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Tolliver était stupéfait et épuisé. Je dus l’aider à se coucher. Dès qu’il fut confortablement installé, j’appelai la réception pour commander deux soupes et deux salades.
Puis je me blottis contre lui en attendant qu’on nous monte notre repas.
— Matthew est un être méprisable, dit-il. Mais je refuse de croire qu’il ait fait du mal à Cameron.
— Je ne l’avais jamais imaginé non plus, avouai-je. Mais s’il est lié à sa disparition et s’il nous l’a caché pendant toutes ces années, je veux qu’il paie de sa vie.
Inutile de m’inquiéter de ce que Tolliver penserait de moi. Il me connaissait. À
présent, il me connaissait encore mieux.
Il comprit mon point de vue.
— S’il est responsable du malheur de Cameron, il mérite de mourir. Mais nous n’avons rien qui le relie à sa disparition et il n’avait aucun mobile. D’ailleurs, nous n’avons aucune preuve qu’il ait été mêlé à cette histoire avec les Joyce. Il nous faut davantage qu’un aperçu d’un homme vu de dos quittant un immeuble.
— Je suis d’accord (et c’était vrai même si sa logique m’exaspérait). Nous devons donc réfléchir. Nous ne pourrons pas avancer dans notre existence tant que nous ne serons pas débarrassés de nos doutes dans un sens ou dans l’autre.
— Oui, murmura Tolliver.
Puis il ferma les yeux et sombra dans un sommeil profond.
Je mangeai seule mais mis de côté son dîner au cas où il se réveillerait. Après avoir fini ma salade, je fis quelque chose que je n’avais pas fait depuis au moins un an. Je descendis à la voiture, j’ouvris le coffre et en sortis le sac à dos de ma sœur. De retour dans notre suite, je m’assis sur le canapé et l’ouvris. Quand Cameron l’avait choisi, nous nous étions tous extasiés tellement nous le trouvions mignon. Il était rose à pois noirs. Cameron s’était aussi offert des bottes et un blouson noirs qui lui allaient à merveille. Personne n’avait besoin de savoir qu’elle avait tout acheté dans une solde-rie.
Les flics nous avaient enfin rendu le sac, six ans plus tard. On y avait prélevé les empreintes, on l’avait retourné, examiné au microscope sous toutes les coutures. ..
voire passé au scanner.
Aujourd’hui, Cameron aurait presque vingt-six ans. Elle avait disparu depuis bientôt huit ans.
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C’était à la fin du printemps. Elle était restée décorer le gymnase du lycée en vue du bal de fin d’année. Elle devait s’y rendre avec… mon Dieu, je ne m’en souviens pas.
Todd ? Oui, c’est ça, Todd Battista. Je ne me rappelle pas si j’avais ou non un cavalier.
Probablement pas car après mon accident, ma popularité a carrément chuté. Mon nouveau don m’a mise hors circuit et il m’a fallu une année pour m’adapter aux appels des morts.
Ensuite, j’ai dû apprendre à dissimuler mon étrange talent. Pendant cette période atroce, j’ai acquis une réputation méritée de « fille bizarre ».
Ce jour-là, elle était en retard. Cela ne ressemblait pas du tout à Cameron. Je me souviens d’avoir arraché ma mère de son lit afin de lui confier les filles que j’étais passée chercher à la garderie. Ce n’était pas raisonnable de les laisser entre ses mains mais je ne pouvais pas non plus les emmener avec moi. J’ai couru le long du chemin que nous empruntions chaque jour entre l’école et la maison.
Tolliver et Mark étaient à leurs boulots respectifs et Matthew jouait au billard chez l’un de ses grands amis, un junkie, Renaldo Simpkins. Les enquêteurs n’auraient jamais cru Renaldo mais sa petite amie, Tammy, était présente et a déclaré être en-trée et sortie de la pièce au moins cinq fois durant la partie. Elle a certifié que Matthew n’avait jamais quitté les lieux entre 16 heures et 18 h 30. À 18 h 30, un voisin l’avait appelée pour la prévenir que des véhicules de patrouille cernaient notre domi-cile et que Matthew avait intérêt à se bouger les fesses.
