- A propos des sours, est-ce que Boudicca vous a dit pourquoi son père avait l'intention d'arrêter ses opérations minières dans quelques semaines ?
- Rien du tout.
Sandecker fit pensivement rouler un cigare entre ses doigts.
- Etant donné qu'aucune de ses exploitations minières n'est sur le sol des Etats-Unis, nous n'avons aucun moyen rapide d'arrêter d'éventuels massacres à venir.
- Si on pouvait fermer une mine sur les quatre, dit Pitt, on épuiserait complètement la capacité à tuer de l'onde de choc.
- A moins d'obtenir que des bombardiers B-l démolissent une de ses mines, ce que le Président n'autorisera jamais, nous avons les mains liées.
- Il doit bien y avoir des lois internationales qui condamnent les meurtres en haute mer! dit Pitt. Sandecker secoua la tête.
- Aucune qui s'applique à notre situation. Et ce manque d'organisations propres à faire appliquer les lois joue en faveur de Dorsett. L'île du Gladiateur n'appartient qu'à sa famille et il nous faudrait au moins un an pour persuader les Russes de fermer la mine qui se trouve au large de la Sibérie. La même chose pour les Chiliens. Tant que Dorsett graisse la patte à quelques hauts fonctionnaires gouvernementaux, ses mines restent ouvertes.
- Il y a les Canadiens, remarqua Pitt. Si on leur laissait le champ libre, les mounties se feraient un plaisir d'aller fermer la mine de l'île Kunghit dès demain, ne serait-ce que parce que Dorsett emploie de la main-d'ouvre étrangère entrée illégalement et réduite à l'esclavage.
- Alors, qu'est-ce qui les empêche de faire une descente dans la mine?
Pitt se rappela les mots de l'inspecteur Stokes sur les bureaucrates et les membres du Parlement achetés par Dorsett.
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Onde de choc
- La même barrière : des pots-de-vin et des avocats véreux.
- L'argent attire l'argent, soupira Sandecker. Dorsett est trop riche et trop bien organisé pour utiliser des méthodes ordinaires. Ce type est un monument de cupidité.
- «a ne vous ressemble pas, cette attitude de défaite, amiral. Je n'arrive pas à croire que vous soyez sur le point de perdre la balle de match devant Arthur Dorsett.
- qui parle de perdre la balle de match?
Pitt adorait asticoter son patron. Il n'avait pas cru une seconde que Sandecker laisserait tomber.
- qu'avez-vous l'intention de faire?
- Etant donné que je ne peux pas ordonner l'invasion d'une propriété
commerciale en risquant, de plus, la vie de centaines d'innocents, ni faire atterrir une escouade des Forces spéciales pour neutraliser les sites miniers de Dorsett, je me vois dans l'obligation de faire la seule chose que je puisse encore faire.
- C'est-à-dire?
- Mettre l'affaire sur la place publique, dit l'amiral sans ciller ni changer d'expression. Demain matin à la première heure, je réunis une conférence de presse et je dénonce Arthur Dorsett comme le pire monstre que l'humanité ait engendré depuis Attila le Hun. Je révélerai la cause des tueries massives et lui en attribuerai le bl‚me. Ensuite, je pousserai les membres du Congrès à secouer un peu le ministère des Affaires étrangères, qui demandera à son tour aux gouvernements canadien, chilien et russe de fermer toutes les mines de Dorsett sur leurs territoires. Après quoi je m'assiérai pour voir o˘ tombera le couperet.
Pitt adressa à Sandecker un long regard admiratif puis sourit. L'amiral s'aventurait sur un terrain miné sans s'inquiéter des conséquences.
- Vous vous en prendriez au diable s'il avait l'impudence de vous regarder de travers!
- Pardonnez-moi de l‚cher la vapeur. Vous savez aussi bien que moi qu'il n'y aura pas de conférence de presse. Sans preuves solides et rece-vables, tout ce que j'y gagnerais serait un séjour en hôpital psychiatrique. Les hommes comme Arthur Dorsett renaissent de leurs cendres. On ne peut pas se contenter de les détruire. Ils sont mus par un système de cupidité qui mène au pouvoir. Ce qu'il y a de triste avec ces types, c'est qu'ils ne savent pas comment dépenser leurs richesses ni les partager avec les nécessiteux.
Sandecker se tut, le temps d'allumer son cigare.
- Je ne sais pas encore comment mais je jure sur la Constitution que j'épinglerai ce crapaud gluant à la porte de la grange jusqu'à ce que ses os blanchissent.
Maeve ne laissait rien voir de ce qu'elle endurait. Au début, elle avait D'o˘ viennent les rêves?
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pleuré chaque fois qu'elle se retrouvait seule dans la petite maison coloniale de Georgetown que son père avait fait louer pour elle. Son cour battait très fort quand elle pensait à ce qui pouvait arriver aux jumeaux sur l'île du Gladiateur. Elle aurait voulu voler vers eux et les emmener quelque part, en lieu s˚r, mais elle se sentait impuissante. Elle rêvait qu'elle était avec eux. Mais les rêves tournaient au cauchemar dès qu'elle se réveillait. Elle n'avait pas le plus petit espoir de s'opposer aux incroyables moyens dont disposait son père. Sans qu'elle e˚t jamais réussi à détecter quiconque, eue savait que les hommes de son service de sécurité
surveillaient chacun de ses mouvements.
Roy Van Fleet et sa femme Robin, qui avaient pris Maeve sous leur protection, l'invitèrent à se joindre à eux pour une réception donnée par le riche propriétaire d'une société d'exploration sous-marine. Elle n'avait aucune envie d'y aller mais Robin avait insisté jusqu'à ce qu'elle accepte, disant qu'elle devait s'amuser un peu, sans réaliser les tourments qui la déchiraient.
- Il y aura des tas de grosses légumes et de politiciens, avait expliqué
Robin. On ne peut pas manquer ça!
Après s'être maquillée, elle attacha ses cheveux en catogan sur sa nuque et passa une robe de soie marron, de forme empire, au corsage rebrodé de perles et dont la jupe lui arrivait plusieurs centimètres au-dessus du genou. Elle avait craqué pour cette toilette à Sydney, la trouvant très chic à l'époque. Maintenant, elle n'en était plus aussi s˚re. Elle se demandait avec une sorte de timidité si elle pouvait autant montrer ses jambes pour une réception à Washington.
- Oh ! Et puis la barbe ! se dit-elle en se regardant dans une glace. De toute façon, personne ne me connaît.
Elle jeta un rapide coup d'oil dans la rue, à travers les rideaux de ses fenêtres. Il y avait une légère couche de neige mais les trottoirs étaient dégagés. Il faisait un froid supportable. Elle se servit un petit verre de vodka, enfila un manteau noir qui lui tombait jusqu'aux chevilles et attendit que les Van Fleet viennent la chercher.
Pitt montra l'invitation que lui avait remise l'amiral à l'entrée du Country Club et passa les superbes portes sculptées aussi décontracté qu'un habitué du lieu. Il laissa son pardessus au vestiaire et se dirigea vers la spacieuse salle de bal décorée de panneaux de bois. Un décorateur réputé de la capitale avait su créer dans la pièce une étonnante illusion sous-marine. Des poissons de papier pendaient du plafond tandis que des lumières indirectes donnaient, par une teinte bleu-vert mouvante, l'impression plaisante des fonds marins.
L'hôte, le président de Deep Abyss Engineering, sa femme et quelques officiels de la société, alignés près de la porte, accueillaient les invités. Pitt les évita et se dirigea vers l'un des coins les moins éclairés du bar o˘
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Onde de choc
il commanda une tequila avec du citron vert. Puis il contempla la salle, le dos appuyé contre le comptoir.
Il y avait au moins deux cents personnes. Un orchestre jouait des musiques de films. Il reconnut plusieurs membres du Congrès et quatre ou cinq sénateurs, tous travaillant au sein de commissions sur les océans et l'environnement. Plusieurs hommes portaient un smoking blanc mais la plupart s'étaient contentés du costume sombre plus traditionnel, parfois éclairé d'un noud papillon aux couleurs vives. Pitt préférait le traditionnel. Son smoking comportait un gilet avec une lourde chaîne d'or sur le devant, à laquelle était attachée une montre ayant appartenu à son arrière-grand-père, un ingénieur des Chemins de fer de Santa Fé.
Les femmes, épouses pour la plupart, maîtresses pour certaines, toutes très élégantes, portaient des robes longues ou des robes courtes ornées de vestes rebrodées de sequins ou de paillettes. Pitt avait l'oil pour reconnaître les couples mariés. Ceux-ci restaient sagement ensemble comme de vieux amis. Les couples de célibataires se frôlaient constamment.
En général, Pitt faisait tapisserie aux cocktails et n'appréciait guère les conversations sans intérêt. Il s'ennuyait et restait rarement plus d'une heure puis regagnait son appartement au-dessus du hangar abritant ses voitures.
On lui avait dit que Maeve allait accompagner les Van Fleet. Il laissa son regard errer autour des tables et sur la piste de danse bondée mais ne la vit nulle part.
Peut-être avait-elle changé d'avis à la dernière minute. Peut-être n'était-elle simplement pas encore arrivée. Pitt n'était pas du genre à se battre pour attirer les regards d'une jolie fille entourée d'admirateurs. Aussi porta-t-il son attention sur une femme au physique un peu ingrat qui devait peser autant que lui. Assise toute seule à une table, elle fut ravie qu'un bel homme vienne l'inviter à danser. Les femmes que les hommes ne regardent jamais, celles qui n'appartiennent pas au clan des beautés attirantes, sont souvent les plus sympathiques et les plus intéressantes. Celle-ci avait un poste élevé au ministère des Affaires étrangères et lui raconta mille anecdotes et quelques cancans sur les relations avec l'étranger. Il fit danser ainsi deux autres dames que certains considéraient comme laides.
L'une était la secrétaire personnelle de l'hôte de la soirée, l'autre le bras droit d'un sénateur présidant le Comité des Océans. Après cette agréable bonne action, Pitt retourna au bar o˘ il commanda une autre tequila.
C'est alors que Maeve entra. En la voyant, Pitt fut surpris de constater que toute sa personne rayonnait d'une attirante chaleur. Le reste de la pièce se fondit dans un brouillard gris‚tre dont seule Maeve se détachait, au centre d'une aura radieuse.
Il redescendit sur terre dès qu'elle s'éloigna du comité d'accueil. PrécéD'o˘ viennent les rêves?
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dant les Van Fleet, elle s'arrêta pour regarder la foule qui l'entourait.
Ses cheveux blonds tirés en arrière révélaient chaque détail de son visage, soulignant ses ravissantes pommettes. Gênée, elle leva une main et l'appuya entre ses seins, les doigts écartés. La robe courte mettait en valeur ses longues jambes fuselées et les formes parfaites de son corps. Pitt la trouva majestueuse, sans une trace de vulgarité. Il n'aurait pu la décrire autrement : équilibrée, avec la gr‚ce d'une antilope sur le point de bondir.
- Dites donc, quel joli brin de fille, dit le barman en regardant la jeune Australienne.
- Je suis bien de votre avis, répondit Pitt.
Elle se dirigea vers une table avec les Van Fleet et s'assit tandis qu'un serveur s'approchait. Maeve ne s'était pas plutôt assise que deux hommes, l'un très jeune, l'autre assez ‚gé pour être son grand-père, vinrent l'inviter à danser. Elle refusa poliment les deux invitations. Pitt s'amusa de constater qu'aucune supplication ne la faisait changer d'avis. Les deux hommes abandonnèrent et s'éloignèrent avec un sentiment enfantin d'abandon.
Les Van Fleet s'excusèrent et allèrent danser en attendant que leur commande arrive. Maeve resta seule.
- Elle fait la difficile, celle-là, commenta le barman.
- Il est temps d'envoyer la première équipe, dit Pitt en reposant son verre vide.
Il traversa la piste de danse, évitant les couples sans jamais s'effacer à
droite ou à gauche. Un homme corpulent que Pitt reconnut comme un sénateur du Nevada, le bouscula légèrement. Le sénateur commença à dire quelque chose mais Pitt le fit taire d'un regard.
Maeve regardait autour d'elle d'un air d'ennui quand elle eut soudain conscience qu'un homme se dirigeait vers elle. D'abord, elle n'y fit pas attention, pensant qu'il s'agissait d'un autre étranger désireux de l'inviter à danser. En d'autres temps, en d'autres lieux, elle aurait sans doute été flattée de son attention mais son esprit flottait à des kilomètres de là. Ce n'est que lorsque l'intrus s'approcha de sa table, posa les mains sur la nappe bleue et se pencha vers elle qu'elle le reconnut. Son visage s'illumina d'une joie irrépressible.
- Oh! Dirk! Je pensais ne jamais vous revoir! dit-elle dans un souffle.
- Je suis venu implorer votre pardon pour ne pas vous avoir dit au revoir quand Al et moi avons quitté le Ice Hunter un peu brutalement.
Elle fut à la fois surprise et ravie de son attitude. Elle avait cru qu'il n'avait aucune affection pour elle. Maintenant, elle lisait le contraire dans ses yeux.
- Vous ne pouvez pas savoir à quel point j'avais besoin de vous, dit-elle d'une voix à peine audible dans la musique ambiante. Il contourna la table et s'assit à côté d'elle.
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Onde de choc
- Je le sais maintenant, dit-il sérieusement. Elle tourna la tête pour éviter son regard.
- Vous ne pouvez vous imaginer dans quel pétrin je suis. Pitt prit la main de la jeune femme. C'était la première fois qu'il la touchait délibérément.
- J'ai eu une petite conversation avec Boudicca, dit-il avec un léger sourire. Elle m'a tout raconté.
Son calme et sa gr‚ce parurent s'écrouler.
- Vous? Avec Boudicca? Comment est-ce possible? Il se leva et la prit par les épaules.
- Si nous dansions, je pourrais vous raconter tout ça.
Comme par magie, il était là, la tenant serrée contre lui. Et elle répondait à sa gentillesse, se pressant contre son corps. Il ferma les yeux et respira son parfum. De son côté, elle se laissa griser par les effluves de son eau de toilette très masculine qui la pénétraient comme les vagues d'un lac de montagne. Ils dansèrent joue contre joue tandis que l'orchestre jouait Moon River de Henry Mancini.
Maeve entonna doucement les paroles : " Moon River, wider than a mile, l'm crossing you in style someday '. "
Soudain elle se raidit et le repoussa un peu.
- Vous êtes au courant pour mes fils?
- Comment s'appellent-ils?
- Scan et Michael.
- Votre père garde Scan et Michael en otage sur l'île du Gladiateur afin de vous obliger à le renseigner sur tout ce que la NUMA pourrait découvrir sur les tueries en mer.
Maeve le regarda, incrédule, mais, avant qu'elle puisse poser une question, il la serra de nouveau contre lui. Peu après, il sentit son corps tressaillir comme si elle pleurait doucement.
- J'ai tellement honte! Je ne sais plus o˘ me mettre.
- Ne pensez qu'à l'instant présent, murmura-t-il tendrement. Le reste viendra tout seul.
Elle était si soulagée, si heureuse d'être près de lui que ses problèmes immédiats passèrent au second plan et elle recommença à murmurer les paroles de la chanson : " We're after thé same rainbow end, waiting round thé bend, my Huckleberry friend, Moon River and me2. "
II la regarda de côté.
- qui?
- Mon ami Myrtille, Dirk Pitt. Vous êtes l'incarnation parfaite de 1. Rivière de lune, large de plus d'une lieue, je te traverserai un jour avec élégance.
2. Nous cherchons le même arc-en-ciel, au détour du chemin, mon ami Myrtille, rivière de lune, et moi.
D'o˘ viennent les rêves?
237
Huckleberry Finn1 fouillant sans cesse la rivière à la recherche de quelque chose, on ne sait quoi, au détour du chemin.
- Je crois en effet que ce brave vieux Huck et moi avons quelques points en commun.
Ils dansaient toujours sur la piste, serrés l'un contre l'autre, quand l'orchestre s'arrêta et que les autres couples regagnèrent leurs tables. Ni l'un ni l'autre ne remarqua les regards amusés des gens. Maeve commença à
dire : " Je veux sortir d'ici... " mais son esprit perdit le contrôle de sa bouche et elle dit : " Je vous veux. " Dès qu'elle eut prononcé ces mots, elle se sentit engloutie dans une vague d'embarras. Le rouge envahit son visage et son cou, renforçant la teinte brune de son haie.
" que va-t-il penser de moi ? " se demanda-t-elle, mortifiée.
Il lui adressa un grand sourire.
- Dites bonsoir aux Van Fleet. Je vais chercher ma voiture. Je vous attendrai devant le club. J'espère que vous êtes bien couverte.
Les Van Fleet échangèrent un regard entendu lorsqu'elle annonça qu'elle partait avec Pitt. Le cour battant, elle traversa rapidement la salle de bal, prit son manteau et descendit les marches en courant. Elle l'aperçut près d'une voiture rouge basse donnant un pourboire à l'employé du parking.
La voiture paraissait sortir d'une piste de course. A part deux sièges baquets, il n'y avait aucune garniture. Le petit pare-brise courbe offrait une protection minime contre le vent. Il n'y avait aucun pare-chocs et les roues n'étaient protégées que par ce que Maeve prit pour des garde-boue de moto. La roue de secours était attachée sur le côté de la caisse, entre le garde-boue et la portière.
- Vous conduisez vraiment ce truc? demanda-t-elle.
- En effet.
- Comment appelez-vous ça?
- Une Allard J2X, répondit Pitt en ouvrant la minuscule porte en aluminium.
- Elle a l'air vieille!
- Elle a été construite en 1952 en Angleterre, au moins vingt-cinq ans avant votre naissance. Avec de gros moteurs américains de huit cylindres en V, les Allard ont gagné toutes les courses de voitures jusqu'à l'arrivée des coupés Mercedes 300SL.
Maeve s'installa dans l'habitacle Spartiate, les jambes étendues presque à
la parallèle du sol. Elle remarqua que le tableau de bord ne possédait aucun compteur de vitesse, seulement quatre jauges et un compte-tours.
- Est-ce qu'elle tiendra jusqu'à l'endroit o˘ nous allons ? demanda-t-elle avec inquiétude.
1. Personnage de romans de Mark Twain.
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Onde de choc
- Elle n'a pas le confort d'un salon, mais cette petite merveille atteint presque la vitesse du son, dit-il en riant.
- Il n'y a même pas de capote!
- Je ne la prends jamais quand il pleut. (Il lui tendit un foulard.) Tenez, mettez cela sur vos cheveux. Il y a pas mal de vent quand ça roule. Et n'oubliez pas d'attacher votre ceinture. La portière côté passager a la f
‚cheuse habitude de s'ouvrir quand on vire un peu sèchement à gauche.
Pitt glissa sa grande carcasse derrière le volant tandis que Maeve nouait le foulard sous son menton. Il tourna la clef du démarreur, débraya et passa en première. Le pot d'échappement ne lança aucun hurlement, les pneus ne crièrent pas. Il sortit de l'allée du Country Club aussi doucement et silencieusement que s'il conduisait un corbillard.
