Variations sur le mariage gay
Rêverie kitsch
J’avais rendez-vous ce jour-là avec un jeune journaliste qui souhaitait parler de mon dernier roman, mais aussi d’une tribune parue dans Libération à propos du « mariage pour tous ». Dans ce texte, je persiflais les associations militantes qui prétendent représenter une hypothétique « communauté gay ». Loin de m’offusquer de la possibilité du mariage, je m’étonnais toutefois que les combattants de la liberté sexuelle en soient venus à revendiquer cette forme d’union bourgeoise et religieuse, quand le pacs, assorti de quelques améliorations, offrait aux couples de même sexe un cadre juridique adapté à leur vie quotidienne. J’ajoutais que cette course vers la mairie rassurait probablement la grande majorité de l’opinion, trop heureuse de voir les homosexuels rejoindre le modèle familial et rentrer dans le rang.
Ce jeune homme, avenant et sympathique, entamait sa carrière en pigeant dans plusieurs journaux. Il cultivait également une fibre militante et contribuait, occasionnellement, à des publications queer comme il en existe beaucoup, mêlant sites de rencontres, agendas festifs et réflexions sur la question gay. Il montrait même sur cette question un certain radicalisme, quand ses préoccupations politiques plus générales semblaient se contenter d’être vaguement de gauche. Il venait ainsi, m’avoua-t-il, de cosigner un texte expliquant que toute personne qui n’approuvait pas le « mariage gay » était homophobe.
Je l’écoutais, un peu surpris, parce que les mots ont quand même un sens, que l’homophobie est une véritable phobie des homosexuels, et qu’on ne saurait tout faire entrer dans cette case. Un homosexuel qui critique le mariage comme une convention superflue est-il homophobe ? Une chrétienne, attachée à la forme traditionnelle de la parenté, mais qui fréquente sans tabous quelques copains homosexuels est-elle homophobe ? Foin de nuances ! Toute personne qui n’approuve pas la ligne du parti à 100 % est révisionniste et doit être fusillée.
Mon interlocuteur parlait pourtant avec un gentil sourire, si bien que j’avais l’impression, en l’écoutant, de découvrir un nouvel archétype social, inconnu de ma génération. Né dans les années 1980, il avait bénéficié du climat intellectuel de la France mitterrandienne, libérale en économie, progressiste sur les questions « sociétales ». À Sciences-Po, vivier des élites françaises, il avait rencontré des jeunes gens dans son genre, qui vivaient leur homosexualité dans une discrète liberté. Leurs amis et leur famille acceptaient généralement leur « différence » et parfois l’encourageaient. Tout, en eux, épousait le mouvement du monde… sauf que, sur le seul chapitre de la sexualité, ils déployaient un virulent discours contre les discriminations et les hordes rétrogrades. Leur capacité d’indignation politique et sociale se concentrait sur ces affaires intimes qui les conduisaient, une fois par an, à défiler à la Gay Pride. Main dans la main avec les députés progressistes et les familles tolérantes, ils luttaient contre l’homophobie en lui opposant cette parade de corps dénudés.
De mon côté, je m’étonnais de voir appliqué à la seule sexualité ce ton sectaire (« toute personne qui n’approuve pas le mariage gay est homophobe »). Il me semble au contraire que l’homophobie, dans la société française, est en recul, impitoyablement dénoncée par les autorités politiques, médiatiques et même religieuses. De la vie quotidienne aux plateaux télé, les gays sont désormais présents et gratifiés de sympathie. Ils font carrière sans plus se cacher, et pas seulement dans les arts, chose inimaginable il n’y a pas si longtemps. Leur situation évolue considérablement jusque dans les campagnes où je connais tel agriculteur « fier » de sa fille lesbienne ! Je ne nie pas l’existence de drames ni de violences. Mais l’idée d’une « montée de l’homophobie », dans un pays de moins en moins homophobe, me rappelle ce combat des néo-féministes qui dénoncent le sexisme avec d’autant plus de virulence que celui-ci diminue. Dans un cas comme dans l’autre, cela ressemble à une fureur d’arrière-garde, un combat gonflé par la diminution de l’enjeu.
