n’était que justice : c’était Manfred qui s’était occupé de sa grand-mère les deux dernières années.
— Xylda avait des… ?
Je me tus brusquement, honteuse. J’avais failli m’étonner que Xylda ait eu des biens à lui transmettre.
— Elle avait quelques économies et elle était propriétaire d’une maison. Par chance, celle-ci était située en plein cœur de la ville et la municipalité souhaitait récu-pérer le terrain pour construire le nouveau gymnase du lycée. J’en ai tiré une somme coquette. Comme je te l’ai expliqué, j’ai découvert toutes sortes d’objets bizarres quand j’ai voulu trier ses affaires. J’ai mis tout ce que je voulais conserver en garde-meubles en attendant de décider où je vais m’installer.
— Si j’ai bien compris, tu vas exercer le métier de voyant comme elle mais essentiellement via Internet et le téléphone ?
— Exactement. Cependant, je suis ouvert à toutes les possibilités.
Il me jeta un coup d’œil en remuant les sourcils. Je ris à contrecœur.
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— Dans tes rêves, grognai-je.
— Tu as mal dormi ?
— Pas assez, en tout cas. L’inspecteur Powers est mort.
— Merde ! Je suis désolé, Harper.
Je haussai les épaules. Je n’avais rien à dire et Manfred était assez fin pour le reconnaître.
Le cabinet du Dr Bowden était dans un bâtiment de quatre étages, un cube anonyme de verre et de briques qui aurait pu abriter n’importe quoi, société commerciale ou gang criminel. Nous courûmes sous la pluie battante jusqu’à l’entrée sud.
En entrant, j’aperçus un homme costaud aux cheveux gris qui quittait le hall par une autre issue en tenant son manteau bien au-dessus de sa tête. Tandis que les portes automatiques se refermaient sur lui, je me dis que je l’avais déjà vu quelque part. Je le suivis des yeux un moment puis haussai les épaules et rejoignis Manfred devant le tableau des renseignements. Le Dr Bowden -« médecin généraliste » - exer-
çait au troisième étage.
Il avait un modeste bureau dans un édifice modeste. La salle d’attente était minuscule et une femme s’activait derrière une cloison en verre coulissante. Son poste de travail était désordonné, presque chaotique. Elle semblait jouer à la fois les rôles de réceptionniste, gestionnaire des rendez-vous et secrétaire. Ses cheveux courts étaient teints en rouge foncé et elle portait des lunettes à monture noire de style années 1950.
Peut-être était-elle fan du look rétro.
— Elle se croit originale, marmotta Manfred.
Je priai pour qu’elle ne l’ait pas entendu.
— Excusez-moi ! dis-je, car elle n’avait pas daigné quitter son’écran des yeux.
Elle devait savoir que nous étions là puisqu’il n’y avait qu’une seule personne dans la pièce, un sexagénaire d’une maigreur extrême, plongé dans la lecture d’une revue.
— Excusez-moi, répétai-je, plus sèchement que je ne l’avais anticipé.
— Oh, pardon ! s’exclama-t-elle en retirant son oreillette. Je ne vous avais pas entendus.
— Nous souhaiterions voir le docteur.
— Vous avez rendez-vous ? On vous a adressés à nous ?
— Non, répondis-je avec un sourire.
Médusée, elle contempla Manfred par-dessus mon épaule comme si elle espérait qu’on lui explique le phénomène d’un patient essayant de voir un médecin sans rendez-vous.
— Je suis avec elle, précisa-t-il. Nous voulons tous les deux voir le docteur. Au sujet d’une affaire personnelle.
— Vous n’êtes pas la belle-fille… ?
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L’expression de la rousse trahissait une sorte d’appréhension à la fois fascinée et horrifiée.
— Désolée, non.
J’avais des remords à percer sa bulle.
— Il ne vous recevra pas, nous confia-t-elle sur le ton de la confidence.
Peut-être était-elle séduite par les ornements faciaux de Manfred ? De toute évidence, elle avait un faible pour les styles affirmés.
— Il est débordé, ajouta-t-elle.
Je me tournai vers l’unique patient, qui faisait mine de ne pas nous écouter.