- Comment faites-vous passer à votre père les renseignements sur la NUMA?
demanda-t-il sur le ton de la conversation.
Elle garda le silence un moment, incapable de croiser son regard. Puis elle se décida enfin.
- Un employé de mon père vient chez moi, déguisé en livreur de pizzas.
- Ce n'est pas original mais ça marche, remarqua Pitt en jetant un coup d'oeil sur une Cadillac STS dernier modèle garée le long de l'allée, juste derrière la grille d'entrée du club.
Trois silhouettes sombres y étaient installées, deux à l'avant, l'autre à
l'arrière. Dans son rétroviseur, il vit la grosse voiture allumer ses phares et commencer à suivre l'Allard à une distance respectable.
- Etes-vous surveillée?
- On me l'a dit mais je n'ai jamais réussi à voir mon suiveur.
- Vous n'êtes pas très observatrice. Il y a une voiture, là, qui nous suit.
Elle saisit vivement son bras.
- Votre voiture paraît rapide. Pourquoi ne les semez-vous pas?
- Les semer ? C'est une Cadillac STS qui est derrière nous, avec un moteur de plus de 300 chevaux qui doit friser les 260 kilomètres-heure. Ma petite auto, elle, a un moteur de Cadillac avec des carburateurs double corps et une came Iskenderian de trois quarts d'ouverture.
- Pour moi, c'est du chinois, dit-elle irrévérencieusement.
- Je vous explique. Cette voiture était très rapide il y a quarante-huit ans. Elle est toujours rapide mais elle ne dépasse pas les 210 kilomètres heure et encore, par vent arrière. Et derrière nous, ils ont davantage de chevaux-vapeur et une vitesse supérieure.
- Mais vous devez pouvoir faire quelque chose pour les semer.
- En effet, mais je ne suis pas s˚r que vous aimerez ça.
Pitt attendit d'arriver en haut de la côte et d'être engagé dans la descente pour écraser l'accélérateur. Momentanément hors de vue, il gagna quelques précieuses secondes sur le chauffeur de la Cadillac. Dans un D'o˘ viennent les rêves?
239
élan de puissance, la petite voiture rouge sauta soudain par-dessus l'asphalte de la route. Les arbres bordant la courbe du trottoir, leurs branches nues s'étirant au-dessus de la route comme un treillis squelet-tique, devinrent autant de taches brumeuses sous la lumière p‚le des phares. Ils eurent l'impression de tomber dans un puits.
Un coup d'oil au minuscule rétroviseur, monté sur une petite hampe dressée sur le capot, permit à Pitt de juger qu'il avait pris au moins cent cinquante mètres à la Cadillac avant que le chauffeur ne passe à son tour le haut de la côte et ne se rende compte que le gibier qu'il suivait avait filé. Pour l'instant, Pitt avait en tout trois cent cinquante mètres d'avance. Etant donné la vitesse supérieure de la Cadillac, il estima que la limousine devrait les rattraper dans quatre ou cinq minutes.
La route était droite et rurale, traversant les très riches terrains de Virginie, aux portes de Washington et pour la plupart réservés à des élevages de chevaux. A cette heure tardive, la circulation était presque inexistante et Pitt n'eut aucun mal à doubler deux voitures moins rapides que la sienne. La Cadillac gagnait du terrain à chaque kilomètre.
Cependant, Pitt tenait le volant d'une main décontractée. Il ne ressentait aucune peur. Les hommes qui les poursuivaient n'étaient pas derrière eux pour leur faire du mal. Il ne s'agissait nullement d'une lutte à mort.
Aussi ne ressentait-il qu'une certaine allégresse tandis que l'aiguille du compte-tours passait dans le rouge. La route était libre devant lui, le vent sifflait à ses oreilles, se mêlant au son grave et profond de l'échappement des deux gros pots jumeaux montés de chaque côté de l'Allard.
Il quitta un instant la route des yeux pour regarder Maeve. Le dos collé au dossier, elle avait le visage légèrement levé comme pour aspirer l'air tourbillonnant au-dessus du pare-brise, les yeux mi-clos, les lèvres entrouvertes. Elle paraissait en pleine extase sexuelle. que ce soit à
cause de l'émotion, de la furie des sons, de la vitesse, elle n'était pas la première femme à tomber sous le charme excitant de l'aventure. Et dans ces cas-là, les femmes ne souhaitaient qu'un homme bien pour la partager.
Jusqu'à ce qu'ils atteignent les faubourgs de la ville, Pitt ne pouvait guère faire plus qu'écraser la pédale de l'accélérateur et garder le volant bien droit pour suivre la ligne blanche peinte au milieu de la route. Sans compteur de vitesse, il ne pouvait qu'estimer son allure d'après le compte-tours. A vue de nez, il roulait à cent quatre-vingt-dix ou deux cents kilomètres à l'heure. La vieille voiture donnait tout ce qu'elle avait sous le capot.
Tenue par sa ceinture de sécurité, Maeve se retourna sur son siège.
- Ils gagnent du terrain, cria-t-elle.
Pitt jeta un nouveau coup d'oeil au rétroviseur. Cent mètres seulement les séparaient de la limousine. Le conducteur n'était pas un débutant et ses réflexes valaient ceux de Pitt. Il reporta son attention sur la route.
Ils atteignirent une zone résidentielle. Pitt aurait pu tenter de semer la 240
Onde de choc
Cadillac dans l'entrelacs des rues bordées de pavillons. Mais c'e˚t été
trop dangereux. Il ne pouvait risquer de renverser une famille et leur chien sortis faire une promenade nocturne. Ce n'était pas son genre de causer des accidents impliquant des innocents.
Dans une minute ou deux, il allait devoir ralentir pour se fondre dans la circulation et respecter la vitesse limite de la capitale. Mais pour l'instant, la route était encore déserte et il put maintenir sa vitesse.
Puis un signal lumineux indiqua une construction sur une route départementale partant vers l'ouest au prochain carrefour. Cette route, Pitt la connaissait, elle comptait de nombreux virages serrés. Elle courait sur cinq kilomètres environ, en pleine campagne, avant de rejoindre une autoroute longeant le quartier général de la CIA à Langley.
Il ôta vivement son pied droit de l'accélérateur pour appuyer de toutes ses forces sur la pédale de frein. Puis il tourna le volant vers la gauche, mettant l'Allard en travers de la route, les pneus fumant et hurlant sur l'asphalte. Avant que la voiture s'immobilise enfin, les roues arrière parurent quitter le sol et l'Allard bondit sur la départementale qui s'enfonçait dans l'obscurité de la campagne.
Pitt dut concentrer toute son attention sur les tournants et les virages.
Les phares de la vieille automobile n'éclairaient pas aussi loin que les halogènes des voitures modernes. Mais son sixième sens très développé
anticipait le virage suivant. Pitt adorait les virages, ignorant les freins, lançant la voiture en dérapage contrôlé puis manouvrant pour la remettre en ligne jusqu'au virage suivant.
La Allard était dans son élément, maintenant. La Cadillac, plus lourde, virait assez sec pour une limousine, mais sa suspension ne pouvait rivaliser avec celle de la voiture de sport légère, construite pour la course. Il sentait du plus profond de ses fibres l'équilibre de la machine, jouissant de sa simplicité et de son gros moteur battant. Souriant de toutes ses dents, il la lançait dans les virages, conduisant comme un démon, sans toucher les freins, ne rétrogradant que lorsque les tournants étaient vraiment trop serrés. Le chauffeur de la Cadillac se battit sans répit mais perdit peu à peu du terrain à chaque tournant.
Des lumières jaunes clignotaient sur une barricade, plus loin devant. Un fossé s'ouvrait le long de la route o˘ l'on se préparait à poser un gros tuyau. Pitt fut soulagé de constater que la route continuait mais n'était pas complètement bloquée. Le sol ne fut bientôt plus que de la boue et des graviers sur cent mètres mais il ne leva pas le pied de l'accélérateur. Son passage souleva un nuage de poussière, ce qui le ravit puisque cela ne pouvait que ralentir son poursuivant.
Après deux minutes de cette course de casse-cou, Maeve montra quelque chose, un peu sur la droite.
- Je vois des phares, dit-elle.
- C'est l'autoroute, expliqua Pitt. C'est là que nous allons les perdre pour de bon.
D'o˘ viennent les rêves?
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II n'y avait guère de circulation au croisement, aucune voiture en vue ni à
droite, ni à gauche, sur près de cinq cents mètres. Pitt br˚la une partie de ses pneus dans un virage à gauche qui l'éloigna de la ville.
- N'avez-vous pas pris la mauvaise direction? cria Maeve pour se faire entendre.
- Regardez bien et retenez la leçon, dit Pitt en remettant le volant droit.
Il freina doucement, fit prendre à la voiture un virage à 180 degrés et s'élança dans la direction opposée. Il traversa le carrefour auquel aboutissait la départementale avant que les phares de la Cadillac soient visibles. Reprenant de la vitesse, il se dirigea vers les lumières de la capitale.
- qu'avez-vous fait exactement? demanda Maeve.
- On appelle cela une diversion, dit-il sur le ton de la conversation. Si le chasseur est aussi doué que je le pense, il va suivre la trace de mes pneus et partira dans la direction opposée.
Elle lui serra le bras et vint se lover contre lui.
- quel genre de final allez-vous jouer?
- Maintenant que je vous ai éblouie par ma virtuosité, je vais vous provoquer par mon charme. Elle lui lança un coup d'oeil coquin.
- qu'est-ce qui vous fait croire que je n'ai pas eu si peur que tout désir d'intimité a disparu en moi?
- Je sais lire dans les pensées et j'ai lu le contraire. Maeve éclata de rire.
- Comment pouvez-vous lire dans mes pensées? Pitt eut un petit haussement d'épaules insolent.
- C'est un don. J'ai du sang gitan dans les veines.
- Vous, un Gitan?
- D'après l'arbre généalogique de ma famille, mes ancêtres paternels, émigrés d'Espagne en Angleterre au xvif siècle, étaient des Gitans.
- Et maintenant, vous lisez les lignes de la main et vous dites la bonne aventure ?
- En réalité, j'ai d'autres talents, surtout lorsque la lune est pleine.
Elle le regarda avec circonspection puis mordit à l'hameçon.
- que se passe-t-il quand la lune est pleine? Il tourna la tête et retint un sourire.
- Je sors voler des poules.
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Onde de choc
27
Maeve scruta l'obscurité tandis que Pitt s'engageait sur une route de terre battue longeant l'aéroport international de Washington. Il freina devant ce qui ressemblait à un vieux hangar désert. Il n'y avait aucun autre b‚timent alentour. Son malaise augmenta et elle s'enfonça instinctivement dans son siège quand Pitt arrêta la voiture sous un poteau électrique d'o˘ tombait une lumière jaune et p‚le.
- O˘ m'emmenez-vous? demanda-t-elle. Il la regarda d'un air surpris.
- Mais chez moi, bien s˚r! Elle eut une expression dégo˚tée.
- Vous habitez dans cette vieille cabane?
- Ce que vous voyez là est un b‚timent historique, construit en 1936 pour abriter le service d'entretien d'une ligne aérienne depuis longtemps disparue.
Il tira de sa poche une petite télécommande et tapa un code. Une seconde plus tard, une porte se releva, révélant à Maeve une sorte de caverne béante, noire comme l'enfer et s˚rement terrifiante. Par jeu, Pitt alluma les phares, conduisit l'Allard dans cette obscurité et renvoya un signal pour refermer la porte. Puis il resta là, dans le noir.
- Alors, qu'en pensez-vous? plaisanta-t-il.
- Je suis prête à hurler à l'aide, dit Maeve de plus en plus confuse.
- Désolé.
Pitt composa un autre code et l'intérieur du hangar s'illumina brillamment de rangées de lampes fluorescentes disposées tout autour du plafond vo˚té.
Maeve resta bouche bée en découvrant les échantillons inestimables de la mécanique d'art. Elle n'en croyait pas ses yeux. Devant elle s'étalait une brillante collection de voitures anciennes, d'avions et de wagons de chemin de fer datant du début du xxe siècle. Elle reconnut deux Rolls-Royce et une grosse Daimler décapotable. Mais elle n'avait probablement jamais vu les Packard, les Pierce-Arrow, les Stutzer, les Cord et autres voitures européennes, entre autres une Hispano-Suiza, une Bugatti, une Isotta Fraschini, une Talbot Lago et une Delahaye. Les deux avions suspendus au plafond étaient un vieux trimoteur Ford et un Messerschmitt 262, un avion de combat de la Seconde Guerre mondiale. L'ensemble était à couper le souffle. Une seule pièce exposée paraissait
D'o˘ viennent les rêves?
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déplacée : sur un piédestal rectangulaire, un moteur hors-bord était attaché à une vieille baignoire de fonte.
- Tout cela vous appartient? demanda-t-elle.
- C'était ça ou une femme et des enfants, plaisanta Pitt. Elle le regarda, le menton levé, avec coquetterie.
- Vous n'êtes pas trop vieux pour vous marier et avoir des enfants. Vous n'avez pas trouvé la femme qui vous convient, c'est tout.
- Je suppose que c'est vrai.
- Malheureux en amour?
- La malédiction des Pitt.
Elle montra la caravane Pierce-Arrow bleu foncé.
- Vous habitez là-dedans? Il rit et montra l'étage.
- Mon appartement est au-dessus de l'escalier circulaire en fer, là-haut.
Mais si vous êtes paresseuse, on peut prendre le monte-charge.
- L'exercice ne me fera pas de mal, dit-elle doucement.
Il lui montra l'escalier en spirale protégé par une grille de fer forgé. En haut, la porte donnait sur un salon-bureau, aux murs couverts d'étagères pleines de livres sur la mer et de modèles réduits dans des coffrets de verre représentant les bateaux que Pitt avait découverts ou étudiés depuis qu'il travaillait pour la NUMA. Sur un des côtés de la pièce, une autre porte ouvrait sur une grande chambre décorée comme la cabine d'un vieux bateau à voile avec, en plus, un gouvernail servant de tête de lit. A l'autre extrémité du salon, une autre porte donnait sur une cuisine avec un coin salle à manger. Aux yeux de Maeve, cet appartement était totalement masculin.
- Alors, c'est là que s'est installé Huckleberry Finn quand il a abandonné
sa péniche, dit-elle en enlevant ses chaussures et en s'installant sur un divan de cuir, les pieds sur les coussins.
- En fait, je suis presque tout le temps sur l'eau. Je ne suis pas ici aussi souvent que je le voudrais. Puis-je vous offrir un verre ? dit-il en enlevant sa veste et en défaisant son noud papillon.
- Un petit cognac m'irait très bien.
- Maintenant que j'y pense, je vous ai fait quitter la soirée avant que vous n'ayez pu manger quelque chose. Permettez-moi de vous préparer à
dîner.
- Le cognac suffira, merci. Je pourrai m'empiffrer demain.
Il lui servit un verre de Rémy Martin et s'assit près d'elle sur le divan.
Elle avait terriblement envie qu'il la prenne dans ses bras, envie de se serrer contre lui rien que pour le toucher, mais au fond d'elle-même elle tremblait d'émoi. Une soudaine vague de culpabilité la balaya. Elle imagina ses enfants entre les mains brutales de Jack Ferguson. Elle ne pouvait fermer les yeux sur l'énormité de cette horreur. Son cour se serra, elle se sentit faible et glacée de peur. Elle aurait donné tout ce qu'elle possédait pour Scan et Michael. A ses yeux, ils étaient encore de tout 244
Onde de choc
petits enfants. Se permettre une aventure maintenant était presque un crime à ses yeux. Elle aurait voulu crier de désespoir.
Elle posa le verre de cognac sur la table et soudain fondit en larmes. Pitt la serra contre lui.
- Vos enfants? demanda-t-il.
Elle hocha la tête entre deux sanglots.
- Je suis désolée, je n'avais pas l'intention de vous tromper.
Curieusement, les émotions féminines n'avaient jamais paru très mystérieuses à Pitt, comme elles le sont pour la plupart des hommes. Il ne se sentait jamais perdu ni mystifié quand les larmes arrivaient. Les réactions émotives des femmes lui inspiraient plus de compassion que de gêne. " Comparez le souci d'une femme pour ses enfants à ses pulsions sexuelles, vous verrez que l'instinct maternel gagne chaque fois. "
Maeve ne comprit jamais comment Pitt pouvait se montrer aussi bienveillant.
A ses yeux, il ne ressemblait à aucun des hommes qu'elle ait jamais connus.
- Je me sens perdue et j'ai si peur ! De toute ma vie, je ne me suis sentie aussi impuissante ! Il se leva et alla chercher une boîte de mouchoirs en papier.
- Désolé de ne pouvoir vous offrir un vrai mouchoir mais je crois bien que je n'en ai plus.
- Vous ne m'en voulez pas de vous avoir laissé entendre... que... Pitt sourit tandis que Maeve s'essuyait les yeux et se mouchait bruyamment.
- En vérité, j'avais d'autres idées en tête. Elle le regarda, les yeux arrondis de surprise.
- Vous ne vouliez pas coucher avec moi?
- Je serais malade si je n'en avais pas envie. Mais ce n'est pas pour cela seulement que je vous ai amenée ici.
- Je ne comprends pas.
- J'ai besoin de votre aide pour peaufiner mes plans.
- Des plans pour quoi faire?
Il la regarda comme si la question le surprenait.
- Pour entrer en douce sur l'île du Gladiateur, bien s˚r, reprendre vos fils et filer en vitesse. Maeve fit un geste d'incompréhension et de nervosité.
- Vous feriez cela? Vous risqueriez votre vie pour moi?
- Et pour vos gamins, ajouta-t-il.
- Mais pourquoi?
Il avait tellement envie de lui dire qu'elle était douce et adorable et qu'il avait beaucoup d'affection pour elle mais il ne put se résoudre à
parler comme un adolescent boutonneux. Comme d'habitude, il s'obligea à la légèreté.
- Pourquoi? Parce que l'amiral Sandecker m'a donné dix jours de vacances et que je déteste rester assis sans rien faire.
D'o˘ viennent les rêves?
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Un sourire éclaira le visage plein de larmes de la jeune femme qui attira Pitt contre elle.
- Vous ne savez même pas mentir!
- Comment se fait-il, dit-il juste avant de l'embrasser, que les lemmes lisent toujours en moi comme dans un livre?
TROISI»ME PARTIE
Diamants... magnifique illusion
30 janvier 2000,
île du Gladiateur
Mer de Tasmanie.
28
La propriété des Dorsett s'élevait sur le col de l'île, entre les deux volcans éteints. L'avant dominait le lagon, devenu un port bruissant des activités minières d'extraction des diamants. Les deux mines, installées dans les cheminées des volcans, n'avaient jamais interrompu leurs activités depuis l'époque o˘ Charles et Mary Dorsett étaient revenus d'Angleterre après leur mariage. C'étaient eux qui avaient alors déclaré la fondation de l'empire familial mais, pour les mieux informés, la vraie fondatrice avait été Betsy Fletcher, le jour o˘ elle avait trouvé quelques pierres étranges et les avait données à ses enfants en guise de jouets.