À présent ce même discours émanait de jeunes homos bien intégrés et très peu victimes de l’homophobie. Bénéficiaires des droits conquis par les générations précédentes, ils redoublaient d’ardeur révolutionnaire et se plaçaient en chefs de file d’une cause héroïque, pourtant déjà gagnée. Les mœurs évoluaient à toute vitesse ; or ces jeunes militants choisissaient ce moment pour en rajouter dans l’imagerie de la résistance. Leur lutte ne visait pas à obtenir le droit de vivre librement leur sexualité ; non, ils se battaient seulement pour obtenir le petit bout de loi qui leur manquait : se marier comme tout le monde. Cette curieuse ambition qui, jamais, dans le passé, n’avait mobilisé les homosexuels, se présentait même, arbitrairement, comme la nouvelle ligne de fracture entre homophiles et homophobes, autorisant à reprendre le ton enflammé de ceux qui, des années plus tôt, militaient vraiment pour la liberté sexuelle.
Notre entretien s’achevait. Notre échange sur le fameux mariage soulignait que nous n’étions pas d’accord, mais que nous pouvions discuter comme des hommes civilisés (ce journaliste avait d’ailleurs désapprouvé les insultes par lesquelles un militant m’avait répondu dans Libération). Soudain, comme je le pressais de me dire ce que représentait exactement pour lui cette possibilité de se « marier », il m’a regardé avec sa candeur enfantine et sa barbe de trois jours, puis il a prononcé :
– Voyez par exemple cette injustice : quand un enfant lit ses premiers contes de fée, et que l’histoire se termine par : « Ils se marièrent et ils eurent beaucoup d’enfants », un jeune homosexuel se sent forcément exclu. Quand nous serons tous égaux devant la loi, et que le mot mariage aura changé de sens, cet enfant-là pourra rêver comme les autres.
Autant l’avouer, je suis resté déconcerté par cette image délicieusement kitsch, ou peut-être plutôt camp, dans le droit-fil d’une certaine littérature homosexuelle. On pourrait effectivement s’imaginer le chevalier, à la fin d’un conte de fées, partant sur son cheval avec un autre chevalier pour avoir beaucoup d’enfants. C’est pourquoi, sans doute, les deux cow-boys amoureux du Secret de Brokeback Mountain ont ému aux larmes le public sur fond de belles images du Wyoming… Pour autant (dois-je l’avouer ?), je ne me posais guère ce genre de questions à l’âge où je lisais Grimm et Perrault ; si bien que j’ai plutôt entendu cette réflexion comme une naïveté d’adulte projetant sa difficulté d’être sur ce qui l’entourait : la loi, les homophobes embusqués, les auteurs de livres pour enfants, et tant d’autres raisons qui le condamneraient à courir, toute sa vie, derrière l’impossible gommage de cette différence qu’il peinait peut-être à accepter lui-même, au point qu’elle semblait exiger, à ses yeux, de bouleverser de fond en comble toute l’organisation sociale.
Papas et mamans
À la une du journal télévisé, quelques opposants au mariage gay présentent les objectifs de leur manifestation. Dans leurs bouches, comme dans celles de leurs adversaires il n’est question que de « papas » et de « mamans ». Les uns, hostiles à l’homoparentalité, ne cessent de répéter que chaque enfant a droit à « un papa et une maman ». En face, les militants pro-mariage et pro-adoption défendent l’idée que les bambins seraient aussi heureux avec « deux papas ou deux mamans ». Le compte est différent, mais les uns comme les autres peignent, dans une langue puérile, le même tableau rose bonbon, où le monde s’apparente à un jardin d’enfants.
Peut-être les historiens de la langue constateront-ils que la première décennie du xxie siècle fut marquée par la disparition des mots « père » et « mère », remplacés par l’usage presque exclusif de « papa » et de « maman ». Lorsque j’étais enfant, il n’y a pas si longtemps, l’un des signes de maturité auquel chacun s’attachait, dans les conversations entre copains, consistait à abandonner ces termes puérils. On disait « ma mère », ou « mon père », voire « mon paternel », qui, par leur sonorité moins sentimentale, marquaient le début d’une prise de distance. Le contraire semble se produire de nos jours, comme s’il fallait cultiver la « part d’enfance » qui subsiste en nous et prolonger indéfiniment le langage des tout-petits.
Les médias amplifient cette révolution familiale. L’autre soir, à la télévision, un présentateur de magazine people interviewait un vieux cinéaste. Revenant sur les débuts de sa carrière, il lui demandait, comme à un gosse : « Aviez-vous une relation privilégiée avec votre papa ? » L’homme de quatre-vingts ans, un peu gêné, reprenait en corrigeant « mon père ». La plupart des invités ne se sont aperçus de rien.
