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Pourquoi tout le monde déteste la France

À la radio, chaque semaine, je fais entendre des chansons d’autrefois. Un jour, comme j’avais choisi Tout va très bien, Madame la marquise, par l’orchestre de Ray Ventura, le jeune technicien derrière sa console me demanda, goguenard, si ce n’était pas un refrain « pétainiste ». Il aimait bien cette musique enjouée, mais semblait persuadé, dans son éducation post-soixante-huitarde, que les vieilles rengaines désinvoltes du music-hall sentaient politiquement mauvais. Cette curieuse association d’idées me fut confirmée, quelques jours plus tard, dans un établissement du quartier des Halles où je buvais un verre avec un ami. Accoudés au comptoir, nous parlions de Maurice Chevalier (chose assez rare, après l’an 2000, dans un bar de gogo dancers) quand le barman, s’immisçant dans la conversation et voulant montrer sa culture, s’exclama : « Ah oui, Valentine, la chanson collabo ! »

Exilé au Brésil pendant toute la guerre du fait de ses origines juives, Ray Ventura aurait peut-être souri, avec sa bonne humeur coutumière, de voir ranger Tout va très bien (qui date de 1935) parmi les chansons pétainistes ! Quant à Valentine, créée par Chevalier en 1925 dans la revue « Paris qui chante », c’est un refrain des Années folles, une époque où l’idée même de collaboration avec l’Allemagne (pas encore nazie) n’avait aucun sens… Par-delà ces confusions, il était pourtant frappant de voir deux artistes à la carrière si riche, bien antérieure à la Seconde Guerre mondiale, réduits, quelques générations plus tard, à l’expression d’un pays indigne ; comme si cette France en noir et blanc, entonnant des refrains légers, demeurait éternellement suspecte. Dans l’esprit de mes interlocuteurs, le pays de leurs grands-parents était par nature collabo : collaborateur du nazisme, collaborateur du colonialisme et de l’exploitation des femmes, collaborateur du pouvoir des bourgeois et des curés – tous ces honteux souvenirs heureusement balayés par la modernité.

Pourquoi la France se déteste elle-même

Si la France est l’une des principales destinations touristiques au monde, la détestation de la France reste un des sports les plus répandus à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières. Il fait bon aimer ce décor, et ses villages de cartes postales tout en ricanant sur les prétentions périmées de cette « grande nation ». Ici même, on se sent à la fois fier et honteux, porté par un glorieux passé puis humilié par de cinglantes défaites ; mais, aujourd’hui, l’humeur sombre domine. Les Français seraient le peuple le plus pessimiste d’Europe, bousculé dans son style de vie pour s’adapter à la mondialisation, à l’hégémonie de l’anglais, à l’exercice de la modestie ; ce qui ne l’empêche pas de ressasser sans fin de très anciennes fautes, pour finalement en revenir toujours à la piteuse mémoire de 1940.

Selon une certaine pensée de gauche, la collaboration n’aurait marqué qu’un aboutissement presque logique. Loin de représenter un accident, ou même un choix (auquel se serait opposé celui de la Résistance), le règne du Maréchal aurait mis en lumière les travers de toute une nation ; il ne représenterait qu’une compromission supplémentaire – et pire que les autres – à laquelle devait presque naturellement aboutir cette société bourgeoise, conservatrice, étriquée, soudée autour d’une idéologie cléricale et cocardière. Pis encore, l’antisémitisme serait demeuré (même après la réhabilitation du capitaine Dreyfus) l’une des caractéristiques de cette France pourrissante ; et c’est presque joyeusement qu’elle aurait apporté, sous l’Occupation, sa contribution à la Shoah. Selon la même doctrine, l’horreur politique se travestissait sous une apparente légèreté : Valentine, Tout va très bien et le théâtre de boulevard n’étant que de méprisables divertissements d’alcôve, faits pour étourdir le bon peuple.

À ce pays détestable s’opposeraient seulement quelques épisodes lumineux : la République des « droits de l’homme » en 1789 ; celle du Front populaire en 1936, ou encore la Résistance – réduite par certains à la seule résistance communiste qui aurait sauvé l’honneur de la patrie. Pas encore morte après-guerre, la nation poussiéreuse se serait vue enfin balayée par la décolonisation et par le tournant de Mai 68, en attendant la reconnaissance solennelle des crimes de Vichy et du colonialisme. En somme, une France universelle, adossée à des valeurs morales, aurait utilement écarté une France inconséquente, futile et criminelle.

Installé dans ses certitudes derrière sa console, mon camarade technicien semblait toutefois ignorer un point : le fait que le régime de Vichy avait lui-même dénoncé sans relâche la « futilité française ». Pour Pétain et ses hommes, l’insouciance de l’entre-deux-guerres était responsable de la défaite. La République s’était trop divertie et c’était pour cela qu’elle payait. Le coupable n’était pas le nazisme, mais la bonne humeur… Curieusement, depuis cinquante ans, nous recyclons sans le savoir le discours des collaborateurs : la France est désinvolte ; l’Allemagne est plus sérieuse. Pour stigmatiser cet ancien pays et ses chansons à refrains, notre époque a même inventé l’épithète « franchouillard ». Elle regarde avec mépris cette nation minable dont il fallait se débarrasser pour adhérer au vaste monde. Pour ce qui est de la chanson, cette réforme a médiocrement réussi : le music-hall « franchouillard » d’avant-guerre était mondial ; Maurice Chevalier triomphait à Broadway comme incarnation du titi parisien. Inversement, les déhanchements du twist et la « modernisation » du music-hall français allaient marquer son déclin. À l’échelle internationale, Johnny Hallyday est resté une vedette provinciale : de cette France subjuguée par les USA.