— Ce n’est pas mon impression.
— Toutefois, je vais me renseigner, enchaîna-t-elle comme si je n’avais rien dit.
Votre nom, je vous prie ?
Je le lui donnai. Avant qu’elle ne pose la question, je poursuivis :
— Voici mon ami Manfred Bernardo.
— Le sujet de votre visite ?
Elle ne comprendrait rien à la version longue.
— Il s’agit d’un dossier qu’il a traité il y a huit ans. Nous voulons en discuter avec lui.
Elle se leva.
— Je vais voir. Il faudra attendre votre tour.
Nous patientâmes et quand l’homme d’une extrême maigreur fut parti, nous patientâmes encore.
Lunettes Rétro avait compris que nous ne bougerions pas de là et apparemment, le médecin avait renoncé à s’éclipser sans nous rencontrer. Au bout de quarante-cinq minutes, il surgit sur le seuil de la salle d’examen. Le Dr Bowden était âgé d’une soixantaine d’années, le crâne dégarni. Il était de ces êtres d’une telle banalité qu’on a du mal à les décrire. De ceux que l’on pouvait croiser six fois de suite sans jamais se rappeler leur nom.
— Bien, j’ai un moment à vous accorder.
Il nous précéda dans son bureau encombré de bibliothèques, de papiers, de brode-ries encadrées et de photos de lui en compagnie d’une femme trapue et corpulente ainsi qu’un jeune garçon à divers stades de son existence, jusqu’au jour de son mariage.
Bowden prit place dans son fauteuil, jouant à la perfection le rôle du médecin affairé et prospère qui vous concède quelques minutes de son précieux temps par pure bonté.
— Je m’appelle Harper Connelly et voici Manfred Bernardo. J’ai des questions à vous poser concernant un décès que vous avez certifié il y a huit ans, celui d’une certaine Mariah Parish.
— On m’avait prévenu que vous viendriez, déclara-t-il, ce qui me décontenança. Je n’en reviens pas que vous ayez l’effronterie de vous présenter ici.
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— Pourquoi ? bredouillai-je, désemparée. Si Mariah Parish a été assassinée, cela bouleverse complètement une situation fort compliquée.
— Assassinée ? rugit-il, aussi abasourdi que moi, à présent. Mais il paraît… que vous prétendez que Mariah Parish est encore en vie.
— Je n’ai jamais dit ça et je ne le crois pas. Qui vous a affirmé cela ?
Le médecin ne me répondit pas. Il paraissait soucieux mais pas hostile.
— Vous n’êtes pas ici pour contester l’acte de décès ?
— Non. Je sais que Mariah Parish est morte. Je me demande simplement pourquoi vous n’avez pas inscrit la véritable cause de son décès.
Tom Bowden devint cramoisi, ce qui ne lui seyait pas du tout.
— Vous représentez sa famille ?
— Elle n’en avait pas. Nous représentons le détective privé qui était à la recherche de son enfant.
En un sens, c’était vrai.
— Le bébé.
Bowden vieillit de cinq ans en trente secondes.
— Oui. Racontez-nous.
— Les Joyce ont une grande influence. Ils auraient pu mettre un terme à ma carrière ; ils auraient pu m’expédier en prison.
— Ils ne l’ont pas fait, répliqua Manfred d’un ton aussi sévère que le mien. Racontez-nous.
Nous nagions dans le mystère mais nous devions feindre le contraire.
— Cette nuit-là, la nuit où elle est morte, j’exerçais encore à Clear Creek.
Le Dr Bowden fit pivoter son fauteuil vers la fenêtre.
— Il pleuvait à torrents, comme aujourd’hui. Il me semble que c’était au mois de février. Je n’avais jamais soigné les membres de la famille Joyce : ils avaient leurs propres médecins à Texarkana et à Dallas et n’hésitaient pas à parcourir des kilomètres pour les consulter.
L’amertume avait ravagé son visage.
— Je savais qui était Richard Joyce. Tout le monde en ville le connaissait. Un de ces hommes fortunés qui se comportent comme s’ils étaient des nôtres, si vous voyez ce que je veux dire. Il portait un jean Levis, il conduisait un vieux pick-up. Comme s’il n’avait pas assez de fric pour s’acheter un véhicule de luxe !
