Dieu contre-attaque
Pendant très longtemps, Dieu est resté absent de nos conversations. La foi religieuse nous faisait sourire, telle une vieille lune devenue folklorique et non dénuée de charmes anciens (j’ai toujours adoré les monastères et le chant grégorien). Un certain progrès semblait s’être accompli entre la génération de mes parents qui se réunissaient encore, avec leurs proches, pour discuter de l’Évangile, des prêtres-ouvriers, du tiers-monde, de la psychanalyse…, et la nôtre, quasiment affranchie de tout sentiment religieux. La plupart de mes amis avaient cessé de fréquenter les églises à quatorze ans et n’y pensaient plus. La messe et son sermon ne nous manquaient jamais. On pouvait bien être un peu mystique (comment ne pas l’être devant le mystère des choses), mais quant à nous pâmer devant les miracles ou la Sainte-Trinité, il y avait un pas qu’on ne pouvait franchir sans s’exposer au ridicule. Les lycéens, les étudiants, de familles juives ou musulmanes, ne semblaient guère plus intéressés par ces questions. La liturgie de notre génération tournait autour de la musique, de la politique, de la sexualité – avec tous les excès et naïvetés du genre, mais sans la moindre nostalgie des textes sacrés.
Je ne saurais dire exactement quand tout a changé. Mais je me rappelle mon étonnement lorsqu’un camarade, plus jeune que moi, passé par toutes sortes d’influences, m’a révélé en rougissant sa passion grandissante pour le catholicisme. Du jour au lendemain, il avait délaissé Kafka et Gombrowicz pour se plonger dans des ouvrages de théologie, et même des biographies du pape Jean-Paul II ! Il commençait à fréquenter les églises, dans une attitude qui se voulait provocante face à la doxa des intellectuels de gauche. Né dans une famille laïque et soixante-huitarde, il avait quelques excuses et semblait ignorer cet ennui profond de la religion que m’avaient enseigné des années de messe et de catéchisme. D’autres arguments appuyaient sa conversion : le « catholicisme » incarnait à ses yeux une tournure d’esprit française, latine, sudiste, seule à pouvoir contrebalancer la domination puritaine du protestantisme anglo-saxon. Je peux comprendre tout cela, cette portée esthétique de l’héritage religieux… mais pas au point de réciter mon chapelet ni d’ingurgiter la sainte communion !
À la même époque, peu après l’an 2000, comme je discutais avec un ami très cher, né dans une famille d’origine algérienne, je me suis étonné du respect qu’il opposait à mes ricanements quand nous parlions de rites et de pratiques sacrés. Sa réaction, à l’évidence, voulait s’opposer à l’islamophobie d’une partie de l’opinion, prête à désigner les « Arabes » et leur religion comme coupables de tous les maux de la société française. Élevé dans un quartier populaire d’une grande ville de province, il avait accompli de brillantes études, nourries par la lecture des romanciers et des philosophes. Il semblait néanmoins vouloir me signifier l’importance de son enracinement musulman, et davantage encore : sa foi dans les traditions de ses ancêtres, où je ne pouvais m’empêcher de voir un reste d’obscurantisme. Quand bien même il me dépeignait ces beautés de l’islam si bien mises en lumière par Malek Chebel, je peinais à y voir autre chose que des croyances primitives, des images naïves et sentimentales. En bon voltairien, je le regardais dans les yeux en lui demandant si, réellement, il pensait ce qu’il disait. La multiplicité même des représentations religieuses ne démontrait-elle pas qu’aucun texte, aucune règle ne pouvait prétendre à la vérité ? Or chacune se parait du statut de vérité absolue. Je ne voulais donc y voir que fariboles et calembredaines.
Je pourrais donner d’autres exemples, comme cet ami juif, merveilleux d’intelligence et de fantaisie, devenu en quelques années un homme très pieux. Je l’avais connu sur une chaîne de radio où il riait de tout, poussait les interviews jusqu’à l’absurde, avec un instinct surréaliste. Dépourvu du moindre tabou dans sa vie joyeuse et festive, discutant avec une logique habile à renverser les points de vue, il a attendu la quarantaine pour se tourner lui aussi vers la religion de ses ancêtres, au point d’en suivre scrupuleusement les règles, jusqu’au moindre détail de la vie quotidienne. Son intelligence lui permet d’écrire sur le sujet des pages presque convaincantes, avec un esprit plus original que nombre de ceux qui se croient libres-penseurs. Il n’empêche que, dans son cas comme dans les deux précédents, le « retour au religieux » me laisse sceptique et désemparé.