Depuis plus d’un demi-siècle, les mêmes lieux communs entretiennent l’idée que ce pays est un fruit gâté. Pendant toute la « guerre froide », cette conviction reliait les deux bords opposés de l’opinion : d’un côté, les révolutionnaires pressés de dépasser la France au nom de l’universalité de la classe ouvrière ; de l’autre, les émules du capitalisme américain, objectivement ligués pour railler la vieillerie française. Aujourd’hui encore, ces convictions bien ancrées resurgissent sous mille autres formes, dans les émissions de télévision où l’on préfère chanter anglais, mais aussi sur les scènes prétentieuses du théâtre à message, ou dans les romans qui se veulent rebelles et qui exhibent leur lugubre tableau de l’histoire française. De ce pays trop futile pour être honnête, rien ne méritait d’être conservé, à l’exception de quelques surréalistes qui avaient eu le courage de cracher sur la nation.

Pourquoi l’Angleterre déteste la France

Tandis qu’une certaine gauche stigmatise inlassablement les fautes du nationalisme, une certaine droite trouve la France timide, sclérosée, éternellement en retard sur les nouveaux standards économiques. Et elle dispose pour cela d’un contre-modèle ; car, pour ceux qui voient l’Hexagone comme une entité quasi soviétique, l’eldorado des esprits libres se situe juste de l’autre côté de la Manche : en Angleterre.

Le cynisme de quelques hommes d’affaires britanniques offre, certes, un spectacle exotique par son dédain assumé de l’égalité sociale. Certains de nos compatriotes écarquillent donc les yeux devant ce merveilleux pays, dynamique et décomplexé, qui a fait de Londres la ville la plus « tonique » au monde. Ce qu’ils mettent derrière cet adjectif est leur admiration éperdue pour une économie sans entraves, exclusivement vouée à la passion des affaires. Ils admirent la façon dont la droite comme la gauche anglaises mettent en œuvre une même politique au service du commerce et de la finance ; un idéal qu’ils n’osent revendiquer trop bruyamment à Paris où la tradition étatiste empêche encore de s’exprimer de la sorte, mais où le Royaume-Uni, dans certains milieux, fait décidément figure d’exemple.

Si les Français n’osent pas, du moins les journaux anglais s’en donnent-ils à cœur joie pour se livrer au french bashing et titrer sur le déclin de ce pays empêtré dans un système périmé. Ils semblent se réjouir à chaque signe de faiblesse de leur voisine, comme si la France n’était décidément qu’une prétentieuse. Pourtant c’est bien l’Angleterre qui, aujourd’hui, se montre incroyablement prétentieuse en voulant imposer ses orientations à l’Europe sans jamais vraiment la rejoindre. Assurée de maîtriser la science de l’économie au service des possédants, elle n’hésite pas même à renverser le sens des mots, désignant comme « moderne » tout partisan de la déréglementation sociale et comme « conservateur » tout défenseur de la redistribution. Loin de s’étonner, les éditorialistes français se convertissent au nouveau langage.

Notre époque ayant peu de mémoire, il est intéressant de rappeler que, dans les années 1960-1970, le modèle français étatiste, avec ses grandes entreprises nationales, montrait plutôt l’exemple à une Angleterre déclinante. Le tournant super-capitaliste de Margaret Thatcher allait, certes, redonner au Royaume-Uni des airs de puissance au détriment de sa classe ouvrière. Mais il aura fallu, pour assurer cette victoire, que les théoriciens néolibéraux mènent une longue campagne idéologique à grand renfort de think tanks. Il aura fallu que Paris et Berlin abandonnent le modèle social-démocrate et désignent eux-mêmes Londres comme le nouveau cerveau de l’économie mondiale, figure de proue du démantèlement de la propriété collective au profit des groupes et de leurs actionnaires. Chaque fois que la presse britannique ricane sur la sclérose française, nous devrions donc ironiser sur l’arrogance anglaise, la misère d’une île où les écarts de richesse rejoignent ceux du tiers-monde, et où l’on abandonne les malades à leur sort dans les hôpitaux ; sans parler de la duplicité d’une nation qui prétend imposer ses règles au Vieux Continent tout en cultivant sa « relation privilégiée » avec les États-Unis… L’opinion française préfère courber l’échine.

Il est vrai que les Anglais, depuis les années 1940, ont su garder une allure de vainqueurs. Les Français, eux, ne savent toujours pas s’ils sont vainqueurs ou vaincus, ils se montrent à la fois complexés et prétentieux. Cosmopolite par culture, un Anglais se sent partout chez lui, à peine dérangé par la présence de la population locale. Et, paradoxalement, beaucoup d’Anglais préfèrent vivre en France. Mieux encore : la francophilie est une histoire anglaise, marquée par tous ces personnages amoureux de Paris et de ce pays qu’ils trouvaient plus beau, plus drôle, plus libre : Édouard VII, Oscar Wilde, sans oublier les accents bouleversants de Churchill proposant, en juin 1940, la fusion des deux nations au sein d’une même entité… Malheureusement, les plus francophiles des Britanniques ne comprennent plus l’évolution des Français. Et telle est la faute des Français eux-mêmes depuis qu’ils ont préféré sacrifier tant de leurs particularités sur l’autel de la « réforme », et suivre le chemin tracé par Thatcher et Blair au service de la mondialisation.