Aux alentours de 17 h 30, j’avais découvert le sac à dos de ma sœur - celui qui était maintenant devant moi sur la table basse - au bord de la rue. C’était une avenue rési-dentielle flanquée de petits pavillons. La moitié d’entre eux étaient abandonnés. Mais une femme habitait celui situé en face de l’endroit où j’avais ramassé les affaires de Cameron. Elle s’appelait Ida Beaumont.
Je n’avais jamais adressé la parole à Ida Beaumont avant ce jour et bien qu’étant passée devant chez elle des centaines de fois, je crois bien ne l’avoir jamais aperçue dans son jardin. Elle avait peur des adolescents du secteur - sans doute avec raison.
Dans ce quartier, même les flics étaient aux aguets. Ce jour-là, je fis connaissance avec elle : je traversai la chaussée et frappai à sa porte.
— Bonjour, excusez-moi de vous déranger mais ma sœur n’est pas rentrée du ly-cée et son sac à dos est là, sous cet arbre.
J’indiquai la tache de couleur. Ida Beaumont suivit la direction de mon doigt.
— Oui, murmura-t-elle, sur ses gardes.
Elle avait une soixantaine d’années et j’appris plus tard par les journaux qu’elle vivotait sur une pension d’handicapée et ce qui restait de la retraite de son mari. Le volume de la télévision était à fond. Je l’avais interrompue en plein talk-show.
— Qui est votre sœur ? La jolie blonde ? Je vous vois souvent passer ensemble.
— Oui, madame, c’est bien eUe. Je suis à sa recherche. Avez-vous remarqué quoi que ce soit cet après-midi ? Dans l’heure qui vient de s’écouler ?
— En général, je suis occupée dans le fond, m’expliqua-t-elle comme pour m’assurer qu’elle n’était pas une commère. Mais il y a une demi-heure, j’ai vu un pick-up bleu, un vieux Dodge. Le conducteur discutait avec une jeune fille. J’avais du mal à
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la distinguer parce qu’elle était de Vautre côté du véhicule. Mais elle est montée et ils ont démarré aussitôt.
— Ah!
J’essayai de me rappeler qui, parmi nos relations, possédait un vieux pick-up bleu. En vain.
— Merci. Il y a une trentaine de minutes, c’est bien cela ?
— Oui. Absolument.
— Elle n’avait pas l’air de… vous n’avez pas eu l’impression qu’il lui forçait la main ?
— Je ne peux rien affirmer. Ils ont échangé quelques mots puis elle est montée et ils sont partis.
— Entendu. Merci, madame.
Je tournai les talons et retournai jusqu’au sac à dos. Puis je fis demi-tour. Ida Beaumont était encore sur le seuil de sa maison.
— Avez-vous un téléphone ?
Dans ce secteur de la ville, tout le monde n’avait pas les moyens de s’offrir l’abonnement.
— Oui.
— Pouvez-vous prévenir la police, s’il vous plaît ? Leur demander de venir ? Je ne bougerai pas d’ici.
Je constatai sa réticence : elle regrettait de m’avoir ouvert.
— D’accord, finit-elle par concéder avec un profond soupir. Je les appelle.
Sans refermer, elle alla décrocher l’appareil accroché au mur du vestibule. Je l’entendis composer le numéro et parler.
Les flics arrivèrent très rapidement et c’est tout à leur honneur. Initialement, Us mirent en doute la possibilité d’une disparition. Les adolescentes avaient souvent mieux à faire que de rentrer chez elles, surtout dans cette zone. Mais le sac à dos abandonné semblait les interpeller, témoigner que ma sœur avait grimpé dans le véhicule contre son gré.
Pour finir, je fondis en larmes en leur expliquant que je devais à tout prix m’en aller, que ma mère était incapable de s’occuper correctement de mes demi-sœurs. Ils prirent aussitôt la situation plus au sérieux et m’autorisèrent à appeler mes frères, qui quittèrent leur travail pour foncer à la maison. Le fait qu’ils ne remettent pas en cause l’hypothèse de l’enlèvement convainquit la police que Cameron ne s’était pas enfuie de son plein gré ou intentionnellement.