La sous-culture psychologique y est probablement pour quelque chose : elle a généralisé l’idée que nous sommes, jusqu’à la mort, de vieux nourrissons fixés aux joies et traumatismes de nos premières années, grandissant et souffrant dans l’ombre de nos « papas » et de nos « mamans ». La politique n’y est pas non plus étrangère, dans une société où la famille cellulaire (celle qu’on fuyait hier le plus vite possible) apparaît comme une dernière petite barque survivant au naufrage de l’ancien monde. Ségolène Royal a bâti sa carrière en se présentant comme une maman de secours pour une France en perte de repères, pleine de femmes violentées, de handicapés et d’enfants. Le triomphe de la maternité est en marche ; et les mâles repentis y contribuent dans les salles de bains où ils changent les couches-culottes pour montrer qu’ils sont devenus eux aussi de vrais « papas ». C’est pourquoi les défenseurs de l’homoparentalité se présentent à leur tour comme des « papas » et des « mamans », soulignant le côté doucereusement familial de leur différence et leur désir de pouponner.
Inconvénients du mariage
J’ai toujours détesté les repas de noces, ces banquets trop longs, ces discours égrillards. Les parents mettent en scène leurs illusions sociales. Tout cela sent le mensonge et s’achève généralement par un divorce au bout de trois ou sept ans. Plus personne ne croit à la valeur sacrée du mariage, sauf les chrétiens traditionalistes et les gays militants.
En couverture d’un hebdomadaire à fort tirage, deux hommes d’âge mûr sont photographiés dans une pose intime. Leurs crânes se frôlent ; de larges sourires éclairent leurs visages comme une invitation au bonheur. Par ce montage ludique, le magazine semble soutenir ardemment ce projet résumé en lettres rouges : « Gays et lesbiennes : Marions-nous ! » De la lecture du reportage, il ressort que ces messieurs – et d’autres couples interviewés – revendiquent le droit de vivre comme tout le monde : « Nous sommes les seuls citoyens à ne pouvoir nous marier avec la personne qu’on aime. » Après vingt-sept ans de vie commune et une carrière active dans la fonction publique, leur homosexualité bien acceptée ne souffre plus que d’un ultime interdit : l’impossibilité d’obtenir cette reconnaissance et tout ce qui l’entoure : une « liste de mariage », « une fête mêlant les deux familles » et, pourquoi pas, « des noces à l’église ; ça aurait plus de gueule ! » – le tout débouchant sur la possibilité de devenir parents, par le biais de l’adoption ou de la procréation médicalement assistée. Par son ton chaleureux, l’hebdomadaire gay friendly semble pressé de voir tous les homosexuels rejoindre la grande famille des familles.
À la lecture de cet article, je ne puis cependant réprimer un léger sourire. Malgré tous mes efforts, je trouve bizarre ce rapprochement des notions de mariage (qui constitue la norme sociale par excellence) et d’homosexualité (qui a longtemps représenté le contraire de cette norme). Évidemment, l’idée d’un mariage entre deux hommes ou deux femmes ne manque pas d’attrait dans le registre loufoque, à l’instar du mariage de Coluche et de Thierry Le Luron en 1985. Avec ou sans robe de mariée, la formule tiendra toujours un peu du travestissement. C’est pourquoi, sans doute, la plupart des homosexuels, en tout cas dans mon entourage, n’ont aucune intention de convoler. Même ceux qui militent pour le mariage gay n’envisagent aucunement de se marier, comme s’ils laissaient à une minorité cette démarche un peu bizarre.
Qu’on ne se méprenne pas : je ne me sens nullement chargé de réglementer le style de vie de mes concitoyens. Si, donc, l’époque est telle que certaines personnes du même sexe éprouvent impérieusement le besoin de se marier, je ne vois aucun inconvénient à ce que la classe politique, courant derrière leurs revendications, s’empresse de transformer leur désir en droit. J’avoue toutefois que, pour ma part, ne tenant pas l’homosexualité pour une chose honteuse, j’éprouverais, pour le coup, une certaine honte s’il me fallait passer devant le maire afin de « prendre pour époux » un autre homme – même celui que j’aime le plus au monde. Cette profession de foi, encadrée de « témoins », marquerait la trahison d’une jeunesse aventureuse s’achevant en costume du dimanche, sur le perron de la mairie, par un baiser sur la bouche dans une nuée de confettis.