La faute à de Gaulle

Le fait d’être le peuple le plus déprimé d’Europe ne nous empêche pas de garder une image d’arrogance. L’idée court depuis la capitulation de 1945, lorsque le maréchal allemand Keitel découvrit la présence de Français autour de la table en s’exclamant : « C’est un comble ! » De fait, il y avait comme une géniale entourloupe, mêlée d’héroïsme, dans la façon dont de Gaulle, par son obstination, était parvenu à faire entrer la France dans le camp des vainqueurs, en la plaçant quasiment à égalité avec le Royaume-Uni, l’Union soviétique et les États-Unis. Comme ces derniers, elle allait administrer une zone d’occupation en Allemagne et obtenir un siège permanent à l’ONU, soutenue en cela par Churchill qui désirait faire contrepoids à la toute-puissance soviétique et américaine. Cet épisode scellait fatalement, dans le regard anglo-saxon, mais aussi dans l’inconscient français, une sorte de bizarrerie : celle d’un peuple qui avait perdu la guerre et capitulé avant de se retrouver du côté des gagnants ; celle d’un pays qui, dès lors, semblait surjouer son rôle, quand bien même son importance en Europe pouvait justifier une telle faveur.

Le retour du général de Gaulle au pouvoir, en 1958, allait, plus encore, donner à la France une place paradoxale. L’après-guerre avait été marquée par la domination des deux super-puissances sur fond de guerre froide ; mais aussi par l’effondrement politique des nations européennes : en particulier l’Allemagne et l’Italie dont l’ambition politique, après l’épisode nazi et fasciste, paraissait définitivement compromise. Soumis à de nouveaux modèles mondiaux, les vieux peuples s’inclinaient tout en s’efforçant de construire l’Europe économique. Même l’Angleterre était entrée dans un déclin accéléré ; et elle avait subi, de concert avec la France, une cinglante humiliation au moment de l’affaire de Suez, en 1956, quand Washington, pressé d’en finir avec les empires coloniaux, avait refusé de soutenir ses alliés contre Nasser.

Or l’avènement de la Ve République marquait, avec un temps de retard, une remise au premier plan de l’idée nationale : un projet ambitieux, téméraire, décalé du reste de l’évolution européenne. En affirmant soudain l’indépendance du pays et de sa politique ; en conjuguant la décolonisation et une présence réaffirmée dans le monde ; en lançant de vastes programmes étatiques dans le contexte favorable des Trente Glorieuses (l’automobile, l’aviation, le nucléaire…) ; en favorisant le rapprochement franco-allemand, cette politique allait proroger, pour quelques décennies, l’idée même d’État-nation au moment où celle-ci tendait à s’étioler sur l’ensemble du continent.

Jusque dans sa mégalomanie, de Gaulle incarnait un esprit de résistance capable d’orienter le cours de l’Histoire. Cette reconquête devait, dans un premier temps, se révéler suffisamment éclatante pour agacer et fasciner les autorités américaines (les Mémoires de Kissinger sont éloquents sur ce point). Prêt à quitter l’Alliance atlantique pour se rapprocher ponctuellement de l’URSS, le fondateur de la Ve République calculait sa politique selon l’idée qu’il se faisait des seuls intérêts français. Par sa voix, une vieille nation européenne prétendait encore affirmer son style et s’opposait à la conception américaine, pressée d’étendre partout sa protection militaire et son hégémonie économique, morale et culturelle.

De son côté, la gauche française ne manquait jamais de crier au dictateur, parce qu’il est toujours facile de traiter un général de dictateur ; mais aussi parce que l’idée d’État-nation s’opposait à sa culture universaliste et qu’elle lui préférait l’Europe, même sous la coupe américaine. De même, une certaine droite défaitiste marquée par le régime de Vichy rejetait l’idée qu’une politique française singulière pût avoir encore un sens. Pour les uns comme pour les autres, la bombe atomique, le Cinquième Plan ou le discours de Phnom Penh contre la guerre du Vietnam découlaient d’une posture archaïque et cocardière. Pour aller de l’avant, il fallait savoir s’effacer.

Mais les faits étaient là, suffisamment forts pour s’imposer dans une durée qui allait dépasser la présidence gaulliste. Pendant une trentaine d’années, jusqu’à l’aube du xxie siècle, son héritage est resté déterminant, tant en politique étrangère que pour la conception du rôle de la puissance publique dans les affaires économiques et sociales. Du moins officiellement. Car, simultanément, la France allait endurer la succession de crises amorcée en 1974 ; elle allait connaître l’élargissement hâtif de l’Union, fragilisant toute la construction européenne ; elle allait subir la pression du néolibéralisme et ses déréglementations qui achèveraient d’abolir l’idée nationale, tributaire de la puissance de l’État.

Acquis à ces réformes sans vraiment leur opposer de résistance, les pouvoirs francais n’ont conservé de l’héritage gaulliste que la posture : celle d’un peuple indépendant fixant sa politique étrangère, feignant de croire en l’avenir de la francophonie, attaché à son administration et à ses services sociaux. Mais leurs discours ont sonné de plus en plus faux dès lors qu’ils ne traduisaient plus une réelle volonté politique. L’Allemagne, l’Italie, l’Espagne faisaient moins de manières pour accepter les nouvelles règles du jeu : la protection américaine, la prééminence de l’anglais, le démantèlement des services sociaux. C’est ainsi que la France a cessé d’être ambitieuse pour devenir prétentieuse.

