DU M ME AUTEUR
RENFLOUEZ LE TITANIC, J'ai lu, 1979.
VIXEN 03, Laffont, 1980.
L'INCROYABLE SECRET, Grasset, 1983.
PANIqUE ¿ LA MAISON BLANCHE, Grasset, 1985.
CYCLOPE, Grasset, 1987.
TR…SOR, Grasset, 1989.
DRAGON, Grasset, 1991.
SAHARA, Grasset, 1992.
L'OR DES INCAS, coll. " Grand Format ", Grasset, 1995.
CLIVE CUSSLER
ONDE DE CHOC
roman
traduit de l'américain par CLAUDIE LANGLOIS-CHASSAIGNON
BERNARD GRASSET PARIS
L'édition originale de cet ouvrage a été publiée par Simon & Schuster, à
New York, en 1996, sous
le titre:
SHOCK WAVE
Avec ma profonde reconnaissance
au Dr Nicholas Nicholas
au DrJeffrey Taffet
&
à Robert Fleming
" Moon river " de Johnny Mercer and Henry Mancini : Copyright (c) 1961 by Famous Music Corporation Copyright renewed (c) 1989
by Famous Music Corporation
(c) 1996, Clive Cussler. …ditions Grasset & Fasquelle, 1997, pour la traduction française.
LE RADEAU DU " GLADIATEUR "
17 janvier 1856, Mer de Tasmanie.
Un des quatre clippers ] construits à Aberdeen, en Ecosse, en 1854, se détachait nettement des autres. Baptisé le Gladiateur, ce grand voilier de 1 256 tonnes, 60 mètres de long et 11 mètres de large, avait trois grands m
‚ts pointés vers le ciel. C'était l'un des clippers les plus rapides jamais mis à l'eau mais également l'un des plus dangereux par gros temps, à cause de la finesse de ses lignes. On disait de lui qu'il avait l'‚me d'un fantôme capable de filer au plus infime souffle de vent. En vérité, aucun calme plat ne réussit jamais à ralentir le Gladiateur.
Malheureusement, bien que l'on n'en s˚t rien à l'époque, il était destiné à
sombrer dans l'oubli.
Ses armateurs l'avaient équipé pour le commerce avec l'Australie et le transport des émigrants, et € était l'un des rares navires pouvant charger à la fois du fret et des passagers. Mais, comme ses propriétaires devaient bientôt s'en rendre compte, bien peu de coloniaux pouvaient se permettre de payer une traversée aussi onéreuse de sorte que, la plupart du temps, ses cabines de première et de seconde classe restèrent vides. Il se révéla bien plus lucratif d'obtenir des contrats gouvernementaux.
Le Gladiateur fut confié à l'un des commandants les plus durs de l'époque, Charles " Bully2 " Scaggs. Il portait bien son surnom. Bien qu'il n'us‚t jamais de fouet contre les matelots paresseux ou insubordonnés, il menait sans pitié ses hommes et son navire en des courses sans 1. Clipper : voilier fin de carène spécialement construit pour avoir une grande vitesse, pour transporter les condamnés jusqu'au continent
[australien], qui fut longtemps la plus grande prison du monde.
2. Bully signifie " la Brute ", surnom donné à Scaggs.
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cesse plus rapides entre l'Angleterre et l'Australie. Ses méthodes impitoyables se révélèrent payantes. Pour son troisième voyage de retour, le Gladiateur mit soixante-trois jours, un record qu'aucun voilier n'a encore jamais battu.
Scaggs avait fait la course avec les clippers et les capitaines les plus légendaires de son époque, comme John Kendricks et son Hercule ou comme Wilson Asher aux commandes du fameux Jupiter. Il n'avait jamais perdu. Les capitaines concurrents qui quittaient Londres presque en même temps que le Gladiateur le trouvaient chaque fois confortablement mouillé à sa place en arrivant au port de Sydney.
Ces courses rapides étaient une bénédiction pour les prisonniers qui enduraient ces voyages de cauchemar dans des conditions effroyables.
Beaucoup de navires marchands mettaient jusqu'à trois mois et demi pour accomplir le parcours.
Enfermés dans les cales, les prisonniers étaient traités comme du bétail.
Certains étaient des criminels endurcis, d'autres des dissidents politiques, mais la plupart n'étaient que de pauvres diables emprisonnés pour le vol d'un bout de tissu ou d'un peu de nourriture. On condamnait les hommes au bagne colonial pour n'importe quel délit, du meurtre au vol à la tire. Les femmes, séparées des hommes par une épaisse cloison, l'étaient pour de menus larcins ou pour vol à l'étalage. Aucun de ces malheureux passagers ne disposait du moindre confort. Des couchettes dures empilées dans d'étroites cabines de bois, pratiquement aucune possibilité d'hygiène, une nourriture inadaptée, tel était leur lot pendant ces longs mois en mer.
Leur seul luxe consistait en une ration de sucre, de vinaigre et de jus de citron destinée à éviter les risques de scorbut. On leur donnait aussi parfois une ration de vin de Porto, le soir, pour calmer leur désespoir.
Sur le Gladiateur, un petit détachement de dix hommes du régiment d'infanterie de Nouvelle-Galles du Sud se chargeait de les surveiller sous le commandement du lieutenant Silas Sheppard.
L'aération était pratiquement inexistante : quelques écoutilles munies de grilles épaisses, supposées ventiler l'endroit mais fermées et verrouillées la plupart du temps, elles ne servaient pas à grand-chose. Lorsqu'on atteignait les tropiques, l'air devenait irrespirable. Les prisonniers souffraient encore plus par mauvais temps car, en plus du froid et de l'humidité, les vagues les jetaient sans cesse contre la coque dans une obscurité quasi perpétuelle.
On engageait des médecins sur les bateaux transportant des bagnards et le Gladiateur ne faisait pas exception à cette règle. Le médecin-chirurgien Otis Gorman veillait au bon état général de chacun et faisait en sorte que, lorsque le temps le permettait, de petits groupes de détenus aillent respirer un peu d'air frais et faire quelque exercice sur le pont. La bonne santé des prisonniers devint même une source d'orgueil pour les Le radeau du " Gladiateur "
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médecins de bord qui aimaient à se vanter, en arrivant au port de Sydney, de n'avoir pas perdu un seul bagnard. Gorman était un homme compatissant qui s'occupait bien de ceux qui lui étaient confiés. Il les saignait quand il le fallait, perçait les abcès, distribuait des traitements et des conseils en cas de lacération, de plaies ou de coliques. Il surveillait que les cabinets fussent bien nettoyés au chlorure de chaux, les vêtements lessivés et les seaux hygiéniques récurés. Il recevait, presque à chaque voyage, une lettre de remerciements des bagnards quittant le navire.
" Bully " Scaggs préférait ignorer les malheureux enfermés dans ses cales.
Il ne s'intéressait qu'à ses records de vitesse. Sa discipline de fer et son agressivité lui avaient assuré de jolis bénéfices offerts par les armateurs ravis, ainsi qu'une réputation de légende parmi les autres clippers de commerce.
Il sentait que ce voyage-là allait lui offrir un nouveau record et se montra encore plus implacable. Cette fois, il devait rester éloigné de Londres cinquante-deux jours, atteindre Sydney avec un chargement de marchandises et 192 bagnards dont 24 femmes. Aussi poussa-t-il le Gladiateur au bout de ses limites, larguant rarement les voiles pendant les fortes rafales de vent. Sa persévérance semblait devoir être récompensée : il avait couvert 439 milles rien que pendant les premières vingt-quatre heures.
Et puis la chance abandonna Scaggs. Le désastre pointa bientôt derrière la poupe de son clipper.
Le Gladiateur avait passé sans encombre le détroit de Bass, entre la Tasmanie et la pointe sud de l'Australie. Le lendemain, le ciel du soir se couvrit de nuages noirs et menaçants qui cachèrent les étoiles tandis que la mer devenait houleuse. A l'insu de Scaggs, un énorme typhon se préparait à fondre sur son navire, quelque part au sud-est, au-delà de la mer de Tasmanie. Les clippers avaient beau être agiles et robustes, ils n'étaient pas à l'abri des colères du Pacifique.
Cette tempête se révéla le typhon le plus violent que les habitants des îles du sud aient jamais essuyé. La puissance du vent augmentait d'heure en heure. La mer se transforma en une chaîne mouvante de lourdes montagnes surgissant de l'obscurité et se jetant sur toute la longueur du Gladiateur.
Trop tard, Scaggs ordonna d'affaler les voiles. Un coup de vent vicieux attrapa la toile encore exposée et la hacha menu juste après avoir cassé
les m‚ts comme des cure-dents et jeté les vergues et les haubans à l'autre bout du pont. Puis, comme pour essayer de nettoyer tout ce désordre, des vagues monstrueuses balayèrent les débris de m‚ts enchevêtrés. Une déferlante de dix mètres de haut s'abattit sur la proue et roula jusqu'à la poupe, écrasant au passage la cabine du capitaine et arrachant le gouvernail. La vague jeta à la mer tous les canots du pont, la barre, le rouf et les cuisines. Les écoutilles volèrent en éclats et l'eau s'engouffra jusqu'aux cales sans rencontrer d'obstacles. Ce rouleau énorme, mortel, avait réduit le gracieux clipper en une épave mutilée et 14
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impuissante, ballottée comme un morceau de bois, ingouvernable dans les montagnes liquides. Incapables de lutter contre les éléments, le malheureux équipage et la troupe des forçats ne pouvaient que regarder venir la mort et attendre en tremblant que le navire plonge pour la dernière fois dans les profondeurs mouvantes.