L’homosexualité, avec ses inconvénients, présente au moins cet avantage d’échapper au cadre préétabli de la vie de famille, aux relations conventionnelles entre époux, à la nécessité mécanique de se reproduire et d’élever des enfants. Ce petit désordre de la nature permet de s’égarer sur des voies moins tracées, en contrariant l’ordre astreignant que représentent le ménage et la filiation. La libération sexuelle des années soixante, dans sa volonté d’affranchissement tous azimuts, se définissait pour une bonne part contre l’hypocrisie des couples et contre le poids des familles auquel un adolescent dans mon genre désirait échapper pour inventer son propre style de vie. Plus récemment encore, le pacs a dégagé la loi républicaine de ces vieilles conventions en rendant possible la protection sociale ou la transmission de biens entre deux êtres qui le choisissent, hors des pesanteurs du mariage. C’est pourquoi il connaît un tel succès, au point d’être choisi par un nombre croissant d’hétérosexuels !
Or, simultanément, nous assistons à un glissement bizarre qui, du simple droit d’être homosexuel, se transforme en revendication forcenée du modèle conjugal hétérosexuel, présenté comme un enjeu politique égalitaire. Certains partisans du « mariage pour tous » espèrent que cette loi les aidera à oser ensemble « un geste de tendresse dans la rue » (mais n’est-ce pas leur propre difficulté qui est ici en cause ?). Plus audacieuse, cette lesbienne avoue qu’elle n’aurait jamais épousé un homme si elle avait été hétérosexuelle, en précisant : « C’est une institution nimbée de valeurs un peu ringardes, de conformisme. Mais je n’admets pas que le fait d’être homo m’interdise de me marier. Me prive de ce choix, de la reconnaissance institutionnelle de notre couple, et surtout de notre famille. »
Toute l’époque tient dans cette contradiction : d’un côté, une prétention à l’anticonformisme – parce que ce n’est pas bien d’être conservateur ; de l’autre côté, la revendication d’une institution ringarde, comme le mariage – parce que ce n’est pas bien d’être privé de certains droits. Et, pour finir, cette apologie de la famille, célébrée avec une énergie qu’on n’avait pas connue depuis le maréchal Pétain.
Les hétéros, de leur côté, désirent prouver qu’ils sont modernes en soutenant sans réserve la moindre revendication des gays ou de ceux qui parlent en leur nom. Car voilà bien, je le répète, ce que démontre l’affaire du mariage pour tous : l’acceptation grandissante de l’homosexualité, et même un formidable désir d’assimilation des gays : 60 % de Français, favorables à la loi, proclamant leur foi naïve dans cet enjeu égalitaire. Mais peut-être, inconsciemment, se réjouissent-ils aussi de voir les homos quitter leurs cases un peu troubles. Finie, la cage aux folles ; finis, les obsédés chassant un bon coup ; finis, ces pervers à tendance plus ou moins pédérastique. La mise en avant du couple et de l’enfantement au détriment de la débauche marque le triomphe d’une conception morale de l’homosexualité. Ainsi notre société postmoderne accomplit-elle son idéal fusionnel – ou confusionnel – en enveloppant tout (norme, transgression, minorité, majorité, convention sociale, liberté sexuelle…) dans un même paquet-cadeau égalitaire marqué du sceau de la loi et du respect.
Les militants
Quelques jours après la parution de ma tribune sur le mariage, Libération publiait la réponse d’un gay en colère, animateur du site spécialisé yagg.com. Celui-ci m’accusait de préférer une sexualité honteuse, dissimulée dans les « pissotières » (je suis pourtant le plus fidèle et le moins dissimulé des amoureux). Il me reprochait également de refuser le droit à l’adoption par les couples de même sexe, question que je n’abordais pas dans mon article, car je me sens trop peu concerné. J’ai néanmoins tendance à croire que les parents adoptifs homosexuels valent bien les autres. Seules les manipulations qui permettent à des couples de même sexe d’éliminer volontairement le père ou la mère biologique, et d’imposer cet état de fait à leur progéniture, me paraissent un peu dégoûtantes.