Le pari gaulliste de transformer la défaite en victoire a partiellement réussi ; mais il a toujours exaspéré ceux qui préféraient signer l’arrêt de mort d’une puissance devenue secondaire. Aujourd’hui encore, le drame français réside dans cette double identité mêlant prétention à jouer un rôle et conviction de n’être plus rien, revendication de l’exception culturelle et soumission à l’industrie culturelle, entretien d’une force nucléaire stratégique et réintégration du commandement de l’Otan – tout ce double langage qui exaspère les autres peuples, acquis pour la plupart à l’idée que l’Occident soit définitivement passé sous domination américaine. De Gaulle, par la force de sa personnalité, avait fait de la France la dernière nation européenne. C’est pourquoi, sans doute, ce pays demeure le symbole affaibli de cette idée nationale et la cible privilégiée de ceux qui la combattent.

Pourquoi la « nouvelle Europe » déteste la France ?

J’ai fait plusieurs fois cette constatation au cours de voyages en Europe centrale : dans nombre d’administrations, de musées, de services, le simple fait de risquer une question en français m’attirait un regard froid, puis une réponse dans un anglais lisse et parfait qui semblait vouloir dire ; « Petit Français prétentieux, pour qui te prends-tu encore ? Le monde est entré dans une ère nouvelle quand tu t’accroches à de vieilles lunes. » Nous voici loin de la francophilie qui régnait hier encore en Pologne, en Tchécoslovaquie, quand la jeunesse fredonnait les refrains de Jacques Brel ou de Georges Brassens.

Parmi les diverses formes de mépris pour la France, il faut accorder une place de choix aux anciens satellites du bloc soviétique, passés à l’Ouest à partir de 1989. Rien, en réalité, n’obligeait l’Union européenne à intégrer si rapidement des nations au niveau économique trop éloigné de celui de l’Europe occidentale. Sauf qu’une intense propagande a immédiatement pesé sur les esprits. Je me rappelle la presse triomphante annonçant l’« élargissement » comme si la question du délai ne se posait même pas. L’inspiration anglaise et américaine fut particulièrement active en ce sens : elle reportait sine die la perspective d’union politique dont certains rêvaient encore dans l’Europe à quinze. Au contraire, intégrer l’ancienne Europe communiste, avec ses différences de niveaux de vie et ses intérêts stratégiques aurait pour effet de brouiller les cartes et de réduire l’Europe au seul rêve capitaliste : une vaste zone de libre échange.

Les « pays de l’Est », comme on les nomme, ont su tirer parti de cette situation. Leurs jeunes gouvernements ont immédiatement signifié qu’ils ne considéraient pas l’entrée dans l’Union comme une faveur, ni même comme un choix, mais comme un dû. Pis encore, la France gaulliste, liée à l’Union soviétique par la politique de détente, faisait vaguement figure de coupable, sommée de réparer ses fautes, quand les États-Unis et leur Radio Free Europe avaient soutenu les dissidents sans équivoque. Les nouveaux membres de l’Union allaient donc immédiatement rallier la politique américaine, sans même demander l’avis de leurs pairs : pour le fameux « bouclier antimissile », puis à l’occasion de la seconde guerre d’Irak. Ils allaient affirmer leur double appartenance à l’Otan et à l’Europe, puis choisir systématiquement l’anglais comme langue de travail à Bruxelles où le français avait longtemps prévalu. Le président polonais allait même clamer que, pour lui, choisir entre l’Europe et les États-Unis serait « comme choisir entre son père et sa mère ».

Le président Chirac fit alors remarquer, à juste titre, que lorsqu’on entre dans un groupe lié par une histoire et des traditions, on montre d’abord une certaine discrétion. Sa position fut tournée en ridicule, non seulement à l’étranger, mais en France même où l’on vit ressortir le vieux thème de l’arrogance française. La vraie question était pourtant celle de l’arrogance polonaise et cette volonté d’imposer immédiatement ses propres règles. Ces divergences allaient conduire le secrétaire d’État américain Donald Rumsfeld à formuler sa fameuse distinction entre l’« ancienne Europe » (héritée de De Gaulle et d’Adenauer) et la « nouvelle Europe », tournée vers l’organisation d’un marché et politiquement située dans l’orbite américaine. C’est ainsi que l’Union changea de nature sans que ses fondateurs aient leur mot à dire.

Loin de resserrer nos liens avec l’Allemagne, cette évolution allait plutôt creuser les distances. Le temps s’éloignait des projets communs, prolongés par l’apprentissage intensif des deux langues à l’école. La société française n’a certes jamais prêté à son grand voisin une curiosité très marquée. De leur côté, les opinions publiques allemande ou hollandaise se mobilisaient facilement contre les prétentions françaises à incarner une « nation » dans cette Europe qui n’en voulait plus – surtout quand ce pays prétendait assumer sa souveraineté en se livrant à des essais nucléaires. La guerre d’Irak allait fournir le prétexte d’un fructueux rapprochement. Mais, simultanément, l’Allemagne se tournait toujours davantage vers son hinterland, centre européen. Enfin, le « socialiste » Gerhard Schröder allait mettre en œuvre le choix néolibéral qui lui permettrait, en 2012, d’ironiser sur le « retard » français dans la déréglementation sociale.