Bowden secoua la tête, désespéré par les travers d’un type qui pouvait s’offrir ce qu’il voulait mais préférait la simplicité.
— C’est Richard Joyce qui est venu vous trouver ?
— Certainement pas ! Ce devait être l’un de ses hommes. Je ne me rappelle plus son nom.
Il mentait.
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— Il m’a dit que la gouvernante de M. Joyce était souffrante, qu’elle avait besoin de soins et qu’il me paierait un supplément si je me déplaçais. Bien entendu, j’y suis allé. Je n’en avais aucune envie mais c’était mon devoir et c’était un moyen comme un autre de me faire bien voir par Richard Joyce. Je ne le cache pas, j’étais intéressé.
Il aurait pu essayer de faire semblant toute la journée, il ne m’aurait pas convaincue. Je sentis Manfred changer de position et me demandai s’il se retenait de rire.
— Que s’est-il passé ?
— Il m’a emmené là-bas dans son camion et nous sommes descendus sous la pluie.
Nous avons traversé l’immense maison jusqu’à une chambre où était alitée cette jeune femme. Elle était en piteux état. Elle venait d’accoucher. De toute évidence, le travail avait commencé alors que personne ne s’y attendait et d’après ce que m’a expliqué cet homme, elle ne savait même pas qu’elle était enceinte. De mieux en mieux !
pensai-je.
— Pourtant vous étiez prévenu que vous alliez soigner une femme enceinte, non ?
Il secoua la tête. Parce qu’il n’avait pas été au courant ou parce qu’il ne voulait pas en parler ? Je soupçonnai qu’il se sentait déjà assez coupable comme ça de s’être rendu chez les Joyce s’occuper d’une patiente dans des circonstances qu’il savait illégales ou à la limite de la légalité.
— Qu’a-t-elle dit ?
— Pas grand-chose. Elle était malade, très malade. Elle avait de la fièvre. Elle transpirait, elle tremblait. Elle délirait presque. Je ne comprenais pas pourquoi l’homme ne l’avait pas emmenée directement à l’hôpital. Il m’a affirmé qu’il ne voulait pas en entendre parler, qu’elle n’était pas censée avoir cet enfant, qu’elle était dans le pétrin. Il m’a avoué que le bébé était le fruit d’un inceste.
Le Dr Bowden eut une moue de dégoût.
— Il a déclaré qu’elle avait les faveurs du vieux M. Joyce et qu’elle voulait enfanter sans qu’il soit au courant, qu’ensuite elle ferait adopter le nourrisson et reprendrait son travail. Elle ne voulait pas le garder.
Et vous l’avez cru ? faillis-je exploser. Je me retins car je ne voulais pas rompre le flot de sa confession. Cet interrogatoire se déroulait beaucoup plus facilement que je ne l’avais prévu et je supposai que Tom Bowden rêvait depuis toutes ces années de se décharger de ce poids. L’espace d’un instant, je me demandai d’où il venait pour être tombé dans un piège pareil. Bien sûr, il fallait prendre en compte son avidité.
— Elle n’avait pas de famille, déclara Manfred.
Le Dr Bowden fixa son bureau. J’aurais volontiers étranglé Manfred pour cette interruption. D’un autre côté, il n’avait fait qu’exprimer mes propres pensées.
— Je n’étais sûr de rien. Celui qui m’a conduit jusqu’au ranch - il m’avait semblé que c’était Drexell Joyce, le fils. J’en ai déduit que l’enfant était de lui. Peut-être avait-il honte d’avouer à son grand-père qu’il avait trompé sa femme. Il portait une alliance. Pas Mariah Parish.
— Elle vous a parlé ?
— Pardon ?
— Mariah. Elle vous a parlé ?
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La question était simple mais Tom Bowden était visiblement mal à l’aise.
— Non.
Je poussai un soupir. Manfred leva un doigt. Il était persuadé que le médecin mentait une fois de plus.
— Et ensuite ? insistai-je.