Mon détracteur réservait toutefois pour la fin son argument massue. Comme j’avais critiqué la façon dont certaines associations d’activistes s’approprient la cause des homosexuels, il m’accusait de recourir à « un argumentaire utilisé par Marine Le Pen ».
Pour le coup, je n’avais plus qu’à me taire ! Employer les mots de Marine Le Pen disqualifierait n’importe qui, même pour constater que le chômage augmente… Sauf que, dans ce cas précis, c’était plutôt elle qui avait emprunté mes propres arguments. Car voilà bien longtemps que je dénigre les gays professionnels, porte-parole autoproclamés de la prétendue « communauté ». J’en parlais déjà dans un précédent article de 2004, repris sur des sites d’opinions diverses. En outre, cette absurde accusation illustrait précisément ce que je dénonçais : car, en me rapprochant de Marine Le Pen, ce militant employait l’une des méthodes chères à son milieu, qui consiste à dénoncer l’adversaire comme complice d’un mouvement réactionnaire et, pourquoi pas, fasciste, plutôt que de répondre à ses questions.
Il me faut donc redire les choses comme je les vois : le mouvement gay perd progressivement sa raison d’être dans une société de plus en plus respectueuse de la libre orientation sexuelle, ce dont on ne peut que se réjouir. C’est pourquoi, désormais, le militantisme combat surtout pour sa propre survie, menacée par le progrès même de sa cause. Subventionné par les pouvoirs publics, par l’État, par de grandes villes comme Paris, il doit s’activer inlassablement à dénicher des zones de discrimination, toujours plus minuscules. Les associations distribuent des tracts et des préservatifs, publient des revues communautaires, accueillent des jeunes gens mal dans leur peau ou réellement maltraités, ce qui est parfois utile. Elles attirent l’attention sur les persécutions réelles qui persistent dans certains pays et me paraissent autrement plus sérieuses que la question du mariage. Mais elles entretiennent aussi une permanente surenchère, occupées à démasquer toutes les phobies – homophobie, transphobie – dissimulées sous les apparences les plus anodines, à l’école, dans l’armée, au sein de l’administration. Enfin, elles ont inventé le concept « LGBT » qui rassemblerait dans un même parti les militantes lesbiennes, les homos anodins, les bisexuels et les transsexuels, comme si tout cela formait une classe solidaire, victime des mêmes persécutions et animée par une même conscience.
Les militants ne semblent voir le monde qu’à travers le prisme de leur sexualité. Ils ne connaissent d’autre horizon que cette obsession, transformée selon les jours en cause de fierté ou de souffrance. En ce sens, les mouvements LGBT ne sont pas très différents des groupements religieux ou ethniques. L’orientation sexuelle leur tient lieu de communautarisme. Mais comment continuer à se dire persécuté quand les gays sont devenus une cible privilégiée pour les publicitaires ? Comment s’indigner encore quand la télé, les médias et une majorité de citoyens clament leur sympathie ? Où sont les nouveaux buts, les nouvelles revendications de plus en plus secondaires, toujours présentées comme des batailles décisives ? Comment se battre encore après l’adoption du pacs, voté sous un gouvernement de gauche, amélioré sous un gouvernement de droite, et qui offre aux couples de même sexe des solutions adaptées à leur style de vie ?
Les militants ont alors brandi cet ultime hochet : la revendication du « mariage pour tous », combat plus difficile à gagner, parce qu’il risquait de mobiliser contre lui les traditionalistes, redonnant par là même un sens au combat homosexuel et à l’existence des associations. En appelant à la mobilisation pour le mariage et la parenté, le militantisme a fixé ce cap qui l’autorisait à retrouver des accents antifascistes. Pas assez rapide dans son acceptation, la société est redevenue suspecte. Loin de se satisfaire du projet de loi, les militants gays se sont indignés de l’existence même d’un camp adverse qui en a profité pour surenchérir. Ils ont voulu tout réduire à un combat décisif entre liberté et puritanisme. Et ils y sont parvenus. Car l’hostilité qu’ils ont suscitée dans certains milieux, parfois réellement homophobes, a fini par souder nombre d’homosexuels autour de la revendication du mariage, perçue comme un symbole, même par ceux qui se sentaient le moins concernés.