Face à cette évolution, les Français n’ont jamais proposé de véritable contre-projet. Depuis des décennies, ils ont renoncé à jouer le rôle d’initiateurs qui aurait pu donner un sens à leurs prétentions, quand les Britanniques, plus discrets dans la forme, mais plus obstinés dans la doctrine, se sont montrés terriblement efficaces. Et, si les Français n’ont pas sérieusement défendu leur propre vision de l’Europe, c’est pour la bonne raison qu’ils n’en avaient plus et se contentaient de naviguer à vue. Ils ont ignoré les inconvénients de l’élargissement parce que l’événement se donnait des allures de conquête démocratique. Surtout, ils n’ont jamais défendu sérieusement leur tradition étatiste et sociale pour en faire un modèle européen, parce que les élites françaises s’étaient déjà rendues aux nouvelles conceptions de l’économie. La France a cessé de porter et d’illustrer cette ambition qu’elle avait initiée ; mais elle a continué à cultiver ses postures.

Pourquoi l’Afrique déteste la France

Les gouvernements africains possèdent désormais une arme infaillible chaque fois qu’ils éprouvent le besoin de reprendre la main : il leur suffit d’expliquer que tous leurs maux viennent de la France, ce pays qui, après les crimes du colonialisme et du néocolonialisme, conduirait toujours le même jeu en sous-main. Leur index accusateur ne les empêche d’ailleurs pas, lorsqu’ils en ont besoin, de faire appel au soutien de cette même puissance qui, pour ses péchés passés, doit continuer à les épauler. Autrefois, quand seuls quelques initiés parlaient de « Françafrique », la protection de Paris allait de pair avec une forme plus conventionnelle de subordination et d’amitié affichée. Aujourd’hui, les réseaux français s’étiolent au profit d’autres intérêts, mais le mot « Françafrique » semble devenu un instrument de propagande dont les partisans de Laurent Gbagbo, par exemple, en Côte d’Ivoire, usèrent abondamment pour conforter leur pouvoir en désignant un ennemi imaginaire.

Cette observation qui vaut pour l’Afrique noire vaut également pour le Maghreb. En Algérie, le pouvoir militaire, incapable de transformer la manne pétrolière et gazière en prospérité pour l’ensemble de la population, lance régulièrement ses campagnes antifrançaises, enjoignant à Paris de présenter ses excuses pour le colonialisme ou décidant de restreindre la place du notre langue dans l’enseignement. Comme si Alger, un demi-siècle après la décolonisation, n’avait d’autre réponse à apporter à ses propres errements. Au même moment, en Tunisie, le pouvoir islamique, tenté par la dictature et contesté par la rue, hausse le ton en désignant le même coupable : la France.

À ces cris de vengeance répond, en France même, une bonne partie de la presse et de l’opinion, un brin masochistes et toujours autocritiques sur les fautes de la vieille nation. Les hommes politiques de gauche comme de droite veulent tous en finir avec la « Françafrique ». On se demande toutefois quels intérêts servent ces experts qui dénoncent obstinément les intérêts français et les relations entretenues par l’Élysée avec quelques tyranneaux, mais qui montrent moins d’empressement à critiquer les rapports de force qui se développent en faveur de la Chine ou des États-Unis. On dirait qu’à leurs yeux la tutelle de Pékin vaut mieux que celle de Paris, et que l’histoire franco-africaine, à jamais entachée par l’Exposition coloniale, se résume à une faute perpétuelle qui interdit quasiment d’envisager un avenir commun.

J’avais été frappé par cette attitude au moment de la chute de Mobutu, l’homme de Paris et de Bruxelles, toujours dénoncé dans la presse de gauche comme un infâme tyran néocolonial (ce qui, d’ailleurs, n’était pas faux) régnant sur le plus grand pays d’Afrique centrale. Son éviction ne constituait sans doute pas une grosse perte. Sauf qu’au même moment les mêmes journaux présentaient bien plus favorablement le camp de Kabila, vu comme un homme de progrès (dans nos schémas post-soixante-huitards, le rebelle a toujours raison). La période suivante allait prouver le contraire, avec son lot d’exactions et d’abus de pouvoir. Mais les journalistes furent également peu nombreux à souligner que Kabila était anglophone, soutenu par les États-Unis, et qu’ainsi le cœur de l’Afrique noire, tout en s’enfonçant dans le chaos, changeait symboliquement d’aire d’influence. Un peu plus tard, la tragédie du Rwanda et la mise de la France au banc des accusés allaient de nouveau entraîner ce glissement d’un pouvoir francophone au profit d’un pouvoir anglophone incarné par les Tutsis.

Ces questions de langue peuvent paraître secondaires. Mais tel n’est pas le point de vue des États-Unis qui savent tout ce que représente la domination d’une langue en termes d’influence économique, politique et culturelle. Quand la francophonie se réduit à l’organisation de pompeux « sommets », les Américains poussent leurs pions et accueillent dans leurs écoles les futures élites des anciennes colonies françaises. Ils prospectent même dans les banlieues de l’Hexagone, à la recherche de forces vives qui pourraient bénéficier du soutien américain pour façonner l’Europe de demain.

Leur générosité se voit d’autant mieux accueillie que les jeunes générations issues de l’immigration grandissent dans ce contexte marqué de tous côtés par le rejet et le mépris de la France. Ce pays qui s’excuse, jusque dans les manuels scolaires, demeure à leurs yeux une nation coupable de fautes monstrueuses dont ils paient les pots cassés. On le voit, par exemple, au gré des revendications de ces mouvements noirs qui exigent des excuses pour l’esclavage. Ils oublient dans leur ardeur, que la France fut aussi le premier pays à condamner l’esclavage en 1794, bien avant que les autres peuples européens, américains, africains ou arabes y renoncent eux-mêmes.

