CHAPITRE XI
Un mystère.
Après le petit déjeuner, François s'approcha de sa cousine et lui dit :
« Claude, je t'en prie, essaie de ne pas te montrer trop désagréable aujourd'hui. Cela ne servirait qu'à attirer de nouveaux ennuis à Dago et à toi.
— Ainsi, tu t'imagines que je vais me mettre en frais d'amabilité pour M. Rolland, alors que je sais parfaitement qu'il n'a aucune intention de faire lever la punition de Dagobert ?
— Mais voyons, puisque oncle Henri a promis qu'à la fin de la semaine...
— Et, tu comptes là-dessus ? coupa Claude. Moi, je suis sûre qu'à ce moment-là, notre répétiteur conseillera encore à papa de ne pas céder, même si j'ai sué sang et eau pour donner satisfaction à tout le monde. Il déteste tellement Dago, sans parler de moi... Qu'il m'ait prise en grippe, cela ne m'étonne pas : il me rend la monnaie de ma pièce. Mais vas-tu me dire pourquoi il en veut autant à ce pauvre Dagobert ?
— Claude, c'est affreux, gémit Annie. Si tu t'obstines à faire la mauvaise tête, toutes nos vacances vont être gâchées !
— Eh bien, tant pis, répliqua Claude, l'air sombre.
— Tu en parles à ton aise, protesta Mick. Gâche tes vacances si tu veux, mais pense à celles des autres !
— Les tiennes ne risquent rien, fit Claude durement. Je ne t'empêche pas de t'amuser : tu n'auras qu'à tenir compagnie à M. Rolland. Va, promène-toi, joue aux cartes, bavarde avec lui, donne-t'en à cœur joie : je n'ai pas besoin de toi ! »
Le garçon poussa un soupir :
« Quelle drôle de fille tu fais, murmura-t-il. Nous t'aimons bien, et cela nous désole de te voir malheureuse. Alors, comment veux-tu que nous passions de bonnes vacances dans des conditions pareilles ?
— Encore une fois, ne vous occupez pas de moi, dit la fillette dont la voix s'était mise à trembler. Travaillez bien, et à tout à l’heure : moi je vais me promener avec Dago. M. Rolland ne me verra pas ce matin !
— Mais c'est impossible ! s'exclamèrent Mick et François d'une seule voix.
— Ma décision est prise : je n'assisterai pas à une seule leçon tant que M. Rolland laissera Dago en pénitence.
— Tu sais bien que tu ne peux pas faire une chose pareille ! riposta François. Oncle Henri serait capable de te corriger d'importance... »
Claude devint toute pâle.
« Alors, je me sauverai de la maison, et j'emmènerai Dagobert ! » dit-elle entre ses dents.
Elle tourna les talons et sortit de la pièce en claquant la porte derrière elle. Ses cousins restèrent cloués sur place. Que faire ? Par la douceur et la bonté, on pouvait tout obtenir de Claude, mais si l'on essayait de la brimer, elle faisait aussitôt un écart et ruait dans les brancards, à la manière d'un cheval effrayé.
La demie de neuf heures sonna. M. Rolland entra dans le salon, ses livres à la main.
« Tout le monde est prêt ? dit-il en souriant. Tiens, qu'est devenue votre cousine ? »
Personne ne répondit, afin de ne pas trahir Claude.
« Savez-vous où elle est ? questionna le répétiteur en regardant François.
— Non, monsieur, répondit le garçon, sans mentir. Je n'en ai pas la moindre idée.
— Nous allons commencer sans elle. J’espère qu'elle ne va pas tarder. Sans doute est-elle allée donner sa pâtée à Dagobert. »
Les enfants se mirent au travail. Les minutes passèrent. Claude ne venait pas. Le répétiteur jeta un coup d'œil à la pendule et fit claquer sa langue avec impatience.
« Ce retard est inadmissible, s'exclama-t-il. Annie, allez chercher votre cousine, s'il vous plaît. »
La fillette sortit aussitôt. Elle monta au premier étage, fit le tour des chambres. Personne... Elle redescendit et entra dans la cuisine. Maria sortait des gâteaux du four. Elle en offrit un à Annie. Mais où était Claude ? Maria n'en avait aucune idée. L'enfant revint au salon, bredouille. M. Rolland prit un air furieux.