Deux semaines après le jour o˘ le Gladiateur aurait d˚ atteindre le port, des navires partirent à sa recherche et firent en sens contraire le chemin habituel du clipper par le détroit de Bass et la mer de Tasmanie. Ils ne trouvèrent aucune trace de survivants, de cadavres ou d'épaves. Ses propriétaires le passèrent par profits et pertes, le rayèrent de leurs listes et touchèrent les primes d'assurances correspondantes. Les parents des membres de l'équipage et des bagnards prirent le deuil et le souvenir même du clipper s'effaça lentement des mémoires.
Certains navires ont la réputation d'être des cercueils flottants. Mais les rivaux de Scaggs, ceux qui avaient connu l'homme et son Gladiateur, hochèrent seulement la tête. Pour eux, le gracieux clipper avait été
victime de ses qualités mêmes et de la rudesse avec laquelle Scaggs l'avait mené. Des hommes qui avaient navigué à son bord suggérèrent qu'il avait sans doute été pris en sandwich entre une forte rafale de vent et une grosse vague qui s'était probablement brisée sur sa poupe. La force combinée du vent et de la mer, poussant sur sa proue, avait brusquement envoyé le navire par le fond.
Dans le bureau des célèbres assureurs de la Lloyd's de Londres, la perte du Gladiateur fut inscrite dans les registres entre le naufrage d'un remorqueur à vapeur américain et l'échouage d'un bateau de pêche norvégien.
Il s'écoula trois ans avant que ne soit élucidée la mystérieuse disparition du clipper.
Incroyablement, à l'insu du monde maritime, le Gladiateur voguait encore après que le terrible typhon eut disparu à l'ouest. Tant bien que mal, le b
‚timent ravagé réussit à survivre. Mais la mer s'engouffrait entre ses planches éclatées et montait dans la quille à une vitesse effrayante. Le lendemain à midi, il y avait plus de deux mètres d'eau et les pompes menaient une bataille perdue d'avance.
La résistance de fer du capitaine Scaggs " la Brute " ne faillit jamais.
L'équipage jura plus tard que seule son obstination têtue maintint le navire à flot. Il lançait ses ordres d'une voix calme et décidée, enrôlant ceux des bagnards que la tempête n'avait pas trop blessés en les projetant sans cesse contre les parois. Il leur confia la manouvre de la pompe pendant que l'équipage tentait de réparer la coque pleine de trous.
Le reste de la journée et la nuit se passèrent à tenter d'alléger le Le radeau du " Gladiateur "
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bateau en jetant par-dessus bord le fret et tous les outils et ustensiles qu'il ne jugeait pas strictement indispensables. Mais rien n'y fit. On perdit beaucoup de temps pour des résultats discutables. Le lendemain matin, l'eau avait encore monté de plus d'un mètre. Vers le milieu de l'après-midi, Scaggs, épuisé, s'avoua vaincu. Ni lui ni personne ne pourrait sauver le Gladiateur. Et sans canots, il n'y avait pas d'espoir de sauver tout le monde à bord. Il ordonna au lieutenant Sheppard de détacher les prisonniers et de les aligner sur le pont, en face du détachement armé.
Seuls ceux qui travaillaient aux pompes et l'équipage qui tentait de réparer les voies d'eau restèrent à leur poste.
Scaggs la Brute n'avait besoin ni de fouet ni de pistolet pour établir sa domination à bord. C'était un vrai géant au physique de lutteur de foire.
Il mesurait plus de deux mètres et son regard vert olive luisait au milieu d'un visage bronzé, tanné par le soleil et la mer. Une grosse mèche noire aile de corbeau et une magnifique barbe noire, qu'il ne taillait que pour des occasions spéciales, achevaient de lui donner un air assez effrayant.
Sa voix profonde accentuait sa présence imposante. Il était dans la force de l'‚ge, un dur à cuire de trente-neuf ans.
Regardant les bagnards l'un après l'autre, il fut étonné du nombre de blessures, contusions, entorses de ces gens dont certains portaient autour de la tête des bandages tachés de sang. La peur et la consternation se lisaient sur tous les visages. C'était bien le groupe d'hommes et de femmes le plus laid qu'il e˚t jamais vu. Tous semblaient assez petits, sans doute à cause d'une alimentation insuffisante depuis l'enfance. Ils étaient émaciés et p‚les comme des fantômes. Cyniques, fermés à la parole de Dieu, c'était la lie de la société anglaise, sans espoir de revoir jamais leur terre natale ou de mener une vie décente et fructueuse.
quand ces malheureux virent le terrible ravage du pont, les m‚ts et le bastingage brisés, les canots de sauvetage disparus, le désespoir les submergea. Les femmes se mirent à hurler de terreur. " Toutes sauf une "
nota Scaggs. Celle-là se détachait des autres. Il la dévisagea rapidement.
Cette prisonnière était presque aussi grande que la plupart des hommes. Ses jambes, que l'on apercevait sous sa jupe, étaient longues et fines, sa taille élancée et sa poitrine bien formée. Ses vêtements paraissaient nets et propres et les cheveux blonds qui lui descendaient jusqu'à la taille semblaient brossés et brillants, au contraire des autres femmes à la tignasse emmêlée et broussailleuse. Elle se tenait immobile, masquant sa peur sous un air d'indifférence et de défi et rendit à Scaggs un regard aussi bleu qu'un lac de montagne.
C'était la première fois que Scaggs la remarquait et il s'étonna d'avoir été si peu observateur. S'obligeant à ramener ses pensées vagabondes à
l'urgence de la situation, il s'adressa aux bagnards.
- Notre situation n'est guère brillante, commença-t-il. Je dois vous avouer honnêtement que le navire est fichu mais que, du fait que nos canots ont disparu, nous ne pouvons pas l'abandonner.
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Ses paroles furent diversement accueillies. Les fantassins du lieutenant Sheppard restèrent silencieux et immobiles tandis que la plupart des bagnards commencèrent à geindre. S'attendant à voir le navire éclater en morceaux à tout moment, plusieurs tombèrent à genoux en suppliant le Ciel de les sauver.
Sans prêter l'oreille à leurs lamentations, Scaggs poursuivit :
- Avec l'aide de Dieu miséricordieux, je vais essayer de sauver tout le monde sur ce navire. J'ai l'intention de construire un radeau suffisamment large pour nous porter tous jusqu'à ce que nous soyons recueillis par un navire de passage ou que nous atteignions le continent australien. Nous emporterons assez d'eau douce et de nourriture pour tenir vingt jours.
- Pardonnez ma question, commandant, mais à votre avis dans combien de temps pensez-vous que nous pourrions être recueillis?
La question émanait d'un homme immense, à l'expression méprisante, qui dominait ses camarades de la tête et des épaules. Contrairement aux autres, il était vêtu avec élégance et parfaitement peigné.
Avant de répondre, Scaggs se tourna vers le lieutenant Sheppard.
- qui est ce dandy?
- Il s'appelle Jess Dorsett, répondit Sheppard à l'oreille du capitaine.
- Jess Dorsett le bandit de grand chemin? s'étonna Scaggs.
- Lui-même. Il a fait fortune avant d'être arrêté par les hommes de la Reine. C'est le seul de cette troupe hétéroclite qui sache lire et écrire.
Scaggs comprit immédiatement que ce voleur pourrait lui être très utile si la situation devenait menaçante sur le radeau. En effet, la possibilité
d'une mutinerie était réelle.
- Je ne puis vous offrir qu'une chance de vous en tirer, monsieur Dorsett.
Je ne peux rien promettre de plus.
- Alors qu'attendez-vous de moi et de mes malheureux compagnons ?
- J'attends de chaque homme valide qu'il aide à construire le radeau.
quiconque refusera sera abandonné sur ce qui reste de ce navire.
- Vous avez entendu, les gars? cria Dorsett aux forçats rassemblés. Au boulot ou à la baille. Aucun de nous n'est marin, ajouta-t-il en revenant vers Scaggs. Il faudra nous dire ce que nous devrons faire.
Scaggs montra son second.
- J'ai chargé M. Ramsey de faire les plans du radeau. Les membres d'équipage qui ne sont pas occupés à tenir le navire à flot dirigeront la construction.
Avec ses deux mètres quatre, Dorsett avait l'air d'un géant au milieu des forçats. Dans sa redingote au riche col de velours, ses épaules étaient larges et vigoureuses. Il avait de longs cheveux cuivrés qui, n'étant pas liés par un ruban, dansaient sur le col de son manteau. Le nez fort, les pommettes hautes et la m‚choire puissante, il paraissait, malgré deux mois dans la cale du navire, sortir d'un salon londonien.
Le radeau du " Gladiateur "
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Avant que chacun ne reparte vers ses occupations, Dorsett et Scaggs échangèrent un bref regard dont le second Ramsey remarqua l'intensité.
" Le tigre face au lion " pensa-t-il en se demandant lequel des deux survivrait à cette épreuve.
La mer se calma bientôt, ce qui était heureux car le radeau devait être construit dans l'eau. Les matériaux nécessaires furent jetés par-dessus bord. La carcasse fut assemblée avec les restes des m‚ts, attachés ensemble par une forte corde. On vida des barriques de vin et des tonneaux de farine destinés aux tavernes et aux magasins de Sydney, et on les lia aux m‚ts pour augmenter la flottabilité. On cloua de lourdes planches pour faire un pont qu'on entoura d'un bastingage d'environ un mètre vingt de haut. Deux m
‚ts de rechange furent installés à l'avant et à l'arrière, sur lesquels on fixa des voiles, des haubans et des étais. Une fois terminé, le radeau mesurait vingt-six mètres de long et treize mètres de large, ce qui aurait pu paraître grand mais qui, lorsque les provisions furent chargées, laissa peu de place pour les 192 bagnards, les 11 soldats et les 28 membres d'équipage, Scaggs la Brute inclus, soit 231 personnes en tout. A l'extrémité qui se voulait la poupe, on attacha un gouvernail rudimentaire avec une barre de fortune au-delà du m‚t arrière.