— Je l’ai soignée comme je le pouvais. Je voulais appeler une ambulance mais l’homme s’est énervé. Je suis allé chercher mon manteau pour téléphoner avec mon portable mais il l’avait retiré de ma poche. Je devais m’occuper de ma patiente, je n’avais pas le temps de me quereller avec lui. Elle était à bout de forces. Quand bien même j’aurais pu l’envoyer aux urgences -sachez au passage que l’hôpital le plus proche était à presque une heure de route -, elle n’aurait pas survécu. Elle souffrait d’une infection massive.
— En d’autres termes, elle est morte cette nuit-là.
— Oui. Environ une heure et demie après mon arrivée. Elle a pu tenir le bébé dans ses bras.
Nous demeurâmes silencieux un moment.
— Et après ? s’enquit Manfred.
— L’homme m’a donné l’ordre d’examiner le nouveau-né. Elle avait un peu de température, mais rien de grave. Sinon, sur le plan physique, elle était en parfaite santé.
— C’était une fille.
— Oui, oui. Très menue mais à condition de recevoir les soins adéquats, elle avait toutes les chances de s’en sortir. Il m’a demandé si j’avais les médicaments nécessaires car il voulait la porter à ses parents adoptifs. J’avais des antibiotiques dans ma trousse, des échantillons que m’avait remis un visiteur médical. Je lui ai indiqué les doses à administrer et il est sorti de la chambre avec le poupon, que je n’ai plus jamais revu. La mère a rendu l’âme à ce moment-là.
— Qu’avez-vous fait ?
— J’ai dit à l’homme que nous devions signaler le décès. Nous nous sommes vio-lemment opposes. Il ne semblait pas comprendre que c’était la loi et qu’il fallait la respecter.
Vous l’aviez déjà largement contournée ! songeai-je.
— Mais pour finir, il vous a laissé faire ?
— A condition que je ne mentionne pas le bébé. Les gars des pompes funèbres sont venus chercher cette pauvre femme et j’ai signé l’acte de décès.
Il se voûta. Il avait enfin admis le pire des crimes à ses yeux. Désormais, il pouvait se décontracter.
— Vous avez dit qu’elle était morte de… ?
— Infection massive suite à une péritonite.
— Personne n’a remis en cause ce diagnostic ?
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— Aucun membre de la famille ne s’est manifesté. Les Joyce m’ont envoyé un chèque du montant exact de ma note et par la suite, si l’un de leurs employés tombait malade, c’est à moi qu’ils l’envoyaient.
Ils avaient eu la sagesse de ne pas soudoyer ouvertement le Dr Bowden. Il avait dû leur adresser une facture exorbitante et ils l’avaient honorée sans rechigner. Cela l’avait rassuré. Et comme ses affaires n’étaient pas florissantes, ils lui avaient fourni de la clientèle.
— Pourquoi avez-vous déménagé pour Dallas ? demanda Manfred.
Une fois de plus, j’aurais évité d’aborder le sujet mais là encore, j’avais sous-estimé l’élasticité du médecin.
— Mon épouse détestait Clear Creek. De plus, je dois admettre que personne ne s’entendait avec elle. Notre ménage en subissait les conséquences. Il y a six ans environ, j’ai bavardé avec un confrère que je ne connaissais pas au cours d’un séminaire.
Il avait son cabinet à Dallas. Il m’a proposé de me louer son local qui allait bientôt se libérer. À un prix défiant toute concurrence. Il était même prêt à me laisser le maté-
riel car il s’apprêtait à partir travailler pour le consulat des États-Unis à l’étranger ~
en Turquie, je crois.
Comment avait-il pu être naïf à ce point ? Comme si l’on avait traîné sur un trottoir un billet de un dollar au bout d’une ficelle dans l’espoir qu’un passant suivrait le chemin de l’argent.
— Ciel Marcel ! proclama Manfred.
Il faillit continuer mais, Dieu merci, eut la sagesse de se taire.
— Merci… Ah ! Euh… est-ce que vous avez reçu la visite d’une autre personne ce matin à propos de Mariah Parish ?
— Eh bien… oui.