« Je signalerai ceci à M. Dorsel, grommela-t-il. Je n'ai jamais vu d'élève aussi indisciplinée que votre cousine. On dirait vraiment qu'elle s'ingénie à faire toutes les sottises possibles ! »
Une heure s'écoula, puis ce fut la récréation. La fillette n'avait pas encore paru. Vite, François courut dans le jardin. La niche était vide... Ainsi, Claude avait tenu parole : sans doute se promenait-elle en ce moment avec Dagobert. Mon Dieu, que se passerait-il lorsqu'elle reviendrait ?
La récréation terminée, les enfants se remirent au travail. C'est alors que survint un incident imprévu.
François et Mick venaient de se plonger dans un problème et Annie commençait à écrire une dictée lorsque M. Dorsel fit brusquement irruption dans le salon, le visage tendu, le front soucieux.
« L'un d'entre vous serait-il entré dans mon bureau ? demanda-t-il, s'adressant à ses neveux.
— Non, oncle Henri, répondirent-ils en chœur.
— Tu sais bien que tu nous l'as défendu, dit François.
— Qu'y a-t-il donc, monsieur ? questionna M. Rolland. Aurait-on touché à quelque chose ?
— Le matériel que j'avais préparé hier en vue d'une nouvelle expérience a été renversé : tout est brisé. Mais il y a beaucoup plus grave : plusieurs pages de mon manuscrit ont disparu, les trois plus importantes. Je pourrai évidemment les reconstituer, mais ce sera un travail considérable. Il m'est impossible de comprendre ce qui s'est passé. Voyons, les enfants, êtes-vous bien sûrs de n'avoir touché à rien ?
— Je t'assure, oncle Henri, que nous n'avons même pas mis le pied dans ton bureau », répondit François, approuvé par Mick et Annie.
Mais son frère avait à peine prononcé ces mots que la petite fille rougit violemment. Son cœur se mit à battre très fort : elle venait de se rappeler les confidences de Claude. Celle-ci ne lui avait-elle pas raconté comment elle avait passé une partie de la nuit dans le bureau avec Dagobert ? Pourtant, Annie se rassura bien vite : Claude était incapable d'avoir brisé les appareils de son père ; enfin pourquoi aurait-elle dérobé ces papiers dont la disparition semblait tant inquiéter l'oncle Henri ?
Cependant, M. Rolland observait la fillette avec attention.
« Annie, sauriez-vous quelque chose ? demanda-t-il brusquement.
— Oh ! non, monsieur, balbutia-t-elle, l'air embarrassé.
— Tiens, où donc est Claude ? » dit M. Dorsel, s'apercevant tout à coup de l'absence de sa fille.
Comme les enfants restaient silencieux, le répétiteur répondit : « Nous l'ignorons. Je ne l'ai pas vue de la matinée.
— C'est trop fort ! Et que fait-elle, je voudrais bien le savoir ?
— Je ne suis pas mieux renseigné que vous, répliqua sèchement M. Rolland. Mais je croirais volontiers qu'elle n'a pas accepté la décision que nous avons prise à son sujet hier soir. Elle cherche manifestement à vous braver.
— La petite peste ! s'exclama M. Dorsel. Je me demande ce qui la rend aussi insupportable. Depuis quelques jours, elle est franchement intenable ! »
À cet instant, Mme Dorsel parut sur le seuil du salon, l'air fort préoccupé, elle aussi. Elle avait à la main une petite bouteille, ce qui intrigua les enfants.
« Cécile, savais-tu que Claude s'était dispensée de ses leçons ce matin ? » demanda M. Dorsel.
La jeune femme regarda son mari, stupéfaite.
« Claude ? répéta-t-elle. Mais c'est inouï... où est-elle donc ?