Des barils de bois remplis d'eau, de jus de citron, de bouf et de porc salés ainsi que de fromages, et plusieurs pots de riz et de pois cuits sur les fourneaux du Gladiateur furent descendus sur le radeau entre les m‚ts et attachés sous une grande pièce de drap qui couvrit deux tiers de l'embarcation en une sorte de marquise protégeant des rayons du soleil.
Un ciel clair et une mer d'huile favorisèrent le départ. On fit d'abord descendre les soldats avec sabres et mousquets, puis les bagnards, trop heureux de ne pas sombrer avec le navire dont la proue s'enfonçait déjà
dangereusement. L'échelle de bord n'étant pas assez solide pour les supporter tous, la plupart descendirent le long des cordages. Plusieurs sautèrent ou tombèrent dans l'eau, d'o˘ les soldats les aidèrent à sortir.
On transborda les plus gravement blessés avec des élingues. A la surprise générale, ces manouvres s'achevèrent sans incident. En deux heures, les 203
naufragés occupaient sur le radeau la place que Scaggs leur avait assignée.
Puis vint le tour de l'équipage. Le capitaine Scaggs fut le dernier à
abandonner le pont presque totalement incliné. Il lança à son second Ramsey une boîte contenant deux pistolets, le livre de bord du Gladiateur, un chronomètre, une boussole et un sextant. Scaggs avait relevé la position du navire avant de descendre sur le radeau. Il n'en avait informé personne, pas même Ramsey. En effet, l'orage avait poussé le Gladiateur loin au-delà
des routes maritimes fréquentées. Ils dérivaient dans la zone désertique de la mer de Tasmanie, à trois cents milles de la côte australienne la plus proche et, ce qui était pire, le courant les poussait plus loin encore, vers le néant o˘ aucun navire ne s'aventurait jamais. Ayant 18
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consulté ses cartes, il avait conclu que leur seul espoir serait de se servir des courants et des vents contraires et de se laisser porter vers la Nouvelle-Zélande.
Peu après leur installation, chacun ayant pris place sur le pont bondé, les passagers du radeau eurent la mauvaise surprise de constater que quarante personnes seulement pouvaient s'allonger à la fois. Les marins comprirent très vite que leur vie allait être en grand danger. Le pont de planches du radeau n'était qu'à une quinzaine de centimètres au-dessus de la surface.
Si jamais la mer devenait mauvaise, le radeau et ses infortunés passagers seraient vite immergés.
Scaggs accrocha la boussole au m‚t devant le gouvernail.
- Hissez la voile, monsieur Ramsey. La barre à un degré quinze, sud-est.
- Bien compris, commandant. Alors, nous n'essayons pas de rejoindre l'Australie?
- Notre meilleure chance est la côte ouest de Nouvelle-Zélande.
- A combien en sommes-nous?
- Six cents milles, répondit Scaggs comme si une belle plage de sable les attendait au-delà de l'horizon.
Ramsey fronça les sourcils et jeta un coup d'oil au radeau surchargé puis à
un groupe de bagnards qui parlaient à voix basse.
- Je ne crois pas, dit-il d'un ton sinistre, qu'aucun de nous, pauvres croyants, n'ait une chance d'arriver à bon port tant que nous serons entourés de toute cette racaille!
La mer resta calme cinq jours. Les passagers du radeau s'installèrent dans une routine de rationnement discipliné. Un soleil cruel ne cessait de briller, transformant l'embarcation en une sorte d'enfer br˚lant. Tous ne souhaitaient que plonger pour se rafraîchir mais les requins montaient déjà
la garde autour du radeau, dans l'attente d'un bon repas. Les marins jetaient des seaux d'eau salée sur les auvents de toile mais ne réussissaient qu'à augmenter l'humidité ambiante.
Déjà le moral des naufragés passait de la mélancolie à la traîtrise. Ces hommes, qui avaient supporté d'être enfermés dans les cales obscures du Gladiateur, se sentaient inquiets, privés de la sécurité de la coque du navire et perdus dans l'immensité de ce désert liquide. Les bagnards commencèrent à regarder les marins et les soldats avec méchanceté et leur attitude n'échappa pas à Scaggs. Il ordonna au lieutenant Sheppard de veiller à ce que ses hommes aient toujours leurs mousquets chargés et prêts à tirer.
Jess Dorsett observait la grande femme aux cheveux dorés. Elle restait assise toute seule près du m‚t avant. Il se dégageait d'elle une sorte de passivité, comme si, de tous ces malheurs, elle n'attendait rien pour ellemême. Elle n'avait pas l'air de remarquer les autres prisonnières, parlant Le radeau du " Gladiateur "
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fort peu et préférant garder ses distances. Dorsett en conclut qu'elle devait être une femme de sa trempe.
Il se faufila jusqu'à elle au milieu des corps entassés mais, d'un regard impérieux, le soldat de garde l'arrêta et lui fit signe de retourner à sa place. Dorsett était un homme patient. Il attendit que le soldat soit relevé. La nouvelle sentinelle commença immédiatement à reluquer les femmes qui, à leur tour, l'encouragèrent en se moquant de lui. Dorsett en profita pour s'approcher de la frontière imaginaire divisant les hommes des femmes.
La grande blonde ne parut pas le remarquer. Ses yeux bleus fixaient au loin quelque chose qu'elle était seule à distinguer.
- Vous cherchez l'Angleterre? demanda-t-il en souriant. Elle tourna la tête et le regarda comme si elle s'interrogeait sur l'opportunité de lui accorder la gr‚ce d'une réponse.
- Oui, un petit village de Cornouailles.
- O˘ l'on vous a arrêtée?
- Non, ça c'était à Falmouth.
- Avez-vous essayé de tuer la reine Victoria? Ses yeux brillèrent et elle sourit.
- Non. J'ai seulement volé une couverture.
- Vous deviez avoir très froid.
- C'était pour mon père. Il se mourait d'une maladie pulmonaire.
- Je suis désolé.
- Vous êtes le fameux bandit de grand chemin?
- Je l'étais jusqu'à ce que mon cheval se casse une jambe et que les gendarmes de la Reine me fassent aux pattes.
- Et vous vous appelez Jess Dorsett?
Il fut flatté qu'elle le connaisse et se demanda si elle s'était renseignée sur lui.
- Et vous vous appelez...
- Betsy Fletcher, répondit-elle sans hésiter.
- Betsy, dit Dorsett avec un grand rond de jambe, considérez-moi comme votre protecteur.
- Je n'ai nul besoin d'un bandit d'opérette, répondit-elle sèchement. Je sais me défendre toute seule. D'un geste, il montra la racaille assemblée sur le radeau.
- Vous aurez peut-être l'usage d'une solide paire de bras avant de revoir la terre ferme.
- Pourquoi devrais-je faire confiance à un homme qui ne s'est jamais sali les mains? Il la regarda dans les yeux.
- J'ai peut-être dévalisé quelques diligences en mon temps mais en dehors du bon capitaine Scaggs, je suis sans doute le seul homme à bord à qui vous puissiez faire confiance et qui ne cherchera pas à profiter de vous.
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Betsy Fletcher lui montra du doigt quelques nuages menaçants qui paraissaient venir vers eux dans la brise déjà plus fraîche.
- Dites-moi, monsieur Dorsett, comment me protégerez-vous de ceci?
- Cette fois, on est bons, commandant, dit Ramsey. Il vaudrait mieux affaler la voile. Scaggs hocha la tête avec une grimace.
- Coupez des morceaux de corde sur les rouleaux de réserve et donnez-en à
chacun. Dites à ces pauvres diables de s'attacher au radeau afin de résister aux turbulences.
La mer commençait à faire des bosses inconfortables et le radeau à vaciller et à rouler tandis que les vagues envoyaient valdinguer la masse des corps entremêlés, chaque passager accroché à son propre morceau de corde pour sauver sa vie. Les plus malins s'étaient attachés directement aux planches.
L'orage ne fut certes pas aussi fort que le typhon qui avait eu raison du Gladiateur, pourtant il devint bientôt impossible de dire o˘ finissait le radeau et o˘ commençait la mer. Les vagues ne cessaient de grandir, surmontées de leurs crêtes d'écume blanche. Certains passagers essayaient de rester debout afin de garder la tête au-dessus de l'eau mais le radeau ne cessant de rouler et de retomber sauvagement, ils retombaient eux aussi presque immédiatement sur le pont de fortune.
Dorsett se servit de sa corde et de celle de Betsy pour attacher la jeune femme au m‚t. Lui-même s'enroula dans les haubans et lui fit un bouclier de son corps contre la force des vagues. Comme si tout ce tintamarre ne suffisait pas, la pluie se mit à tomber, les rouant de coups comme autant de hallebardes lancées par des démons. L'eau du ciel et l'eau de la mer frappaient dans toutes les directions.
La seule voix capable de surmonter la furie de l'orage était celle de Scaggs, qui jurait avec véhémence et hurlait des ordres à son équipage en exigeant que l'on ajout‚t des cordes pour arrimer les provisions. Les marins firent de leur mieux pour attacher les caisses et les barils mais une vague haute comme une montagne se leva au même moment et vint s'écraser sur le radeau, le poussant vivement sous l'eau. Pendant près d'une minute, il n'y eut pas une ‚me à bord de la malheureuse embarcation qui ne cr˚t sa dernière heure venue.
Scaggs retint son souffle, ferma les yeux et jura sans ouvrir la bouche. Le poids de l'eau lui parut chasser toute vie de son corps. Pendant ce qui lui sembla une éternité, le radeau émergea paresseusement d'une masse tourbillonnante d'écume pour retrouver le vent. Ceux qui n'avaient pas été
balayés par la vague respirèrent profondément et crachèrent en toussant l'eau salée qu'ils avaient avalée.