En d’autres circonstances, j’aurais été humiliée d’inviter les policiers dans notre taudis. Mais j’étais tellement paniquée que leur présence me rassura. Ils constatè-
rent que ma mère était couchée sur le canapé, dans les vapes, et que les petites pleuraient. Elle avait commencé à changer Gracie mais n’avait pas fini de lui attacher sa couche propre. Mariella essayait d’écraser une banane pour Gracie (qui en était au tout début de son alimentation solide) ; pour pouvoir atteindre le comptoir, elle s’était mise debout sur une chaise. Notre intérieur était propre, du moins autant que
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possible vu son état général mais nous étions nombreux et il s’en dégageait une impression de capharnaüm.
— C’est toujours comme ça ? s’exclama le plus jeune des officiers.
— La ferme, Ken ! riposta son partenaire.
— Cameron et moi faisons de notre mieux, bafouillai-je avant d’éclater de nouveau en sanglots.
S’en suivit un torrent d’explications teintées d’amertume. Je ne m’étais rendu compte que notre vie ici était terminée et par conséquent, la mascarade.
Tout en me lamentant, je langeai Gracie et préparai un sandwich au beurre de cacahuètes pour Mariella. J’ajoutai un soupçon de lait 2e âge à la purée de banane et mis le tout dans le bol de Gracie. J’extirpai sa cuillère de l’égouttoir. Pendant tout ce temps, ma mère ne bougea qu’une fois : elle tapota vaguement l’endroit où avait été posée Gracie. J’installai le bébé dans son transat et lui donnai à manger, m’in-terrompant parfois pour essuyer mes joues.
— Tu prends soin de tes sœurs, murmura le plus âgé des flics d’un ton amical.
— Mes frères gagnent suffisamment d’argent pour que nous les mettions à la garderie pendant que nous sommes en classe. On a fait de notre mieux, répétai-je.
— En effet.
Son coéquipier se détourna, lèvres pincées, une lueur de rage dans les prunelles.
— Où est ton papa ?
— Mon beau-père ? rectifiai-je machinalement. Aucune idée.
À son arrivée, Matthew parut surpris par la présence des policiers, atterré à l’annonce de la disparition de Cameron, consterné que sa femme ait continué à dormir malgré le chaos.
Il jura que c’était la première fois qu’un tel incident se produisait. D’autres flics déboulèrent en renfort. L’un d’entre eux avait arrêté Matthew auparavant et ce numéro le fit ricaner.
— Mais oui, c’est ça ! ironisa-t-il. Où étiez-vous cet après-midi ?
Plus tard - une fois ma mère expédiée à l’hôpital -Tolliver et moi nous assîmes côte à côte sur le canapé. Mark effectua des allées et venues devant nous. Une femme des services sociaux était venue chercher nos sœurs. Matthew était en garde à vue car on avait retrouvé des joints dans sa voiture. Les flics s’étaient rués sur ce prétexte mais à mon avis, ils l’auraient emmené de toute manière. Mark et Tolliver avaient confirmé tout ce que j’avais raconté : Mark, à contrecœur, Tolliver, d’une voix neutre qui en disait long sur notre calvaire.
Mais dans la soirée, je surpris Mark dehors en train de pleurer.
— On a tout essayé pour rester ensemble, soupira-t-il comme s’il devait justifier sa détresse.
— C’est fini. Tout a changé, maintenant que Cameron a été kidnappée. Nous n’avons plus rien à cacher.
Pendant des mois, Cameron fut « aperçue » à de nombreuses reprises autour de Texarkana, à Dallas, à Corpus Christi, à Houston, à Little Rock. Une adolescente qui
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mendiait dans les rues de Los Angeles fut tramée au poste parce qu’elle lui ressemblait. Malheureusement, aucune de ces pistes n’aboutit et son corps ne fut jamais retrouvé. Environ trois ans après sa disparition, je connus un élan d’excitation quand un chasseur tomba sur le cadavre d’une jeune fille dans un bois aux abords de Lewis-ville, Arkansas. La taille correspondait. Toutefois, un examen approfondi révéla que les ossements appartenaient à une femme plus âgée et l’analyse d’ADN s’avéra négative. Cette dépouille ne fut jamais identifiée bien que je conclus au suicide lorsqu’on me mena à elle. Je me gardai de l’annoncer : à l’époque, ma crédibilité restait encore à prouver.