Un noyau d’activistes a mené la bataille. De jeunes énarques gays ont défilé dans les commissions parlementaires pour défendre leur conception du « mariage pour tous », tels des représentants autoproclamés de la fameuse « communauté LGBT ». Largement relayés par les médias, ils ont brossé un tableau social fantaisiste montrant, d’un côté, des couples de gays et de lesbiennes en souffrance de famille, de l’autre, une collectivité encore trop « frileuse », arc-boutée sur des positions conservatrices. À leurs yeux, un homosexuel est par nature pour le mariage, pour l’homoparentalité ; et tout homosexuel qui ne pense pas ainsi fait figure de pervers ; traître à une cause qu’il n’a jamais partagée mais où il se trouve enrôlé puisque, selon l’esprit militant, c’est son orientation sexuelle qui le définit.
Ils ont lancé des slogans absurdes comme cette idée que la simple critique du mariage gay serait homophobe : formule scandée avec un tel lyrisme, face aux résurgences de la barbarie, qu’elle s’est répandue à son tour. Mais l’avantage de désigner tous les opposants au mariage gay comme « homophobes » est que le nombre de ces derniers augmente alors considérablement. Quand ils sont un million à défiler, aucun doute n’est plus permis sur une montée soudaine de l’homophobie. Sauf qu’une bonne partie des manifestants sont certes un brin réacs, mais pour la plupart non homophobes, si l’on s’en tient à la définition du terme et à leurs propres déclarations. Pourtant, rien n’y fait. La formule est d’autant plus pratique que, l’homophobie étant un délit, on pourrait imaginer de pénaliser l’opposition au mariage gay !
Ces lobbies minoritaires exercent également leur pression sur la classe politique, obligeant tout responsable à faire allégeance à leur projet comme gage de sa modernité. L’adoption du mariage en Espagne, en Californie ou au Royaume-Uni est érigée en modèle pour une société française toujours « à la traîne » (voilà trente ans, nous étions déjà « en retard » de parcs de loisirs !). Il fallait voir cette presse béate quand l’information s’est affichée à la une de tous les sites Internet, le 9 mai 2012 : Barack Obama, président des États-Unis, venait lui-même de se prononcer en faveur du mariage pour tous. Surmontant d’ultimes réserves liées à sa foi chrétienne, le séduisant maître du monde adhérait à la grande cause ! Après avoir quasiment rendu les armes devant tous les diktats du capitalisme, il entamait l’un de ces combats par lesquels le camp du progrès se persuade de servir encore à quelque chose. Et, dans nos esprits tellement habitués à suivre l’exemple américain, on sentait bien que le battage autour de sa déclaration signifiait : « Tous les hommes politiques qui ne feront pas comme lui seront des ringards » ; autrement dit : « Monsieur Hollande, c’est votre tour »… de nous faire oublier le conformisme de votre politique économique, sociale, européenne, où rien ne vous distingue vraiment de vos prédécesseurs ! À quoi le président a répondu en affichant, comme ses ministres, un parfait mépris pour les adversaires du mariage gay, reçus à la sauvette à l’Élysée.
L’égalité
Quand le mariage gay envahit les journaux, les radios, les téléviseurs, les pages Internet et les conversations entre amis ; quand se multiplient les débats, les polémiques et les interventions fiévreuses, vient un moment où je réagis en me demandant : mais de quoi parle-t-on exactement ? De persécution ? De répression ? De mort ? De ces menaces qui planent encore sur les homosexuels en Iran ou en Arabie saoudite ? Non, juste de contrat moderne (le pacs) ou de mariage à l’ancienne. C’est pour cela qu’ils s’agitent, sans voir qu’une lame de fond nous porte déjà au-delà de ces questions, que notre époque a déjà balayé tous ces schémas ; que les vrais parents des générations nouvelles sont les jeux vidéo, le smartphone, et que les enfants de la mondialisation se moqueront bien d’avoir une maman ou trente-six papas.
Arrivé à ce point, je me dis : tout cela m’ennuie. Qu’ils arrêtent un peu de se monter la tête ! Que les anti-mariage comprennent que cela n’a aucune importance, si une poignée de gays tient absolument à convoler. Il leur reste l’Église pour s’accrocher aux traditions. Et que les pro-mariage cessent de voir des nazis partout, puisqu’ils ont déjà gagné, que la République française court au-devant de leurs désirs en proclamant que « la loi sera votée ». Qu’ils s’occupent donc de vivre, plutôt que de jouer inlassablement la carte de victimes !