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Jetant un coup d'oil autour de lui, le capitaine Scaggs fut atterré. Toutes les provisions avaient disparu dans les flots comme si on ne les avait jamais embarquées. Le pire était peut-être que la masse des caisses et des barils avait creusé une avenue dans la masse des bagnards, les mutilant et les arrachant du radeau avec la force d'une avalanche. Leurs plaintes pathétiques ne reçurent aucune réponse. La sauvagerie de la mer rendait impossible toute tentative de sauvetage et les survivants ne purent que pleurer la mort horrible de leurs compagnons.
Le radeau et ses passagers durent résister à l'orage toute la nuit, battus par les trombes d'eau qui ne cessaient de se déverser sur eux. Le lendemain matin, la mer commença à se calmer et le vent tomba pour n'être plus qu'une légère brise du sud. Mais tous se méfiaient et guettaient une éventuelle vague assassine qui pouvait se former hors de leur vue et se jeter sur eux pour arracher au radeau les quelques survivants qui auraient rel‚ché leur attention.
quand Scaggs put enfin se mettre debout et constater l'étendue des dég‚ts, il fut choqué de voir que pas un seul baril de nourriture ou d'eau n'avait été épargné par la violence de la mer. Désastre supplémentaire, les m‚ts se réduisaient à quelques lambeaux de voiles. Il ordonna à Ramsey et à
Sheppard de faire le compte des disparus. Leur nombre s'éleva à vingt-sept.
Sheppard secoua tristement la tête.
- Pauvres diables, ils sont trempés jusqu'aux os.
- que l'équipage étende ce qui reste de voile afin de recueillir autant d'eau de pluie que possible avant que ce grain ne cesse, ordonna Scaggs à
Ramsey.
- Nous n'avons plus de récipient pour la conserver, remarqua Ramsey. Et qu'est-ce qui nous servira de voile?
- quand chacun aura bu son content, nous réparerons les voiles qui peuvent l'être et nous continuerons à naviguer est sud-est.
La vie reprit un peu sur le radeau. Dorsett se dégagea des haubans et prit Betsy par les épaules.
- Etes-vous blessée? demanda-t-il avec inquiétude. Elle le regarda à
travers les longues mèches mouillées collées à son visage.
- Je ne pourrais certes pas assister à un bal à la Cour avec cet air de chien mouillé. Mais malgré toute cette humidité, je suis heureuse d'être vivante.
- Une bien mauvaise nuit, dit-il, et j'ai bien peur que ce ne soit pas la dernière.
Tandis que Dorsett la réconfortait, le soleil reparut comme une vengeance.
Sans les auvents, emportés par la tempête, il n'y avait plus de protection contre la chaleur du jour. Puis vinrent les tourments de la soif et de la faim. Le moindre morceau de nourriture trouvé entre les 22
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planches fut rapidement avalé. Et l'eau de pluie déposée sur les toiles déchirées eut bientôt disparu.
Lorsqu'on put hisser ce qui en restait, les voiles ne servaient plus à
grand-chose et se révélèrent en tout cas incapables de faire avancer le radeau. Tant que le vent soufflait de l'arrière, l'embarcation restait manouvrable. Mais si l'on essayait de tirer un bord, le radeau se mettait en travers, dans une position incontrôlable, barrots au vent.
L'impossibilité de diriger le radeau augmenta le sentiment de frustration de Scaggs. Il avait sauvé ses précieux instruments de navigation en les serrant contre lui pendant le gros du déluge. Maintenant, il allait pouvoir calculer o˘ la mer les avait portés.
- Est-ce que nous nous rapprochons de la terre, commandant? demanda Ramsey.
- Je crains que non, dit gravement Scaggs. L'orage nous a poussés au nord et à l'ouest. Nous sommes plus éloignés de la Nouvelle-Zélande que nous ne l'étions il y a deux jours.
- Nous ne survivrons pas longtemps dans l'hémisphère Sud, au cour de l'été, sans eau potable!
Scaggs montra deux ailerons qui fendaient l'eau à une centaine de mètres du radeau.
- Si nous ne croisons pas la route d'un navire avant quatre jours, monsieur Ramsey, je crains que les requins ne s'offrent un somptueux banquet.
Les requins n'attendirent pas longtemps. Le deuxième jour après l'orage, les corps de ceux qui avaient succombé aux blessures infligées par la mer déchaînée furent jetés à l'eau et disparurent très vite dans une agitation d'écume sanglante. L'un des monstres paraissait particulièrement vorace.
Scaggs reconnut en lui un grand requin blanc, l'une des machines à tuer les plus meurtrières des mers. La bête mesurait entre sept et huit mètres.
Ce n'était pourtant que le début de l'horreur. Dorsett eut le premier la prémonition des atrocités que les pauvres hères du radeau allaient s'infliger les uns aux autres.
- Ils préparent un mauvais coup, dit-il à Betsy. Je n'aime pas la façon dont ils regardent les femmes.
- De qui parlez-vous? demanda-t-elle.
Ses lèvres étaient parcheminées. Elle s'était protégé la tête avec un lambeau de foulard mais ses bras nus et ses jambes étaient br˚lés et boursouflés par le soleil.
- Je parle de cette meute de chiens galeux, à l'avant du radeau, menée par cet assassin gallois, Jake Huggins. Il vous trancherait la gorge aussi facilement qu'il vous donnerait l'heure. Je parie qu'ils préparent une mutinerie.
Le radeau du " Gladiateur "
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Betsy regarda d'un air absent les corps étalés sur le radeau.
- Pourquoi diable voudraient-ils prendre le commandement de tout cela?
- J'ai bien l'intention de le découvrir, dit Dorsett en se dirigeant vers les bagnards affalés sur les planches humides, inconscients de ce qui les entourait, ne pensant qu'à leur soif inextinguible. Il avança gauchement, souffrant de constater à quel point son immobilité forcée dans les haubans avait raidi ses articulations. L'un des rares à oser approcher des conspirateurs, il se faufila dans le groupe des acolytes de Huggins. Ils l'ignorèrent et continuèrent à parler à voix basse en jetant des regards féroces vers Sheppard et ses fantassins.
- Pourquoi viens-tu fourrer ton nez par ici, Dorsett ? grogna Huggins.
Le contrebandier, petit et large comme une barrique, avait des cheveux blonds hirsutes, un nez très large et aplati et une bouche énorme o˘
quelques chicots noircis contribuaient à lui donner un air hideux et grimaçant.
- Je me suis dit qu'un homme en bon état pourrait vous être utile pour prendre possession de ce rafiot.
- Tu veux ta part du g‚teau et un petit supplément de vie, c'est ça ?
- Je ne vois pas quel g‚teau pourrait prolonger nos souffrances, dit Dorsett d'un ton indifférent. Huggins éclata de rire, découvrant ses dents pourries.
- Les femmes, imbécile!
- Nous mourons tous de soif et de chaleur et toi tu veux des femmes ?
- Pour un bandit célèbre, tu n'as guère de cervelle ! s'énerva Huggins. On ne veut pas caresser ces chères petites choses. Ce qu'on veut, c'est les couper en morceaux et se régaler de chair fraîche. Et on garde Scaggs la Brute en réserve avec ses marins et ses soldats pour quand on aura vraiment faim.
Dorsett pensa d'abord que Huggins faisait une très mauvaise plaisanterie mais la méchanceté qui brillait dans ses yeux et le rictus hideux étalé sur son visage prouvaient qu'il ne s'agissait nullement d'une blague. L'idée était si abominable que Dorsett se raidit d'horreur et de répulsion.
- Pourquoi se presser? On sera peut-être secourus demain à cette heure-ci.
- On n'est pas près de voir un bateau ou une île avant un bon bout de temps, mon gars, dit Huggins, le visage déformé par la haine. T'es avec nous, brigand?
- Je n'ai rien à perdre en te suivant, Jake, dit Dorsett avec un sourire contraint. Mais la grande femme blonde est à moi. Fais ce que tu veux avec les autres.
- Je vois bien qu'elle t'a tapé dans l'oil mais mes gars et moi on partage et on fait parts égales. Je te laisse la première part mais après ça, on partage les restes.
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Onde de choc
- «a marche, dit sèchement Dorsett. quand lancerons-nous l'assaut ?
- Une heure après la tombée de la nuit. A mon signal, on attaque les soldats et on prend leurs mousquets. quand on aura les armes, Scaggs et son équipage ne feront pas les mariolles.
- Puisque je me suis établi à l'avant, je me chargerai du soldat qui garde les femmes.
- Tu veux être le premier à table, c'est ça?
- «a me donne faim rien que de t'entendre en parler, répondit Dorsett.
Revenu près de Betsy, Dorsett ne lui dit rien de la terreur qu'allaient déclencher les bagnards. Il savait que Huggins et ses hommes surveillaient ses moindres mouvements pour s'assurer qu'il ne tenterait pas de prévenir l'équipage du Gladiateur et les soldats. Il allait devoir attendre la nuit avant que Huggins donne le signal de l'horreur. Il s'approcha aussi près de Betsy que le garde le lui permit et parut somnoler le reste de l'après-midi.
Dès que l'obscurité couvrit la mer et que les étoiles apparurent, Dorsett laissa Betsy et s'approcha en rampant à quelques mètres du second Ramsey.
Il l'appela à voix basse.
- Ramsey, ne bougez pas et n'ayez pas l'air d'écouter quelqu'un.
- qu'est-ce que c'est? dit Ramsey entre ses dents. que voulez-vous?
- Ecoutez-moi. Dans moins d'une heure, les forçats, menés par Jake Huggins, vont attaquer les soldats. S'ils réussissent à les tuer tous, ils utiliseront leurs armes contre vous et votre équipage.