A cette époque, Tolliver et moi avions démarré notre affaire et voyagions déjà beaucoup. U fallut beaucoup de temps, grâce au bouche à oreille et à Internet, pour bâtir ma réputation. Au début, les policiers nous prenaient pour des escrocs. Ma carrière ne décolla vraiment qu’au bout de deux années d’efforts acharnés.
Mais ce n’était pas le moment de ruminer sur mon propre parcours. Je devais m’occuper de Cameron. Je caressai son sac à dos avec amour avant de le vider. Cent fois, j’avais scruté chacun des objets qu’il contenait. Avec Tolliver, nous avions feuilleté chaque page de ses cahiers dans l’espoir d’y repérer un message, un indice, n’importe quoi. Tous les mots que lui avaient transmis ses camarades étaient réunis dans une poche et nous les avions épluchés attentivement en quête d’un signe qui aurait pu nous renseigner sur le sort de notre sœur.
Tanya lui demandait si elle avait remarqué la tenue ridicule de Heather. Tanya tenait aussi à lui mire savoir qu’elle avait appris par Jerry que Heather avait couché avec lui le week-end précédent. Jennifer était fascinée par Tolliver : avait-il une copine ? Et, décidément, ce M. Arden était un imbécile !
Todd voulait savoir à quelle heure il devait passer la chercher pour l’emmener au bal de fin d’année et si elle prévoyait de s’habiller chez Jennifer comme la dernière fois ? (Cameron s’arrangeait toujours pour que ses cavaliers la récupèrent ailleurs qu’à la maison. Pour rien au monde je ne le lui aurais reproché.) Il y avait aussi une missive de M. Arden qui souhaitait rencontrer nos parents afin de les mettre au courant du nouveau règlement sur l’absentéisme. Une lettre signée ne suffisait pas. (M. Arden expliqua à la police que Cameron avait loupé son cours une fois de trop et que ça ne pouvait plus durer, que son avenir était en jeu.) Elle ne faisait pas l’école buissonnière par plaisir. Le cours de M. Arden était le dernier de la journée et nous étions souvent obligées de partir tôt pour récupérer les filles à la garderie dans les cas où Tolliver ou Mark ne pouvaient pas assurer cette tâche.
Naturellement, tous nos professeurs se déclarèrent horrifiés de nos conditions de vie. Sauf Mlle Brialy, qui se révolta : « Qu’aurions-nous pu faire ? Appeler la police ?
Les autorités se seraient empressées de séparer ces pauvres enfants !»
C’était l’avis de la presse et Mlle Brialy eut droit à une remontrance de la part du directeur de l’établissement. J’en bouillonnai de rage. Mlle Brialy enseignait la ma-tière préférée de Cameron, la biologie. Je me rappelle combien Cameron avait travaillé son exposé sur la génétique, dressant un tableau sur les couleurs d’yeux de tous les habitants du quartier. Elle avait eu un A. Mlle Brialy m’a donné son relevé après la disparition de Cameron.
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Ida Beaumont dut répéter son témoignage encore et encore. À force d être harcelée, elle a fini par s’enfermer chez elle et demander à une dame de la paroisse de lui livrer ses provisions.
Ma mère et le père de Tolliver furent condamnés à des peines de prison pour mise en danger d’enfants et trafic de drogue.
On accorda à Tolliver la permission de s’installer chez Mark. Quant à moi, je fus placée dans une famille d’accueil où je fus bien traitée. Quel bonheur, cette maison où les planchers étaient solides, où je n’avais à partager ma chambre qu’avec une seule fille, où tout était impeccable sans que j’aie besoin d’astiquer, où j’avais l’obligation de faire mes devoirs. Je continue à envoyer aux Cleveland une carte de vœux à Noël.