Chez ces trois amis, ce n’est évidemment pas l’attachement à une tradition qui me désarçonne. J’aime trop l’Histoire pour ne pas savoir combien ces croyances ont façonné le monde, avec leur lot de croisades, mais aussi leur apport aux grandes cultures. Je suis trop hédoniste pour ne pas admirer les jardins de Grenade. J’aime trop la musique pour ne pas discerner la figure divine dans l’inspiration de Bach. J’admire trop les philosophes pour ne pas entrevoir les horizons intellectuels ouverts par le judaïsme. Ce que je ne puis comprendre – au risque de passer pour un esprit buté – c’est le retour à la lettre de la religion, cette soudaine fascination pour les textes sacrés, cette foi du charbonnier dans les figures et les rites, quand l’esprit moderne nous enseigne précisément que ce sont des imageries locales, dont le sens, aux âges anciens de l’humanité, n’est plus compatible avec nos connaissances. Je ne dis pas que la science élimine le sentiment religieux ; mais elle rend moins sérieux les vieux catéchismes ; d’où le côté absurdement fanatique des nouveaux dévots : dans les collèges évangélistes où l’on ne veut plus entendre parler de Darwin, dans les écoles islamiques où chaque détail du Coran passe pour une vérité indiscutable, ou chez ces juifs bondieusards qui semblent traverser l’existence en vase clos.
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Élargissons la perspective : les intellectuels des années 1960 avaient l’esprit embrouillé par les ardeurs révolutionnaires. Du moins partageaient-ils une même pensée universelle, dédaigneuse pour les croyances archaïques. En Europe comme en Amérique, il semblait presque inimaginable de voir un écrivain, un philosophe se définir principalement, et même si peu que ce soit, par son obédience religieuse. Mieux encore, la volonté d’abattre ces cloisonnements avait fait des juifs américains les meilleurs défenseurs de la cause des Noirs des ghettos, et des intellectuels catholiques français les alliés les plus sûrs des immigrés maghrébins fraîchement installés. La dynamique de la lutte des classes, avec ses naïvetés, faisait primer le combat social sur les frontières religieuses. Que s’est-il donc passé pour qu’aujourd’hui, trente ans après, le moindre philosophe, revenu de ses années gauchistes, nous tartine des volumes sur son attachement au judaïsme comme fondement de son identité ? Que s’est-il passé pour que d’excellents romanciers, au regard aigu sur le temps présent, mettent en avant leur foi chrétienne ? Que s’est-il passé pour que tant de jeunes Français des « quartiers », et jusqu’aux stars du football, aillent trouver leur supplément d’âme dans les mornes litanies de l’islam ?
Les premiers protestants luttaient contre les superstitions entretenues par le clergé catholique. Aujourd’hui, les superstitions sont partout de retour ; la religion exige le respect jusque dans ses balivernes, incluant les jours de jeûne, les piscines réservées aux femmes, les régimes alimentaires qui obligent les compagnies aériennes à jongler avec les plateaux-repas. Un peu partout, une foi rudimentaire se présente comme l’unique forme de résistance aux excès de la modernité. L’identité religieuse rassemble des foules immenses soudées par des croyances dignes d’un enfant de cinq ans. L’autorité des prophètes et leur catalogue de châtiments contredit la « mondialisation heureuse ». Ces phénomènes, massifs dans le monde musulman, ne sont pas moins réels chez les juifs et les chrétiens qui veulent redresser la tête et réapprendre à chanter, main dans la main, des cantiques sur de mauvaises musiques et des textes abscons. Tous les gouvernements s’inclinent et débordent de déférence. Les autorités américaines vont jusqu’à critiquer tel gouvernement français qui ne permettrait pas le libre port de la burqa, entre autres régressions moyenâgeuses… quand la moindre décence d’une civilisation évoluée serait d’éloigner, avec une indifférence hautaine, les prétentions des prêtres à imposer leurs lois.
Je le redis pour finir. Je ne suis pas un laïcard pressé de provoquer ni de ferrailler. Les blasphèmes ne m’amusent guère. Toute excessive passion pour la question religieuse, y compris sur le mode de la provocation, me paraît vaine. Je prie à ma façon en écoutant Duke Ellington ou en marchant dans la forêt ; mais je n’oublie pas que Nietzsche nous a annoncé la mort de Dieu et je pense qu’il s’agissait d’une bonne nouvelle, invitant nos esprits à ne plus confondre la réalité avec des croyances devenues sans objet. Contre les légendes et les racontars, nous avons gagné la liberté de l’esprit ; ce qui n’interdit pas de nous interroger sur nous-mêmes, sur l’infini des choses, sur le sens de la beauté, et sur notre héritage de mystères. On peut même le faire dans la nef des églises qui rappelle l’immense perspective du temps. Pour le reste, je ne parviens pas à prendre la religion au sérieux, sauf pour m’inquiéter des méfaits qu’elle inflige encore, dans ses habits de lumière barbares, à toute une partie de l’humanité.