- Pourquoi devrais-je croire un condamné de droit commun?
- Parce que vous mourrez si vous ne le croyez pas.
- Je vais prévenir le commandant, répondit Ramsey, de mauvaise gr‚ce.
- Rappelez-lui seulement que c'est Jess Dorsett qui vous a prévenus.
Dorsett fit demi-tour et retourna discrètement près de Betsy. Il enleva sa botte gauche, fit pivoter le talon et la semelle et en retira un petit couteau muni d'une lame de quinze centimètres. Puis il se rassit et attendit.
Un croissant de lune commençait à blanchir l'horizon, donnant aux malheureuses créatures, à bord du radeau, une allure fantomatique. Des hommes se levèrent et se dirigèrent vers la zone interdite, au centre de l'embarcation.
- Tuez ces porcs ! hurla Huggins en bondissant en avant pour mener l'assaut contre les soldats.
Presque folle de soif, la masse des prisonniers crachait sa haine pour l'autorité et, de toutes parts, se précipita vers le centre du radeau. Une volée de coups de feu perça leurs rangs. La résistance inattendue les glaça momentanément.
Ramsey avait en fin de compte informé Scaggs ainsi que Sheppard de Le radeau du " Gladiateur "
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ce que lui avait annoncé Dorsett. Les fantassins, mousquets chargés et baÔonnettes au canon, attendaient tout comme Scaggs et son équipage. Le commandant avait armé ses hommes des sabres des soldats, des marteaux et des haches des charpentiers et de toutes les armes qu'il avait pu trouver.
- Ne leur laissez pas le temps de recharger, les gars ! hurla Huggins.
Frappez fort!
La masse des mutinés furieux se jeta en avant, s'embrochant cette fois sur les baÔonnettes et se blessant sur les sabres. Pourtant, rien ne semblait calmer leur rage. Ils se jetaient sur l'acier glacé, certains saisissant même à pleines mains les lames effilées des sabres. Des hommes désespérés s'affrontèrent et s'égorgèrent, sur une mer obscure, sous une lune p‚le et indifférente.
Les soldats et les marins combattirent furieusement. Chaque pouce du radeau était occupé par des hommes bien décidés à tuer ceux d'en face. Les corps s'empilèrent, gênant les combattants. Le sang inonda le pont de planches, rendant difficile la station debout. Pour ceux qui étaient tombés, il était impossible de se relever. Dans l'obscurité, oubliant leur soif et leur faim, ils luttèrent et tuèrent. Bientôt, on n'entendit plus que les cris des blessés et les plaintes des mourants.
Les requins, comme s'ils avaient flairé les ripailles promises, se mirent à
tourner autour du radeau, de plus en plus près. Le haut aileron du Meurtrier, comme les marins avaient baptisé le grand requin blanc, sillonnait l'eau à moins de deux mètres de l'embarcation. Aucun des malheureux qui tombèrent à l'eau ne remonta jamais à bord.
Percé de cinq blessures de sabre, Huggins tituba vers Dorsett, une large planche pleine de clous à la main, prêt à frapper.
- Sale traître! siffla-t-il.
Dorsett se pencha, le couteau tendu devant lui.
- Avance et tu es mort, annonça-t-il d'une voix calme. Furieux, Huggins hurla.
- C'est toi qui vas aller nourrir les requins, brigand!
Baissant la tête, il chargea en agitant la planche comme une faux.
Au moment o˘ Huggins se fendait vers lui, Dorsett se laissa tomber à
genoux. Incapable de contrôler son élan, le Gallois, fou de rage, trébucha et tomba lourdement sur le pont. Avant qu'il puisse se relever, Dorsett se jeta sur le dos puissant de son adversaire, retourna le couteau dans sa main et trancha la gorge de Huggins.
- Tu ne mangeras pas de dame ce soir, dit-il d'un ton farouche tandis que le corps de Huggins se raidissait avant de se détendre totalement dans la mort.
Cette nuit fatale, Dorsett tua encore trois hommes. Il fut à un moment assailli par un petit groupe de partisans du Gallois, déterminés à
s'attaquer aux femmes. Pied à pied, ils luttèrent, chacun essayant d'avoir la peau de l'autre.
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Onde de choc
Betsy apparut soudain pour se battre à ses côtés, criant comme une sirène et mordant les assaillants de Dorsett comme une tigresse. La seule blessure de celui-ci lui fut infligée par un homme qui, avec un hurlement sauvage, lui mordit cruellement l'épaule.
La bataille sanglante fit rage pendant encore deux heures. Scaggs et ses marins, Sheppard et ses fantassins, luttèrent désespérément, repoussant tous les assauts et contre-attaquant. Encore et encore, la folle ruée fut repoussée par les rangs sans cesse moins fournis des défenseurs qui faisaient de leur mieux pour protéger le centre du radeau. Ramsey souffrait de nombreuses blessures et Scaggs de deux côtes cassées.
Hélas, les brigands avaient réussi à tuer deux femmes et les avaient jetées à l'eau dans la mêlée. Enfin, décimés par d'horribles blessures, un par un, deux par deux, les mutins commencèrent à se réfugier vers le périmètre extérieur du radeau.
quand le jour se leva, les morts jonchaient le sol de planches. Tout était en place pour le deuxième acte de ce macabre drame. Sous le regard horrifié
des marins et des soldats survivants, les bagnards se mirent à découper et à dévorer leurs anciens camarades d'infortune. Ce fut une vision de cauchemar.
Ramsey fit rapidement le compte des rescapés et fut choqué de constater qu'il ne restait que 78 personnes sur les 231 qu'on avait embarquées. Dans cette bataille insensée, 109 bagnards avaient péri. Cinq des fantassins de Sheppard avaient disparu, sans doute tombés du radeau, et 12 hommes de l'équipage du Gladiateur étaient morts ou disparus. Il semblait inconcevable qu'un si petit nombre de défenseurs ait pu en soumettre autant mais les bagnards n'étaient pas entraînés au combat comme les fantassins de Sheppard, ni physiquement endurcis par le rude travail de la mer, comme l'équipage de Scaggs.
Maintenant que la liste des passagers avait diminué d'au moins 126
personnes, le radeau naviguait nettement plus haut sur les vagues. Ceux des cadavres que les assassins n'avaient pas dévorés dans l'agonie de leur inanition furent jetés aux requins impatients. Incapable de rien arrêter, Scaggs retint sa nausée et regarda ailleurs quand son équipage, également affolé par la faim, commença à arracher la chair de trois de ces cadavres.
Dorsett et Betsy, tout comme la plupart des femmes, bien qu'épuisés par les tourments incessants de la faim, ne purent se résoudre à survivre en mangeant de la chair humaine. Une bourrasque de pluie, l'après-midi même, arriva à point pour calmer leur soif mais rien ne put combler les angoisses de leur estomac.
- Je tiens à vous remercier, monsieur Dorsett, pour votre avertissement fort à propos. Je dois avouer que les braves gens encore vivants sur ce vaisseau infernal vous sont redevables de leur vie.
- J'ai mené une existence misérable, commandant, mais je ne me suis jamais mêlé à cette racaille malodorante.
Le radeau du " Gladiateur "
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- quand nous atteindrons la Nouvelle-Galles du Sud, je ferai de mon mieux pour que le gouverneur commue votre peine.
- Je vous en suis reconnaissant, commandant, et je suis votre serviteur.
Scaggs regarda le petit poignard dépassant de la ceinture de Dorsett.
- Est-ce là votre seule arme?
- Oui, monsieur. Mais elle me fut fort utile la nuit dernière.
- qu'on lui donne un sabre, dit Scaggs à Ramsey. Nous n'en avons probablement pas fini avec ces chiens.
- Je partage votre avis, confirma Dorsett. Ils ne seront pas aussi violents maintenant que Huggins n'est plus à leur tête, mais ils sont trop affolés par la soif pour laisser tomber. Ils essaieront de nouveau dès qu'il fera nuit.
Il ne se trompait pas. Pour des raisons que seuls pouvaient imaginer des hommes rendus fous par le manque d'eau et de nourriture, les bagnards se jetèrent sur les défenseurs deux heures après le coucher du soleil.
L'attaque ne fut pas aussi sauvage que celle de la veille. Des silhouettes fantomatiques vacillèrent les unes contre les autres, donnant des coups de b‚ton et de sabre, leurs corps s'enchevêtrant en tombant, bagnards, marins et fantassins pêle-mêle.
La vaillance des bagnards s'amenuisa avec un autre jour sans boire et sans manger et disparut tout à fait quand les défenseurs eurent contre-attaque.
Epuisés, ils s'arrêtèrent et reculèrent. Scaggs et ses fidèles marins se ruèrent au milieu de leur groupe tandis que Dorsett, avec les quelques fantassins de Sheppard encore valides, attaqua leur flanc. En vingt minutes, le combat avait pris fin.
Cette nuit-là, on dénombra 52 morts. A l'aurore, il ne restait que 25
hommes et 3 femmes sur les 78 survivants de la veille : 16 bagnards en comptant Jess Dorsett, Betsy Fletcher et 2 autres femmes, 2 soldats et 10
marins du Gladiateur dont le capitaine Scaggs. Son second Ramsey faisait partie des morts. Gorman, le chirurgien du bord, mortellement blessé, rendit l'‚me en fin d'après-midi comme une lampe qui s'éteint par manque d'huile. Dorsett avait une méchante blessure à la cuisse droite et Scaggs, en plus de ses côtes, avait également une clavicule cassée. Betsy, quant à
elle, ne souffrait que de quelques coupures et de bleus sans gravité. Les bagnards avaient reçu une véritable correction et tous montraient de vilaines plaies. Mais la folle bataille pour le radeau du Gladiateur était finie.