Quand Tolliver ne travaillait pas le samedi, il avait le droit de me rendre visite.
Lorsque j’obtins mon Bac, nous avions déjà échafaudé un plan pour mettre à profit mon étrange talent. Nous avions passé des heures et des heures au cimetière afin que je puisse m’entraîner, explorer mes limites. Ce fut une période délicieuse pour moi et pour Tolliver aussi, je crois. Toutefois, je pleurais l’absence de mes sœurs.
Cameron avait disparu, Mariella et Gracie étaient désormais chez Iona et Hank.
J’ouvris le livre de maths de Cameron. Elle détestait l’algèbre et peinait dans cette matière. En revanche, elle excellait en histoire. Elle trouvait plus facile d’étudier la vie des gens quand ils sont tous morts et que leurs problèmes appartiennent au passé.
Elle était brillante en orthographe et adorait les sciences, surtout la biologie, La presse avait lourdement insisté sur nos conditions de vie déplorables, la dépra-vation de Laurel et de Matthew, les casiers judiciaires de leurs nombreux visiteurs, les trésors que nous les enfants avions déployés pour rester ensemble. Pour être franche, je ne pense pas que notre cas était unique. À travers leurs sous-entendus, nous savions qu’une dizaine au moins de nos camarades vivaient un enfer.
Les gens ne font pas exprès d’être pauvres mais rien ne les oblige à être mauvais.
Malheureusement pour nous, nos parents étaient les deux.
J’ouvris un autre des cahiers de ma sœur. Ces pages de notes manuscrites sont tout ce qu’il me reste d’elle. Cameron était la seule à part moi qui avait connu des jours meilleurs - l’époque où notre mère et notre père étaient encore mariés et n’avaient pas sombré dans la drogue. Si mon père était encore vivant, il ne s’en sou-viendrait probablement pas.
Je me secouai. Pas la peine de m’apitoyer sur mon sort. En revanche, je devais me concentrer sur le jour de la disparition de Cameron. Si elle était montée de son plein gré dans cette camionnette, autant renoncer tout de suite à la rechercher. D’une part, cela ferait d’elle une étrangère à mes yeux ; d’autre part, il n’y aurait pas de corps à sentir, à moins qu’il ne lui soit arrivé quelque chose entretemps. Ironie du sort, si Cameron était morte, un de ces jours, je finirais peut-être par la retrouver.
Ida Beaumont était-elle encore de ce monde ? J’étais si jeune à l’époque et elle me paraissait au bord de la tombe. En fait, elle ne devait pas avoir plus de soixante-cinq ans.
Obéissant à une impulsion soudaine, j’appelai les renseignements de Texarkana et découvris qu’elle figurait encore dans l’annuaire. Je composai le numéro presque sans m’en rendre compte.
— Allô ? miaula une voix soupçonneuse.
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— Madame Beaumont ?
— Oui, je suis Ida Beaumont.
— Vous ne vous souvenez peut-être pas de moi. Harper Connelly.
Silence de plomb.
— Que voulez-vous ?
Ce n’était pas la question que j’avais anticipée.
— Habitez-vous toujours la même maison, madame Beaumont ? J’aimerais beaucoup vous rendre visite, improvisai-je. Je viendrais volontiers avec l’un de mes frères.
— Non. Ne venez pas chez moi. Jamais. La dernière fois que vous avez frappé à ma porte, j’ai été dérangée jour et nuit pendant des semaines. Et les policiers viennent encore de temps en temps. Ne vous approchez pas de moi.
— Nous avons des questions à vous poser, insistai-je.
— J’en ai par-dessus la tête des questions J glapit-elle. Je compris que je m’étais trompée de tactique.
— Je regrette le jour où vous m’avez demandé de l’aide, reprit-elle.
— Vous n’auriez pas pu me parler de la camionnette bleue.
— Il me semble vous avoir dit que je n’avais pas pu distinguer la jeune fille ?
