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Pour finir, je retournai à l’hôpital et passai la nuit avec Tolliver. L’idée de me retrouver seule m’était insupportable et je me sentais plus en sécurité auprès de lui bien qu’on lui eût tiré dessus.

L’inspecteur Powers était vivant. Je fus sincèrement heureuse de l’apprendre, profondément reconnaissante que son courage soit récompensé sur cette terre et non dans l’au-delà. J’avais glané quelques bribes des conversations des flics autour de moi

- ils m’avaient plus ou moins traitée comme si j’étais invisible.

— Powers va s’en sortir, me rassura la jeune flic, qui s’était enfin résolue à m’aider à me relever. C’est un dur à cuire.

— Après toutes ces années sur les terrains de football, il est solide, répliqua le secouriste chargé de m’examiner.

Satisfait de mon état, il prit tout son temps pour ranger son matériel.

— Oui, mais ces coups à la tête ne l’ont pas arrangé, argua un autre policier, un chauve. Powers a joué une saison de trop.

— Hé ! Respect pour l’inspecteur ! protesta l’ambulancier. Il bonifie l’image du dé-

partement.

Lisant entre les lignes, j’en déduisis que sa réputation de sportif de haut niveau avait aidé Powers à gagner ses galons d’inspecteur. Les gens étaient tellement épatés d’être interrogés par une ex-star du football qu’ils lui crachaient tout, juste pour maintenir son attention. On ne l’estimait pas tant pour son intelligence et son habile-té que parce qu’il était un atout, qui plus est toujours prêt à partager ses succès. Et parce qu’il était foncièrement gentil.

Je pris plaisir à vanter son courage auprès de ses camarades et à voir combien ils étaient fiers de lui. S’ils lui reprochaient d’avoir été assez idiot pour aller courir avec moi, ils se gardèrent d’en parler.

J’avais un peu de sang sur la figure, je fis donc un saut à l’hôtel pour me nettoyer.

L’officier Kerri Sauer m’accompagna et proposa de me suivre jusqu’à l’hôpital, un geste que j’appréciai.

— Vous avez déjà vu Parker jouer ? me demanda-t-elle alors que je me frottais les joues avec un gant de toilette.

— Non. Et vous ? Vous étiez encore enfant…

— En effet. Il était formidable. Sa blessure a été un drame pour l’équipe. Il participe à toutes sortes d’événements pour les enfants en difficulté. C’est un type épatant.

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Vous avez pu nous indiquer précisément où il se trouvait quand vous avez appelé.

C’est ce qui l’a sauvé. Il devrait se remettre.

Je jugeai inutile de lui signaler que Powers avait été touché parce qu’il était avec moi. J’opinai et m’emparai d’une serviette pour dissimuler mon expression.

Je me garai sur le parking de l’hôpital, me dirigeai vers l’entrée et me retournai sur le seuil pour la saluer de loin dans son véhicule de patrouille. Une pensée farfelue me traversa l’esprit : si je ne pouvais plus gagner ma pitance en découvrant les morts, pourrais-je devenir policier ? Réussirais-je seulement l’examen médical ? Ma jambe droite va beaucoup mieux mais elle est parfois capricieuse. Et je souffre de migraines abominables. Non, ce n’était pas une carrière pour moi. Je secouai la tête et vis ce mouvement se refléter dans les glaces de l’ascenseur. Quelle sotte !

Je longeai le couloir sur la pointe des pieds et pénétrai tout doucement dans la chambre de Tolliver. Il faisait noir, bien que la lumière de la salle de bains fût allumée et la porte entrouverte.

— Harper ? murmura-t-il d’une voix empâtée par le sommeil.

— Oui, c’est moi. Tu m’as manqué, chuchotai-je.

— Viens ici.

Je m’approchai du lit et m’accroupis pour enlever mes chaussures.

— Je m’installe dans le fauteuil. Rendors-toi.

— Non. Allonge-toi près de moi.

— Tu es sûr ? Ce lit est terriblement étroit.

— Je suis sûr. Je préfère manquer de place avec toi que d’en avoir plein sans toi.

Je sentis les larmes rouler sur mes joues, ravalai un sanglot.

— Qu’as-tu ?

Il m’entoura de son bras valide tandis que je me glissai auprès de lui.

— Plus tard… Dors. Je ne voulais pas rester toute seule, c’est tout.

— Moi non plus.

Il s’endormit aussitôt et moi, quelques minutes plus tard.

L’infirmière qui déboula à 5 heures du matin fut assez surprise de me voir là avec Tolliver. Ayant constaté que nous étions tous deux habillés, elle en conclut que Tolliver n’avait rien mit qui puisse retarder la guérison de sa blessure et se décontracta.

Tolliver avait-bien meilleure mine à la lueur du jour. J’étais requinquée, moi aussi.