La demeure d'origine, presque entièrement en bois, avait un toit de palme et de bois de palapa. Anson Dorsett l'avait fait démolir. A sa place, on avait construit, d'après ses propres plans, la grande maison qui s'y trouvait encore, remodelée par les générations successives et désormais propriété d'Arthur Dorsett. Le style en était assez classique - un patio central entouré de vérandas sur lesquelles donnaient toutes les pièces, meublées en style colonial anglais ancien. La seule concession visible à la modernité était une grande antenne parabolique plantée dans un parc luxuriant et une piscine moderne, au centre du patio.
Arthur Dorsett raccrocha le téléphone, sortit de son bureau et se dirigea vers la piscine o˘ Deirdre se prélassait dans une chaise longue, vêtue d'un bikini minuscule, absorbant de son mieux le soleil tropical sur sa peau déjà bronzée.
- Tu ferais bien d'éviter que mes employés te voient comme ça, grommela-t-il. Elle leva paresseusement la tête.
- Je ne vois pas o˘ est le problème. J'ai un soutien-gorge.
- Et les femmes se demandent pourquoi on les viole !
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Onde de choc
_ Tu ne voudrais tout de même pas que je me promène enveloppée dans un sac, dit-elle d'une voix moqueuse.
- Je viens de recevoir un appel de Washington. On dirait que ta sour a disparu. Deirdre se redressa et leva une main pour protéger ses yeux du soleil.
- Peut-on se fier à tes informateurs ? J'ai personnellement engagé les meilleurs détectives, d'anciens agents des Services secrets, pour la surveiller sans rel‚che.
- C'est confirmé. Ils s'y sont pris comme des manches et ils ont perdu sa trace après une course-poursuite échevelée dans la campagne.
- Maeve n'est pas assez maligne pour semer des professionnels.
- D'après ce qu'on m'a dit, on l'a aidée. Elle fit une moue écourée.
- Laisse-moi deviner. Dirk Pitt? Dorsett fit signe que oui.
- Ce type est partout ! Boudicca le tenait à la mine de l'île Kunghit mais il lui a filé entre les doigts.
- J'ai bien senti qu'il était dangereux quand il a sauvé Maeve. J'aurais d˚
comprendre à quel point quand il a contrecarré mes plans pour quitter le Polar queen sur notre hélicoptère, après que j'ai préparé sa collision contre les rochers. J'ai pensé qu'après ça, nous étions débarrassés de lui.
Je n'aurais jamais imaginé qu'il reparaîtrait sans prévenir, au milieu de notre opération canadienne.
Dorsett fit signe à une jolie petite Chinoise qui se tenait près d'une des colonnes soutenant le toit de la véranda. Elle portait une robe de soie fendue des deux côtés presque jusqu'aux hanches.
- Apporte-moi un gin, ordonna-t-il. Un grand. Je n'aime pas les dés à
coudre. Deirdre tendit son verre vide.
- Un autre cocktail au rhum.
La fille se h‚ta d'aller chercher les boissons. Deirdre surprit le regard de son père sur les fesses de la jeune Chinoise et plaisanta.
- Voyons, Papa ! Tu ne devrais pas coucher avec une domestique. Les gens attendent autre chose d'un homme de ta richesse et de ta position.
- Il y a des choses qui n'ont rien à voir avec la classe sociale, dit-il sévèrement.
- que faisons-nous pour Maeve? Elle a probablement enrôlé Dirk Pitt et ses amis de la NUMA pour l'aider à reprendre les jumeaux. Dorsett détourna son regard de la servante chinoise.
- C'est peut-être un homme plein de ressources mais il n'entrera pas aussi facilement sur l'île du Gladiateur qu'il l'a fait sur Kunghit.
- Maeve connaît cette île mieux que nous tous. Elle trouvera un moyen.
- Même s'ils réussissent à accoster - il leva un doigt et montra la Diamants... magnifique illusion
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porte arrondie du patio en direction des mines - ils n'arriveront pas à
deux cents mètres de la maison. Deirdre eut un sourire diabolique.
- Nous allons leur préparer un accueil chaleureux.
- Pas d'accueil chaleureux, ma chère enfant. Pas ici, pas sur l'île du Gladiateur.
- Tu as un autre plan?
C'était une affirmation, pas une question. Il hocha la tête.
- Avec l'aide de Maeve, ils vont probablement chercher à infiltrer notre système de sécurité. Malheureusement pour eux, ils n'auront pas le loisir d'essayer.
- Je ne comprends pas.
- Nous les prendrons pendant la passe, comme aiment dire les Américains, avant qu'ils n'atteignent nos côtes.
- Mon papa est plein de perspicacité!
Elle se leva pour serrer son père dans ses bras, respirant son parfum.
quand elle était toute petite, il avait déjà ce parfum d'eau de Cologne de luxe qu'il faisait venir d'Allemagne, un mélange de musc et de quelque chose qui la faisait rêver à des valises de cuir, l'odeur indéfinissable d'une salle de conseil d'administration et de costumes très chics en pure laine.
Il la repoussa à regret, furieux de ce sentiment croissant de désir qu'il ressentait pour sa propre fille.
- Je veux que tu coordonnes la mission. Comme d'habitude, Boudicca la fera appliquer.
- Je parierais mes actions de la Dorsett Consolidated que tu sais déjà o˘
les trouver, dit-elle en souriant. quel est le programme?
- Je suppose que M. Pitt et Maeve ont déjà quitté Washington. Elle fronça les yeux dans le soleil.
- Déjà?
- Etant donné qu'on n'a pas vu Maeve chez elle et que Pitt n'a pas mis les pieds dans son bureau de la NUMA depuis deux jours, il est évident qu'ils sont ensemble et qu'ils viendront ici pour les jumeaux.
- Dis-moi o˘ nous allons les piéger, dit-elle avec un regard de chasseur félin, certaine que son père avait la réponse. Un aéroport ou un hôtel à
Honolulu, Auckland ou Sydney?
Il secoua la tête.
- Rien de tout ça. Ils ne vont pas nous faciliter les choses en prenant un vol commercial et en descendant dans un hôtel chic. Ils emprunteront sans doute un appareil de la NUMA et utiliseront les points de chute de l'Agence.
- J'ignorais que les Américains avaient des bases permanentes d'études océanographiques en Nouvelle-Zélande et en Australie.
- Ils n'en ont pas, répondit Dorsett, mais ils ont un navire de recherche, l'Océan Angler, qui travaille sur un projet de surveillance des 252
Onde de choc
grands fonds dans le chenal de Bounty, à l'ouest de la Nouvelle-Zélande. Si tout se passe comme prévu, Pitt et Maeve arriveront à Wellington et sur le navire de la NUMA, aux docks de la ville, demain à cette heure-ci. Deirdre regarda son père avec une admiration non déguisée.
- Comment peux-tu savoir cela?
- J'ai mes sources à la NUMA, dit-il avec un petit sourire orgueilleux. Je paie assez cher pour qu'on me tienne au courant de toute découverte sous-marine de pierres précieuses.
- Alors notre stratégie, c'est que Boudicca et ses gens interceptent le navire de recherche, l'abordent et se débrouillent pour le faire disparaître ?
- Cela ne serait pas raisonnable, dit sèchement Dorsett. Boudicca a appris que Dirk Pitt avait réussi à retrouver la trace des bateaux coulés par le yacht qui nous appartient et dont elle se sert. que nous envoyions un navire de recherche de la NUMA et son équipage par le fond et ils sauront tout de suite que nous sommes derrière. Non, nous traiterons cette affaire avec plus de délicatesse.
- Vingt-quatre heures, ce n'est pas beaucoup.
- Si tu pars après le déjeuner, tu pourras être à Wellington à l'heure du dîner. John Merchant et ses forces de sécurité t'attendront dans notre entrepôt, hors de la ville.
- Je croyais que Merchant avait eu le cr‚ne fracassé sur l'île Kun-ghit?
- Une égratignure. Juste assez pour le rendre fou de désir de vengeance. Il a insisté pour être chargé de la mise à mort.
- Et Boudicca et toi? demanda Deirdre.
- Nous prendrons le yacht. Nous devrions arriver vers minuit. «a nous laisse dix heures pour peaufiner nos plans.
- Cela signifie que nous devrons les capturer en plein jour. Dorsett serra si fort les épaules de Deirdre qu'elle ne put réprimer une grimace de douleur.
- Je compte sur toi, ma fille, pour surmonter tous les obstacles.
- Nous nous sommes trompés en croyant qu'on pouvait faire confiance à
Maeve, dit Deirdre d'un ton de reproche. Tu aurais d˚ deviner qu'elle essaierait de récupérer ses mômes à la première occasion.
- Les renseignements qu'elle nous a fait passer avant de disparaître nous ont été utiles, insista Dorsett avec colère.
Pour rien au monde il n'aurait avoué qu'il avait commis une erreur.
- Si seulement Maeve était morte sur l'île Seymour, nous n'aurions pas autant d'ennuis.
- On ne peut pas tout lui mettre sur le dos, reconnut Dorsett. Elle n'était pas au courant de l'intrusion de Pitt sur Kunghit. Il a lancé un filet mais les informations qu'il a obtenues ne peuvent nous faire aucun mal.
Malgré ce petit contretemps, Dorsett n'était pas inquiet. Ses mines se Diamants... magnifique illusion
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trouvaient sur des îles dont l'isolement servait de barrière à toutes les protestations organisées. Ses vastes ressources faisaient le reste. La sécurité avait été renforcée, afin qu'aucun journaliste ne puisse approcher à plus de quelques kilomètres de ses installations. Les avocats de Dorsett n'épargnaient pas leur peine pour contrecarrer toute action légale tandis que les employés des relations publiques de ses sociétés assuraient que toutes ces histoires de morts et de disparitions dans l'océan Pacifique n'étaient que des rumeurs lancées par les défenseurs de l'environnement.
Ils tentaient de rejeter le bl‚me sur quelqu'un d'autre, de préférence sur les expériences militaires secrètes des Américains. Dorsett reprit la parole avec un calme retrouvé.
- Dans vingt-trois jours, les orages soulevés par l'amiral Sandecker retomberont d'eux-mêmes quand nous fermerons les mines.
- Il ne faut pas qu'on puisse croire que nous fermons nos mines parce que nous nous sentons coupables, papa. «a ouvrirait la porte à une montagne de poursuites judiciaires de la part des Verts et des familles de tous ceux qui ont été tués.
- Ne t'inquiète pas, ma fille. Il est pratiquement impossible de démontrer que nos méthodes d'excavation sont à l'origine des convergences d'ultrasons qui ont supprimé la vie organique. Il faudrait des mois et des mois de recherches scientifiques. Mais dans trois semaines, les chercheurs n'auront plus rien à étudier. Tout est prévu pour qu'il ne reste pas un boulon, pas une vis de nos mines de diamants. La peste acoustique, comme ils l'appellent, ne pourra plus faire la une des journaux.
La petite Chinoise revint avec leurs verres sur un plateau. Elle les servit et se retira dans l'ombre de la véranda, silencieuse comme un fantôme.
- Maintenant que leur mère nous a trahis, que vas-tu faire de Scan et Michael ?
- Je m'arrangerai pour qu'elle ne les revoie jamais.
- C'est bien dommage, dit Deirdre en se frottant le front avec un glaçon.
Dorsett avala le gui comme si c'était de l'eau. Posant le verre, il la regarda.
- Dommage? qui dois-je plaindre? Maeve ou les jumeaux?
- Ni l'un ni l'autre.
- Alors qui?
Les traits de mannequin vedette de Deirdre se déformèrent sous la méchanceté de son sourire.
- Les millions de femmes dans le monde qui vont découvrir que leurs diamants ne sont plus que des morceaux de verre sans valeur.
- Nous tuerons le romantisme de ces pierres, dit Dorsett en riant. «a, je te le promets.
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Onde de choc
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Wellington, observa Pitt par le hublot de l'avion de la NUMA, n'aurait pu s'étendre dans un plus beau paysage. Ench‚ssé dans une baie immense et une nuée d'îlots, ses collines dominées par le mont Victoria et un luxe de végétation verdoyante, le port pouvait se vanter d'être l'un des plus beaux du monde. Pitt venait pour la quatrième fois en dix ans dans la capitale de Nouvelle-Zélande et l'avait rarement vue sans averses et rafales de vent.
L'amiral Sandecker avait donné à la mission de Pitt sa très réticente bénédiction car il considérait Arthur Dorsett comme un homme extrêmement dangereux, un sociopathe cupide, capable de tuer sans l'ombre d'un remords.
La coopération de l'amiral consistait en son autorisation d'utiliser un avion de la NUMA pour le transport de Pitt, Giordino et Maeve jusqu'en Nouvelle-Zélande puis de se servir du navire de recherches comme base d'opération pour le sauvetage des enfants, à la condition expresse qu'aucune vie ne soit mise en danger au cours de l'expédition. Pitt avait accepté avec joie, sachant que les seules personnes dont la vie serait en danger, lorsque l'Océan Angler retournerait à bonne distance de l'île du Gladiateur, étaient eux trois. Il projetait d'utiliser un sous-marin pour entrer dans le lagon puis d'accoster et d'aider Maeve à réclamer ses fils avant de retourner au navire. Pitt pensait que c'était un plan sans aucune technicité. Une fois à terre, tout reposerait sur Maeve.
Il regarda Giordino qui, dans le cockpit, pilotait le très beau Gold-stream à réaction. Son ami aux larges épaules avait l'air aussi décontracté que s'il se reposait sur une plage de sable, à l'ombre d'un palmier.
Ils étaient amis depuis le jour o˘ ils s'étaient rencontrés à l'école maternelle et flanqué leur première peignée. Ils avaient joué dans la même équipe de football, Giordino comme attaquant, Pitt comme trois-quarts aile ainsi que, plus tard, à l'Académie militaire. Utilisant sans vergogne l'influence de son père (George Pitt était sénateur de Californie) afin qu'Ai et lui restent ensemble, ils avaient suivi les mêmes entraînements dans la même école de l'air et volé deux heures avec le même escadron tactique au Viêt-Nam. Sur le plan des conquêtes féminines, ils différaient.
Giordino adorait les histoires passionnelles tandis que Pitt était plus à
l'aise dans les amitiés amoureuses.
Pitt se leva, se dirigea vers la cabine principale et contempla Maeve. Elle avait dormi tout au long du vol depuis Washington, pourtant ses Diamants... magnifique illusion
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traits étaient tirés et fatigués. Elle avait les yeux fermés mais changeait sans cesse de position sur l'étroite couchette, ce qui tendait à prouver qu'elle n'avait pas passé le seuil du sommeil paisible et inconscient. Il lui secoua doucement l'épaule.
- Nous allons atterrir à Wellington!
Elle battit des paupières et ouvrit des yeux incroyablement bleus.
- Je suis réveillée, murmura-t-elle d'une voix endormie.
- Comment vous sentez-vous?
Elle se leva et eut un petit mouvement de tête courageux.
- Prête à tout et en pleine forme.
Giordino amorça la descente. Bientôt les roues touchèrent le sol, dégageant une légère fumée à son contact. Puis il roula jusqu'à la zone réservée aux avions privés.
- Tu vois un véhicule de la NUMA? demanda-t-il à Pitt par-dessus son épaule. Il n'y avait aucune trace du véhicule familier bleu et blanc de l'Agence.
- Ils sont en retard, dit Pitt. Ou alors nous sommes en avance.
- Nous avons quinze minutes d'avance d'après la vieille pendule du tableau de bord, confirma Giordino.
Une petite camionnette conduite par un employé responsable des vols, fit signe à Giordino de le suivre jusqu'à l'aire de garage, entre plusieurs appareils haut de gamme. Giordino fit rouler l'appareil et s'arrêta quand les ailes furent sur le même plan que celles des autres avions. Il suivit alors la procédure habituelle à l'arrêt des moteurs.
Pitt ouvrit la porte et fit coulisser la passerelle de descente. Maeve le suivit et fit quelques pas pour détendre ses muscles raidis par la longue immobilisation. Elle chercha des yeux sur le parking la voiture qui devait les transporter.
- Je pensais que quelqu'un du bateau viendrait nous accueillir, dit-elle entre deux b‚illements.
- Ils doivent être en route.
Giordino descendit leurs sacs de voyage, verrouilla l'appareil et se plaça avec Pitt et Maeve sous une aile pour se protéger de l'averse soudaine qui traversait l'aéroport. Presque aussi soudainement qu'il était apparu, l'orage traversa la baie et le soleil émergea de derrière un paquet de nuages blancs. quelques instants plus tard, un petit bus Toyota marqué
NAVETTE DU PORT s'arrêta en faisant voler des flaques d'eau de pluie. Le conducteur descendit et se dirigea vers l'avion. Il était mince, avec un visage amical et vêtu comme un cow-boy de drugstore.
- Est-ce que l'un d'entre vous est Dirk Pitt?
- C'est moi.
- Cari Marvin. Désolé d'être en retard. J'ai eu une panne de batterie sur la voiture de l'Océan Angler et j'ai d˚ emprunter une bagnole à la capitainerie du port. J'espère que ça ne vous a pas gênés?
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- Pas du tout, dit Giordino d'une voix amère. On adore attendre en se faisant tremper par des typhons.
Le chauffeur ne parut pas relever le sarcasme.
- J'espère que vous n'avez pas attendu longtemps.
- Pas plus de dix minutes, dit Pitt.
Marvin chargea leurs bagages à l'arrière de la navette et s'éloigna de l'avion dès que ses passagers furent assis.
- Le quai o˘ est accosté le navire n'est pas très loin de l'aéroport, dit-il avec jovialité. Détendez-vous et profitez du voyage.
Pitt et Maeve, assis l'un près de l'autre, se tenaient par la main comme des gamins et parlaient à voix basse. Giordino s'était installé devant eux, juste derrière le chauffeur. Il passa la plus grande partie du trajet à
étudier une photo aérienne de l'île du Gladiateur, que l'amiral Sandecker avait empruntée au Pentagone.
Le temps passa vite et ils prirent bientôt la large avenue qui menait à la zone portuaire animée, assez proche de la ville. Une flotte de navires internationaux, représentant surtout des compagnies asiatiques, était amarrée le long de grandes jetées bordées d'entrepôts immenses. Personne ne fit attention au chemin erratique suivi par le chauffeur entre les entrepôts, les navires et les énormes grues. Il surveillait ses passagers dans le rétroviseur presque chaque fois qu'il virait sur une jetée devant lui.
- L'Océan Angler est juste en face du prochain entrepôt, dit-il en faisant un geste vague vers l'avant du pare-brise.
- Est-il prêt à lever l'ancre dès que nous serons à bord? demanda Pitt.
- L'équipage n'attend que vous.
Giordino eut un regard pensif vers la nuque du chauffeur.
- quelle est votre fonction à bord? demanda-t-il.
- Moi? dit Marvin sans tourner la tête. Je suis photographe.
- Vous aimez naviguer avec le capitaine Dempsey?
