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C’est quoi, la langue de l’Europe ?

Sur la place carrée du Forum des Halles, à quelques mètres sous terre, je me suis arrêté, fasciné, devant l’enseigne d’un magasin de chaussures : Shoe Store. Ces deux mots s’offraient à la foule parisienne et banlieusarde déversée par les transports en commun ; ils se perdaient dans l’agitation de la galerie commerciale. Mais je restais figé, saisi par l’étonnement, devant cet énoncé qui ne disait rien d’autre que : « magasin de chaussures ». En anglais. Comme si le simple emploi de ces mots – Shoe Store – lui ajoutait une valeur particulière.

Les godasses alignées dans la vitrine semblaient pourtant parfaitement banales ; en tout cas, elles n’avaient rien de spécialement britannique. La marchandise importait peu. Tout tenait dans l’énoncé et Shoe Store, à l’évidence, signifiait autre chose que « magasin de chaussures ». Cette enseigne transformait la banalité française en banalité mondiale ; elle apportait à une collection sans éclat sa note futuriste. Shoe Store sous-entendait : « magasin moderne de chaussures », « boutique du monde nouveau », « foi dans le troisième millénaire ». Par la magie de l’anglais, la plus ordinaire des échoppes rejoignait la culture jeune, le commerce sans frontières, la globalisation et le développement durable.

Une autre question s’est alors posée à moi : fallait-il m’indigner ou partager cette adhésion souriante à l’ère qui vient ? Ne devais-je pas, moi aussi, truffer mes phrases de mots anglais, prononcés avec enthousiasme, comme le font mes contemporains pour montrer qu’ils pensent avec leur temps, qu’ils n’ont pas peur de l’avenir, qu’ils débordent d’énergie, même quand leurs propos pourraient s’énoncer en français ? Pourquoi continuer à résister en vain ? Une voie prometteuse n’était-elle pas ouverte par tous ceux qui, dans le milieu de l’informatique ou des jeux vidéo, pratiquaient déjà cette langue à plein temps ? Sans parler de mes collègues, techniciens à la radio, qui passent leur temps à bouncer, backuper et forwarder des fichiers sur leurs ordinateurs.

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Je la ressens depuis longtemps, cette pulsion irrésistible. Tout a commencé lors de mon premier séjour à New York où je me rendais pourtant avec la morgue d’un citoyen du Vieux Monde, déclassé, jaloux et supérieur à la fois… J’étais bien décidé à ne pas me laisser séduire ; sauf que rien, là-bas, ne s’était passé comme prévu. Le simple fait de me retrouver au cœur de ce décor inconnu mais familier, où les voitures de police avaient les mêmes couleurs et les mêmes sirènes que dans les téléfilms, tout cela m’avait infiniment soulagé – comme si je me débarrassais enfin de la France et de son poids, de ce combat perdu d’avance, de cette protestation indignée, de cette défense de l’indéfendable, pour m’immerger pleinement dans mon époque. Balbutiant quelques mots pour me débrouiller dans la rue, les magasins, j’avais l’impression de renaître à la vie. Un instant, j’avais voulu devenir cet exilé abandonnant sa province, comme l’avaient fait autrefois tant d’écrivains venus s’installer à Paris. À présent, je désirais quitter mes habits français pour parler américain, penser américain, écrire américain, observer, aimer et critiquer le monde moderne de l’intérieur. Confronté à ce projet, je trouvais superflu de geindre sur la fin d’une Europe déjà disparue.

Quelques semaines plus tard, après mon retour, j’avais encore éprouvé un plaisir inconnu, dans le quartier touristique où j’habite, à dépanner des voyageurs égarés. Habituellement, je les houspillais lorsqu’ils osaient me questionner en anglais sans chercher à savoir si je le parlais. Désormais, je désirais leur montrer ma maîtrise de la langue mondiale, comme un enfant montre aux adultes qu’il accomplit des efforts pour devenir grand. Bref, je ne voyais plus qu’une espèce d’enchantement dans la possibilité d’échanger quelques mots avec n’importe qui, partout sur terre, et même de sympathiser, le temps d’une soirée, avec un Roumain ou une Chinoise. De vieux principes m’avaient longtemps persuadé qu’il serait mieux d’apprendre quelques expressions de chaque pays où je voyageais. Théoriquement, sans doute. Mais, pratiquement, il fallait bien admettre que ces bribes de roumain ou de mandarin resteraient toujours très inférieures à notre maîtrise commune du globish, cet « anglais d’aéroport », si pratique pour le voyageur.