Rien n’y fait. Cette France qui n’en finit pas de demander pardon doit apparaître comme le coupable de fautes particulièrement lourdes. On entend même affirmer que les descendants de l’esclavage ou de l’immigration seraient beaucoup mieux « intégrés » aux États-Unis. A-t-on oublié que, dans les années 1950, les Noirs américains venaient chercher à Paris une égalité impensable chez eux ? Ne faut-il pas rappeler que l’essentiel de l’immigration africaine et maghrébine date chez nous de la seconde moitié du xxe siècle, quand l’esclavage américain remonte au xviiie siècle ? En somme, il aura fallu aux États-Unis deux cents ans pour accorder sa juste place à la population afro-américaine (qui demeure néanmoins très défavorisée). Notre pays, en moins de cinquante ans, a fait un chemin comparable sans en passer par les lois raciales, et on lui reproche d’être à la traîne ! Dans le même temps, la France des cités adopte abondamment l’imagerie américaine, les prénoms américains, la culture américaine, tandis que l’État, piteux, transforme son joli « musée des Colonies » en laborieuse Cité nationale de l’histoire de l’immigration… et de la culpabilité.

Les nations

J’ai dans ma bibliothèque un ancien volume intitulé L’Éveil des nations. Ce livre est paru dans les années 1920, avant que la Seconde Guerre mondiale ne ternisse définitivement l’idée nationale, réduite à un synonyme de bellicisme, de folie guerrière, de fascisme, voire d’épuration ethnique… En parcourant ces pages, je me suis pourtant rappelé que le thème national avait constitué, au cœur du xixe siècle, un symbole de progrès, de liberté, d’émancipation face aux empires. Le mouvement romantique accompagnait la marche des nations. Les esprits lyriques s’enthousiasmaient pour les révolutions polonaise, tchèque, hongroise, qui rêvaient d’abolir la tyrannie et nourrissaient l’inspiration des poètes.

La nation est longtemps apparue comme la seule force légitime capable de s’opposer à un ordre arbitraire. Elle désignait la « souveraineté » d’un peuple sur lui-même, l’élan d’hommes liés par une culture, une langue, un passé, désireux de déterminer et de défendre leurs intérêts collectifs. Quand je suis né, au début des années 1960, cette vieille histoire se prolongeait par bien des aspects : parce que le général de Gaulle, dans ses discours présidentiels, en rajoutait sur la « grandeur de la France » ; parce que, sur la plage de mon enfance, on voyait le France sortir du port du Havre et filer vers New York, tandis qu’en sens inverse le United States arrivait d’Amérique ; parce que notre existence quotidienne dépendait d’entreprises publiques : pétrole, automobile, banques, ports, aéroports ; et parce qu’il faudrait, un jour, accomplir notre service militaire pour « rendre » à ce pays – étouffant comme une famille – une part de ce qu’il était censé nous avoir donné.

Je n’ai pas tardé pourtant à souffler, comme les autres, sur la flamme vacillante de la patrie, parce que je grandissais aussi dans cette Europe moderne où la référence nationale semblait déjà périmée. L’idée de la France ne mobilisait guère les esprits révolutionnaires, adeptes de la fraternité universelle, idéal plus simple et plus exaltant (ne sommes-nous pas tous citoyens du monde ?). Si bien qu’à quinze ans, en pleine ferveur gauchiste, je me bouchais les yeux devant un tableau de mon peintre préféré, Claude Monet – le 14 Juillet rue Montorgueil –, tant je trouvais insupportable cette accumulation de drapeaux bleu-blanc-rouge, couleurs de l’« État fasciste ». Depuis Mai 68, toute la jeunesse s’évertuait de la même façon à déboulonner la statue du « grand Charles », figure du pouvoir national, pour lui opposer ses icônes de paysans et de soldats chinois éclairés par l’humaniste Mao Tsé-toung.

Le dédain des Européens pour leurs symboles patriotiques accompagnait d’autres formes de domination. Tandis que les étudiants occidentaux défilaient pour toutes les bonnes causes, les peuples du tiers-monde, encouragés par Moscou et Washington, se fournissaient en armes et devenaient les pions de guerres nouvelles. Mais, dans la plupart des consciences occidentales, l’Amérique avait déjà remporté la victoire : non seulement dans les milieux d’affaires ou auprès de ceux qui idolâtraient Elvis Presley ; mais encore auprès de ces journalistes qui houspillaient de Gaulle et lui opposaient le « défi américain » – sans oublier une gauche qui n’aimait pas forcément l’« impérialisme » de Washington, mais qui méprisait plus encore les anciennes nations et trouvait son inspiration dans l’Amérique rebelle du jazz ou du Flower Power.

Cette évolution semblait irrésistible. L’énergie et même le talent des liquidateurs l’emportaient sur ceux des survivants : l’insolence soudaine du rock avait plus de vitalité qu’un refrain de Jacqueline François ou d’André Claveau ; le jeune cinéma d’auteurs, passionné par Hollywood, l’emportait sur le style vieillissant de Carné ou Duvivier. Il était improbable – et un brin désespéré – de nager à contrecourant. C’est pourquoi, des années plus tard, en découvrant l’Amérique, j’ai moi-même éprouvé un extraordinaire bien-être : comme si j’échappais enfin aux tourments historiques de l’Européen pour me trouver projeté dans ma véritable époque.