Au cours des dix jours d'épreuves qui suivirent, il y eut six autres décès.
Deux jeunes garçons, dont un mousse de douze ans et un soldat de seize, préférèrent devancer la mort en se jetant dans la mer. Les quatre autres furent des bagnards qui succombèrent à leurs blessures. On aurait dit que le nombre sans cesse moins élevé des survivants contemplait une 28
Onde de choc
vision terrifiante. Le br˚lant tourment du soleil les reprit comme une fièvre infernale, accompagnée par le délire.
Le douzième jour, ils n'étaient plus que 18. Ceux qui pouvaient encore bouger étaient en guenilles, leurs corps meurtris des blessures du massacre, leurs traits défigurés par la br˚lure du soleil, la peau couverte de plaies dues aux planches inégales du pont et au sel de la mer. Ils étaient tous au-delà du désespoir et leurs yeux vides commençaient à
distinguer des choses bizarres. Deux marins jurèrent qu'ils voyaient le Gladiateur. Ils plongèrent et nagèrent vers le vaisseau imaginaire puis se noyèrent ou furent dévorés par le Meurtrier, toujours à l'aff˚t, et ses voraces compagnons.
Les hallucinations prenaient toutes sortes de formes, depuis des tables de banquets chargées de nourriture jusqu'à des cités peuplées ou des foyers que la plupart d'entre eux n'avaient pas revus depuis l'enfance. Scaggs se voyait assis devant une cheminée avec sa femme et ses enfants, dans son cottage donnant sur le port d'Aberdeen.
Soudain, il regarda Dorsett d'un air étrange et dit :
- Nous n'avons rien à craindre. J'ai envoyé un message à l'Amirauté qui nous envoie un navire de sauvetage.
Presque aussi hébétée que le capitaine, Betsy demanda :
- quel pigeon avez-vous utilisé pour envoyer votre message ? Le noir ou le gris?
Les lèvres fendues et saignantes de Dorsett s'étirèrent en un douloureux sourire. Il avait, Dieu sait comment, réussi à garder toute sa tête et avait pu aider les rares marins encore capables de bouger à réparer certains dommages du radeau.
Ayant trouvé quelques morceaux de voile, il avait confectionné un petit auvent au-dessus de Scaggs tandis que Betsy soignait de son mieux les blessures du capitaine et lui portait sa plus affectueuse attention. Entre le capitaine, le bandit de grand chemin et la voleuse, naquit une amitié
sincère au long des heures interminables qu'ils vivaient ensemble.
Ses instruments de navigation perdus pendant la bataille, Scaggs n'avait pas la moindre notion de leur position. Il ordonna à ses hommes d'essayer d'attraper du poisson en utilisant de la ficelle et des clous. Comme app
‚ts, de la chair humaine. Les petits poissons ignorèrent complètement l'offre de nourriture. Curieusement, même les requins s'en désintéressèrent.
Dorsett attacha une corde à la poignée d'un sabre et la lança dans le dos d'un gros requin qui nageait près du radeau. Sachant qu'il avait perdu une bonne partie de ses forces et ne pouvait lutter avec le monstre, il attacha la corde autour d'un m‚t. Il attendrait que le requin meure pour le tirer à
bord. Sa seule récompense fut une lame de sabre courbée à quatre-vingt-dix degrés. Deux marins essayèrent d'attacher des baÔonnettes à des b‚tons pour en faire des harpons. Ils blessèrent plusieurs requins qui ne parurent même pas se soucier de ces égratignures.
Le radeau du " Gladiateur "
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Ils avaient abandonné tout espoir de se nourrir de poisson quand, plus tard dans l'après-midi, un grand banc de mulets passa sous le radeau. De trente à quatre-vingts centimètres de long, ils se révélèrent plus faciles à
harponner que les requins. Avant que le banc ait disparu, sept poissons en forme de cigare, avec leurs nageoires fourchues, frétillaient sur les planches liées du radeau.
- Dieu ne nous a pas abandonnés, murmura Scaggs en contemplant les poissons argentés. En général, on trouve les mulets dans les mers peu profondes. Je n'en ai jamais vu en eaux profondes.
- On dirait qu'il nous les a adressés personnellement, dit Betsy en écarquillant les yeux à la vue de leur premier repas en près de deux semaines.
Ils avaient si faim et il y avait si peu de poisson qu'ils y ajoutèrent la chair d'une femme morte une heure auparavant. C'était la première fois que Scaggs, Dorsett et Betsy touchaient à la chair humaine. Ils se justifièrent en la mélangeant à celle du poisson. Le go˚t en était en quelque sorte déguisé et leur parut moins écourant.
Un nouveau don du ciel arriva sous forme d'une averse qui mit près d'une heure à passer et leur permit de recueillir près de trois litres d'eau.
Bien que leurs forces aient été temporairement restaurées, le découragement se lisait sur leurs visages. Leurs blessures, aggravées par l'eau salée, leur causaient des douleurs infinies. Et le soleil continuait à les torturer. L'air était suffocant et la chaleur intolérable. La nuit seule apportait un peu de répit et des températures plus fraîches. Mais certains passagers du radeau ne purent supporter un autre jour de souffrance. Il y eut cinq nouveaux décès, quatre forçats et le dernier soldat qui se laissa tranquillement glisser dans l'eau et mourut très vite.
Au quinzième jour, il ne restait que Scaggs, Dorsett, Betsy Fletcher, trois marins et quatre bagnards dont une femme. Ils étaient au-delà de la souffrance. La mort leur paraissait inévitable et ils étaient presque résignés à cesser de lutter. Les mulets avaient disparu depuis longtemps et bien que les morts aient servi aux vivants, le manque d'eau et la chaleur torride rendaient la résistance impossible. Dans vingt-quatre heures au plus, le radeau ne transporterait plus aucun survivant.
Soudain, un événement détourna leur attention de l'horreur indicible des deux dernières semaines. Un grand oiseau brun‚tre apparut dans le ciel, survola le radeau par trois fois puis se posa avec un battement d'ailes sur le m‚t avant. Il promena le regard de ses yeux jaunes aux pupilles rondes et noires sur les pathétiques humains étendus sur le radeau, leurs vêtements en lambeaux, leurs visages et leurs corps marqués par les combats et les br˚lures du soleil. Chacun pensa un instant à l'attraper pour le manger.
- quel étrange oiseau est-ce là ? demanda Betsy dont la langue enflée ne laissait passer qu'un filet de voix.
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Onde de choc
- C'est un kea, murmura Scaggs. Un de mes officiers en avait apprivoisé un, autrefois.
- Volent-ils au-dessus des mers comme les mouettes ? demanda Dor-sett.
- Non. Ce sont des sortes de perroquets qui vivent en Nouvelle-Zélande et dans les îles avoisinantes. Je n'ai jamais vu de kea se promener au-dessus de l'eau à moins que... A moins qu'il ne s'agisse d'un autre message du Tout-Puissant, reprit Scaggs après un silence.
Il se leva péniblement et scruta l'horizon.
- Terre! s'écria-t-il soudain. Terre à l'ouest, là-bas!
Leur léthargie, leur apathie avaient été si profondes qu'ils ne s'étaient pas rendu compte que les rouleaux poussaient le radeau vers deux monticules verts s'élevant de la mer, à moins de dix milles maintenant. Chacun tourna les yeux vers l'ouest et vit une grande île surmontée de deux collines peu élevées, une à chaque extrémité, avec une forêt entre les deux. Il y eut un long silence sur le radeau. Les rescapés, le cour battant, craignaient que les courants ne les éloignent de cette terre salvatrice. Presque tous se jetèrent à genoux, hagards, et prièrent pour leur délivrance sur cette côte dont ils s'approchaient.
Il se passa une heure avant que Scaggs puisse assurer que l'île grandissait à ses yeux.
- Le courant nous pousse vers elle, annonça-t-il plein d'allégresse. C'est un miracle ! C'est un vrai miracle ! Je ne connais aucune île sur les cartes de cette partie de la mer.
- Elle est probablement inhabitée, supposa Dorsett.
- quelle merveille ! murmura Betsy en contemplant l'épaisse forêt entre les deux collines. J'espère qu'il y aura des étangs d'eau douce.
Cette promesse inattendue de survie réveilla le peu de forces qu'ils avaient encore et les poussa à agir. Personne ne songea plus à attraper le perroquet pour le manger. Le messager à plumes fut au contraire considéré
comme un bon présage. Scaggs et les quelques marins survivants hissèrent une voile faite de ce qui restait de l'auvent tandis que Dorsett et les bagnards arrachaient des planches au radeau pour ramer fiévreusement.
Alors, comme pour les guider, le perroquet agita ses ailes et retourna d'o˘
il venait.
La masse de l'île ne cessait de grandir jusqu'à occuper tout l'horizon à
l'ouest, les attirant comme un aimant. Ils pagayèrent comme des fous, bien résolus à mettre un terme à leurs souffrances. Une brise se leva derrière eux, les poussant vers cette terre promise, ajoutant à leur délire d'espérance. Plus question de se résigner à attendre la mort. La délivrance était là, à trois milles de leur radeau.
Br˚lant ses dernières forces, un des marins grimpa sur les haubans jusqu'au bout de vergue. Se protégeant les yeux de la main, il scruta la mer.
Le radeau du " Gladiateur "
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- quel genre de plage voyez-vous? demanda Scaggs.
- «a ressemble à un récif de corail autour d'un lagon. Scaggs se tourna vers Dorsett et Fletcher.
- Si nous ne trouvons pas l'entrée du chenal, les brisants vont nous jeter sur le récif.
Trente minutes plus tard, le marin en haut du m‚t cria :
- Je vois un passage d'eau bleue dans le récif extérieur, à deux cents mètres environ sur tribord.