— Oui, convins-je, bien qu’au fil des ans, ce détail m’eut échappé.
Ma sœur avait disparu, elle avait vu une adolescente grimper dans un pick-up et le sac à dos de Cameron était là, sous l’arbre.
À l’autre bout de la ligne, j’entendis un profond soupir.
— Une femme de l’association Popote roulante a commencé à venir il y a environ six mois. Les repas ne sont pas bons mais ils ont le mérite d’être gratuits et parfois, j’en ai assez pour deux jours d’affilée. Elle s’appelle Missy Klein.
— D’accord, bredouillai-je, l’estomac noué car je devinais la suite.
— Elle m’a dit : « Madame Beaumont, vous vous rappelez cette gosse que vous avez vue monter dans une camionnette, autrefois ? » Et j’ai répondu : « Bien sûr, je m’en mords encore les doigts. »
— Ah!
Mon angoisse décupla.
— Alors là, elle a dit que c’était elle, qu’elle était avec son petit ami, qu’elle n’avait pas le droit de fréquenter parce qu’il avait plus de vingt ans.
— Ce n’était pas ma sœur.
— Non. C’était Missy Klein et aujourd’hui, c’est elle qui me livre mes repas.
— Vous n’avez jamais vu ma sœur.
— Non. Et Missy m’a dit que le sac à dos était déjà là quand elle est arrivée.
J’eus l’impression qu’une tonne de briques se déversait sur moi.
— L’avez-vous signalé à la police ?
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— Non, je ne m’amuse pas à les appeler. J’aurais dû, je suppose mais… ils me harcèlent encore avec ça. Peter Gresham, surtout. Je me suis promis de le lui raconter la prochaine fois.
— Merci. Dommage que je ne l’ai pas su plus tôt. Mais merci pour le renseignement.
— Avec plaisir. J’étais sûre que vous m’en voudriez, ajouta-t-elle à ma grande surprise.
— Je suis contente d’avoir eu cette conversation avec vous. Au revoir.
Ma voix était aussi engourdie que mon cœur. D’une minute à l’autre, la sensation me submergerait de nouveau. Je voulais être certaine d’avoir raccroché avant cela.
Je coupai là communication alors qu’Ida Beaumont recommençait à me parler de l’association Popote roulante.
Lizzie Joyce me téléphona alors, avant que je ne puisse imaginer les conséquences de ce que je venais d’entendre.
— Oh mon Dieu ! Victoria est morte, je n’en reviens pas. Vous étiez amies, n’est-ce pas ? Vous vous connaissiez de longue date ? Je suis désolée, Harper I Que lui est-il arrivé, selon vous ? Croyez-vous qu’il y ait un rapport avec son enquête sur le bébé ?
— Je n’en ai pas la moindre idée, répliquai-je, ce qui était la stricte vérité.
Selon moi, Lizzie Joyce n’était pas impliquée dans le meurtre de Victoria mais quelqu’un de son entourage l’était. Pourquoi ce coup de fil ? La richissime Lizzie Joyce n’avait-elle personne d’autre à qui se confier ? Où étaient la sœur, le petit ami, le frère ? Pourquoi ne se tournait-elle pas vers ses coadministrateurs, ses employés, sa coiffeuse ou sa manucure, les types qui disposaient les barils pour ses entraînements à la compétition ?
Je me rendis rapidement compte que Lizzie voulait discuter avec quelqu’un qui avait connu Victoria. J’étais la seule à satisfaire à cette exigence.
— Je vais devoir solliciter les détectives qu’embauche la société de mon grand-père, je suppose. Je m’étais dit que cela valait le coup de recruter une femme indé-
pendante, qui ignore tout de l’entreprise et de la saga familiales. Mais je crois avoir causé sa mort. Si j’étais passée par les voies habituelles, elle serait encore en vie.
Sur ce point, elle n’avait pas tort.
— Pourquoi votre grand-père avait-il fait appel à une agence ?
— Quand son empire a grandi, il a voulu savoir qui il engageait, du moins pour les postes clés, décréta-t-elle comme si c’était une évidence.