- C'est un grand marin. Il a beaucoup de considération pour les scientifiques et leur travail.
Giordino leva les yeux et croisa le regard de Marvin dans le rétroviseur.
Il sourit jusqu'à ce que le chauffeur reporte son attention sur sa conduite. Alors, caché par le dossier du siège devant lui, il écrivit quelque chose sur un reçu de carburant qu'on lui avait remis à Honolulu, le plia et le lança discrètement par-dessus son épaule sur les genoux de Pitt.
Bavardant avec Maeve, Pitt n'avait pas suivi la conversation entre Giordino et le chauffeur. Il déplia le message et lut :
" Ce type n'est pas des nôtres. "
Pitt se pencha et parla d'un air naturel en évitant de trop regarder le chauffeur.
- qu'est-ce qui te rend si rabat-joie?
Giordino se retourna et parla très doucement.
- Notre ami ne fait pas partie de l'Océan Angler.
- Je t'écoute?
- Je l'ai coincé en lui faisant dire que Dempsey en était le capitaine.
- Paul Dempsey commande le Ice Hunier. C'est Joe Ross qui est sur VAngler.
- Voilà une autre inconséquence. Avant notre départ pour l'Antarctique, Rudi Gunn, toi et moi avons étudié les projets de recherches prévus par la NUMA et le personnel qui leur était désigné.
- Et alors?
- Notre copain de devant n'a pas seulement un fichu accent du Texas mais en plus, il prétend faire partie des photographes du bord. Tu saisis ?
- Je saisis, murmura Pitt. Il n'y a pas d'équipe de prise de vue sur ce projet. Rien que des techniciens sonar et une équipe de géophysiciens pour étudier le fond océanique.
- Et ce type nous emmène droit en enfer, dit Giordino en regardant par la fenêtre vers un entrepôt juste devant eux dont un panneau DOR-SETT CONSOLIDATED MINING LTD Ornait les portes.
Comme ils le craignaient, le chauffeur fit entrer le minibus entre les portes ouvertes, gardées par des hommes en uniforme de la Dorsett Consolidated. Les gardes suivirent rapidement le bus et poussèrent un interrupteur qui referma les portes de l'entrepôt.
- En dernière analyse, je dirais que nous nous sommes fait avoir, commenta Pitt.
- quel est le plan d'attaque ? demanda Giordino sans baisser la voix. Ils n'eurent pas le temps de tenir une conférence. Le bus s'enfonçait dans les profondeurs de l'entrepôt.
- Tu cognes l'ami Cari et on se tire de là.
Giordino n'attendit pas un éventuel compte à rebours. quatre bonds rapides et il agrippa vivement l'homme qui se nommait Cari Marvin. A une vitesse incroyable, Giordino dégagea le chauffeur de derrière son volant, ouvrit la porte du bus et le jeta dehors.
Comme s'il avait répété l'action, Pitt sauta sur le siège du conducteur et écrasa l'accélérateur. Pas une seconde trop tôt, le bus fit un bond en avant, se précipitant sur une poignée d'hommes armés qui s'éparpillèrent comme des feuilles mortes sous le souffle d'une tornade. Deux palettes chargées de cartons contenant des appareils ménagers japonais se trouvaient sur le chemin du minibus. L'expression de Pitt ne permit pas de savoir s'il avait vu l'obstacle. Des boîtes, des pièces de grille-pain, de mixeurs et de machines à café volèrent dans tous les sens comme des obus crachés par un obusier.
Pitt prit un large virage entre des piles de matériels, visa une grande porte de métal et s'aplatit sur le volant. Avec un bruit déchirant, la porte fut arrachée de ses gonds et le minibus sortit en trombe de l'entrepôt sur
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le quai de chargement. Pitt tourna rapidement le volant pour éviter le pilier d'une énorme grue. Cette partie des docks était déserte. Aucun navire n'était rangé là. Un groupe d'hommes réparant une section de la jetée faisait une pause déjeuner, assis coude à coude contre une longue barricade de bois qui barrait une route d'accès à la jetée. Pitt appuya sur le klaxon et tourna violemment le volant pour éviter de blesser les ouvriers. Le bus contourna la barricade mais un morceau du pare-chocs arrière attrapa une poutre verticale et fit tournoyer la barrière, envoyant les ouvriers voler sur la jetée comme s'ils avaient été attachés au bout d'un fouet.
- Désolé! cria Pitt par la fenêtre en passant à toute vitesse.
Il regretta de n'avoir pas été plus attentif en se rendant compte que le faux chauffeur les avait volontairement baladés pour leur faire perdre le sens de l'orientation. Et il avait réussi. Pitt n'avait pas la moindre idée du chemin à prendre pour retrouver l'entrée du port et le périphérique menant à la ville.
Un long camion avec une remorque s'arrêta devant lui, bloquant le passage.
Il s'accrocha frénétiquement au volant, zigzagua follement pour éviter la collision. Il y eut un grand bruit métallique, suivi d'un bruit de verre brisé et le hurlement du métal déchiré lorsque le flanc du bus emmancha l'avant du camion. Le bus, dont tout le côté droit était creusé et froissé, bondit sauvagement. Pitt corrigea et obligea le véhicule en pièces à se remettre en ligne. Il tapa de rage sur le volant en voyant du liquide s'étaler sur ce qui restait du pare-brise. L'impact avait crevé le radiateur, l'arrachant de son support, et détaché les tuyaux qui le reliaient au moteur. Et ce n'était pas tout. Le pneu droit avait éclaté et la suspension avant n'était plus dans l'alignement.
- Est-ce que tu dois vraiment te cogner dans tout ce que tu croises ?
demanda Giordino d'un ton irrité. Il était assis par terre, du côté encore fermé du bus, les bras autour de
Maeve.
- Je suis impardonnable, dit Pitt. Personne n'est blessé?
- On a assez de bleus pour gagner un procès pour brutalité, dit bravement Maeve.
Giordino frotta une grosse bosse sur le côté de sa tête et regarda Maeve avec tristesse.
- Votre père est un sacré faux-jeton ! Il savait que nous arrivions et il nous a préparé un charmant comité d'accueil.
- Il y a quelqu'un à la NUMA qui doit figurer sur ses fiches de paie.
J'espère que ce n'est pas vous, dit Pitt en regardant Maeve.
- Non, ce n'est pas moi, répondit-elle d'une voix ferme.
Giordino s'approcha de l'arrière du minibus et regarda par la fenêtre si on les poursuivait. Deux camionnettes noires évitèrent le camion endommagé et les prirent en chasse.
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- Il y a des chiens de chasse qui courent après notre pot d'échappement.
- Des gentils ou des méchants? demanda Pitt.
- Je déteste être porteur de mauvaises nouvelles mais je ne crois pas qu'ils portent des chapeaux blancs.
- Tu appelles ça une identification positive?
- Tu préfères que j'annonce qu'il y a Dorsett Consolidated peint sur leurs portières?
- D'accord, tu m'as convaincu.
- S'ils se rapprochent, je pourrais leur demander leur permis de conduire.
- Merci, j'ai un rétroviseur.
- J'avais l'impression qu'on avait fait assez de dég‚ts pour ameuter tous les flics de la ville, marmonna Giordino. Pourquoi ne patrouillent-ils pas par ici? J'aimerais bien qu'ils t'arrêtent pour conduite dangereuse.
- Si je connais bien Papa, dit Maeve, il les a payés pour prendre des vacances.
Sans liquide de refroidissement, le moteur chauffa rapidement et lança des nuages de vapeur sous le capot. Le véhicule était presque incontrôlable.
Les roues avant, toutes deux tournées vers l'extérieur, luttaient pour suivre des directions opposées. Une petite allée entre deux entrepôts s'ouvrit soudain devant le bus. Jouant le tout pour le tout, Pitt y précipita le minibus. Mais la chance n'était pas avec lui. Trop tard, il réalisa que l'allée donnait sur une jetée déserte, sans autre sortie que celle qu'il venait d'emprunter.
- C'est la fin du voyage, soupira-t-il.
Giordino tourna la tête pour regarder les poursuivants.
- Ces salauds le savent. Ils se sont arrêtés pour savourer leur triomphe.
- Maeve?
La jeune femme s'approcha de Pitt.
- Oui?
- Combien de temps pouvez-vous retenir votre respiration?
- Je ne sais pas. Peut-être une minute.
- Al? que font-ils?
- Ils viennent à pied vers le bus. Ils tiennent des b‚tons qui ont l'air peu engageants.
- Ils nous veulent vivants, dit Pitt. OK, les copains, asseyez-vous et tenez-vous bien.
- qu'est-ce que vous allez faire? demanda Maeve.
- Nous, amour de ma vie, nous allons nager. Al, ouvre les fenêtres. Je veux que ce truc coule comme un fer à repasser.
- J'espère que l'eau est bonne, dit Giordino en ouvrant les fenêtres. J'ai horreur des bains froids.
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Onde de choc
Pitt se tourna vers Maeve.
- Prenez une ou deux respirations profondes pour mettre autant d'oxygène que possible dans votre sang. Soufflez puis inspirez dès que nous passerons par-dessus.
- Je parie que je nage plus loin que vous sous l'eau, dit-elle d'un ton courageux et résolu.
- C'est le moment o˘ jamais de le prouver, répondit Pitt avec admiration.
Ne perdez pas de temps à attendre une poche d'air. Sautez par la fenêtre sur votre droite et nagez sous la jetée dès que l'eau cessera de pénétrer dans le bus.
Pitt se dirigea vers le siège du chauffeur, ouvrit son sac de voyage, en tira un paquet enveloppé de nylon qu'il fourra dans la ceinture de son pantalon, o˘ il fit une bosse.
- Mais qu'est-ce que vous faites? s'étonna Maeve.
- C'est mon sac de secours, expliqua Pitt. Je ne sors jamais sans lui.
- Ils sont presque sur nous, annonça calmement Giordino. Pitt enfila un blouson de cuir dont il remonta la fermeture Eclair jusqu'en haut, fit demi-tour et saisit le volant.
- Bon, eh bien voyons si les juges nous accorderont de bonnes notes.
Il emballa le moteur et passa la boîte automatique sur AVANT. Le bus démantibulé fit un bond, son pneu avant droit battant la chamade. La vapeur s'échappa en un jet si épais qu'il vit à peine devant lui, accumulant de la vitesse pour mieux plonger.
Il n'y avait pas de balustrade le long de la jetée, à peine une bande de bois horizontale qui servait de trottoir aux véhicules. Les roues avant prirent presque tout l'impact. La suspension, déjà bien touchée, se rompit tandis que le ch‚ssis sans roues passait par-dessus, les pneus arrière se déchirèrent en tournant une dernière fois, poussant ce qui restait du bus Toyota par-dessus le bord de la jetée.
Le bus parut tomber au ralenti avant que son moteur ne heurte l'eau avec un grand plouf. La dernière chose que Pitt se rappela avant que le pare-brise tombe en morceaux à l'intérieur, ouvrant la voie à toute l'eau de la mer qui s'y engouffra, fut le sifflement du moteur surchauffé au moment o˘
l'eau le recouvrit.
Le bus se balança une fois, parut rester immobile un instant puis s'enfonça dans l'eau verte de la baie. Tout ce que les gardes de Dorsett aperçurent, en courant vers le bord de la jetée, ce fut un nuage de vapeur, une masse de bulles gargouillantes et une tache d'huile qui s'étalait déjà. Les vagues créées par l'impact vinrent heurter les piliers sous la jetée. Les gardes attendirent de voir apparaître des têtes mais rien de vivant n'émergea des profondeurs.
Pitt se dit que si les docks pouvaient recevoir de grands navires, la profondeur de l'eau devait atteindre au moins quinze mètres. Le bus s'enfonça, les roues d'abord, dans la vase du fond du port, dérangeant le Diamants... magnifique illusion
261
limon qui parut éclater en un nuage mouvant. Se dégageant du volant, Pitt s'efforça d'atteindre l'arrière du bus pour s'assurer que Maeve et Giordino n'avaient pas été blessés et avaient réussi à s'échapper par une fenêtre.
Satisfait, il se faufila par l'ouverture et commença à nager dans le limon qui l'aveuglait. quand il atteignit enfin un endroit plus propre, la visibilité était meilleure que ce qu'il avait espéré et l'eau plus froide d'un ou deux degrés. La marée montante ramenait une eau relativement claire, ce qui lui permit de distinguer les piliers soutenant la jetée. Il estima qu'on y voyait à vingt mètres.
Il reconnut les formes distinctes de Maeve et de Giordino, à quatre mètres de lui environ, nageant fermement dans le vide apparent. Il leva les yeux mais la surface n'était qu'un vague dessin de nuages percés de rayons lumineux. Puis soudain l'eau s'assombrit considérablement tandis qu'il atteignait le dessous de la jetée, entre les piliers. Il perdit les deux autres pour un temps dans la boue sombre et ses poumons commencèrent à lui faire mal. Il nagea vers la surface en un angle assez large, laissant la flottabilité de son corps le porter vers le haut, une main au-dessus de sa tête pour le cas o˘ quelque chose de dur ou de coupant se serait trouvé sur son chemin. Il fit enfin surface au milieu d'une petite mer de détritus flottants. Il respira à petits coups l'air salé puis se tourna pour s'approcher de Maeve et de Giordino, pataugeant un peu plus loin derrière lui. Il fut soulagé de voir Maeve sourire.
- C'est de la frime, murmura-t-elle, sachant que les hommes de Dorsett risquaient d'entendre leurs voix, je parie que vous vous êtes presque noyé
en essayant d'aller plus loin que moi.
- Le vieux a encore de la ressource, répondit Pitt sur le même ton.
- Je ne crois pas qu'ils nous aient vus, dit Giordino. J'étais presque sous le quai quand j'ai enfin pu me libérer du nuage de boue. Pitt montra de la tête la zone du dock principal.
- Ce que nous avons de mieux à faire, c'est de nager sous la jetée jusqu'à
ce qu'on trouve un endroit discret pour sortir.
- que dirais-tu d'aborder le bateau le plus proche? suggéra Giordino.
Maeve fit la moue. Ses longs cheveux blonds flottaient derrière elle comme des algues dorées.
- Si les gens de mon père retrouvaient notre trace, ils trouveraient aussi un moyen d'obliger l'équipage à nous livrer.
- Vous ne croyez pas que l'équipage nous cacherait jusqu'à ce que nous soyons sous la protection des autorités locales? Pitt secoua la tête, faisant voler des dizaines de gouttes d'eau.
- Si tu commandais un navire ou une patrouille de police chargée de ce dock, est-ce que tu croirais trois rats à demi noyés ou la parole d'un représentant d'Arthur Dorsett?
- Probablement pas nous, admit Giordino.
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Onde de choc
- Si seulement nous pouvions atteindre V Océan Angler.
- Ce doit être le premier endroit o˘ ils s'attendent à nous voir, dit Maeve.
- Une fois que nous serions à bord, les hommes de Dorsett devraient se préparer à une belle bagarre s'ils essayaient de nous en faire sortir, l'assura Pitt.
- «a nous fait une belle jambe, grommela Giordino. On n'a pas la moindre idée de l'endroit o˘ est V Océan Angler en ce moment. Pitt lança à son ami un regard de reproche.
- Je déteste te voir aussi sérieux.
- A-t-il une coque turquoise et des cabines blanches comme le Ice Hunier!
demanda Maeve.
- Tous les b‚timents de la NUMA sont peints aux mêmes couleurs, répondit Giordino.
- Alors je l'ai vu. Il est à l'ancre au quai 16.
- Je donne ma langue au chat. Comment va-t-on au quai 16?
- C'est le quatrième au nord d'ici, dit Pitt.
- Comment peux-tu le savoir?
- Il n'y a qu'à lire les inscriptions des entrepôts. J'ai noté le chiffre 19 avant de passer devant le quai 20.
- Maintenant qu'on sait o˘ on va et par o˘, il faudrait peut-être se remuer un peu, suggéra Giordino. S'ils ont un petit peu de cervelle, ils vont envoyer des plongeurs chercher nos corps dans le bus.
- Restez éloignés des piliers, conseilla Pitt. Sous la surface, il y a des tas de coquillages qui coupent comme des lames de rasoir.
- Est-ce pour cela que vous nagez en blouson de cuir? demanda Maeve.
- On ne sait jamais qui on va rencontrer, dit Pitt.
Sans contrôle visuel, il était impossible de calculer quelle distance ils devaient parcourir pour rejoindre le navire de recherches. Economisant leurs forces, ils nagèrent lentement entre les piliers, hors de la vue des hommes de Dorsett, sur la jetée au-dessus d'eux. Ils atteignirent la base du quai 20 et nagèrent sous le passage principal du chantier naval, relié à
tous les quais de chargement, avant de tourner au nord vers le quai 16. Il se passa presque une heure avant que Maeve n'aperçoive le reflet turquoise de la quille dans l'eau, au pied du quai.
- On a réussi! cria-t-elle joyeusement.
- Ne vous attendez pas à recevoir une coupe, prévint Pitt. «a doit grouiller de gorilles musclés de votre père.
La quille du navire n'était qu'à deux mètres des piliers. Pitt nagea jusqu'à être juste au-dessous de la passerelle d'embarquement. Il leva les bras, s'accrocha à une traverse de renforcement des piliers et se tira hors de l'eau. Il grimpa sur les poutres inclinées jusqu'à la surface du quai, leva lentement la tête et regarda autour de lui.
Diamants... magnifique illusion
263
La zone de la passerelle d'acier était déserte mais une camionnette des gardes de Dorsett était garée en travers de la plus proche entrée de la jetée. Il compta quatre hommes, alignés entre plusieurs conteneurs, et d'autres voitures garées le long du navire à l'ancre, en face de VOcean Angler.
Il replongea au-dessous du bord et expliqua la scène à ses compagnons.
- Nos copains gardent l'entrée du quai à peu près à quatre-vingts mètres d'ici, trop loin pour nous empêcher de monter à bord.
Ils n'avaient plus besoin de parler. Pitt les attira tous les deux jusqu'à
la poutre o˘ il se tenait. Puis, à son signal, ils escaladèrent cette poutre qui servait de trottoir, contournèrent un énorme bollard sur lequel étaient attachées les amarres du navire et, Maeve en tête, coururent sur la passerelle d'embarquement jusqu'au pont ouvert.
En atteignant la sécurité du bateau, les réflexes de Pitt tournèrent à la vitesse du son. Il s'était lamentablement fait avoir et il était trop tard pour corriger le tir. Il le comprit en voyant les hommes de garde sur le dock s'approcher de l'Océan Angler, lentement, méthodiquement, comme s'ils faisaient une petite promenade de santé. Il n'y eut ni cris ni confusion.
Ils avaient attendu que le gibier apparaisse et vienne se réfugier sur le navire. Il sut, quand il vit les ponts totalement déserts, qu'il y avait quelque chose de très étrange, de très mauvais augure. On aurait d˚
apercevoir au moins un marin en train de travailler. Les canots automatisés, l'équipement sonar, le grand treuil servant à descendre les submersibles dans les grandes profondeurs, tout était bien fixé. Mais il était bien rare qu'un ingénieur ou un scientifique n'ait pas quelques réglages à faire sur ces appareils fragiles.