Pourquoi n’avais-je pas emporté les photos des Joyce avec moi ? Jusque-là, je n’avais pu que me féliciter de mes dons d’enquêtrice novice. Quelle idiote !
— Qui était-ce ?
— Il a dit qu’il s’appelait Ted Bowman.
Rien à voir avec Tom Bowden. Rien du tout.
— Et il voulait… ?
Tom Bowden parut ennuyé ou plutôt, encore plus ennuyé.
— Il m’a posé les mêmes questions que vous mais dans un autre but.
— Lequel ?
— En fait, il était au courant de toute l’histoire. Il voulait juste savoir si j’avais connaissance des personnes impliquées.
— Que lui avez-vous répondu ?
— Que je n’avais pas la moindre idée de qui m’avait conduit chez les Joyce ; que selon moi, la dernière fois que j’ai vu la petite, elle était en bonne santé ; enfin, que je n’ai jamais parlé à quiconque de cet épisode.
— Et lui?
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— Qu’il était heureux de l’apprendre ; qu’il avait cru le bébé mort et était enchanté qu’il ait survécu. Il m’a vivement encouragé à effacer cette soirée de ma mémoire et je lui ai avoué que je n’y avais plus repensé depuis des années. Il m’a prévenu que quelqu’un viendrait sans doute m’interroger mais que cette personne cherchait seulement à semer la zizanie en affirmant que Mariah Parish était encore en vie.
— Que vous a-t-il conseillé ?
— De la fermer.
— Mais vous nous avez parlé malgré tout.
Pour la première fois, Tom Bowden rencontra mon regard.
— J’en ai assez de garder ce secret. De toute façon, ma femme et moi avons divorcé. Mon cabinet va à vau-l’eau et mon existence n’est en rien telle que je l’avais imaginée. Le déclin a commencé dès ce fameux soir. J’eus la conviction qu’il ne mentait plus.
— À quoi ressemblait cet homme ?
— II était plus grand que votre ami… plus imposant ; poitrine large, très musclé.
Cheveux foncés, légèrement grisonnants. La bonne quarantaine.
— Des tatouages visibles ?
— Figurez-vous qu’il portait un imperméable, railla Bowden.
Selon toute apparence, le temps des larmes était passé.
— Vous êtes certain de ne pas connaître le nom de l’homme qui vous a conduit au ranch ?
J’étais dubitative car Clear Creek était une ville minuscule. Je le lui dis. Il haussa les épaules.
— Je n’étais pas là depuis longtemps et les fermiers ont tendance à se replier sur eux-mêmes. Cet individu s’est fait passer pour un employé de M. Joyce et il était venu à bord d’une camionnette du ranch. Il s’est peut-être présenté mais je ne m’en souviens pas. Ce fut une soirée stressante. Je vous le répète, j’ai pensé que c’était Drexell Joyce mais je ne l’avais jamais rencontré, je ne peux pas vous l’assurer.
Une soirée stressante, tu parles ! Surtout pour Mariah Parish, dont on aurait pu sauver la vie si une ambulance était venue la chercher… à condition d’être assez humain pour appeler les urgences.
J’étais un peu étonnée qu’on ne l’ait pas tout simplement assassinée et le bébé avec elle. À l’époque, Richard Joyce était encore de ce monde. Peut-être le facteur déterminant avait-il été la crainte de sa réaction si sa nurse disparaissait en son absence. Mariah lui aurait manqué. Or Richard Joyce n’aurait jamais laissé tomber l’affaire s’il avait suspecté un complot.
Et si le bébé avait été confié à une famille en guise d’outil de marchandage ? Si un ouvrier du ranch relevait ? Je pouvais multiplier les scénarios, aucun n’était plausible.
— Où se trouvait Richard Joyce ? demanda Manffed.
— L’homme m’a seulement dit qu’il n’était pas là. Je n’ai pas vu son pick-up.
— Il n’était pas au courant de la grossesse de Mariah ? U n’a rien remarqué ?
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Bowden haussa les épaules.