Le slogan du « mariage pour tous » a certes l’avantage d’une idée simple, correspondant à l’évolution des mœurs : une même loi pour tous les couples qui désirent s’unir officiellement. Nombre de mes amis, peu suspects d’en rajouter dans le militantisme, veulent donc y voir une forme de justice, sans contorsions intellectuelles, qui n’engage en rien ceux qui préfèrent rester célibataires. Il serait toutefois regrettable que cette primauté accordée au mariage en fasse un point de passage obligé. C’est pourquoi j’avais signé, dès 1996, la pétition parue en faveur du Contrat d’union civile, ancêtre du pacs. Car le contrat civil marquait déjà la fin des discriminations, sans abolir toute notion de différence. Il ajoutait une loi, légèrement décalée, pour des couples légèrement décalés, qu’on le veuille ou non. Je n’aimerais donc pas que la propagande en faveur du mariage (ce faux progrès) laisse au bord du chemin le pacs (ce progrès réel).
L’argument de l’égalité reste d’ailleurs discutable. Les partisans du mariage gay changent en effet, arbitrairement, la signification d’un concept (le mariage comme union entre un homme et une femme) pour la remplacer par une autre (l’union entre deux êtres qui s’aiment). Ils en déduisent que le mariage hétérosexuel représentait une discrimination, tout comme l’esclavage, le colonialisme et tous ces maux hérités du passé qu’on juge à l’aune des valeurs du présent. Leur justice atemporelle ne voit dans l’Histoire qu’un socle pourri. On pourrait également rapprocher cette guerre du combat féministe contre la langue française : quand une langue forgée par les siècles apparaît rétrospectivement comme un terrain de discrimination, obligeant à féminiser certains mots au nom de l’égalité à laquelle on a renoncé en tant d’autres domaines !
Ce discours égalitaire des militants du « mariage pour tous » se réfère plus ou moins explicitement à la théorie féministe des gender studies, élaborée dans les universités américaines avant d’envahir le reste du monde. Son objet, énoncé dans un langage souvent jargonneux, consiste grosso modo à voir dans la définition des sexes une simple fabrication sociale imposée par l’ordre dominant (hétérosexuel et masculin) ; ordre que l’émancipation des femmes et celle des homosexuels, entre autres, aurait commencé à abattre au profit d’un libre arbitre permettant à chacun de choisir son propre « genre ». Il n’y aurait donc pas de norme, mais une multiplicité de modèles, hétéro, homo, bi, trans, avec toutes leurs variantes, ce qui justifierait l’égalité entre toutes les formes de mariage.
Cette doctrine qui se déploie avec la puissance d’une opération militaire n’hésite plus à se présenter comme une science exacte. Elle envahit aussi bien les manuels scolaires que l’enseignement supérieur. En septembre 2010, la ministre Valérie Pécresse envoyait une circulaire invitant tous les professeurs d’université à s’initier aux gender studies au cours d’une journée de « training » dispensée en english language ! On peut néanmoins rester sceptique devant le raisonnement qui consiste à s’inspirer des gays ou des transsexuels pour définir un type de sexualité moderne dont le genre hétérosexuel ne serait qu’une variante, comme si le concept de norme n’avait aucun sens. Doit-on vraiment nier, par principe, le fait qu’il y aura toujours, dans la société humaine comme dans la nature, un modèle dominant et des comportements minoritaires qu’une société évoluée doit tout simplement respecter ?
Même en admettant le schéma des gender studies, le plus étonnant reste toutefois que les militants gays, au lieu d’imaginer une forme d’union qui leur appartienne en propre, hors du schéma préétabli, préfèrent se rattacher au mariage ; comme s’ils reprenaient à leur compte cette fabrication de l’hétérosexualité dominante avec sa pesanteur sociale (c’est à l’administration de reconnaître l’amour), ses principes sous-jacents (il faut marier les couples pour éviter les désordres de la sexualité) et son arrière-plan religieux (le mariage est un rite, un symbole, un sacrement). Imiter le mariage, n’est-ce pas précisément renoncer à son propre « genre » ?