J’avais repris confiance en moi. J’attendis qu’il fût lavé, rasé et qu’il eût pris son petit déjeuner avant de lui relater l’épisode de la veille.

— Il faut que je parte d’ici ! déclara-t-il instantanément en se redressant.

— Pas question ! rétorquai-je d’un ton ferme. Tu ne bouges pas d’ici, où tu es en sécurité, tant que le médecin ne t’aura pas donné le feu vert.

— Tu es en danger, bébé. Nous devons te mettre à l’abri.

Je fus soulagée qu’il abandonne tout projet de s’en aller car ce seul mouvement avait suffi à le mettre en sueur.

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— Excellent. Mais où ?

— Tu pourrais aller à l’appartement de Saint Louis.

— Sans toi ? Certainement pas.

— Tu pourrais quitter le pays.

— Tais-toi. Je ne vais pas dépenser une fortune pour me réfugier en Europe ou je ne sais où sous prétexte qu’un malade a tiré sur les gars qui m’entourent.

— Tu as reçu une menace de mort, insista-t-il comme si j’étais mentalement inapte ou malentendante.

— Je suis au courant ! ripostai-je en imitant sa voix. Sérieusement, Tolliver, tu t’inquiètes pour rien. Quelqu’un cherche à me déstabiliser, c’est tout. Certes, on t’a tiré dessus puis sur l’inspecteur Powers. Mais si j’avais été la véritable cible, c’est moi qui serais tombée, non ? Je n’ai pas simplement eu de la chance : le tireur essaie de m’effrayer, point.

— Le résultat ne me satisfait guère, grognf$t4l en indiquant son lit.

— Tu as raison.

Nous étions dans une impasse.

Le Dr Spradling apparut et interrogea Tolliver comme à son habitude. De toute évidence, il était hors de danger et le médecin était prêt à le libérer à condition que quelqu’un puisse prendre soin de lui à la maison. Je levai une main pour lui signifier que j’étais là.

— Et les voyages ? m’enquis-je.

— En voiture ?

— Oui.

— Je vous le déconseille. Il a besoin de se reposer deux jours au minimum. J’envisageais de lui prescrire des antibiotiques par perfusion mais si vous promettez de suivre mes instructions à la lettre, j’opterai pour un traitement oral et il pourra partir demain.

— D’accord. Vous pouvez compter sur moi.

— Donc, si son état continue à s’améliorer, s’il n’a pas de fièvre, il sortira demain.

J’étais enchantée. Tolliver aussi.

— Je ferais mieux de retourner à l’hôtel me changer et me restaurer, dis-je dès que le médecin eut disparu.

— Peux-tu patienter jusqu’à ce que Mark termine son service ? J’aimerais qu’il t’accompagne.

— J’irai seule. Je ne peux pas rester enfermée dans une pièce du matin au soir, Tolliver. J’ai des choses à mire.

En outre, je ne tenais pas du tout à ce que Mark se fasse tirer dessus à son tour.

— Qui est-ce, à ton avis ?

— Au risque de te paraître ridicule, je me demande si ce n’est pas un internaute, un fou furieux qui a décidé que je ne devais pas m’entourer d’autres hommes. A

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moins que ce ne soit qu’une coïncidence… Peut-être me visait-il, auquel cas, il est d’une maladresse incroyable. Ou encore, il veut me faire peur et voir comment je vais réagir.

— Pourquoi maintenant ? Il y a forcément une raison.

— Je l’ignore, grondai-je, agacée. Comment veux-tu que je le sache ? Espérons que la police parvienne à résoudre le mystère. Le fait qu’un des leurs ait été touché devrait les inciter à redoubler d’efforts. Dieu sait qu’ils m’ont interrogée sur mes moindres faits et gestes de ces deux derniers jours, encore et encore. D’autre part, je dois rendre visite à l’inspecteur Powers.

Tolliver acquiesça. Il tourna la tête vers la fenêtre. La journée était froide et claire, le ciel d’un bleu intense, presque aveuglant. Une journée magnifique. Et nous étions là, confinés dans une chambre d’hôpital, à nous chamailler.

Je m’approchai du lit, pris la main de Tolliver. Elle resta inerte.

— Je vais me laver, manger puis aller voir l’inspecteur. Ensuite, je reviendrai. Ne te fais aucun souci. On ne peut tout de même pas me filer vingt-quatre heures sur vingt-quatre ?

— Il faut que je fiche le camp d’ici.

— Oui. Le médecin te laissera sortir demain. Pas de bêtises d’ici là, d’accord ?

On frappa discrètement à la porte et un homme de petite taille apparut - tout en noir, les cheveux blond platine laqués en hérisson, il arborait des piercings aux sourcils, au nez et (je l’avais découvert dans le passé) à sa langue. Il était plus jeune que moi, mince et étrangement séduisant.

— Bonjour, Manfred, murmura Tolliver. Je n’imaginais pas dire cela un jour, mais je suis heureux de te voir.

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