— Le sujet n’a pas été abordé. J’ignore ce qu’elle a raconté à M. Joyce. Certaines femmes prennent très peu de poids et si elle portait des vêtements amples…
Manffed et moi nous consultâmes du regard. Nous n’avions plus de questions.
— Au revoir, docteur Bowden, dis-je en me levant. Il fut incapable de dissimuler son soulagement.
— Vous allez contacter la police ? Vous savez, s’ils exhument cette pauvre Mariah, ils ne pourront rien déceler.
Il regrettait déjà de nous avoir parlé. En même temps, il était délivré d’un poids énorme. Ce type avait vécu un enfer pendant huit ans. En ce qui me concernait, c’était bien fait pour lui.
— Nous n’avons encore rien décidé, répliqua Manffed, songeur. Nous l’envisa-geons. Si la fillette est vivante et en bonne santé, vous ne serez peut-être pas rayé de l’Ordre des médecins.
C’est un Dr Bowden épouvanté qui nous suivit des yeux tandis que nous traversions la salle d’attente. Trois patients étaient arrivés et j’eus pitié d’eux. Comment le médecin allait-il les soigner vu son désarroi ? En une seule journée, il avait eu deux occasions de ressasser un événement qu’il avait cru enseveli pour toujours ; il y avait de quoi perturber n’importe qui, même quelqu’un de plus respectable que Tom Bowden.
— Quelle ordure ! s’insurgea Manffed dans l’ascenseur. Il était écarlate de fureur.
— Je ne pense pas qu’il soit si mauvais que cela. Mais c’est un lâche. Et il ne mérite pas son titre de médecin.
— J’aurais peut-être mieux compris si cette histoire s’était déroulée dans les an-nées 1930. Ça ressemble à l’intrigue d’une de ces vieilles collections de romans d’horreur. Le coup de sonnette en pleine nuit, l’inconnu qui vous emmène voir une mysté-
rieuse patiente dans une vaste demeure, la femme qui meurt, le bébé, le secret…
Quand les portes de la cabine s’ouvrirent, je dévisageais Manfred, les yeux ronds.
Il avait lu dans mes pensées !
— Crois-tu qu’il nous ait dit la vérité ? Si nous sommes deux à trouver cela invraisemblable, peut-être, que ça l’est. Peut-être n’était-ce qu’un tissu de mensonges.
— Il n’est pas assez habile menteur. Certes, il nous a raconté des bobards. Comment s’est-il débrouillé pour arriver jusque-là ? Il devait se douter qu’un jour, quelqu’un déboulerait pour l’interroger, non ? Il est médecin, il a forcément un minimum d’intelligence. Il a fait des études. Son diplôme est accroché au mur. Je vais vérifier.
Peut-être aurons-nous besoin d’un autre détective privé.
— Sûrement pas après ce qui est arrivé à Victoria, glapis-je… Pardon, Manffed. Je suis contente que tu m’aies accompagnée. Dans l’ensemble, est-ce que tu l’as cru ? Tu es médium.
— Oui, admit Manfred après une pause perceptible. Toutefois, il n’a pas tout dit. Tl connaissait le nom de celui qui est venu le chercher, par exemple. Et je doute que ce type ait caché son portable. D’après moi, il a empêché le médecin de passer un coup de fil en l’intimidant, en lui brandissant une menace suffisamment claire pour anéan-
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tir un couard comme le Dr Bowden. Je pense aussi qu’il l’avait prévenu de ce qui l’attendait. Les médecins ne sortent jamais sans leur trousse. Le Dr Bowden l’avait préparée en conséquence, il avait de quoi traiter une femme dont l’accouchement posait problème, et de quoi traiter le bébé.
— Tu as raison. Alors qui, selon toi, était le chauffeur ? Qui a emmené le bébé ?
Celui qui a conduit le Dr Bowden au ranch portait une alliance.
— Ah, oui ! Félicitations d’avoir retenu ce détail. Voyons… Drexell a été marié, Chip aussi. C’aurait pu être l’un ou l’autre, ou un individu que nous n’avons pas encore rencontré.
Nous regagnâmes l’hôtel, nous arrêtant en route pour manger un morceau dans un fast-food. Je commandai un sandwich au poulet mais ne mangeai pas les frites. Je me sentirais mieux si je me nourrissais sainement. Nous nous restaurâmes en silence.