Et il sut, quand une porte s'ouvrit au bout du couloir menant au pont et qu'une silhouette familière s'avança vers eux. Il sut que l'impensable s'était produit.
- quel plaisir de vous revoir, monsieur Pitt, dit John Merchant d'un ton narquois. Vous n'abandonnez jamais, dites donc!
30
Pendant ces premiers instants d'amère frustration, Pitt se sentit envahi par une vague de défaite presque tangible. Le fait qu'on ait pu les faire si facilement et si totalement tomber dans un piège, que Maeve soit coincée entre les mains de son père, le fait qu'il y ait tout à parier que Giordino 264
Onde de choc
et lui allaient être froidement assassinés, tout cela était bien difficile à avaler.
Il était tristement évident qu'après avoir été informés en temps voulu par leur agent au cour de la NUMA, les hommes de Dorsett étaient arrivés les premiers sur l'Océan Angler et, par une manouvre quelconque, avaient pris le dessus sur le commandant et l'équipage et s'étaient emparés du navire à
temps pour attraper Pitt et les autres. Tout avait été si bien préparé, si transparent, qu'Arthur Dorsett avait à l'évidence dépassé les frontières de l'ordinaire, préparant un piège de secours au cas o˘ Pitt et Giordino lui glisseraient entre les doigts et trouveraient le moyen de monter à bord.
Pitt se dit qu'il aurait d˚ s'en douter, préparer lui-même un plan de rechange, mais en fait il avait sous-estime l'astucieux magnat du diamant.
que l'on puisse pirater tout un navire alors qu'il était amarré à quelques encablures d'une ville de première importance, cela, Pitt ne l'avait vraiment jamais imaginé.
quand il vit une petite armée d'hommes en uniformes sortir de leur cachette, certains tenant des matraques, d'autres des fusils à balles de caoutchouc, il sut qu'il n'y avait plus rien à faire et que tout espoir était perdu.
Perdu, oui, mais pas irrémédiablement. Pas tant que Giordino serait à ses côtés. Il regarda son vieux complice pour voir comment il réagissait au choc. On aurait pu croire, en le regardant, que celui-ci devait se résigner à écouter une conférence ennuyeuse. Aucune réaction visible. Il regardait Merchant comme un croque-mort regarde un homme dont il mesure déjà le cercueil, ce qui était à peu près la façon dont Merchant regardait Giordino.
Pitt mit un bras autour des épaules de Maeve dont la bravoure commençait à
craquer. Ses yeux bleus semblaient désolés, avec le regard large et vide de ceux qui savent que leur monde s'achève. Elle baissa la tête, se couvrit le visage de ses mains et commença à sangloter. Elle n'avait pas peur pour elle-même mais pour ce que son père ferait à ses fils, maintenant qu'il avait la preuve absolue qu'elle l'avait trompé.
- qu'avez-vous fait de l'équipage ? demanda Pitt à Merchant, tout en notant le pansement sur la nuque de l'homme.
- Nous avons simplement persuadé les cinq hommes restés à bord de ne pas quitter leurs quartiers. Pitt le regarda avec étonnement.
- Seulement cinq?
- Oui. Les autres étaient invités à une soirée donnée en leur honneur par M. Dorsett, dans le meilleur hôtel de Wellington. " Honneur aux braves explorateurs des fonds marins " ou quelque chose comme ça. En tant que société minière, la Dorsett Consolidated porte un grand intérêt à tous les minéraux découverts au fond des océans.
- Vous aviez les coudées franches, dit Pitt avec mépris. qui est l'employé
de la NUMA qui vous a prévenus de notre arrivée?
Diamants... magnifique illusion
265
- Un géologue dont j'ignore le nom tient M. Dorsett au courant de tous vos projets d'extraction sous-marine. Ce n'est qu'un des très nombreux individus qui nous fournissent des informations venant du cour des sociétés et des gouvernements du monde entier.
- Un réseau d'espions en société à responsabilité limitée.
- En effet, et excellent. Nous vous avons surveillés depuis la minute même o˘ vous avez décollé de Langley Field, à Washington.
Les gardes qui les entouraient ne faisaient aucun geste pour les maîtriser.
- quoi? Pas de chaînes? Pas de menottes? demanda Pitt.
- Mes hommes ont reçu l'ordre de s'emparer de Mlle Dorsett seulement, au cas o˘ votre ami et vous auriez essayé de vous échapper. (Les dents de Merchant brillèrent entre ses lèvres fines.) Je n'étais pas d'accord, bien évidemment, mais l'ordre vient directement de Mlle Bou-dicca Dorsett.
- Un vrai trésor, dit Pitt d'une voix acide. Je parie qu'elle torturait déjà ses poupées quand elle était petite.
- Elle a des projets très intéressants à votre intention, monsieur Pitt.
- Comment va votre tête?
- Je n'ai pas été assez blessé pour que cela m'empêche de traverser l'océan afin de vous mettre la main dessus.
- Je déteste le suspense. O˘ allons-nous maintenant?
- M. Dorsett va bientôt arriver et on vous transférera tous sur son yacht.
- Je croyais que sa villa flottante était sur l'île Kunghit.
- Elle l'était il y a quelques jours.
Merchant sourit, ôta ses lunettes et en essuya soigneusement les verres avec un chiffon.
- Le yacht des Dorsett a quatre moteurs diesel alimentés par turbocompresseurs. A eux quatre, ils développent 18 000 chevaux, capables de faire naviguer un b‚timent de huit tonnes à 120 kilomètres-heure. Vous verrez que M. Dorsett a plutôt des go˚ts de luxe.
- En réalité, il a probablement une personnalité aussi intéressante que le livre d'adresses d'un moine cloîtré, suggéra Giordino. qu'est-ce qui le fait rire, à part de compter ses diamants?
Pendant un instant, le regard de Merchant fusilla Giordino et son sourire s'effaça. Puis il se reprit et son regard sans vie revint sa place sur son visage comme si un maquilleur le lui avait redessiné.
- L'humour a son prix, messieurs. Comme pourrait vous l'expliquer Mlle Dorsett, son père a un penchant pour l'humour noir. Je suppose que demain à
cette heure-ci vous n'aurez pas beaucoup de raisons de sourire.
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Onde de choc
Arthur Dorsett n'était pas du tout ce que Pitt avait imaginé. Il s'était attendu à ce que l'un des hommes les plus riches du monde, père de trois très belles filles, soit raisonnablement beau et sophistiqué jusqu'à un certain point. Ce qui apparut à ses yeux, dans le salon même o˘ il s'était tenu à l'île Kunghit, ce fut un troll sorti tout droit du folklore germanique, échappé des douves d'un ch‚teau.
Dorsett avait presque une tête de plus que Pitt et, de la taille aux épaules, était deux fois plus large. Il n'était pas homme à rester assis derrière un bureau confortable. Pitt comprenait de qui Boudicca tenait ses yeux froids et sombres. Dorsett avait le visage ridé d'un homme qui vit en plein air et ses mains larges et marquées indiquaient qu'il n'avait pas peur de les salir. Dans sa moustache longue et clairsemée adhéraient des miettes de son déjeuner. Mais ce qui frappa Pitt et qu'il trouva étrange de la part d'un homme de la stature internationale de Dorsett, ce fut la taille de ses dents irrégulières à l'ivoire jaun‚tre comme les touches d'un vieux piano. En fermant la bouche, il aurait pu cacher leur laideur mais curieusement, il semblait ne jamais la fermer, même lorsqu'il ne parlait pas.
Devant son bureau en bois d'épave au dessus de marbre, il était flanqué de Boudicca, debout à sa gauche, vêtue d'un Jean et d'une chemise aux pans noués sur l'estomac mais boutonnée jusqu'au cou, et de Deirdre, assise sur une chaise aux coussins de soie. Celle-ci portait avec élégance un pull à
col roulé blanc avec une jupe et une chemise écossaises. Les bras croisés, assis sur son bureau, Dorsett avait l'air d'un vieux sorcier monstrueux.
Son regard sinistre détaillait Pitt et Giordino comme des aiguilles piquant chaque centimètre des pieds à la tête. Il se tourna vers Merchant, debout derrière Maeve, la main droite posée sur un holster o˘ reposait une arme automatique sous sa veste de sport en
tweed.
- Beau travail, John, dit-il avec un grand sourire. Vous avez su anticiper chacun de leurs mouvements.
Levant les sourcils, il scruta à nouveau les deux hommes debout devant lui, mouillés et débraillés. Puis il regarda Maeve dont les longues mèches blondes collaient à son front et à ses joues. Un sourire hideux tira ses traits. Il fit un signe à Merchant.
- Tout ne s'est pas passé comme vous l'attendiez, peut-être. On dirait qu'ils sont tombés dans les douves.
- Ils ont repoussé l'inévitable en essayant de s'échapper par la mer, dit Merchant d'un air dégagé mais les yeux brillants de suffisance et de pomposité. Ils ont quand même fini par tomber dans mes filets.
- Pas de problème avec les gens de la sécurité du port?
- Les négociations ont donné lieu aux compensations habituelles, dit Merchant avec entrain. quand votre yacht est venu s'ancrer le long de l'Océan Angler, les cinq marins que nous détenions ont été rel‚chés. Mais je suis tranquille. Si une plainte officielle est déposée par les diri-Diamants... magnifique illusion
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géants de la NUMA, elle sera reçue avec l'indifférence bureaucratique des autorités locales. Ce pays a une dette envers la Dorsett Consolidated qui contribue à son économie.
- Vos hommes et vous méritez des éloges, dit Dorsett avec un hochement de tête satisfait. Chacun des participants recevra une récompense généreuse.
- C'est très gentil de votre part, monsieur, ronronna Merchant.
- Veuillez nous laisser, maintenant.
Merchant regarda Pitt et Giordino avec circonspection.
- Ces types-là doivent être surveillés de près, protesta-t-il faiblement.
Je vous conseille de ne pas prendre des risques avec eux.
- Pensez-vous qu'ils vont essayer de s'emparer du yacht? demanda Dorsett en riant. Deux hommes sans défense contre deux douzaines d'hommes armés? Ou bien craignez-vous qu'ils ne sautent par-dessus bord et qu'ils ne nagent jusqu'à la côte ? (Dorsett montra par la grande fenêtre l'extrémité du cap Farewell, sur l'île sud de Nouvelle-Zélande, qui disparaissait rapidement dans le sillage du yacht.) A travers quarante kilomètres de mer infestée de requins? Non, je ne crois pas.
- Mon travail consiste à vous protéger et à protéger vos intérêts, dit Merchant en retirant sa main de dessus son arme.
Il reboutonna sa veste de sport et se dirigea tranquillement vers la porte.
- Et je le prends au sérieux, ajouta-t-il.
- Votre travail est apprécié à sa juste valeur, rétorqua Dorsett d'une voix coupante d'impatience. Dès que Merchant fut sorti, Maeve s'élança vers son père.
- J'exige de savoir si Sean et Michael vont bien et si votre directeur pourri ne leur a pas fait de mal.
Sans un mot, Boudicca s'avança, tendit la main pour ce que Pitt pensa être un geste d'affection mais qui se transforma en une gifle brutale dont la force faillit faire tomber Maeve. Celle-ci chancela mais fut rattrapée par Pitt tandis que Giordino s'interposait entre les deux femmes.
Arrivant aux épaules de la géante, Giordino dut lever les yeux pour la regarder comme s'il regardait le haut d'un grand immeuble. La scène devint plus absurde encore parce que le regard de Giordino dut passer par-dessus son énorme poitrine.
- Voilà un joli cadeau de bienvenue, dit-il d'un ton moqueur.
Pitt avait l'habitude de lire dans les yeux de son ami. Giordino était un très bon juge de visages et de caractères. Il avait vu quelque chose, une très petite chose anormale qui avait échappé à Pitt. Et Giordino prenait le risque de voir si son estimation était justifiée. Il eut un sourire lubrique en regardant Boudicca des pieds à la tête.
- Je prends le pari, lui dit-il.
- Le pari?
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Onde de choc
- Oui, je parie que vous ne vous rasez ni les jambes ni les aisselles.
Il y eut une seconde de silence, moins lourd de choc que de curiosité. Puis le visage de Boudicca se tordit de fureur et elle serra le poing pour frapper. Giordino ne bougea pas, s˚r de soi, attendant le coup mais ne faisant rien pour l'éviter.
Boudicca frappa très fort, plus fort que la plupart des boxeurs. Son poing prit Giordino entre la joue et la m‚choire. Ce fut un coup sauvage, un crochet dévastateur, pas du tout ce que l'on aurait pu attendre d'une femme, un coup capable d'étendre raide n'importe qui en le laissant K.O.
pendant vingt-quatre heures. En tout cas n'importe quel homme que Boudicca e˚t jamais frappé dans un tel accès de fureur indomptable. La tête de Giordino valdingua sur le côté et il recula d'un pas, se secoua comme pour remettre sa cervelle en place et cracha une dent sur le luxueux tapis.
Puis, contre toute attente, il s'avança de nouveau et vint se remettre sous l'énorme poitrine de Boudicca. Il n'y avait pas d'animosité, pas d'expression de vengeance dans ses yeux. Giordino se contenta de la regarder sérieusement.
- Si vous aviez la moindre décence et un peu de fair-play, vous me laisseriez frapper à mon tour.
Boudicca, totalement sidérée, massait son poing douloureux. Le sentiment de colère incontrôlée qu'elle avait éprouvé fit bientôt place à une froide animosité. Elle lui jeta un regard de serpent à sonnette sur le point de mordre pour tuer.
- Vous êtes vraiment un imbécile! dit-elle d'un ton glacial.
Ses mains jaillirent comme deux éclairs et se refermèrent sur le cou de Giordino. Debout, les poings serrés, il ne fit pas un geste pour l'arrêter.
Mais toute couleur disparut de son visage et ses yeux commencèrent à
enfler. Pourtant il ne faisait toujours aucun effort pour se défendre. Il la regardait, sans méchanceté.
Pitt se rappelait trop bien la force que Boudicca pouvait mettre dans ses mains. Il portait encore aux bras les bleus qu'elle lui avait infligés. Il ne comprenait pas la démonstration de passivité de son ami, si peu conforme à son caractère. Il s'écarta doucement de Maeve, prêt à décocher un coup de pied dans les rotules de Boudicca quand son père l'arrêta.
- L‚che-le ! aboya Arthur Dorsett. Ne te salis pas les mains sur ce rat!
Giordino était toujours immobile comme une statue quand Boudicca rel‚cha son étreinte et fit un pas en arrière, frottant les articulations qu'elle lui avait écrasées sur le visage.
- La prochaine fois, mon père ne sera pas là pour sauver votre saleté de couenne! siffla-t-elle entre ses dents.
- Avez-vous jamais pensé à devenir professionnelle? dit Giordino d'une voix rauque en massant délicatement les marques qu'elle avait Diamants... magnifique illusion
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imprimées sur son cou. Au carnaval, on a toujours l'usage d'un phénomène de foire... Pitt lui mit la main sur l'épaule.
- Ecoutons ce que M. Dorsett a à nous dire avant de signer pour le match de revanche.
- Vous êtes plus sage que votre ami, dit Dorsett.
- Seulement pour éviter la douleur ou une association avec des criminels.
- Est-ce ce que vous pensez de moi ? que je suis un simple criminel ?
- Si l'on considère que vous êtes responsable de la mort de centaines de gens, oui, et un inqualifiable criminel, même. Dorsett, nullement gêné, s'installa derrière son bureau.
- C'était regrettable mais nécessaire.
Pitt sentit sa colère monter comme une fièvre contre Dorsett.
- Je ne vois pas une seule justification qui puisse expliquer le meurtre de sang-froid d'hommes, de femmes et d'enfants innocents.
- Pourquoi quelques morts devraient-elles vous empêcher de dormir alors que des millions d'individus du tiers monde meurent de faim, de maladie et de guerre chaque année?
- Parce que c'est comme ça que j'ai été élevé, dit Pitt. Ma mère m'a appris que la vie était un don du ciel.
- La vie est une denrée, rien de plus, railla Dorsett. Les gens sont comme des outils. quand ils sont usés, on les jette ou on les détruit. J'ai pitié
des hommes comme vous, qui sont chargés de principes et de morale. Vous êtes voué à courir derrière un mirage, un monde parfait qui n'a jamais existé et qui n'existera jamais.
Pitt comprit qu'il avait devant lui un être fou à lier.
- Vous aussi vous mourrez en poursuivant un mirage. Dorsett eut un sourire sans joie.
- Vous vous trompez, monsieur Pitt. Je le tiendrai au creux de mes mains quand le moment sera venu.
- Vous raisonnez comme un malade pervers.
- Jusqu'à présent, ça m'a plutôt bien réussi.
- quelle excuse avez-vous pour n'avoir pas arrêté la tuerie massive causée par vos extractions minières par ultrasons?
- L'envie d'extraire davantage de diamants, bien s˚r!
Dorsett regarda Pitt comme s'il étudiait un spécimen dans un bocal.
- Dans quelques semaines, je vais rendre des millions de femmes heureuses en leur fournissant les pierres les plus précieuses à un prix que même un mendiant pourra payer.
- Vous ne me faites pourtant pas l'effet d'un bienfaiteur de l'humanité.
- Les diamants ne sont rien d'autre, en réalité, que des morceaux de charbon. Leur seule qualité pratique c'est d'être la substance la plus dure 270
Onde de choc
que l'on connaisse. Rien que cela les rend indispensables pour travailler les métaux et forer certaines roches. Saviez-vous que le mot " diamant "
vient du grec, monsieur Pitt ? Cela signifie invincible. Les Grecs, et plus tard les Romains, en portaient pour se protéger des bêtes sauvages et de leurs ennemis humains. Leurs épouses, cependant, n'adoraient pas le diamant comme le font les femmes d'aujourd'hui. On s'en servait non seulement pour chasser les mauvais esprits mais aussi pour prouver l'adultère. Et pourtant, sur le plan de la beauté, le cristal est capable du même éclat.
Pendant que Dorsett parlait de diamants, son regard ne s'enflammait pas mais une veine, battant sur le côté de son cou, trahissait le sentiment profond que lui inspirait le sujet. Il parlait comme s'il avait soudain atteint un niveau supérieur de conscience auquel peu d'hommes pouvaient accéder.
- Savez-vous aussi que le premier anneau de fiançailles en diamants fut offert par l'archiduc Ferdinand d'Autriche à Marie de Bourgogne en 1477 et que la croyance en une " veine d'amour " qui irait du cerveau à l'annulaire de la main gauche est un mythe que nous devons aux Egyptiens ?
Pitt lui jeta un regard d'indicible mépris.
- Ce que je connais, c'est le surplus de pierres brutes gardé dans les entrepôts d'Afrique du Sud, de Russie et d'Australie pour gonfler artificiellement le prix des pierres. Je sais aussi que le cartel, essentiellement un monopole dirigé par De Beers, fixe les prix. Alors je ne vois pas comment un homme seul pourrait défier le syndicat entier et causer un effondrement soudain et drastique des cours sur le marché des diamants.