— Je croîs inutile de vous inquiéter à son sujet, dit alors le répétiteur. Elle a dû s'en aller faire un tour avec Dagobert. Ce n'est sans doute qu'un accès de mauvaise humeur. » Puis, se tournant vers Henri Dorsel, il ajouta : « Ce qui me paraît beaucoup plus grave est le préjudice que l'on vous a causé en s'en prenant à vos travaux. Je veux espérer que Claude n'est pas l'auteur de ce méfait, bien qu'elle soit fort capable d'avoir voulu se venger de votre refus au sujet de Dagobert.
— Ce n'est pas vrai, s'exclama Mick, indigné que pareil soupçon vînt effleurer sa cousine.
— Non, jamais Claude n'aurait fait cela, j'en suis sûr, appuya François.
— Et moi aussi ! » s'écria Annie, résolue à soutenir vaillamment la cause de l'absente, en dépit du doute affreux qui s'insinuait peu à peu dans son esprit : sa cousine n'avait-elle pas passé une partie de la nuit dans le bureau ?
« Non, Henri, c'est impossible, dit enfin Mme Dorsel. Je sais que Claude ne songerait même pas à commettre un acte aussi odieux. Peut-être les feuillets de ton manuscrit sont-ils simplement égarés. Quant au reste, je ne serais pas étonnée qu'un coup de vent ait poussé l'un des rideaux contre ton appareil, à moins qu'un chat ne se soit faufilé par l'entrebâillement de la fenêtre. Dis-moi, quand as-tu vu ces papiers pour la dernière fois ?
— Hier soir. Je les ai relus en vérifiant tous les calculs. Ceux-ci sont à la base même de mes conclusions. S'ils tombaient par malheur aux mains de gens avertis, ceux-ci tiendraient la clef de cette formule que j'ai découverte au prix de tant d'efforts. Ils me voleraient mon secret ! Voilà pourquoi il me faut absolument savoir ce que sont devenus ces feuillets !
— Regarde ce que je viens de trouver dans ton bureau, par terre, devant la cheminée », dit tante Cécile en montrant la petite bouteille qu'elle tenait à la main. « Est-ce toi qui l'y as laissée ? »
M. Dorsel prit la fiole et l'examina avec étonnement.
« Bien sûr que non ! s'exclama-t-il C'est de l'huile camphrée, que veux-tu que j'en fasse ?
— Alors, je me demande qui l'a apportée, murmura tante Cécile. Elle était dans l'armoire à pharmacie. Personne n'a pris froid ces jours-ci, et de toute façon, je me demande pourquoi l'on aurait eu l'idée saugrenue de venir utiliser ce liniment dans ton bureau. Voilà encore un mystère... »
Chacun se posait la même question que Mme Dorsel : comment cette bouteille d'huile camphrée avait-elle pu venir échouer au coin de la cheminée du bureau ?
Seule, Annie aurait pu répondre, et elle en prit brutalement conscience en se remémorant les paroles qu'avait prononcées Claude le matin même. Ce liniment était sûrement celui dont la fillette s'était servie pour frictionner Dagobert. Et elle avait oublié de remettre la bouteille en place.
« Mon Dieu, se dit Annie, que va-t-il se passer à présent ? »
La petite fille ne pouvait détacher son regard de la fiole que tenait M. Dorsel, et elle sentit le rouge lui monter lentement aux joues. Soudain, le répétiteur, dont les yeux semblaient encore plus perçants qu'à l'habitude, s'aperçut du trouble qui s'était emparé de l'enfant.
« Annie, je suis sûr que vous savez quelque chose, fit-il brusquement. Est-ce vous qui avez apporté ce liniment dans le bureau ?
— Non, monsieur, ce n'est pas moi, répondit la fillette d'une voix mal assurée. Je vous ai dit que je n'étais même pas entrée dans la pièce.
— Et cette huile, qui s'en est servi ? Allons, parlez, je vois bien que vous le savez ! »
Tous les regards étaient maintenant fixés sur Annie.
Elle tint tête courageusement, sans baisser les yeux. « C'est affreux, se disait-elle, en proie à une cruelle angoisse. Il ne faut pas que je trahisse Claude. La pauvre se fera déjà bien assez gronder pour avoir manqué toute la matinée ! »
M. Rolland s'approcha de la fillette.
« Allez-vous vous décider à répondre, oui ou non ? reprit-il durement.