La France et l’Amérique

En France comme dans la plupart des pays européens, ce mélange d’antinationalisme et d’adhésion massive à la culture américaine – ou à sa contre-culture – règne désormais dans les esprits. La référence nationale ressort bien de temps à autre, comme un argument de campagne électorale, avec sa politique agricole ou son exception culturelle… On n’imagine guère, pour autant, de jeunes Français, Italiens ou Allemands vibrant pour leur patrie sans se sentir ridicules (sauf sur les terrains de football) ; mais le drapeau américain reste partout dans le monde un symbole ou un repoussoir. Chacun cultive ainsi cette unique référence nationale, tout en combattant ses résidus de nationalisme local comme archaïques et dérisoires – à l’exemple de cette langue française dont la défense semble devenue ringarde, tandis que s’impose l’apprentissage obligatoire, massif et accéléré de l’anglais.

D’un côté, la France se persuade d’appartenir toujours au vieux club des grandes puissances, discutant presque d’égal à égal avec les États-Unis. De l’autre, elle se comporte comme un élève docile, toujours prompt à adopter les modèles de son maître. En pleine confusion des sentiments, nous dénonçons l’Amérique comme un empire mercantile, un fauteur de guerres, une société brutale, mais nous n’aimons que la littérature américaine, le cinéma américain, la musique américaine ; et nous recyclons sans relâche l’idéal américain dans le moindre détail de nos vies quotidiennes.

Quant aux États-Unis, il serait excessif d’affirmer qu’ils « détestent » la France. La puissance impériale peut regarder le monde avec hauteur. Elle n’a pas oublié le soutien français dans la guerre de l’Indépendance ; mais Roosevelt et ses successeurs n’ont jamais supporté de Gaulle, ni sa prétention à un « sursaut » français. Il existe outre-Atlantique une francophilie réelle. Mais, contrairement à ce que voudraient croire certains Français, les États-Unis ne sont pas obsédés par notre pays, d’une importance de plus en plus relative. Tout juste savent-ils jouer avec le flou des sentiments et le désir des Français d’être reconnus par la première puissance mondiale (on se rappelle Sarkozy jouant des coudes pour être adoubé par Obama). Inversement, quand cela sert leurs intérêts, les États-Unis n’hésitent pas à houspiller Paris, avec le concours d’une presse populaire trop heureuse de se livrer à son tour au french bashing. On a vu, pendant la seconde guerre d’Irak, comment il était facile de lancer le thème de la trahison pour rabattre le caquet de cette ultime nation d’Europe qui s’épuise à vouloir jouer un rôle de nation.

Une nation européenne ?

Entre les nations périmées et l’Amérique universelle, un autre horizon s’offre-t-il à nous ? Officiellement, l’Union européenne se présente toujours comme un projet fraternel conçu pour dépasser les nationalismes souillés par les guerres. Elle aurait pu affirmer son style en s’organisant comme une entité singulière, capable de peser dans le monde nouveau. À l’uniformisation des mœurs, elle aurait opposé la diversité de ses cultures ; et à la violence du capitalisme, son système social avancé. Sur le terrain, elle a opté pour un autre projet. Son inlassable bureaucratie fait tout pour encourager la transformation du Vieux Continent en province étasunienne gouvernée par les mêmes conceptions économiques, la même monnaie barrée de deux traits, les mêmes angoisses hygiéniques, les mêmes mœurs et modes de consommation. Dans cet ensemble atone, le nationalisme de chaque peuple se voit dénigré au nom de l’intérêt supérieur (quand il n’est pas instrumentalisé au gré des intérêts politiques locaux) ; mais l’hypothèse d’un « patriotisme » européen semble toujours aussi improbable.

L’idée même de gouvernement européen disparaît peu à peu derrière celle de « gouvernance », empruntée à l’entreprise. Loin d’encourager le rapprochement des peuples (qui n’apprennent plus les langues voisines, mais se contentent de bredouiller un anglais d’aéroport), l’administration communautaire se contente d’édicter des normes : recul de l’État, liquidation des services publics, omniprésence des marques, liberté de circulation des capitaux et des marchandises… Entièrement soumise à l’économie de marché, cette forme de pouvoir, apolitique et antinationale, rejette même certaines prétentions de la population à défendre ses propres intérêts. Aux velléités de protection agricole ou industrielle, elle oppose son argumentation selon laquelle l’Europe profiterait de la mondialisation. On ne s’en aperçoit guère…

Après des années de « nivellement par le bas » entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe centrale, la déréglementation s’opère désormais en faveur de l’Asie. La répétition des mêmes slogans aux résonances morales (« l’Occident ne peut plus vivre arc-bouté sur ses privilèges ») contribue à étendre partout le pouvoir anonyme de groupes et d’entreprises. Acceptant ou subissant chacune de ces évolutions au nom de la lutte contre le « protectionnisme », l’Union européenne fait primer la défense du système sur celle des citoyens. Peu importent les bouleversements sociaux tant qu’ils contribuent à briser les vieux pouvoirs étatiques pour renforcer l’emprise de la finance et de l’économie mondialisées. L’administration communautaire, dépourvue de toute légitimité politique, a ainsi transformé l’Europe en terrain d’expérimentation d’un nouvel ordre supranational.

Adversaires résolus d’une hypothétique nation européenne, les États-Unis continuent à prôner son élargissement sans fin. Ils soutiennent les nationalismes qui servent leurs intérêts en bordure de l’ancienne Union soviétique ; mais ils peuvent aussi bien accuser le nationalisme de tous les maux quand celui-ci paraît se dresser contre leur domination, en Serbie, au Venezuela, au Moyen-Orient et surtout en Russie, dénoncée comme le monstre resurgissant de ses cendres. La Chine, de son côté, nous rappelle que le nationalisme n’est pas mort, et peut même faire preuve de brutalité. Elle offre à l’Occident de nouveaux terrains d’indignation qui peinent à dissimuler l’enthousiasme des places boursières.