- Le cartel ne sera qu'un tas de marionnettes entre mes mains, dit Dorsett avec mépris. Historiquement, chaque fois qu'une compagnie minière ou une nation a essayé de passer outre et de négocier ses pierres sur le marché
ouvert, le cartel a cassé les prix. Le franc-tireur, incapable de suivre et se retrouvant en situation de perdant, retournait à la case départ. Je compte sur le cartel pour faire à nouveau la même chose. quand ils auront réalisé que je brade des millions de diamants à deux cents par dollar sans me préoccuper de faire des bénéfices, il sera trop tard et ils ne pourront plus réagir. Le marché se sera effondré.
- A quoi sert de dominer un marché effondré?
- Je ne cherche pas à dominer le marché, monsieur Pitt. Je veux le tuer une fois pour toutes.
Pitt remarqua que Dorsett ne le regardait pas mais fixait un point derrière lui comme s'il contemplait une vision dont personne d'autre ne pouvait profiter.
- Si je comprends bien, vous coupez la branche sur laquelle vous êtes assis ?
- «a y ressemble, n'est-ce pas ? dit Dorsett en pointant un doigt vers Pitt. C'est exactement ce que je souhaite faire croire à tout le monde, Diamants... magnifique illusion
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même à mes associés les plus intimes - et même à mes filles. Mais la vérité, c'est que j'ai l'intention de tirer de tout ceci une forte somme d'argent.
- Et comment? demanda Pitt, intéressé.
Une grimace satanique s'étala sur les dents grotesques de Dorsett.
- La réponse n'est pas du côté des diamants mais sur le marché des pierres de couleur.
- Mon Dieu, je vois de quoi il s'agit, dit Maeve comme si elle assistait à
une révélation. Tu as l'intention d'accaparer le marché des pierres de couleur.
Elle se mit à trembler dans ses vêtements mouillés mais son épouvante y était aussi pour quelque chose. Pitt retira son blouson de cuir détrempé et le lui posa sur les épaules.
- Mais oui, ma fille, dit Dorsett. Au cours de ces vingt dernières années, ton vieux père perspicace a amassé toute sa production de diamants tout en achetant discrètement les principales mines de pierres de couleur du monde.
Par l'intermédiaire d'une formation complexe de sociétés fictives, je contrôle maintenant secrètement quatre-vingts pour cent du marché.
- Par pierres de couleur, dit Pitt, je suppose que vous entendez les rubis et les émeraudes?
- En effet, et un tas d'autres pierres précieuses, parmi lesquelles le saphir, la topaze, la tourmaline et l'améthyste. Elles sont toutes beaucoup plus rares que le diamant. Les dépôts de tsavorite, de béryl rouge ou d'émeraude rouge, et l'opale de feu du Mexique, par exemple, deviennent incroyablement difficiles à trouver. Un certain nombre de gemmes de couleur sont si rares qu'elles sont recherchées par des collectionneurs et qu'on en voit rarement en joaillerie.
- Et pourquoi ces pierres n'ont-elles pas pris autant de valeur que le diamant? demanda Pitt.
- Parce que le cartel du diamant s'est toujours débrouillé pour les rejeter dans l'ombre, répondit Dorsett avec la ferveur d'un zélote. Pendant des décennies, De Beers a dépensé des fortunes en recherches approfondies, pour étudier et dominer le marché international. On a dépensé des millions en publicité pour le diamant et pour lui créer une image de valeur éternelle.
Pour garder des prix élevés, De Beers a créé une demande, afin qu'elle suive la production sans cesse plus importante. Ainsi, l'image de l'homme montrant son amour à une femme en lui offrant un diamant s'est répandue comme une toile d'araignée géante avec, au plus fort de sa réussite, le slogan " un diamant est éternel ". (Il commença à arpenter la pièce, en faisant de grands gestes.) Parce que la production des pierres de couleur est fragmentée par des milliers de producteurs indépendants, en compétition permanente les uns contre les autres, on n'a jamais vraiment mis sur pied une organisation unifiée pour
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Onde de choc
promouvoir les pierres de couleur. Le marché a souffert de l'ignorance des consommateurs. J'ai l'intention de changer tout cela quand le prix du diamant aura plongé.
- Et vous avez sauté là-dessus à pieds joints?
- Non seulement je vendrai les pierres colorées de mes mines, déclara Dorsett, mais contrairement à De Beers, je les taillerai et je les commercialiserai moi-même gr‚ce à la House of Dorsett, ma chaîne de magasins sur le marché du détail. Les saphirs, les émeraudes et les rubis ne sont peut-être pas éternels, mais quand j'en aurai fini, toutes les femmes qui les porteront se sentiront les égales des déesses. La joaillerie aura atteint une nouvelle ère de splendeur. Même le célèbre orfèvre de la Renaissance, Benvenuto CelUni, a proclamé le rubis et l'émeraude plus glorieux que le diamant.
C'était un concept déroutant et Pitt en considéra toutes les possibilités avant de demander :
- Depuis des dizaines d'années, on a fait croire aux femmes que les diamants étaient liés à l'amour et à une union de toute la vie. Croyez-vous vraiment pouvoir transférer ce désir du diamant aux pierres de couleur?
- Pourquoi pas? dit Dorsett, surpris du doute exprimé par Pitt. La coutume d'une bague de fiançailles en diamant ne remonte qu'à la fin du xixe siècle. Il suffit d'une bonne stratégie pour réorganiser les habitudes sociales. J'ai une agence de publicité extrêmement créative, avec des bureaux dans trente pays, prête à lancer une campagne internationale de promotion, au moment o˘ je serai prêt à virer le cartel. quand j'aurai fini, les pierres de couleur feront le prestige de la joaillerie. Les diamants ne serviront plus qu'à les mettre en valeur.
Le regard de Pitt alla de Boudicca à Deirdre et de Deirdre à Maeve.
- Comme la plupart des hommes, je ne suis pas bon juge des pensées et des émotions féminines mais je sais qu'il sera difficile de les convaincre que les diamants ne sont plus les meilleurs amis de la femme *.
Dorsett eut un rire dédaigneux.
- Ce sont les hommes qui achètent aux femmes les pierres précieuses. Et tout en cherchant à les impressionner par leur amour, ils ont une idée plus juste de la valeur des choses. Persuadez-les que le rubis et l'émeraude sont cinquante fois plus rares que le diamant et ils les achèteront.
- Est-ce vrai? dit Pitt, sceptique. Une émeraude est-elle cinquante fois plus rare qu'un diamant comparable? Dorsett hocha la tête avec solennité.
- Etant donné que les dépôts d'émeraudes se tarissent - et ils se tariront un jour ou l'autre - la différence s'accentuera. En réalité, on pourrait dire à juste titre de l'émeraude rouge, que l'on ne trouve plus que 1. Allusion à la chanson de Marilyn Monroe dans Comment épouser un millionnaire.
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dans une ou deux mines d'Utah, aux Etats-Unis, qu'elle est plus d'un million de fois plus rare.
- Accaparer un marché en en détruisant un autre, il doit y avoir plus qu'un simple bénéfice.
- Pas un " simple bénéfice ", mon cher Pitt. Un bénéfice d'un niveau jamais atteint dans toute l'Histoire. Nous parlons de dizaines de milliards de dollars.
Pitt eut du mal à imaginer une somme pareille.
- Vous ne pourrez jamais réaliser une telle somme à moins de doubler le prix des pierres de couleur.
- quadrupler serait un terme plus approprié. Bien entendu, l'augmentation ne se fera pas du jour au lendemain mais par étapes, sur un certain nombre d'années.
Pitt s'avança doucement jusqu'à Dorsett et le regarda attentivement.
- Je n'ai rien contre votre désir de jouer au roi Midas, dit-il sans hausser la voix. Faites ce que vous voulez au prix des diamants. Mais pour l'amour du ciel, arrêtez ces extractions aux ultrasons. Appelez vos directeurs d'exploitation et dites-leur de cesser toutes ces opérations.
Faites-le maintenant, avant que d'autres vies ne soient mises en danger.
Il y eut un étrange silence. Tous les yeux se tournèrent vers Dorsett dans l'attente d'un éclat de colère devant un pareil défi. Il soutint de longues secondes le regard de Pitt avant de se tourner vers Maeve.
- Ton ami est impatient. Il ne me connaît pas. Il n'a aucune idée de ma détermination. Puis son regard revint à Pitt.
- L'assaut du cartel des diamantaires est fixé au 22 février, c'est-à-dire dans vingt et un jours d'ici. Pour que ça marche, il me faut chaque gramme, chaque carat que mes mines pourront produire jusque-là. Une couverture médiatique à l'échelle mondiale, des pages entières de journaux, des tranches horaires de radio et de télévision sont prévues et achetées. On ne peut plus rien changer, on ne changera rien à mes plans. Et si quelques misérables doivent en mourir, qu'il en soit ainsi.
Pitt se dit que cet homme était vraiment fou à lier et que ces mots décrivaient bien la malignité sinistre de ses yeux. Le dérangement mental et une totale absence de remords, une ignorance même de la notion de remords. Il était complètement dénué de conscience. Pitt eut la chair de poule rien qu'à le regarder. Il se demanda combien de morts on pouvait lui attribuer déjà. Bien avant qu'il ne commence à extraire ses diamants à
l'ultrason, combien d'hommes étaient morts pour s'être mis en travers de son chemin de richesse et de puissance? Il frissonna à la pensée que l'Australien était un sociopathe aussi dangereux qu'un tueur en série.
- Vous paierez pour vos crimes, Dorsett, dit Pitt d'une voix calme et glaciale. Vous paierez s˚rement pour le mal incommensurable et pour toute la douleur que vous avez causés.
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- Et qui sera le bras de la vengeance? railla Dorsett. Vous, peut-être ? Ou M. Giordino ici présent ? Je ne crois pas que le ciel ordonnera une telle chose. Il y a fort peu de chances, en tout cas. La seule chose dont je sois s˚r, monsieur Pitt, c'est que si cela arrive, vous ne serez pas là pour le voir.
- Faire disparaître les témoins en leur tirant une balle dans la tête et en jetant leurs corps à la mer, c'est cela votre façon de faire?
- Vous tirer une balle dans la tête, à vous et à M. Giordino? dit Arthur Dorsett sans aucune émotion, sans le moindre sentiment. Je ne ferai rien d'aussi grossier ni d'aussi banal. Vous jeter à la mer? Oui, je crois que l'on peut dire cela. De toute façon, je peux vous garantir que votre ami et vous mourrez lentement, mais de mort violente.
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Après trente heures passées à frapper les vagues à une vitesse incroyable, les puissants turbo-diesel ralentirent pour ne plus émettre qu'un bruit étouffé. Le yacht perdit de sa rapidité et commença à dériver au milieu des rouleaux peu agités. Il y avait longtemps déjà qu'on ne voyait plus les côtes de Nouvelle-Zélande dans le sillage du bateau. Au nord et à l'ouest, des nuages sombres s'illuminaient d'éclairs tandis que le tonnerre grondait déjà à l'horizon. Au sud et à l'est, le ciel était pur, sans un nuage, sans le moindre signe d'orage.
Pitt et Giordino avaient passé la nuit et la moitié du jour suivant dans une petite pièce à côté de la salle des machines. Ils avaient tout juste la place de s'asseoir, les genoux sous le menton. Pitt resta éveillé tout le temps, écoutant les révolutions des moteurs et le bruit sourd des vagues contre la coque. Giordino, décidé à montrer sa mauvaise humeur, avait sorti la porte de ses gonds mais s'était bientôt retrouvé nez à nez avec quatre gardes qui lui enfoncèrent le canon de leurs armes automatiques dans le nombril. Vaincu, il s'était laissé tomber à terre et dormait déjà quand la porte retrouva ses gonds.
Furieux de se savoir responsable de leur situation difficile, Pitt s'en voulait mais convenait qu'on ne pouvait lui reprocher la moindre faute.
Bien s˚r, il aurait d˚ anticiper les gestes de John Merchant. Il s'était fait prendre par surprise, parce qu'il n'avait pas compris jusqu'o˘ ses ennemis étaient capables d'aller pour remettre leurs griffes sur Maeve. Du reste, on n'avait cessé de les considérer comme de simples pions. Aux yeux d'Arthur Dorsett, ils n'étaient qu'un obstacle insignifiant dans sa folle croisade contre le cartel.
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II y avait quelque chose de bizarre et d'inquiétant dans sa façon d'exécuter sans ciller un projet aussi complexe, pour prendre une fille au piège et éliminer les hommes de la NUMA. Pitt se demanda vaguement pourquoi on ne les avait pas tués, Giordino et lui. Il n'eut pas le temps d'y réfléchir. Déjà la porte endommagée s'ouvrait en grinçant et John Merchant, un sourire mauvais aux lèvres, paraissait sur le seuil. Pitt regarda machinalement sa montre Doxa, croyant arrivée l'heure du ch‚timent. Il était onze heures du matin.
- Il est temps de gagner votre vaisseau, annonça Merchant d'une voix qu'il tenta de rendre plaisante.
- On change de bateau? demanda Pitt.
- D'une certaine façon, oui.
- J'espère que le service sera meilleur qu'ici, dit Giordino avec paresse.
Veuillez vous occuper de nos bagages, je vous prie. Merchant se contenta de hausser les épaules.
- Dépêchez-vous, messieurs. M. Dorsett n'aime pas qu'on le fasse attendre.
On les escorta jusqu'au pont arrière, entourés d'une petite troupe de gardes armés de toutes sortes d'outils capables de blesser sans tuer. Les deux hommes clignèrent des yeux dans les rayons du soleil, qui laissaient peu à peu la place à quelques gouttes de pluie portées par les nuages qu'une brise légère poussait.
Dorsett était assis à une table chargée de plats en argent, protégée par un auvent. Deux serviteurs en uniforme se tenaient derrière lui, prêts à le servir dès que son verre ou son assiette seraient vides. Boudicca et Deirdre, assises à droite et à gauche de leur père, ne prirent pas la peine de lever les yeux lorsqu'on amena Pitt et Giordino en leur divine présence.
Pitt chercha Maeve du regard mais elle n'était pas là.
- Je regrette que vous deviez nous quitter, dit Dorsett entre deux bouchées de toast chargé de caviar. Dommage que vous n'ayez pu partager notre petit déjeuner.
- Vous devriez laisser tomber le caviar, dit Pitt. Les pochards en avalent tellement que les esturgeons ont presque disparu. Dorsett haussa les épaules.
- Alors il co˚te quelques dollars de plus, c'est tout. Pitt se tourna, scrutant la mer vide, déjà changée par l'orage qui approchait.
- Il paraît que nous allons prendre un autre bateau?
- C'est parfaitement exact.
- O˘ est-il?
- Il flotte à côté de nous.
- Je vois, dit calmement Pitt, je vois. Vous avez l'intention de nous abandonner à la dérive.
Dorsett s'essuya la bouche avec une serviette aussi gracieusement qu'un mécanicien enlève la graisse de ses mains sales.
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Onde de choc
- Je suis navré de vous donner une si petite embarcation, et sans moteur, devrais-je ajouter, mais c'est tout ce que j'ai à vous offrir.
- quelle gentille touche de sadisme ! Je vois que vous vous réjouissez à
l'avance de nos souffrances.
Giordino jeta un coup d'oil aux deux canots automobiles très performants nichés sur le pont supérieur du yacht.
- Nous sommes confondus par votre générosité!
- Vous le pouvez car je vous offre une chance de survie.
- Dériver dans une zone hors de tout passage maritime, juste dans le chemin d'un orage, dit Pitt, l'oeil mauvais. Vous pourriez au moins nous donner du papier et un crayon pour que nous fassions notre testament.
- Cette conversation est terminée. Au revoir, messieurs, et bon voyage.
Menez ces ordures de la NUMA jusqu'à leur barque, ordonna Dorsett à
Merchant.
Ce dernier montra une ouverture dans le bastingage.
- Ben alors? fit Giordino. Pas de confettis ni de serpentins?
Pitt enjamba le bord du pont et regarda dans l'eau. Un petit canot gonflable dansait à côté du yacht. Trois mètres sur deux, avec une quille rectangulaire en fibre de verre, apparemment robuste. Le compartiment central, cependant, était à peine assez large pour contenir quatre personnes, le tube de flottaison en néoprène occupant près de la moitié du canot. Il avait d˚ y avoir un moteur hors-bord mais on l'avait retiré. Les c‚bles qui l'avaient maintenu en place pendaient près de la console centrale. L'intérieur était vide, à l'exception d'une silhouette vêtue du blouson de cuir de Pitt, accroupie sur le côté.
Pitt sentit une rage froide l'envahir. Il saisit Merchant par le col de sa veste de yachting et le repoussa aussi facilement que s'il n'avait été
qu'un épouvantail de paille. Il bondit vers la table avant qu'on ait pu l'arrêter.
- Pas Maeve! dit-il sèchement.
Dorsett sourit mais son expression était complètement dépourvue de sentiment.
- Elle a pris le nom de son aÔeule, elle peut bien subir ce que son aÔeule a subi.
- Salaud! cracha Pitt avec une haine animale. Espèce de salaud!
Il ne put en dire davantage. L'un des gardes de Merchant enfonça violemment le canon de son fusil dans le flanc de Pitt, juste au-dessus des reins. Une vague de douleur l'envahit mais la colère lui permit de rester debout. Il se pencha, attrapa la nappe à deux mains et, d'une vive secousse, la tira en l'air. Les verres, les couteaux, les fourchettes, les plats de service et les assiettes pleines de mets délicieux explosèrent sur le pont avec un fracas métallique. Pitt se jeta sur Dorsett par-dessus la table pour le frapper ou l'étouffer. Il savait qu'il aurait une chance et une seule d'estropier ce monstre. Les index tendus, il les enfonça juste au moment o˘
quelque chose l'arrêta en l'étouffant. Boudicca, folle de rage, frappa Diamants... magnifique illusion
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de toutes ses forces le cou de Pitt du plat de la main mais elle le manqua et sa main s'abattit sur son épaule. L'un des doigts de Pitt manqua son but et érafla le front de Dorsett. Mais l'autre l'atteignit. Il entendit un hurlement de douleur qui sembla venir du fond des ‚ges.
Alors les coups se mirent à pleuvoir sur tout son corps et il sombra dans l'inconscience.
quand il rouvrit les yeux, il eut l'impression d'être dans un puits sans fond ou dans une caverne au centre de la terre o˘ régnait une obscurité
éternelle. Désespérément, il tenta d'émerger mais il retombait sans cesse dans un labyrinthe. Perdu dans un abominable cauchemar, condamné à errer pour toujours dans un dédale obscur, pensait-il vaguement. Puis soudain, pendant une fraction de seconde, il aperçut une vague lueur, loin, très loin devant. Il essaya de la rattraper et la regarda se transformer en gros nuages sombres courant à toute allure à travers le ciel.
- Gloire à Dieu, Lazare est revenu d'entre les morts ! fit la voix de Giordino qui paraissait venir d'un immeuble voisin, dans le grondement de la circulation.
