La bâtisse de pierres était
imposante : carrée, toit, peu pentu, large cheminée en son
faîte. Elle trônait au fond d’une cour encadrée par les dépendances
d’une ancienne exploitation agricole. D’un coté et à l’étage, les
remises, d’où devait dégueuler le foin, à la fin de l’été ; en
dessous les écuries, vides depuis longtemps, mais où l’on pouvait
distinguer quelques carcasses rouillées de vieux tracteurs. Les
dépendances d’en face devaient contenir les cuves à vin. Le temps
semblait s’être arrêté là, sous ce déluge de neige d’une autre
ère.
Il frappa à la porte faute de
sonnette, celle-ci grinça soudain sur ses gonds. Dans les contes
d’enfants ou dans les dessins animés l’on voit apparaître, dans ces
circonstances, la face ridée d’une sorcière au sourire
édenté.
Tel ne fut pas le cas, bien au
contraire, le visage de son hôtesse respirait une sensualité à
fleur de peau, des yeux d’un vert ardent, une bouche mince que
plissait un sourire exprimant la bonté et la confusion. Ses cheveux
blonds et courts encadraient et rajeunissaient ses traits
merveilleux de quinquagénaire, trahis par quelques ridules.
— Entrez Docteur ! Je suis
confuse de vous avoir fait déplacer par ce temps. Mais ! je ne
vois pas votre voiture ?
Le Docteur Simon lui expliqua sa
mésaventure, la maîtresse des lieux en fut sincèrement retournée,
presque au bord des larmes ; une attitude qui trahissait une
profonde tristesse dans son esprit.
Manuel la suivit dans un imposant escalier austère que quelques vieilles gravures trop petites ornaient.
Il s’intéressait peu au mobilier, mais
la lente ondulation des hanches de sa guide l’hypnotisait :
des hanches pleines qui chapeautaient deux jambes merveilleusement
musclées, moulées dans un jean serré et délavé.
Un ample pull rose à col montant
cachait les autres formes. Même ses pantoufles, aux couleurs
assorties au pull, qui chuchotaient à chaque pas, le plongeaient
dans la rêverie.
Rien de vénal, non, le simple plaisir
d’avoir vu quelque chose d’une grande esthétique et d’en être
conscient.
— Je ne serais pas venu pour
rien !
Pensait-il, malgré toutes les
complications de cette visite.
Il ne projetait pas d’autres
fantasmes. Voilà des mois que sa seule rêverie restait fixée sur
une photo de Myriam à la plage, sourire figé, pose stricte,
dépourvue de sensualité.
Il pénétra dans une vaste chambre où
trônait un grand lit. Une vieille femme aux cheveux longs et gris
attendait, les mains délicatement posées le long du corps sur un
drap sans plis.
— Je ne sais vraiment pas pourquoi
Marianne vous a dérangé Docteur !
Dit-elle avec un regard plein de
reproche à l’endroit de sa fille.
— Je n’ai plus rien, je vais très
bien
Le Docteur avec un grand éclat de rire
s’écria : — Et bien tant mieux ! Mais je vais quand même
vous examiner histoire de ne pas avoir risqué la mort pour
rien.
Et il conta avec humour ses déboires routiers, pour détendre l’atmosphère.
Sa fille s’éclipsa après avoir exhorté
sa mère de « tout dire au Docteur » .
La vieille femme énuméra ses
antécédents avec beaucoup de lucidité et de facilité ; ses
quatre-vingt-dix ans n’avaient en rien altéré de sa vigilance, ni
même de la vivacité de son regard. Des yeux verts comme sa fille,
et un visage, malgré les rides, qui gardait l’empreinte indélébile
de la beauté.
Le Docteur Simon posa son stéthoscope
sur la poitrine de sa patiente ; d’un regard ardent, elle
l’observait, détaillait ses expressions, pendant que l’objet
magique courrait sur son thorax, et se glissait dans le pli de ses
seins plats qui plongeaient loin sous sa chemise de nuit. Quelque
part, cet œil inquisiteur gênait le médecin, il avait le sentiment,
qu’il perçait ses pensées, il se sentait vulnérable, dans sa
carapace de Docteur, il ne savait plus qui était le patient de
l’autre. Elle le dévisagea ainsi jusqu’à la prise de tension
finale, parfois avec un petit sourire bienveillant. Manuel se
sentait intimidé par cette nonagénaire, dont le corps usé, gardait
aussi l’empreinte d’une grâce passée.
— Alors Docteur ! Vous
voyez ! Je n’ai rien !
Dit-elle triomphante.
Manuel confirma.
— Marianne est une fille très
inquiète, et elle traverse une période difficile de sa vie. Elle ne
sait plus très bien où elle en est. J’ai connu ça….
Ses pensées s’éclipsèrent un instant dans un passé vertigineux.
— Docteur j’ai souvent entendu parler
de vous, on dit beaucoup de bien de vous, et de l’écoute si
attentive que vous portez à vos patients, c’est ça le plus
important, l’écoute….
Manuel fut vraiment flatté de ce
compliment parce qu’il touchait assurément sa conviction intime sur
le métier: être à l’écoute et se donner les compétences pour que
cet entretien singulier médecin malade soit actif et
thérapeutique ; il suivait, depuis plusieurs années, les cours
d’une école de psychosomatique et un groupe Balint. Cet éloge aussi
bien ciblé ne faisait que souligner l’acuité de l’intelligence de
cette femme.
Elle lui prit la main en le regardant
droit dans les yeux et lui dit :
— Vous rentrerez tard ce soir,
j’imagine que l’on vous attend ?
Les défenses du Docteur Manuel Simon
s’écroulèrent soudain, il fut pris d’une envie folle de se confier,
de déverser son malheur. Elle sentit son émoi, posa une main
presque juvénile et douce sur sa joue. Les lumières s’éteignirent
brutalement et l’index de Juliette essuya une larme.
Marianne fit irruption dans la chambre avec
une lampe de poche. La neige et le vent avaient sans doute eu
raison de quelques poteaux aussi bien électriques que
téléphoniques. Le retour du médecin serait impossible ce
soir.
Manuel remis de ses émotions rassura
Marianne sur l’état de sa mère.
Elle fondit en larmes.
— Mais je vous ai fait venir pour rien ! et vous ne pouvez plus rentrer chez vous, on va s’inquiéter. …
— Non depuis quelque temps plus
personne ne s’inquiète pour moi à la maison .
Manuel, sans détour, avait résumé en
une phrase sa situation ; il avait livré un pan de son
intimité à ses patients d’infortune. Marianne profita de
l’obscurité pour masquer la confusion que provoquait cette
confession inattendue ; sa mère avait éclairé la bougie qui
trônait toujours sur sa table de nuit ; à sa lueur vacillante,
il put apercevoir le beau visage plein de sympathie de la vieille
femme.
Pendant que sa fille allait chercher
quelques couvertures supplémentaires, Juliette dit à voix basse au
docteur :
— Vous méritez d’être heureux tous les
deux.
Son regard se dirigea vers la porte de
sa chambre d’où venait de sortir Marianne.
Manuel resta un instant interdit,
interrogateur.