N’était-ce d’ailleurs pas un français d’aéroport que parlait Mozart lui-même, en plein siècle des Lumières, lorsqu’il voulait se faire comprendre au cours de ses voyages à travers l’Europe ? La vérité, terrible à dire, et que j’ose à peine formuler, est que l’existence d’une langue universelle me dérangerait nettement moins s’il s’agissait du français ! Elle me semblerait même plutôt bonne. Mes concitoyens les plus choqués par l’invasion de l’anglais rêvent encore de ce temps où le français unissait l’Europe et le monde. Ainsi, ce qui nous déplaît tient moins dans l’existence d’un rapport dominants/dominés (entre ceux qui possèdent la langue de référence et ceux qui la baragouinent)… que dans le fait d’appartenir à la seconde catégorie. Ma conscience politique, en la matière, ne se serait jamais éveillée de façon aussi aiguë en un siècle de domination francophone.

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Tandis que j’aligne ces paradoxes, la radio tourne au rythme d’un mot anglais par phrase (l’an dernier, c’était seulement toutes les deux phrases, et il y a cinq ans toutes les dix). Il n’est question que du buzz du jour, d’un nouveau challenge politique, de la façon dont la hausse du pétrole impacte les résultats de l’économie. Les prépositions ont disparu des centres loisirs et autres espaces propreté. Les anglicismes inconscients alternent avec les emprunts purs et simples ; et ceux qui s’expriment font tous vibrer dans leur voix la même jubilation, comme s’ils répétaient avec le patron du Shoe Store : « je suis moderne », « je suis de mon temps », « je crois en l’avenir », « je ne suis pas un vieux ronchon ». Ils ne parlent pas ; ils militent. Mais, décidément, quelque chose est factice dans ce besoin d’insérer à tout propos des fragments d’anglais. Si bien que, derrière leurs phrases, j’entends en écho : « je suis un esclave heureux », « j’apprends à parler comme mes maîtres », « je viens de rien et je vais vers tout », « le français, c’est nul, c’est ringard ». Leur fierté recouvre l’autodénigrement et la haine de soi.

Alors s’élève en moi une pulsion contraire : cette fameuse pulsion que certains jugent « réactionnaire » et qui contredit mon désir de participer à la béatitude futuriste. Car, à cet instant, ce n’est plus l’hégémonie du français ou de l’anglais qui me tarabuste, mais plutôt ce lien que nous entretenons avec l’Histoire. Faut-il vraiment liquider à toute vitesse le passé pour nous tourner vers l’avenir ? Une phrase de Claude Lévi-Strauss me revient à l’esprit : « Chaque culture se développe grâce à ses échanges avec les autres cultures. Mais il faut que chacune y mette une certaine résistance, sinon, très vite, elle n’aurait bientôt plus rien qui lui appartienne en propre à échanger ». Bizarrement, ce discours que chacun comprend fort bien à propos des dernières tribus amazoniennes, nos élites le trouvent ringard ou malsain dès qu’il s’agit de la France – comme si notre époque s’accommodait mieux des ultimes peuplades et des anciennes provinces que des grandes nations et de leurs langues encore vivantes.

Voilà probablement ce qui a changé : la langue universelle du xviiie siècle était celle des voyageurs et des beaux esprits ; mais elle n’affectait en rien la singularité des peuples, ni leur conscience d’eux-mêmes, ancrée dans leurs propres mythes et leur propre histoire. La langue universelle d’aujourd’hui est indissociable d’une immense entreprise consistant à diffuser à l’échelle mondiale les mêmes références, les mêmes produits, les mêmes urgences, les mêmes normes, les mêmes façons de penser ; et c’est pourquoi il faut lui résister : non comme outil pratique, mais comme machine à laminer les différences. Au même moment, Google, devenu l’intermédiaire de l’humanité, hiérarchise chaque jour les informations selon ses propres critères anglo-saxons, accordant à la moindre starlette hollywoodienne la première place dans la rubrique « divertissement » (traduction d’entertainment, choisi de préférence au mot « culture »). La domination de l’anglais n’a pas pour seul effet de remplacer une langue par une autre, ou de modifier l’usage du français ; elle modifie radicalement notre perception du monde.