— Voyons, ma chérie, pria tante Cécile, dis-nous ce que tu sais. Cela nous aidera peut-être à retrouver les papiers de ton oncle, et il s'agit d'une chose si importante... »
Annie se taisait. Ses deux frères la considéraient avec stupeur, commençant à soupçonner que leur cousine était en cause. « Mais que s'est-il donc passé ? » se demandaient-ils, ignorant encore que Claude avait amené Dagobert dans le bureau la nuit précédente.
Bientôt les yeux de la petite fille se remplirent de larmes. François s'en aperçut et la prit doucement par le bras.
« Laissez-la tranquille, fit-il en se tournant vers les grandes personnes. Si elle ne veut rien dire, c'est qu'elle a ses raisons.
La petite fille ne
pouvait détacher son regard de la fiole.
— Je crois qu'elle cherche à couvrir sa cousine, tout simplement, insinua M. Rolland. N'est-ce pas, Annie ? »
Pour toute réponse, la fillette éclata en sanglots. Bouleversé, François la serra contre lui et s'adressant au répétiteur :
« Enfin, monsieur, allez-vous la laisser, s'écria-t-il. Vous ne voyez donc pas qu'elle ne peut en supporter davantage !
— C'est bien, nous interrogerons Claude dès qu'elle aura daigné se montrer. » Et M. Rolland poursuivit d'une voix coupante : « Je suis en effet persuadé qu'elle sait parfaitement comment cette bouteille est venue dans le bureau de son père, et si, par hasard, elle l'y avait elle-même apportée, cela signifierait qu'elle est la seule, personne ayant pénétré dans la pièce. »
Les garçons ne songèrent pas un seul instant à soupçonner Claude d'avoir voulu détruire l'œuvre de son père. Cependant Annie, qui n'en était plus si sûre, pleurait à chaudes larmes dans les bras de François.
« Quand votre cousine rentrera, envoyez-la dans mon bureau, fit M. Dorsel, excédé. Comment veut-on que je travaille sérieusement dans une atmosphère pareille ! Ah ! je le savais bien que je n'aurais plus un instant de répit avec tous ces enfants dans la maison ! »
Il sortit à grands pas, l'air plus rébarbatif et plus sévère que jamais. Les enfants le virent partir avec soulagement.
M. Rolland referma ses livres avec un bruit sec.
« Les leçons sont terminées pour aujourd'hui, déclara-t-il. Vous irez faire un tout jusqu'au déjeuner.
— C'est une excellente idée », approuva Mme Dorsel, en s'efforçant de sourire malgré l'anxiété qu'elle éprouvait.
Elle quitta la pièce à son tour, bientôt suivie par le répétiteur. Dès que celui-ci eut disparu, François se pencha vers Mick et Annie et leur souffla à voix basse :
« Si M. Rolland s'imagine qu'il va se promener avec nous, il se trompe. Il faut absolument que nous le semions, afin d'aller à la rencontre de Claude pour l'avertir de ce qui l'attend !
— C'est vrai, fit Mick. Vite, ma petite Annie, sèche tes yeux, et dépêche-toi d'aller chercher ton manteau. Nous allons filer par le jardin avant que notre répétiteur ait eu le temps de redescendre de sa chambre. Et je suis sûr que nous n'aurons aucun mal à trouver Claude : elle doit être sur la falaise. C'est la promenade qu'elle préfère. »
« Claude !
Claude ! Nous avons quelque chose à te
dire ! »
Aussitôt dit, aussitôt fait. Les enfants s'esquivèrent par la porte de service, traversèrent le jardin au pas de course et s'enfuirent sur la lande avant que personne ait eu le temps de s'en apercevoir.
Ils venaient de s'engager sur le chemin de la falaise quand François étendit le bras et s'écria :
« La voilà ! Avec Dagobert... »
Les trois enfants se mirent à courir comme des fous en appelant leur cousine :
« Claude ! Claude ! Nous avons quelque chose à te dire ! »