- Et juste à temps pour y retourner si l'on en croit le temps qui se prépare.
Pitt revint lentement à la conscience et souhaita très vite retourner au fond du labyrinthe. Chaque centimètre carré de son corps vibrait de douleur. Du cr‚ne aux genoux, tous ses os devaient être brisés. Il essaya de s'asseoir mais s'arrêta à mi-chemin et grogna de souffrance. Maeve lui effleura la joue et passa un bras autour de ses épaules.
- N'essayez pas de bouger ou vous aurez très mal.
Il regarda son visage, ses yeux bleus pleins de bienveillance et d'affection. Comme si elle dévidait un sortilège, il sentait son amour tomber sur lui comme des fils de la Vierge et la douleur recula lentement hors de lui.
- Eh bien, je crois que je vous ai mis dans de beaux draps, n'est-ce pas?
murmura-t-il.
Elle fit lentement signe que non, ses longs cheveux blonds collant à ses joues.
- Non, non, ne croyez pas ça. Vous ne seriez pas ici si ce n'était à cause de moi.
- Les types de Merchant t'ont bien arrangé avant de te virer du yacht. On dirait que tu as servi de batte aux Los Angeles Dodgers', ajouta Giordino.
Pitt réussit à s'asseoir.
- Et Dorsett?
- Je crois que tu t'es bien occupé de son oil et qu'avec le bandeau 1. Equipe de base-bail de Californie.
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noir qu'il va devoir porter maintenant, il ressemblera à un vrai pirate. Il ne lui manquera plus qu'une cicatrice sur la joue et un crochet.
- Boudicca et Deirdre l'ont transporté au salon pendant la bagarre, dit Maeve. Si Merchant avait réalisé la gravité des blessures de mon père, je ne sais pas ce qu'il aurait été capable de vous faire.
Pitt laissa son regard errer sur la mer vide et menaçante à travers ses paupières gonflées et mi-closes.
- Ils sont partis?
- Ils ont essayé de nous passer dessus mais finalement ils ont fait demi-tour pour échapper à l'orage, dit Giordino. Heureusement pour nous, gr‚ce aux flotteurs en néoprène de notre canot (et sans moteur, je ne sais même pas si on peut parler de canot) on a rebondi contre la coque du yacht. Mais nous étions quand même à deux doigts de nous retourner.
Pitt regarda Maeve.
- Ainsi ils nous laissent dériver comme votre aÔeule Betsy Fletcher ? Elle le regarda avec étonnement.
- Comment avez-vous entendu parler d'elle ? Je ne vous en ai jamais parlé.
- Je me renseigne toujours sur les femmes avec lesquelles je souhaite passer le reste de mes jours.
- Et ces jours ne seront pas nombreux, ajouta Giordino en montrant le nord-ouest. A moins que mes cours du soir en météorologie ne me trompent, nous sommes sur la route de ce qui, dans ce coin, s'appelle un typhon, ou peut-
être un cyclone, ça dépend de la distance o˘ nous sommes de l'océan Indien.
La vue des nuages noirs et des éclairs suivis de violents coups de tonnerre suffit à décourager Pitt. Il regarda la mer et écouta le vent. Il ne restait plus, entre la vie et la mort, qu'un espoir épais comme une feuille de papier à cigarette. Déjà le soleil disparaissait, la mer prenait un ton gris sinistre. Il ne faudrait pas longtemps pour que le petit canot soit avalé par le tourbillon.
Pitt n'hésita pas davantage.
- Premier ordre du jour, fabriquer une ancre. Nous aurons besoin de mon blouson de euh", dit-il à Maeve, d'un bout de corde et de tout ce qui pourra nous aider à fabriquer une drague pour éviter de nous retourner quand la mer sera tout à fait grosse.
Sans un mot, elle retira le blouson et le lui tendit pendant que Giordino fouillait dans le petit coffre sous un siège. Il en sortit un crochet rouillé attaché à deux morceaux de fil de nylon, l'un de cinq mètres, l'autre de trois. Pitt posa le blouson et y déposa leurs chaussures et le petit grappin ainsi que quelques vieilles pièces de moteur et des outils rouilles que Giordino avait trouvés dans le casier. Puis il remonta la fermeture Eclair, noua les manches autour de la taille et du col du blouson Diamants... magnifique illusion
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et attacha cette imitation de bouée au morceau de fil de nylon le plus court. Il jeta le tout par-dessus bord et le regarda s'enfoncer avant d'attacher l'autre morceau de fil, solidement autour de la console inutile dont on avait enlevé le moteur.
- Allongez-vous au fond, ordonna Pitt en attachant le fil restant autour de la console. Je crois qu'on va être un peu secoués. Passez la corde autour de votre taille et attachez-la pour que nous ne perdions pas le bateau si nous nous retournons et que nous tombons à l'eau.
Il jeta un dernier coup d'oil, par-dessus le boyau de néoprène, aux rouleaux menaçants qui couraient vers eux depuis l'horizon puis retombaient. La mer était à la fois affreuse et magnifique. Les éclairs déchiraient les nuages presque violets et le tonnerre paraissait provenir de mille tambours frappés en même temps. Le tumulte les assaillait sans pitié. Toute la force de l'ouragan, accompagné d'une pluie torrentielle, véritable douche qui cachait le ciel et transformait la mer en un bouillonnant chaudron d'écume, les frappa moins de dix minutes après. Les gouttes, comme des fouets aux milliers de lanières, les battaient si fort qu'elles leur piquaient la peau.
L'écume arrachée à la crête des vagues tombait de trois mètres de haut.
Mais très vite, elles atteignirent sept mètres avant de se briser et de frapper le canot d'un côté et de l'autre. Le vent enfla sa violence bruyante tandis que la mer redoublait de coups contre le frêle esquif et ses malheureux passagers. Le canot tournait sur lui-même, remontait tout en haut des vagues avant d'être projeté violemment dans les creux. Plus rien ne séparait l'eau et l'air. On ne voyait plus o˘ commençait l'un et o˘
finissait l'autre.
Par miracle, l'ancre marine de Pitt ne fut pas arrachée. Elle fit ce qu'elle était censée faire, exerçant sa pression, empêchant la mer devenue furieuse de renverser le canot et de jeter les passagers dans les eaux meurtrières d'o˘ ils ne risquaient pas de revenir. Les vagues grises roulèrent au-dessus d'eux, remplissant le canot de mousse bouillonnante, les trempant jusqu'aux os, mais réussissant à tirer le centre de gravité un peu plus bas dans l'eau, leur donnant un tout petit peu de stabilité
supplémentaire. Le tournoiement, les sauts et les retombées du canot apportaient leur charge d'eau de mer autour d'eux, ce qui leur donnait l'impression d'être au milieu des lames d'un mixeur.
D'une certaine façon, la taille de la minuscule embarcation était une bénédiction. Le tube de néoprène de ses flancs le rendait aussi flottant qu'un bouchon. quelle que f˚t la violence de la tempête, la petite coque n'éclaterait pas et, si l'ancre de fortune tenait le coup, elle ne se retournerait pas non plus. Comme une palme qui plie sous le vent le plus violent, le canot résisterait.
Vingt-quatre minutes passèrent ainsi, qui leur parurent durer vingt-quatre heures. Ils se raidirent pour rester en vie et Pitt eut du mal à
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croire que l'orage ne les avait pas submergés. Aucun mot ne pourrait décrire ce qu'ils supportèrent.
Des murs d'eau interminables ne cessaient de s'écrouler sur eux, les laissant pantelants et à bout de souffle jusqu'à ce que le canot soit à
nouveau soulevé et emporté par la vague suivante. Inutile de chercher un abri. Le poids de l'eau dans la coque les empêchait de se retourner. Un moment ils luttaient pour ne pas être emportés par-dessus le bord de néoprène et le moment suivant, ils se préparaient à une autre montée, comme s'ils tombaient au fond d'un puits, s'accrochant pour ne pas être projetés en l'air comme des brindilles.
Maeve se tenait entre eux, chacun l'entourant d'un bras protecteur. Pitt et Giordino appuyaient de toutes leurs forces leurs pieds contre le bord. Si l'un d'eux tombait à l'eau, rien ne pourrait le sauver car il était impossible de survivre seul dans la mer bouillonnante. Le déluge empêchait de voir à plus de quelques mètres et la victime aurait vite disparu à la vue des autres.
A la lueur d'un éclair, Pitt essaya de voir Maeve. Elle paraissait certaine d'avoir été jetée en enfer et souffrait probablement comme une damnée du mal de mer. Pitt aurait aimé la consoler mais elle n'aurait pu entendre une seule de ses paroles dans le hurlement déchaîné du vent. Il maudit le nom de Dorsett. Dieu, comme il doit être terrible de savoir que son père et ses sours vous haÔssent au point de voler vos enfants et de tenter de vous tuer, rien que parce que vous êtes bonne et gentille et que vous refusez de prendre part à leurs actions criminelles ! C'était affreux et injuste. Pitt se dit que, tant qu'il vivrait, Maeve ne mourrait pas. Il la serra affectueusement contre lui. Puis il regarda Giordino. Le petit Italien paraissait stoÔque. Son apparente nonchalance au milieu de cet enfer rassura Pitt. " Advienne que pourra. " C'était écrit dans les yeux de son ami. Il n'y avait pas de limite à l'endurance de cet homme. Pitt savait que Giordino irait au-delà de lui-même, au-delà de tout, même de la mort, plutôt que de l‚cher Maeve et le canot. Jamais il ne se soumettrait à la mer.
Comme si leurs esprits tournaient au même rythme, Giordino regarda Pitt pour voir comment il tenait le coup. Il se dit qu'ils se ressemblaient. Il y a des gens qui voient le diable en train d'attendre leur ‚me et qui meurent de peur. Et il y a ceux qui se révèlent dans les situations désespérées et se réjouissent d'échapper ainsi à l'ennui du monde. Pitt ne faisait partie ni des uns ni des autres. Lui pouvait regarder le diable en face et lui cracher à la figure.
Giordino vit que son ami paraissait capable de tenir jusqu'à la fin des temps. Depuis longtemps il ne s'étonnait plus du courage de Pitt et de son amour de l'adversité. On aurait dit qu'il prospérait au milieu des calamités. Apparemment indifférent aux vagues énormes et à leurs coups de boutoir, il n'avait pas l'air d'un homme qui attend la mort en se disant Diamants... magnifique illusion
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qu'il ne peut rien contre la fureur des flots. Il regardait les rideaux de pluie, de l'écume plein le visage, avec un détachement curieux. Presque comme s'il était installé bien au sec dans son appartement au-dessus du hangar, l'esprit concentré ailleurs, désincarné, vide. Giordino avait souvent pensé que, sur l'eau ou sous la mer, Pitt était dans son élément.
L'obscurité les enveloppa bientôt et cette nuit de terreur parut ne jamais devoir se terminer. Ils étaient paralysés par le froid et sans cesse trempés. Le froid tailladait leur chair comme mille couteaux. L'aurore fut une délivrance en ce sens qu'ils virent enfin les vagues rugissantes. quand le soleil se leva, tamisé par les nuages mouvants, ils s'accrochaient encore tous les trois à la vie, retenus par des fils ténus. Ils attendaient avec impatience la lumière du jour mais, quand elle arriva, ce fut une étrange lueur grise qui illumina la mer terrible comme dans un vieux film en noir et blanc.
Malgré la sauvagerie de la tempête, l'atmosphère était chaude et oppressante, comme une couverture salée trop épaisse pour respirer. Le temps ne passait pas du tout comme il passait à leur montre. La vieille Doxa de Pitt et la nouvelle Aqualand Pro de Giordino, étanches jusqu'à deux cents mètres de profondeur, fonctionnaient toujours mais l'eau salée avait pénétré la petite montre digitale de Maeve qui s'était arrêtée.
La mer continuait à se déchaîner et bientôt Maeve enfouit sa tête contre le caisson étanche et pria pour qu'il lui soit permis de revoir ses fils, pria pour ne pas mourir avant de leur avoir laissé de bons souvenirs d'elle et pas seulement l'image vague d'une mère perdue et enfouie à jamais au fond des eaux indifférentes. Elle tremblait en imaginant ce qui allait leur arriver entre les mains de son père. D'abord, elle avait ressenti la plus grande peur de sa vie, comme si une avalanche de neige glacée l'avait submergée. Puis, peu à peu, elle s'était raisonnée en comprenant que les bras et les épaules des hommes qui l'entouraient ne desserreraient pas leur étreinte. Ils paraissaient moralement maîtres de la situation et leur force confiante, doucement, l'envahit à son tour. Avec de pareils hommes pour la protéger, elle pouvait accueillir cette étincelle qui brillait encore en elle et qui lui permettait de croire que peut-être elle vivrait assez longtemps pour voir se lever un nouveau jour.
Pitt était loin de ressentir un pareil optimisme. Il sentait bien que son énergie, comme celle de Giordino, s'amenuisait. Leurs pires ennemis étaient les menaces invisibles de l'hypothermie et de l'épuisement. Il fallait que quelque chose craque, la violence de l'orage ou leur résistance. L'effort constant pour éviter la noyade avait épuisé tout ce qui leur restait à
donner. Ils avaient d˚ se battre contre tout et déjà ils sentaient que leur résistance atteignait sa limite extrême. Pourtant Pitt refusait d'admettre la vanité de cette lutte. Il s'accrochait à la vie, à la plus petite réserve de force arrachée au fond de lui-même, tenant bon devant chaque nouvelle vague qui les recouvrait, mais sachant malgré tout que l'heure de leur mort approchait à grands pas.
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Mais Pitt, Maeve et Giordino ne moururent pas. Au début de la soirée, le vent se calma un peu et les vagues parurent perdre de leur hauteur. Sans qu'ils en aient conscience, le typhon avait dévié de sa course première venant du nord-ouest pour se diriger soudain au sud-est, vers l'Antarctique. La vitesse du vent tomba de façon remarquable de 150 à 60
kilomètres-heure et la mer perdit de sa folie. Bientôt les creux n'atteignirent plus que trois mètres. La pluie se résuma à un léger crachin puis devint une simple brume, planant au-dessus des rouleaux apaisés. Dans leur ciel, une mouette solitaire se matérialisa, venue de nulle part, avant que l'obscurité ne retombe sur la mer. Elle vola autour de leur petit canot, criant comme pour exprimer son étonnement de les trouver encore en vie.
Une heure plus tard, le ciel était sans nuage et le vent à peine assez fort pour faire frémir une voile. Comme si tout cet orage n'avait été qu'un mauvais rêve qui avait profité de la nuit pour s'insinuer en eux mais qui disparaissait à la première lueur du jour.
Ils avaient gagné une bataille dans la guerre que leur livraient les éléments. La mer sauvage et les vents cruels n'avaient pas réussi à les engloutir. Ce que l'orage tourbillonnant n'avait pu détruire dans sa furie meurtrière, il le leur offrit avec clémence.
Maeve en sentit tout le côté mystique. Si vraiment ils avaient d˚ mourir, l'orage aurait eu raison d'eux. " On nous a gardés en vie dans un but bien précis ", se dit-elle, pleine d'espérance.
Le trio fatigué, meurtri, n'échangea pas une parole. Rassérénés par le calme après la tempête, épuisés au-delà de tout, ils sombrèrent dans une période d'indifférence totale à leur environnement, puis dans un profond sommeil.
Les vagues battirent leur canot sans trop de force jusqu'au lendemain matin, comme un dernier souvenir de la tempête puis la mer redevint aussi calme qu'un étang. La brume avait disparu et la visibilité permettait de scruter jusqu'au fond de l'horizon désert. Maintenant, la mer semblait résolue à réussir par attrition ce qu'elle n'avait pu faire par sa frénétique intensité. En s'éveillant, ils retrouvèrent le soleil qui leur avait tellement manqué ces dernières quarante-huit heures et qui maintenant les br˚lait avec une sévérité implacable.
Pitt essaya de s'asseoir, ce qui envoya des vagues de douleur dans tout Diamants... magnifique illusion
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son corps. Aux blessures faites par la violence de la mer s'ajoutaient celles que lui avaient infligées les hommes de John Merchant. Les yeux à
demi fermés sous la lumière aveuglante du soleil réverbéré par la mer, il réussit lentement à trouver une position plus confortable. Il n'y avait plus rien à faire maintenant qu'attendre. Mais attendre quoi? qu'un hypothétique navire apparaisse à l'horizon et les recueille ? Ils dérivaient dans une zone désertique, loin de toutes les routes maritimes o˘
s'aventuraient rarement quelques voiliers.
Arthur Dorsett avait très astucieusement choisi le heu o˘ il les avait abandonnés. Si par miracle ils survivaient au typhon, la soif et la faim auraient raison d'eux.
Mais Pitt ne les laisserait pas mourir, pas après tout ce qu'ils avaient supporté. Il jura de se venger, de survivre pour tuer Arthur Dorsett. Peu d'hommes méritaient plus que lui de mourir. Pitt se jura d'oublier un moment son code moral habituel si Dorsett se retrouvait un jour sur son chemin. Et il n'oublierait ni Boudicca ni Deirdre. Elles aussi devraient payer pour le traitement infligé à Maeve.
- Tout est si calme, dit la jeune femme. (Elle s'accrocha à Pitt qui la sentit trembler.) J'ai l'impression que la tempête fait toujours rage dans ma tête.
Pitt frotta ses paupières pleines de sel, soulagé de sentir qu'elles étaient un peu moins gonflées. Il plongea son regard dans le bleu intense des yeux de Maeve, fatigués et embrumés de sommeil. Il les regarda le regarder et se mettre à briller.
- Vénus sortant de l'onde, murmura-t-il.
Elle s'assit et gonfla ses cheveux blonds pleins de sel du bout de ses doigts.
- Je n'ai pas l'impression d'être Vénus pour le moment, dit-elle en souriant, et je ne dois guère lui ressembler.
Elle souleva son pull-over et passa une main légère sur les plaques rouges causées par le frottement constant de la corde de nylon autour de sa taille.
Giordino ouvrit un oil.
- Si vous n'arrêtez pas de parler et de m'empêcher de dormir, je vais me plaindre à la direction de cet hôtel.
- Nous allons faire un petit plongeon dans la piscine puis nous déjeunerons sur le pont, dit Maeve avec une gaieté pleine de courage. Vous vous joignez à nous?
- Je préfère appeler le garçon d'étage, dit Giordino en b‚illant.
- Puisque nous sommes tous aussi bien lunés, dit Pitt, je propose que nous poursuivions ce bel essai de survie.
- quelles chances avons-nous d'être sauvés ? demanda innocemment Maeve.
- Aucune, répondit Pitt. Soyez s˚re que votre père nous a l‚chés dans 284
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la partie la plus désolée de l'océan. L'amiral Sandecker et son équipe n'ont pas la moindre idée de ce qui nous est arrivé. Et s'ils en avaient une, ils ne sauraient pas o˘ nous chercher. Si nous avons l'intention de vivre les années qui nous étaient promises, il va falloir nous débrouiller sans aide extérieure.