J’ignore à quoi Manfred réfléchissait mais moi, je m’efforçais de mettre le doigt sur le drôle de sentiment qui m’avait submergée quand les Joyce étaient descendus de leurs camionnettes au cimetière Pioneer Rest. Il me semblait les avoir déjà vus quelque part, du moins les hommes. Où ? Étaient-ils venus chez nous dans notre taudis à Texarkana ? Tant de gens y avaient défilé… Et moi, je m’étais si souvent cachée pour les éviter.
À mon arrivée à l’hôtel, je dus remettre ces réflexions à plus tard car Tolliver était dans une rage folle (et rare). Il avait voulu prendre une douche et en recouvrant son pansement d’un sac plastique, il s’était cogné l’épaule contre le mur. Il souffrait le martyre et m’en voulait de m’être absentée aussi longtemps en compagnie de Manfred. Il avait commandé son repas à la réception mais avait eu un mal fou à retirer le couvercle de sa boisson et couper sa viande d’une seule main. Tolliver en avait gros sur le cœur et, bien que prête à le dorloter jusqu’à ce qu’il se calme, je m’agaçai à mon tour quand il m’annonça que Matthew lui avait téléphoné… et décidé de lui rendre visite puisque je l’avais abandonné.
J’étais folle de rage contre Tolliver et réciproquement - tout ça, parce que j’étais partie avec quelqu’un d’autre que lui. En temps normal, Tolliver n’est ni caractériel, ni irritable, encore moins déraisonnable. Aujourd’hui, il était les trois.
— Oh, Tolliver ! lançai-je, excédée. Tu aurais pu patienter jusqu’à mon retour, non
?
Il me fusilla des yeux mais je compris qu’il regrettait déjà d’avoir parlé avec son père. Malheureusement, il était trop tard. Apparemment, les horaires chez McDonald’s étaient d’une souplesse exceptionnelle car quelques instants plus tard, Matthew frappait à notre porte.
Il pénétra dans le salon et alla se planter devant son fils alors que je restai figée, la main sur la porte. C’était Matthew que j’avais aperçu ce matin-là. C’était lui, l’homme qui avait emprunté la sortie à l’opposé de celle par laquelle Manfred et moi venions d’entrer. Mêmes vêtements, même démarche, mêmes épaules.
Manfred suivit la direction de mon regard et arrondit les yeux. Il me posa une question silencieuse. Je secouai la tête. Non, je ne voulais pas d’une confrontation maintenant - en tout cas, je n’en voyais pas l’avantage dans l’immédiat.
Si Matthew admettait avoir été là, il nous expliquerait qu’il avait consulté un autre médecin, ou un avocat ou un comptable dans l’édifice. Nous pourrions difficilement
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le contredire. Mais sa présence dans le bâtiment abritant le cabinet du Dr Bowden était une sacrée coïncidence.
Il ne m’était jamais venu à l’esprit que la réapparition de Matthew dans la vie de ses enfants pouvait avoir un rapport avec les Joyce.
Au Heu de rejoindre les trois hommes, je me réfugiai dans la chambre et m’assis sur le bord du lit. J’avais l’impression qu’on venait de me claquer une portière sur la jambe alors que je n’étais pas encore complètement dans la voiture. Je tentai de me concentrer sur une seule des mille hypothèses qui se bousculaient dans ma tête. Mon univers tout entier avait basculé et j’avais un mal fou à reprendre mon équilibre.
Mariah Parish était morte en couches.
Richard Joyce était mort de peur. Si l’on peut dire.
Victoria Flores, que Lizzie Joyce avait engagée pour enquêter sur le décès de Mariah Parish, était morte elle aussi.
Parker Powers, qui menait l’investigation, était mort.
Mon beau-père s’était rendu chez le médecin qui avait assisté au supplice final de Mariah Parish.
Que s’était-il passé d’autre, deux mois seulement après la naissance de ce mysté-
rieux bébé, huit ans auparavant ?
Ma sœur Cameron avait disparu.
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