Car ce nationalisme-là pense en chiffres et en pourcentages. Au contraire, la vertu d’un nationalisme moderne, comme celui du xixe siècle luttant contre les empires, serait d’affirmer le droit des peuples à vivre hors de cette dérive économique dont l’Union européenne est l’un des instruments. La population, soumise à cette idéologie impériale, saura-t-elle encore s’élever contre la tyrannie qui sème partout inquiétude et destruction ? Il n’est pas interdit de supposer que l’échelle des nations demeure la mieux adaptée à ce genre de remise en cause, à moins que ce rêve des « souverainistes » ne soit lui-même irrémédiablement dépassé.

Pour l’heure, chaque fois que je rentre en Europe, il me faut déplorer que ce continent si singulier consacre tant d’énergie à se renier en adoptant les traits les plus déprimants du monde qui vient. Toute fierté semble avoir déserté cette organisation postnationale, désireuse de s’adapter, mais peu capable de conserver ou d’inventer quelque chose qui lui soit propre. Par maints aspects, notre société est moins pauvre que celle de 1950 ; elle est aussi plus morne dans sa banlieue perpétuelle, ponctuée de villages-dortoirs et de quartiers touristiques. Soumise au seul démon du commerce, elle montre son impuissance à imprimer aux mouvements en cours un tant soit peu d’imagination.

Francophiles de tous les pays, unissez-vous !

Raillée ou détestée, la France n’a jamais autant attiré. Les nouveaux riches russes se précipitent dans les hôtels des Alpes et de la Côte d’Azur. Les Chinois rachètent les bistrots tabacs aux Aveyronnais et redonnent parfois vie aux quartiers de Paris. Les Japonais adorent notre art, nos traditions, et doivent être les derniers à organiser des festivals d’accordéon musette ! Ils aiment tellement nos villes qu’ils semblent les confondre avec un décor de Renoir… et déchantent parfois, sur place, devant une réalité bien éloignée des images de la Belle Époque. Un service médical spécialisé existe même pour accueillir ces Japonais, victimes d’un traumatisme, voire de dépression, à la suite de cette découverte de la France concrète.

Le kitsch français ne cesse de grandir dans les esprits. Dans ce pays de cocagne, on mange bien, on boit de bons vins dans de jolis villages, à l’ombre de merveilleux châteaux. On fabrique des parfums et de la haute couture. On est même, paraît-il, terriblement romantique – ce qui consiste, pour le touriste asiatique, à se faire photographier en amoureux sur un pont de Paris… Pour moi, le romantisme évoquerait plutôt une humeur ténébreuse venue d’Allemagne à l’aube du xixe siècle. Qu’importe, tout est faux : ce pont de Paris, modernisé dans les années 1960, vient d’être rénové par une entreprise de design urbain, dans une imitation de style 1900 ; et cet accordéoniste qui joue La Vie en rose fait partie des bataillons de Roms fraîchement débarqués qui ont compris que, pour tirer quelques euros, le mieux est de jouer des rengaines d’Édith Piaf et de se déguiser en gavroche parisien.

Hier, la France voulait se moderniser à tout prix. Aujourd’hui, elle se transforme en jardin touristique. Mais elle comptera de moins en moins, faute d’affirmer sa singularité vivante. Voilà du moins ce que semblent nous dire nos meilleurs alliés : tous ces francophiles sincères qu’on rencontre en Amérique, en Angleterre, en Italie, en Allemagne, en Russie, en Argentine et qui savent que ce pays n’est pas un décor de carton-pâte. Tous déplorent, plus concrètement, de voir les Français, jour après jour, continuer à délaisser leur style de vie et se soumettre aux normes d’hygiène, aux normes de sécurité, à l’anglophonie obsessionnelle. Écoutons ces amis nous rappeler que le caractère des nations, si improbable qu’il paraisse désormais, est le seul contrepoids à la sauvagerie globale ; car il ravive l’hypothèse d’un monde où l’emporterait la diversité des paysages, des peuples et des cultures.

Je trouve donc plaisant de me sentir français, non pour brandir la baïonnette ni me dresser, tel un coq, contre l’ennemi héréditaire, mais pour cultiver l’amour du contraste dans l’histoire et la géographie. J’aime à croire que mon pays est l’un des plus beaux, qu’il est constitué de régions variées, où l’on parle une même langue et où l’on partage moins une identité qu’une histoire. Cela me plaît d’imaginer qu’il existe un goût français fait de clarté et d’ironie, une ville française souvent calquée sur Paris, une chanson française jouant avec les mots. Mais la France que j’aime est aussi cette rêverie universelle pétrie de Wagner, de soleil italien et de jazz américain. Il suffit de voyager pour découvrir ce que la France peut avoir de détestable – ses tics, ses poses, son narcissisme, mais aussi pour retrouver le plaisir de se sentir français, largué à New York, à Pékin, voire dans ces villes francophones où l’identité française perd son poids d’habitudes pour flotter encore confusément. Je me répète alors avec ravissement : « Je suis français », comme si j’évoquais, par cette phrase, la campagne normande, les romans de Balzac, l’abondance de jours fériés, les refrains de Gainsbourg, quelques parfums d’Afrique et les terrasses de cafés sous les platanes.