- Fabriquez un gouvernail ! ordonna Scaggs. Vite ! Et que ceux qui ont encore un peu de muscles attrapent une planche et pagayent pour sauver leur vie.
Une peur affreuse les saisit tous quand ils virent les brisants se jeter sur le récif extérieur. Les vagues frappaient et explosaient en une pure écume blanche. Le bruit qu'elles faisaient en s'écrasant sur le corail résonnait comme des coups de canon. Les vagues atteignaient des hauteurs gigantesques à mesure que le fond marin s'élevait et qu'ils approchaient de la côte. Le désespoir fit place à la terreur quand les occupants du radeau comprirent ce qui les attendait s'ils étaient précipités contre le récif par la force effrayante des brisants.
Scaggs prit sous un bras la barre de fortune et mit le cap sur le chenal tandis que les marins essayaient de diriger la voile effilochée. Les bagnards, comme une compagnie de corbeaux déplumés, pagayaient sans grande efficacité. Leurs pauvres efforts n'avaient pas grand effet sur la vitesse du radeau. Ce n'est que lorsque Scaggs leur ordonna de ramer tous du même côté et en même temps qu'ils purent l'aider à se diriger vers le chenal.
Le radeau fut rattrapé par une muraille de mousse bouillonnante qui le balaya à une vitesse stupéfiante. Pendant un court instant, il demeura suspendu sur la crête de la vague puis plongea dans le creux. Deux des bagnards furent happés par la turbulence et disparurent à jamais. Le radeau, usé par la mer, était en train de se disloquer. Les cordages, r‚pés et détendus par le roulis constant, commencèrent à s'effilocher et se rompirent. Le ch‚ssis des m‚ts supportant le pont de planches se tordit et se déchiqueta. Le radeau parut grogner quand la vague suivante le recouvrit. Dorsett eut l'impression que le récif était assez proche pour qu'il puisse s'y accrocher.
C'est alors qu'ils furent balayés et jetés dans le chenal, entre les bords tranchants et irréguliers du récif. La lame les porta, le radeau explosa et des morceaux de bois volèrent dans l'eau éblouissante comme une chandelle romaine. Lorsque la partie centrale du radeau se désintégra autour d'eux, les survivants furent précipités dans l'eau.
Une fois passée la barrière de corail, la mer furieuse devint aussi douce qu'un lac de montagne et prit une belle teinte bleu turquoise. Dorsett se releva en toussant, un bras solidement passé autour des épaules de Betsy.
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Onde de choc
- Vous savez nager?
Elle secoua vivement la tête en crachant l'eau qu'elle avait avalée.
- Pas du tout.
Il la tira en nageant vers un des m‚ts du radeau qui flottait à moins de dix mètres d'eux. Dès qu'il l'eut atteint, il mit les bras de Betsy autour de l'épave et se tint près d'elle, essayant de reprendre son souffle, le cour battant, affaibli par l'effort. Après une minute ou deux passées à
récupérer, Dorsett regarda autour de lui pour tenter de faire le point.
Scaggs et deux marins, non loin de là, étaient vivants, accrochés à une petite partie du pont miraculeusement intacte. Déjà ils arrachaient des planches pour en faire des semblants de rames. Des bagnards, il ne vit que deux hommes et une femme qui surnageaient, agrippés à des débris de l'ancien radeau du Gladiateur.
Dorsett se retourna pour regarder la côte. Une magnifique plage de sable blanc les attendait à moins d'un quart de mille. Soudain il entendit crier près de lui.
- Betsy et vous, accrochez-vous, disait Scaggs. Nous allons vous chercher, vous et les autres et, ensemble, nous arriverons bien jusqu'à la côte.
Dorsett répondit en agitant le bras et embrassa Betsy sur le front.
- Et veillez à ne pas laisser tomber, ma jolie. Dans une demi-heure, nous foulerons la terre ferme-La panique le saisit d'un seul coup, tuant sa joie. La haute nageoire d'un grand requin blanc tournoyait autour de l'épave, à la recherche d'une nouvelle proie. Le Meurtrier les avait suivis dans le lagon.
" Ce n'est pas juste ! " hurla silencieusement Dorsett.
Avoir supporté des souffrances dépassant l'imagination et se voir privé au dernier moment de la possibilité de survivre par la m‚choire mortelle de ce démon était une monstrueuse injustice. S˚rement personne n'avait jamais été
aussi maltraité par le sort. Il serra très fort Betsy dans ses bras et regarda avec une terreur morbide l'aileron cesser de tournoyer, se diriger vers eux et glisser lentement sous la surface de l'eau. Son cour se glaça et il attendit, sans rien pouvoir faire, que les dents acérées se referment sur son corps.
Alors, sans prévenir, le second miracle se produisit.
Les eaux calmes du lagon se mirent soudain à bouillonner. Une sorte d'énorme fontaine jaillit, et, au milieu, le grand requin blanc. Le bête meurtrière se débattait sauvagement, ses terrifiantes m‚choires claquant comme celles d'un chien enragé. Il tentait de se dégager d'un gigantesque serpent de mer qui le serrait à l'étouffer.
Les naufragés, agrippés à leurs épaves, regardaient, frappés de stupeur, la lutte mortelle entre ces deux monstres des profondeurs.
De là o˘ il était, sur son débris de radeau, Scaggs était bien placé pour observer la lutte. Le corps de l'énorme créature, qui ressemblait à une anguille géante, devait bien mesurer soixante ou soixante-cinq mètres, Le radeau du " Gladiateur "
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entre sa tête arrondie et sa longue queue fuselée. Et en circonférence, Scaggs se dit qu'elle avait bien la taille d'un gros tonneau de farine. Sur le devant de la tête, la bouche s'ouvrait et se fermait spasmodiquement, révélant des dents en forme de crochets. La peau semblait douce, d'un brun foncé sur le dessus du corps, presque noire, tandis que le ventre était d'un blanc d'ivoire. Scaggs avait entendu de nombreuses histoires à propos de navires ayant croisé des monstres marins en forme de serpents, mais il en avait ri, les rejetant comme autant de visions de marins ayant trop forcé sur le rhum.
Glacé de terreur, il ne riait plus du tout en contemplant le Meurtrier qui les avait tant effrayés se débattre inutilement pour tenter d'échapper à
son mortel attaquant.
Le corps compact et cartilagineux du requin l'empêchait de tourner suffisamment la tête pour refermer ses puissantes m‚choires sur le serpent.
Malgré sa force incroyable et ses convulsions frénétiques, il ne pouvait se libérer de ce formidable étau. Tournant sur eux-mêmes en grands cercles rapides, requin et serpent disparurent sous la surface avant de réapparaître dans une explosion d'écume qui retomba dans l'eau en milliers de gouttes brillantes.
Le serpent commença alors à enfoncer ses dents dans les ouÔes du requin.
Après quelques minutes, le combat titanesque s'apaisa, le requin agonisant cessa de se débattre et les deux monstres s'enfoncèrent dans les profondeurs du lagon. Le chasseur était devenu la proie d'un autre chasseur.
Scaggs ne perdit pas une seconde après cette bataille épique. Il tira les autres rescapés jusqu'au petit morceau de radeau encore disponible.
Stupéfaits par ce dont ils avaient été témoins, les malheureux survivants atteignirent enfin la plage de sable blanc. Titubant, enfin libérés de leur cauchemar, ils pénétrèrent dans un jardin d'Eden encore inconnu des marins d'Europe.
Ils trouvèrent bientôt une rivière d'eau pure tombant de la montagne volcanique qui s'élevait à l'extrémité septentrionale de l'île. Cinq variétés de fruits tropicaux poussaient dans la zone forestière et le lagon regorgeait de poissons. Leur périlleuse épopée achevée, 8 rescapés seulement sur les 231 du début vécurent assez longtemps pour se rappeler les horreurs des quinze journées passées sur le radeau du Gladiateur, au milieu du désert étouffant de la mer.
Six mois après la perte tragique du Gladiateur, on repensa à lui lorsqu'un pêcheur, venu à terre pour réparer sa barque, découvrit une main serrée sur la poignée d'un sabre émergeant du sable de la plage. Il dégagea l'objet et eut la surprise de trouver la statue grandeur nature d'un guerrier ancien.
Il transporta la statue de bois sculpté en Nouvelle-Zélande, à Auckland, cinquante milles plus au nord. Là, on identifia la figure de proue du clipper disparu, le Gladiateur.
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Onde de choc
Nettoyé et reverni, le guerrier de bois fut placé dans un petit musée maritime o˘ les visiteurs le contemplèrent souvent en s'interrogeant sur le mystère de la disparition du clipper.
Cette énigme fut enfin élucidée, en juillet 1858, par un article paru dans le Sydney Morning Herald.
REVENU D'ENTRE LES MORTS
" Les mers entourant l'Australie ont été témoins de bien des choses étranges mais jamais autant que la réapparition soudaine du capitaine Charles Scaggs " La Brute " dont on avait signalé la disparition et la mort présumée lorsque son clipper, le Gladiateur, appartenant à MM. Carlisle et Dunhill, d'Inverness, avait disparu en mer de Tasmanie, lors du terrible typhon de janvier 1858, à 300 milles seulement au sud-est de Sydney.
Le capitaine Scaggs a surpris tout le monde en débarquant au port de T
'Uppr-T1 A pp? Sydney d'un petit vaisseau que lui-même et le seul survivant de son
équi-
/V.VJH page ont construit lors de leur séjour forcé sur une île inconnue des cartes maritimes.
La figure de proue du clipper, échouée sur la côte ouest de Nouvelle-Zélande il y a un an et demi, a confirmé la perte du navire. Jusqu'au retour miraculeux du capitaine Scaggs, personne ne savait comment le clipper s'était perdu, ni quel était le sort des 192 bagnards transportés vers la colonie pénitentiaire, ni celui des 11 soldats et des 28 hommes d'équipage.