— Alors pourquoi n’a-t-il pas demandé que l’on vérifie les antécédents de Mariah Parish ?
— Il l’avait rencontrée quand elle était encore au service des Peaden. Le jour où il a eu besoin de quelqu’un, il s’est trouvé qu’elle était libre. J’imagine qu’il avait l’impression de la connaître et qu’il était inutile de pousser l’enquête. Après tout, ce n’était pas elle qui allait signer les chèques.
Il ne lui aurait pas confié sa comptabilité mais il avait eu suffisamment confiance en elle pour penser qu’elle le nourrirait sans l’empoisonner, qu’elle ferait son ménage sans lui voler ses biens. Même les riches les plus suspicieux ont leur angle mort.
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Quelle ironie, vu ce que nous avions découvert concernant Mariah en lisant son dossier !
Ainsi, Richard Joyce avait rencontré Mariah bien avant qu’elle ne vienne chez lui.
Drexell n’avait pas mentionné ce détail lors de notre dîner avec Victoria. Richard avait-il concocté ce plan pour installer sa maîtresse dans sa demeure au nez et à la barbe de ses enfants ? Peut-être M. Peaden s’était-il vanté d’avoir couché avec Mariah
? « Une perle, mon cher ! Elle te confectionnera des petits plats, elle comptera tes pilules, elle réchauffera tes draps. »
— Il ne vous est pas venu à l’esprit de vous informer comme vous l’auriez fait pour n’importe quelle nouvelle recrue ?
— Eh bien, hésita Lizzie, visiblement mal à l’aise… Elle et Grand-Pa’ avaient tout organisé. Ils nous ont mis devant le fait accompli. Grand-Pa’ était sain d’esprit, nous n’avons pas protesté.
Tous les petits-enfants Joyce avaient eu peur du patriarche.
— Et par la suite ? Vous n’avez pas cherché à en savoir davantage sur elle ?
— Grand-Pa’ l’aurait su. C’est là que j’aurais dû engager une personne extérieure.
Pour tout vous avouer, à l’époque, je n’avais pas envie d’y songer. C’était il y a des années. J’étais plus jeune, moins assurée et bien entendu, j’étais persuadée que Grand-Pa’ était éternel.
Lizzie se tut tout à coup, craignant d’avoir trop parlé.
— Bref… je voulais vous dire combien je suis désolée pour votre amie. Comment se porte votre frère ? Cette affaire devient de plus en plus complexe.
— Regrettez-vous de m’avoir contactée ? Un bref silence.
— A vrai dire, oui. Beaucoup de gens sont morts pour rien. Car rien n’a changé. Je ne sais rien de plus. Mon grand-père a vu un serpent à sonnette et il a succombé à une crise cardiaque. Mariah est morte mais dans mon esprit, elle ne repose plus en paix. Où est l’enfant ? Ai-je une tante ou un oncle quelque part ? Je n’aurai peut-être jamais la réponse.
— Quelqu’un fait en sorte que vous ne l’appreniez jamais. Au revoir, Lizzie.
Je raccrochai.
Manfred passa et j’étais ravie de le voir mais je n’étais pas d’humeur à bavarder. Il m’interrogea au sujet du sac à dos.
— C’est celui de ma sœur. Elle l’a abandonné le jour de sa disparition.
Je me détournai pour répondre à l’appel de Tolliver. Il s’était réveillé brièvement et réclamait un cachet. Il se rendormit avant même de l’avoir avalé.
Lorsque je revins dans le salon, Manfred sortait les mains du sac. Il était triste.
— Je suis navré pour toi, Harper.
— Merci, c’est gentil, Manfred mais en fait, c’est ma sœur qui a souffert.
— À bientôt. Ne t’inquiète pas si je ne te donne pas de nouvelles pendant un ou deux jours. J’ai un truc à faire.
— Ah bon… D’accord, Manfred.
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Il déposa un baiser sur ma joue et sortit. Je refermai la porte derrière lui avec soulagement. Puis je me rassis et pensai à ma sœur.
Ce fut une nuit interminable. Je finis enfin par m’assoupir après minuit.
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