Leur première t‚che fut de sortir de l'eau l'ancre qu'ils avaient confectionnée et d'en retirer leurs chaussures ainsi que les outils et les divers objets que Pitt avait placés dans son blouson. Après quoi ils firent l'inventaire de tout ce qu'ils possédaient, utile ou pas, qui pourrait peut-être servir au cours du long voyage qui les attendait. Enfin Pitt prit le petit paquet qu'il avait caché dans son pantalon juste avant de sauter du dock avec le minibus.
- qu'as-tu trouvé dans le bateau? demanda-t-il à Giordino.
- Pas assez de métal pour décorer une porte de grange. Le petit coffre contenait juste trois clés de tailles diverses, un tournevis, une pompe à
fioul, quatre bougies de moteur, divers écrous et vis, deux chiffons, une pagaie en bois, une couverture en nylon pour le canot et un petit ensemble de bidules qui ajouteront à l'agrément du voyage.
- C'est-à-dire?
Giordino montra une petite pompe manuelle.
- Ceci pour regonfler les chambres de flottaison.
- De quelle longueur, la pagaie?
- Un peu plus d'un mètre.
- A peine suffisant pour monter une voile, constata Pitt.
- C'est vrai mais si on l'attache à la console, on peut en faire un montant de tente, ce qui nous permettrait de nous abriter du soleil.
- Et n'oubliez pas que la couverture du canot pourra servir à recueillir de l'eau s'il pleut à nouveau, ajouta Maeve. Pitt la regarda.
- Avez-vous sur vous quelque chose qui pourrait se révéler utile?
Elle fit non de la tête.
- Rien que des vêtements. Ma sour Frankenstein m'a jetée sur le radeau sans même un tube de rouge à lèvres.
- Devine de qui elle parle? marmonna Giordino.
Pitt ouvrit le petit sac étanche et en tira un couteau suisse, une très vieille boussole de scout toute bosselée, un petit tube plein d'allumettes, une boîte de premiers soins pas plus grande qu'un paquet de cigarettes et un pistolet automatique Mauser calibre 25 avec un chargeur de rechange.
Maeve regarda le minuscule pistolet avec étonnement.
- Vous auriez pu tuer John Merchant et mon père!
- Pickett était en meilleure position à Gettysburg que moi avec cette armée de gardes de sécurité.
- Je savais bien que vous étiez plein de ressources, dit-elle avec un sourire moqueur. Est-ce que vous transportez toujours votre équipement de survie?
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- Depuis que je me suis inscrit aux scouts, oui.
- Sur qui avez-vous l'intention de tirer au milieu de ce désert?
- Pas sur qui mais sur quoi. Un oiseau, s'il s'approche suffisamment de nous.
- Vous tireriez sur un oiseau sans défense?
- Sans doute parce que j'ai une certaine répugnance à mourir de faim, dit Pitt.
Tandis que Giordino gonflait les chambres à air du canot avant de monter une marquise, Pitt examina chaque centimètre carré du bateau à la recherche d'éventuelles éraflures dans les flotteurs de néoprène ou de dommages de la quille en fibre de verre. Il plongea pour aller passer la main sur le fond mais ne trouva rien d'inquiétant. L'embarcation devait avoir environ quatre ans et avait d˚ servir pour aller à terre lorsque le yacht des Dorsett mouillait près d'une plage dénuée de jetée. Pitt fut soulagé de constater qu'il était en excellent état. Le seul ennui était l'absence du moteur qui ne reposait plus sur sa traverse.
Pitt remonta sur le canot et occupa ses compagnons toute la journée à
divers petits travaux, ce qui leur permit d'oublier un peu leur situation f
‚cheuse et leur soif constante. Il était décidé à leur garder le meilleur moral possible, tout en sachant que cela ne pourrait pas durer éternellement.
Une fois, Giordino et lui avaient traversé à pied le désert du Sahara sans boire pendant presque sept jours '. Là-bas, la chaleur était sèche. Ici, l'humidité pesante drainait leur résistance.
Giordino installa la couverture de nylon qui devait les protéger des rayons du soleil, la drapant par-dessus la pagaie qu'il avait montée sur la console et attachée sur les supports des chambres de flottaison avec des morceaux de la corde de nylon. Il disposa un des côtés en pente, pour que la moindre goutte de pluie qui y tomberait glisse directement dans la glacière portable que Maeve avait trouvée sous un siège. Elle l'avait lavée de tout ce qui s'y était accumulé avec le temps et avait ensuite mis de l'ordre dans le canot pour le rendre vivable. Pitt, lui, passa des heures à
séparer les brins d'une corde de nylon et à les lier les uns aux autres pour en faire un fil de pêche.
La seule source de nourriture, à deux mille kilomètres à la ronde, c'était bien s˚r le poisson. S'ils ne réussissaient pas à en attraper, ils mourraient de faim. Il fabriqua un hameçon avec la pointe métallique de la boucle de sa ceinture et l'attacha à la ligne. Il noua l'autre extrémité au centre d'un des treuils pour pouvoir l'agripper à deux mains le cas échéant. Le problème, c'était l'app‚t. Il n'avait ni ver, ni plume, ni fromage. Pitt se pencha au-dessus des tubes de flottaison, mit ses deux 1. Voir Sahara, Grasset, 1992.
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mains en coupe autour de ses yeux pour éviter la lumière du soleil et regarda dans l'eau.
Déjà des poissons curieux s'étaient rassemblés à l'ombre du canot. Les gens qui sillonnent les mers sur de gros bateaux poussés par de puissants moteurs et d'énormes hélices se plaignent souvent de ce qu'on ne voit rien de vivant dans les océans. Mais pour ceux qui flottent près de la surface, sans faire de bruit, l'eau devient une fenêtre ouverte sur les citoyens de la mer, bien plus variés et plus nombreux que ceux qui hantent la terre ferme.
Des bancs de poissons ressemblant à des harengs, pas plus larges que le petit doigt de Pitt, filaient et s'agitaient sous le canot. Il aperçut des pirarucus, des dauphins - à ne pas confondre avec les marsouins et leurs cousins plus gros, les narvals, avec leur énorme dent à croissance continue, torsadée sur elle-même. Un couple de gros maquereaux glissait en faisant des cercles, se heurtant parfois à un poisson plus petit. Il vit aussi un petit requin, un requin-marteau, l'un des plus étranges habitants de la mer, les yeux perchés au bout d'une sorte d'aile qui paraissait avoir été enfoncée dans sa tête.
- qu'allez-vous utiliser comme app‚t? demanda Maeve.
- Moi, dit Pitt. Je vais m'offrir comme un délice gourmet aux petits poissons.
- que voulez-vous dire?
- Taisez-vous et regardez.
Maeve, les yeux écarquillés, vit Pitt prendre son couteau, relever une jambe de son pantalon, découper sans ciller un petit morceau de chair derrière sa cuisse et l'accrocher à l'hameçon improvisé. Ce fut fait avec tant de calme que Giordino ne s'en rendit pas compte tout de suite, s'étonnant seulement des gouttes de sang sur le fond du canot.
- quel plaisir y trouves-tu? demanda-t-il.
- Tu as un tournevis à portée de la main? Giordino le lui tendit.
- Tu veux que je t'opère à mon tour?
- Il y a un requin sous le canot, expliqua Pitt. Je vais l'attirer à la surface. quand je l'attraperai, enfonce-lui le tournevis entre les deux yeux. Vise bien et tu pourras atteindre le cerveau qui n'est guère plus gros
qu'un petit pois. Maeve ne voulut rien entendre.
- Vous n'allez quand même pas attirer un requin à bord?
- Seulement si on a de la chance, dit Pitt en déchirant un morceau de son tee-shirt pour s'en faire un pansement et arrêter le sang.
Elle se glissa à l'arrière du canot et s'allongea derrière la console, heureuse de ne pas avoir à aider.
- Et ne m'en offrez pas un morceau à manger!
Giordino s'agenouilla près de Pitt qui descendit lentement dans l'eau Diamants... magnifique illusion
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l'app‚t humain. Les maquereaux en firent le tour mais il secoua la ligne pour les décourager. quelques petits poissons nécrophages essayèrent d'en arracher un morceau mais quittèrent rapidement les lieux lorsque le requin, sentant la présence d'un peu de sang, se précipita vers l'app‚t. Pitt donna du mou à la ligne chaque fois que le requin s'en approcha.
Tandis qu'il faisait bouger l'hameçon et le ramenait lentement vers le canot, Giordino, le bras levé et le tournevis bien serré dans sa main comme une dague, scrutait les profondeurs. Le requin fut bientôt le long de leur embarcation, le dos gris foncé et le ventre presque blanc, sa nageoire dorsale sortant de l'eau comme le périscope d'un sous-marin. Le tournevis dessina un arc de cercle et frappa la tête massive du requin qui se frottait contre les tubes de flottaison. Dans la main de n'importe qui, la lame n'aurait jamais pénétré le squelette cartilagineux de la bête. Mais Giordino l'enfonça jusqu'au manche.
Pitt se pencha, passa un bras sous le ventre du requin, derrière les ouÔes, et le souleva tandis que Giordino frappait à nouveau. Il tomba à la renverse dans le canot, tenant dans ses bras un bon mètre cinquante de requin-marteau comme un bébé. Il attrapa la nageoire dorsale, enroula ses jambes autour de la queue et serra très fort. Les énormes m‚choires claquèrent mais ne rencontrèrent que le vide. Maeve se ratatina derrière la console et hurla quand les dents triangulaires se refermèrent à quelques centimètres de ses jambes repliées.
Comme s'il luttait contre un alligator, Giordino lança tout son poids sur le monstre marin, tenant le corps contre le fond du canot, écorchant la peau de ses avant-bras contre la peau de la bête, r‚peuse comme du papier de verre.
Bien que gravement blessé, le requin-marteau fit preuve d'une étonnante vitalité. Imprévisible, il se montrait tantôt agressif, tantôt docile.
Finalement, après dix minutes au moins d'une inutile bataille, le requin abandonna et s'immobilisa. Pitt et Giordino reprirent leur souffle. La lutte avait aggravé les blessures de Pitt et il eut l'impression de nager dans un océan de douleurs.
- Il va falloir que tu le découpes, dit-il à Giordino. Je me sens aussi faible qu'un chaton.
- Repose-toi, répondit son ami avec patience et compréhension. Après la volée que tu as prise sur le yacht et celle que t'a infligée l'orage, c'est un miracle que tu ne sois pas dans le coma.
Bien que les lames du couteau suisse de Pitt soient aff˚tées comme des rasoirs, Giordino dut saisir le manche à deux mains et bander tous ses muscles pour percer la peau épaisse du ventre de la bête. Avec l'aide de Maeve, spécialiste de zoologie marine, il enleva le foie puis incisa l'estomac o˘ € trouva une daurade et plusieurs harengs récemment avalés.
Maeve lui montra comment découper la chair à l'intérieur.
- Nous devrions manger le foie maintenant, conseilla-t-elle. Il risque de s'abîmer très vite et c'est la partie la plus nourrissante du poisson.
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- que doit-on faire du reste de la chair? demanda Giordino en essuyant la lame et ses mains dans l'eau. Elle ne tardera pas à s'abîmer avec cette chaleur.
- Nous avons tout un océan de sel. Coupez la viande en lamelles et attachez-les tout autour du canot. Pendant qu'elle séchera, nous ramasserons le sel qui s'est cristallisé sur la toile et nous en frotterons la viande
pour la saler.
- quand j'étais petit, j'avais horreur du foie, avoua Giordino, un peu vert rien que d'y penser. Je ne crois pas avoir assez faim pour le manger cru.
- Force-toi, dit Pitt. Il faut que tu gardes la forme tant que tu le pourras. Nous avons prouvé que nous pouvions nous remplir l'estomac.
Maintenant, notre vrai problème, c'est le manque d'eau.
Le soir tomba avec un calme étrange. Une demi-lune sortit de l'eau et éclaira la mer d'un sentier argenté qui se perdait à l'horizon. Ils entendirent un oiseau crier quelque part dans le ciel étoile mais ne réussirent pas à le voir. Comme toujours sous ces latitudes septentrionales, la disparition du soleil ramena des températures froides qui calmèrent un peu leur soif et tournèrent leurs pensées vers autre chose. Les vagues battaient en rythme les flancs du canot et Maeve se plongea dans les souvenirs de l'époque o˘ elle vivait avec ses fils.
Giordino s'imagina dans son appartement de Washington, assis sur un divan, un bras autour des épaules d'une jolie femme, une main tenant une cannette de Coors bien fraîche, les pieds appuyés sur une table basse, suivant des yeux un vieux
film à la télévision.
Après s'être reposé tout l'après-midi, Pitt n'avait pas sommeil et se sentait assez éveillé pour calculer leur dérive et prévoir le temps qu'il ferait le lendemain en observant la forme des nuages, la hauteur et la direction des vagues, la couleur du coucher de soleil. Au crépuscule, il observa les étoiles et essaya de calculer la position approximative du canot sur la mer. En utilisant sa vieille boussole pendant sa captivité
dans les cales, lors du voyage de Wellington, il avait noté que le yacht avait maintenu un cap sud-ouest de 240 degrés pendant trente heures moins vingt minutes. Il se rappela que John Merchant avait indiqué que le yacht pouvait atteindre une vitesse de croisière de 120 kilomètres-heure.
Multipliant la vitesse par le temps, il trouva qu'ils avaient d˚ couvrir 3
600 kilomètres de Wellington jusqu'au point o˘ on les avait mis à l'eau. Il estima que cela les mettait quelque part au milieu de la mer de Tasma-nie, plutôt au sud, entre les plages plus basses de la Tasmanie et de la Nouvelle-Zélande.
Il fallait maintenant deviner quelle distance ils avaient parcourue pendant l'orage. C'était presque impossible, même approximativement. La Diamants... magnifique illusion
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seule certitude, c'était que l'orage avait soufflé du nord-ouest. En quarante-huit heures, il avait pu les pousser sur une distance considérable vers le sud-est, loin de toute terre. Il savait, par l'expérience acquise sur divers projets, que les courants et les vents dominants dans cette partie de l'océan Indien voyageaient légèrement sud-est. S'ils dérivaient quelque part entre le quatorzième et le quinzième parallèle, leur course les emmènerait vers les étendues désolées de l'Atlantique Sud, o˘ aucun navire ne passe jamais. La terre la plus proche serait la pointe extrême de l'Amérique du Sud, à près de 1 300 kilomètres de là. Il regarda la Croix du Sud, dont la constellation n'était pas visible au-dessus d'une latitude de 30 degrés nord, latitude qui passait par l'Afrique du Nord et la pointe de la Floride. Connues depuis l'Antiquité, ces cinq étoiles brillantes avaient guidé des marins et des aviateurs à travers l'immensité du Pacifique, depuis les premiers voyages des Polynésiens. Des millions de mètres carrés de solitude, semée de quelques îles représentant les sommets des hautes montagnes naissant au fond des océans.
quoi qu'il en soit, bien qu'ils eussent tous le très fort désir de survivre, quelle que soit la chance qui pourrait leur sourire, il y avait fort à parier qu'ils ne fouleraient jamais plus la terre ferme.
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Hiram Yaeger nageait dans les profondeurs bleues de la mer, aveuglé par une masse liquide, comme à bord d'un avion à réaction lorsqu'on traverse des nuages teintés. Il fonçait sur les bords d'un abîme apparemment sans fond, survolait des vallées creusées entre d'immenses chaînes de montagnes s'élevant des profondeurs abyssales jusqu'à la surface brillante de soleil.
Le paysage marin était à la fois inquiétant et magnifique. Il ressentait les mêmes impressions que s'il avait volé dans le vide galactique.
C'était dimanche et il travaillait seul au dixième étage de l'immeuble désert de la NUMA. Après neuf heures passées les yeux fixés sur l'écran de l'ordinateur, Yaeger s'appuya au dossier de sa chaise et reposa sa vue fatiguée. Il avait enfin mis la touche finale à un programme complexe qu'il avait créé en utilisant des algorithmes d'images de synthèse pour montrer la propagation tri-dimensionnelle des ondes sonores dans la mer. Gr‚ce à la technologie exceptionnelle des graphiques informatisés, il avait réussi à
pénétrer dans un monde que peu de gens avaient exploré avant lui.
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II avait fallu une semaine à Yaeger et à toute son équipe pour calculer le drame généré par ordinateur des sons de haute intensité se propageant dans l'eau. Utilisant un appareil spécial et une vaste base de données des variations de la vitesse du son dans le Pacifique, ils avaient mis au point une modélisation photoréaliste qui traçait les ondes sonores jusqu'aux zones o˘ elles devraient converger en divers points de l'océan Pacifique.
Les images sous-marines s'affichaient en séquences extrêmement rapides du son et de la vitesse pour créer l'illusion du mouvement, dans et autour des cartes en trois dimensions accumulées pendant plus de trente années d'étude de données océanographiques. C'était vraiment l'image informatisée menée jusqu'à la perfection.
Il suivit des yeux une série de lumières, jaunes au départ et passant par toutes les teintes d'orange pour s'achever dans le rouge foncé. Clignotant en séquences, elles lui montraient combien il s'approchait de l'endroit o˘
ces rayons allaient converger. Une lecture digitale séparée indiquait la latitude et la longitude. La pièce de résistance de son imagerie était l'affichage de la zone de convergence dynamique. Il pouvait même régler l'image pour remonter son cheminement jusqu'à la surface de l'eau afin de montrer tous les navires dont la course devait couper cette section particulière de l'océan avec une précision horaire calculable.
La lumière rouge la plus éloignée, sur la droite, clignota et il appuya sur une touche du programme pour amener l'image hors de l'eau, révélant une vue de surface du point de convergence. Il s'était attendu à voir l'horizon vide mais l'image qui s'afficha sur l'écran était bien différente de ce qu'il avait imaginé. Une masse montagneuse, couverte de végétation, remplissait l'écran. Il revit la séquence tout entière, en commençant par les quatre points de l'océan représentant les îles exploitées par la Dorsett Consolidated. Dix, vingt, trente fois il repassa le scénario entier, traçant les ondes sonores jusqu'à leur ultime point de rencontre.
Assuré enfin de ne pas avoir commis d'erreur, Yaeger se laissa aller sur sa chaise, épuisé, et secoua la tête. - Oh! Mon Dieu! murmura-t-il. Oh! Mon Dieu!
L'amiral Sandecker devait se faire violence pour ne pas travailler le dimanche. Pour calmer ce besoin d'action, il courait chaque matin dix kilomètres et ajoutait quelques séances d'entraînement après le déjeuner pour dépenser son trop-plein d'énergie. Il ne dormait que quatre heures par nuit et s'astreignait chaque jour à de longues heures de travail qui auraient épuisé la plupart de ses collègues.
Divorcé depuis longtemps, il avait une fille, mariée et mère de trois enfants, qui vivait à l'autre bout du monde, à Hong Kong. Mais il n'était jamais solitaire. Considéré comme une proie de choix par toutes les célibataires d'un certain ‚ge de Washington, il croulait sous les invitations à