Conclusion provisoire
Voici donc réunies les conditions d’un affrontement caricatural dont on se serait bien passé : d’un côté, les familles défilant le 13 janvier 2013 avec la complicité de l’Église catholique pour affirmer le droit de chaque enfant à un papa et une maman ; quinze jours plus tard, les porte-parole du « mariage pour tous » organisant leur propre rassemblement et dénonçant comme complice de persécutions quiconque n’approuve pas leurs exigences. Ce piteux face-à-face, auquel tout semble se résumer, aura voulu, encore une fois, nous faire oublier qu’une majorité de Français (hétérosexuelle, donc) souhaite accorder aux gays les mêmes droits qu’aux autres couples ; tandis que les gays, pour beaucoup d’entre eux, se contrefichent d’être mariés, n’envisagent aucunement d’adopter des enfants, et se sentent fort éloignés d’un tel combat.
Car la réalité progresse, insensible aux slogans. De petites réformes en changements de comportements, l’évolution de la condition homosexuelle dans un pays comme la France suit son évolution, largement positive. Dans ce contexte favorable, les partisans de l’égalité des droits auraient facilement obtenu l’extension du pacs, notamment sur les questions de transmission et d’adoption. Ces codicilles se seraient imposés au Parlement sans passer par une nouvelle querelle des anciens et des modernes. Mais, loin de s’en tenir à ces progrès concrets, les activistes ont choisi de privilégier un terrain symbolique, en polarisant leurs revendications sur la notion même de « mariage » – mot qui conserve une valeur sacrée et un sens précis pour une partie de la population.
Pourquoi une revendication aussi récente devrait-elle soudain passer pour une vérité indiscutable face à la définition traditionnelle du mariage, et face à ceux qui se posent d’honnêtes questions sur l’étrange notion de « droit à l’enfant » ? Les représentants de la cause LGBT ne veulent pas entendre ces subtilités, ni contourner leurs adversaires en s’appropriant la modernité du contrat civil. Héritiers du style gauchiste, ils préfèrent lutter héroïquement contre les derniers bataillons conservateurs, avec le soutien du pouvoir en place. Leur sectarisme détestable fait écho à celui des traditionalistes, prêts à sauter sur l’occasion pour prendre leur revanche, comme au temps des manifestations pour l’école libre. Mais cette opposition théâtrale arrange aussi la classe politique, tous bords confondus, en détournant l’attention des grands sujets où elle montre tant d’impuissance.
De leur côté, les jeunes générations aiment à se prouver qu’elles ont de l’audace et qu’elles sont rebelles, même lorsqu’il s’agit d’un combat manipulé et plein de contradictions. L’idéal du « mariage pour tous » leur donne l’illusion de lutter contre l’ordre bourgeois tout en l’imitant dans ses moindres détails. Il prône l’égalité absolue, quand s’aggrave partout l’inégalité sociale. Il épouse le but poursuivi par les plus farouches réactionnaires : le retour de la cellule familiale au centre de la société. Finies, les violentes contestations de l’ordre oppressant dénoncé par Gide et son « Familles, je vous hais ! » Chacun, désormais, semble s’imaginer que la quête éperdue du couple ressemble aux Feux de l’amour, pour se prolonger dans le doucereux cocooning de J’élève mon enfant.
Sitôt l’affaire classée, les militants trouveront d’autres combats symboliques. Ils s’en prendront aux Églises, aux armées, à l’école, et dénicheront des formes insoupçonnées d’homophobie dans la langue, dans l’histoire, dans la moindre de nos habitudes. Demain comme aujourd’hui, ils préféreront les postures révolutionnaires à l’efficacité, le lyrisme de la persécution à l’évolution des mœurs et des droits ; ils dégaineront la rhétorique antifasciste face à toute personne qui ne partagera pas leurs urgences. Voilà ce que je reproche à ceux qui prétendent parler en mon nom. On dirait que certains gays, tellement enfermés dans la question sexuelle, n’arrivent guère à vivre sans ennemis. Ils cultivent une vision humiliante de leur condition qui, loin de se présenter comme une attitude réellement libre et fière, court d’un côté vers l’hystérie de la Gay Pride, de l’autre vers l’idéal petit-bourgeois du mariage pour tous. N’est-ce pas précisément l’expression ultime de la « honte de soi » que ce rêve de famille, ce désir éperdu de reconnaissance ? En gommant le sens des mots, certains homos voudraient oublier qu’ils ne seront jamais exactement dans la norme, mais que ce n’est plus un péché, et qu’il fait doux sous les feuillages.