Cette machine idéologique se donne chaque année en spectacle lors du Grand Prix de l’Eurovision où l’on peut découvrir la béatitude effrayante des groupes de toute l’Europe, pressés de pousser en anglais leurs refrains, sur des rythmes de variétés internationales, dans des vêtements de marques mondiales, comme s’ils voulaient crier plus fort que les autres : « nous sommes heureux d’appartenir à un monde sans contrastes », « nous sommes fiers de ressembler à des Américains », « il sera bientôt inutile de voyager », « l’histoire d’où nous venons n’est que ténèbres et chaos », « pareils, nous avançons ensemble vers la lumière ».

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Une bonne nouvelle est arrivée, pour une fois, de Chine populaire où les autorités, fin 2010, ont décidé d’interdire le recours continuel aux langues étrangères dans les médias et la publicité. Je dis « pour une fois », n’ayant aucune sympathie pour cette dictature communiste reconvertie dans les affaires, où la croissance tient lieu d’ultime religion. Il n’empêche que la Chine (comme les États-Unis, l’autre puissance impériale) montre en cette occasion une conscience d’elle-même qui semble avoir singulièrement déserté les vieilles nations européennes.

La Chine, donc, après les années destructrices de la révolution culturelle, s’est avisée qu’elle possédait pour le moins une langue, et que ce bien commun mérite d’être défendu sans scrupule y compris face aux accusations de ringardise ou d’entrave à la liberté. Elle a choisi de s’opposer à la déferlante de la branchouille mondiale qui voudrait substituer à chaque mot son équivalent américain, prononcé fièrement avec l’accent pour se donner des airs d’homme actuel, conforme au modèle propagé par le cinéma et les séries télé (frappant, dans les médias, ce soin que les journalistes mettent à bien prononcer chaque mot anglais, en regard de leur négligence pour l’allemand, le russe ou l’espagnol). Bref, la Chine s’est avisée que l’identité d’une nation tient notamment dans sa façon de parler, et que la diversité, en cette matière, n’est pas une pauvreté, mais une richesse.

Mais, au fait, quelle est donc la langue de l’Europe ? Ce débat crucial, l’Union européenne évite soigneusement de l’ouvrir. Peut-être parce que la réponse formulée par Umberto Eco – « La langue de l’Europe, c’est la traduction » – semble incompatible avec les préoccupations comptables qui conduisent l’administration bruxelloise à réduire ses bataillons de traducteurs professionnels. Le plus simple est donc de s’en remettre à l’anglais, étrangement promu dans les faits (mais sans aucune décision) au statut de langue commune européenne… quand bien même le Royaume-Uni a toujours été le partenaire le moins engagé dans la construction européenne ! L’élargissement n’a rien simplifié. Car si le Marché commun à six, voire à quinze, pouvait aisément cultiver son idéal plurilinguistique autour du français, de l’allemand et de l’anglais, voire de l’italien ou de l’espagnol, il a fallu tout revoir avec l’arrivée des pays d’Europe centrale bien décidés, pour leur compte, à imposer l’usage de l’anglais, tout comme le parapluie militaire américain. Ainsi la question de la langue, plus encore que le reste, souligne-t-elle que ce n’est pas la même Europe qu’on veut ici ou là.

Si l’Europe réfléchissait sur son identité, il lui faudrait pourtant reconnaître qu’elle représente une entité d’un genre particulier : véritable culture commune (c’est incontestable, l’Europe est tributaire d’une même Histoire), déclinée dans une multiplicité de langues et de cultures nationales extrêmement différenciées. Il lui faudrait encore admettre que cette spécificité mérite d’être défendue, avec la quantité nécessaire de traducteurs, mais aussi la politique d’enseignement et toutes les règles favorisant l’apprentissage et la circulation de ces langues. Elle refuserait en tout cas de s’en remettre au globish qui relègue toutes les langues nationales au statut de dialectes. Faute d’y réfléchir sérieusement, nous appartenons aujourd’hui à cette étrange « union » où l’on prétend se rapprocher mais où l’on comprend de moins en moins ses voisins, sauf par le biais d’une langue étrangère plus ou moins maîtrisée qui nous place dans la position du colonisé. Ainsi, l’administration européenne, favorise-t-elle une façon de penser platement calquée sur celle de la City, du Pentagone et des universités américaines. Ainsi nos élus et nos grands administrateurs, dans les échanges internationaux, se trouvent-ils souvent dans la position du bon nègre qui ne comprend pas toujours très bien mais qui accomplit des efforts.

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Sur quelle terre voulons-nous vivre ? Un monde divers par ses langues, ses usages, ses paysages ? Ou unifié jusqu’au moindre détail de vocabulaire, d’alimentation, de musique, d’architecture ? Une société rassemblée dans l’extase consumériste sous l’égide des multinationales associées à la gouvernance mondiale ? Ou une humanité attachée à toutes les nuances de sa palette ? Tel est le choix qui se pose, pour la dernière fois, derrière la question de l’anglais et derrière l’apparent pragmatisme qui anime ses partisans. Et cette question paraît plus décisive encore au moment où le développement fabuleux d’Internet semble devoir transformer chaque parcelle du globe en province du même Empire anglophone.

À ce moment de l’Histoire, il importe de bien mesurer les enjeux. Distinguer, par exemple, ce qui relève de l’offensive délibérée ou de la servitude volontaire. Car il serait naïf de mettre cette évolution au compte du seul mouvement naturel quand les États-Unis, avec obstination, ont favorisé partout l’hégémonie de leur langue. L’efficacité et la vitalité de la culture américaine y sont aussi pour quelque chose. Mais tout serait différent sans la résignation, voire l’activisme d’Européens persuadés, depuis cinquante ans, qu’ils doivent s’aligner sans fin sur un modèle extérieur.

Car voilà bien ce qui détermine le fameux déclin de l’Europe : cette religion universelle toujours persuadée que la modernité se confond avec l’uniformité. Depuis quelques années, l’université française a jugé nécessaire de transformer la maîtrise en master. En modelant son fonctionnement sur le modèle américain, elle a fait le choix de devenir une université de province, régulièrement rétrogradée par le « classement de Shanghai ». Des entreprises imposent leurs réunions en anglais au plus grand mépris de la loi Toubon. Les distributeurs de cinéma ne traduisent plus les titres de films. Une même foi ardente est en action partout, dans les ministères et dans l’administration : elle supprime les annonces en allemand ou en italien dans les trains ; elle vous envoie des billets d’avion en anglais ; elle désigne les pièces rouges comme des cents plutôt que des centimes. Quant aux chaînes de radio et de télévision, même celles relevant du service public, elles accomplissent leurs reportages aux quatre coins du monde en anglais plutôt que de recourir à des interprètes – et ce choix, par la sélection qu’il implique dans les sujets traités et les interlocuteurs, modifie jusqu’au sens de l’actualité. Enfin, pour couronner le tout, un commandant des forces terrestres françaises proclame : « Il n’y a aucune ambiguïté : la seule langue de travail possible dans l’armée est l’anglais. » Ce qui n’est pas vraiment étonnant, depuis que notre pays a rejoint le cadre très anglophone de l’Otan !

L’une des échelles prioritaires de ce combat reste toutefois l’Union européenne où la moindre notion de l’Histoire de ce continent devrait imposer de respecter quelques principes au nom du plurilinguisme. Ses élus et ses fonctionnaires devraient s’exprimer le plus souvent dans leur langue, et cette règle devrait être intangible pour les représentants des grands pays comme l’Allemagne ou la France qui ont l’avantage de posséder officiellement une « langue de travail ». L’anglais, en revanche, devrait se voir écarté des réunions ne comptant aucun membre britannique ou irlandais – du moins tant que le Royaume-Uni n’aura pas pleinement fait le choix de l’Europe. Quant aux fameuses « directives » qui orientent nos vies, elles pourraient elles aussi s’attacher à ce genre d’enjeux. Proposer, par exemple, que l’anglais à l’école passe au rang de « seconde langue obligatoire » (puisque chacun l’apprend de toute façon !) et laisse à d’autres le statut de première langue étrangère.

Un tel champ d’action ne serait-il pas plus intéressant que le calibrage de la tomate ou la multiplication des consignes de sécurité ? En s’attachant à la diversité qui la définit, plutôt qu’à l’uniformisation fiévreuse, l’Union européenne illustrerait enfin sa façon d’être et de penser : cette culture commune nourrie par une extraordinaire diversité de cultures.