Selon le capitaine Scaggs, lui-même et un seul de ses marins furent jetés sur une île déserte o˘ ils survécurent plus de deux ans et o˘ ils purent construire une embarcation gr‚ce aux outils et aux matériaux sauvés du naufrage d'un autre malheureux navire poussé, un an plus tard, jusqu'aux côtes de leur île après la perte de tout son équipage. Ils construisirent la coque de leur b‚timent avec le bois des arbres qui poussaient dans l'île.
Le capitaine, ainsi que Thomas Cochran, le charpentier du bord, semblent en bonne santé malgré de si dures épreuves et impatients d'embarquer sur le premier navire en partance pour l'Angleterre. Ils ont exprimé leur profond chagrin pour les morts tragiques des passagers du Gladiateur et de leurs compagnons, qui tous ont péri dans le naufrage du clipper lors du typhon.
Par miracle, Scaggs et Cochran purent s'agripper à un morceau d'épave pendant plusieurs jours avant que les courants ne les portent sur la plage d'une île déserte, plus morts que vifs.
La petite île o˘ les deux hommes vécurent plus de deux ans ne peut être située avec exactitude car M. Scaggs avait perdu ses instruments de navigation au moment du naufrage. Il suppose qu'elle se trouve à quelque 350 milles au sud-est de Sydney, dans une zone o˘ les autres marins affirment qu'il n'existe aucune terre.
Le lieutenant Silas Sheppard, dont les parents vivent à Hornsby, et son détachement de dix hommes appartenant au Régiment d'Infanterie de Nouvelle-Galles du Sud, qui gardaient les forçats, figurent également sur la liste des disparus. "
17 septembre 1876, Aberdeen, Ecosse.
Après que Scaggs fut retourné en Angleterre et qu'il eut passé quelques jours avec sa femme et ses enfants, Carlisle & Dunhill lui offrirent le commandement de leur tout dernier clipper, une merveille de finesse, le Culloden, et l'envoyèrent faire le commerce du thé en Chine. Après six voyages exténuants au cours desquels il établit deux records, Scaggs " La Brute " se retira dans sa petite maison d'Aberdeen, déjà usé bien qu'il n'e˚t que quarante-sept ans.
Les capitaines de clippers étaient des hommes qui vieillissaient avant l'‚ge. Les exigences de commandement des bateaux les plus rapides du monde sapaient sérieusement leur corps et leur esprit. La plupart mouraient fort jeunes. Et nombreux furent ceux qui coulèrent avec leur navire. Ils constituaient une élite, ces fameux hommes intransigeants qui menaient leurs navires de bois à des vitesses extravagantes, à l'époque la plus romantique de l'épopée de la mer. Lorsqu'ils descendaient dans leur tombe, qu'elle f˚t de terre ou d'eau, ils savaient qu'ils avaient mené les plus beaux vaisseaux jamais construits par les hommes.
Solide comme les solives de son bateau, Scaggs préparait son dernier voyage à l'‚ge de cinquante-neuf ans. Il avait épargné un bon petit magot en investissant quelques actions sur ses quatre dernières traversées, de sorte qu'il laissait à ses enfants une très décente petite fortune.
Seul après la mort de sa chère épouse Lucy, ses enfants ayant de leur côté
fondé leurs propres familles, il garda son amour pour la mer et fit de courtes croisières dans les estuaires d'Ecosse, à bord d'un petit ketch qu'il avait construit de ses propres mains. Ce fut après l'un de ces voyages, dans un froid glacial, pour rendre visite à son fils à Peterhead qu'il tomba malade.
quelques jours avant sa mort, Scaggs envoya chercher son plus cher ami 38
Onde de choc
et ancien employeur, Abner Carlisle. Financier respecté de l'industrie maritime il avait, avec son associé Alexander Dunhill, amassé une fortune importante. Il était maintenant l'un des citoyens les plus en vue d'Aberdeen. En plus de sa compagnie de navigation, il possédait une affaire commerciale et une banque. Ses bonnes ouvres favorites étaient la bibliothèque et l'hôpital de la ville. Carlisle était un petit homme mince comme un fil, totalement chauve. Il avait un regard doux et il boitait bas, suite à une chute de cheval dans sa jeunesse.
Il fut reçu par Jenny, la fille du capitaine, qu'il connaissait depuis sa naissance. Elle l'embrassa et lui prit la main.
- C'est gentil à vous d'être venu, Abner. Il me demande toutes les demi-heures si vous êtes arrivé.
- Comment va ce vieux loup de mer?
- Je crains que ses jours ne soient comptés, répondit-elle avec tristesse.
Carlisle regarda autour de lui la maison confortable meublée comme un navire. Les murs étaient couverts de cartes o˘ l'on pouvait suivre toutes les routes maritimes que Scaggs avait empruntées au cours de ses voyages.
- Cette maison va me manquer, dit-il.
- Mes frères disent que nous ferions mieux de la vendre. Elle conduisit Carlisle à l'étage, dans une chambre dont la grande fenêtre ouvrait sur le port d'Aberdeen.
- Père, Abner Carlisle est arrivé.
- Ce n'est pas trop tôt ! marmonna Scaggs d'un ton maussade. Jenny embrassa Carlisle sur la joue.
- Je vais aller préparer une tasse de thé.
Tel un vieil homme usé par trente années de vie en mer, Scaggs ne bougea pas. Bien qu'il par˚t fatigué, Carlisle ne put s'empêcher d'admirer le feu qui br˚lait encore dans ses yeux vert olive.
- J'ai un nouveau bateau pour vous, Bully.
- Allez au diable ! grinça Scaggs. Combien de voiles ?
- Aucune. C'est un steamer.
Le visage de Scaggs vira au rouge brique et il leva la tête.
- Ces espèces de poubelles flottantes ne devraient pas avoir le droit de polluer les mers.
C'était la réponse que Carlisle avait espérée. Bully Scaggs était peut-être aux portes de la mort mais il avait toujours aussi mauvais caractère.
- Les temps ont changé, mon ami. Le Cutty Sark et le Thermopyle sont les seuls clippers que nous ayons connus tous les deux et qui naviguent encore.
- Je n'ai pas de temps à perdre en vain bavardage. Je vous ai demandé de venu: pour entendre ma dernière confession et parce que j'ai un service personnel à vous demander.
Carlisle regarda Scaggs d'un air amusé.
- Vous avez roué de coups un ivrogne ou sauté une Chinoise dans un bordel de Shanghai' et vous ne m'en avez jamais parlé ?
L'héritage
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- Je veux parler du Gladiateur, murmura Scaggs. J'ai menti à son sujet.
- Il a coulé pendant le typhon, dit Carlisle. quel mensonge auriez-vous pu faire là-dessus?
- Oui, il a coulé pendant le typhon mais les passagers et l'équipage n'ont pas coulé avec lui.
Carlisle resta silencieux un moment puis dit prudemment :
- Charles Bully Scaggs, vous êtes l'homme le plus honnête que j'aie jamais rencontré. Depuis un demi-siècle que nous nous connaissons, vous n'avez jamais trahi ma confiance. Etes-vous s˚r que ce n'est pas la maladie qui vous fait raconter ces folies?
- Croyez-moi si je vous dis que j'ai vécu vingt ans dans le mensonge pour payer une dette. Carlisle le regarda avec surprise.
- que voulez-vous me dire exactement?
- Je veux vous raconter une histoire dont je n'ai jamais parlé à personne, dit Scaggs en se calant contre ses oreillers et en laissant errer son regard au loin, vers quelque chose qu'il était le seul à distinguer. C'est l'histoire du radeau du Gladiateur.
Jenny revint une demi-heure plus tard avec le thé. Il faisait sombre et elle alluma les lampes à pétrole de la chambre.
- Père, tu dois essayer de manger quelque chose. Je t'ai fait ton rago˚t de poisson préféré.
- Je n'ai pas d'appétit, ma fille.
- Abner doit être affamé à t'écouter depuis des heures. Je pense qu'il mangerait volontiers un morceau.
- Donne-moi encore une heure, dit Scaggs. Après, tu nous feras manger ce que tu voudras. Dès qu'elle fut sortie, Scaggs reprit la saga de son radeau.
- quand nous avons enfin rejoint la terre, nous n'étions plus que huit. De l'équipage du Gladiateur il ne restait que moi, Thomas Cochran, le charpentier, et Alfred Reed, un bon marin. Des bagnards, seuls Jess Dorsett, Betsy Fletcher, Marion Adams, George Pryor et John Winkleman avaient survécu. 8 personnes sur les 231 qui avaient embarqué en Angleterre.
- Je vous prie de m'excuser, mon bon ami, si j'ai l'air de douter, dit Carlisle. Des douzaines d'hommes s'entre-tuant sur un radeau au milieu de l'océan, les survivants mangeant de la chair humaine et finalement sauvés des dents d'un requin mangeur d'homme par l'intervention divine d'un serpent de mer qui tue le requin... c'est pour le moins un conte difficile à croire!
- Ce ne sont pas des divagations de mourant, assura Scaggs épuisé. Le récit est véridique à la virgule près.
Carlisle ne voulait pas f‚cher Scaggs inutilement. Le vieux marchand 40
Onde de choc
L'héritage
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tapota affectueusement le bras du vieux marin qui l'avait aidé à construire l'empire maritime de Carlisle & Dunhill et le rassura.
- Continuez. J'ai h‚te d'entendre la suite. que vous est-il arrivé après avoir atteint cette île?
Pendant la demi-heure suivante, Scaggs raconta comment ils s'étaient désaltérés dans la rivière dont l'eau douce tombait d'un volcan. Il décrivit les grosses tortues prises dans le lagon, comment Dorsett les avait renversées sur le dos et vidées avec son couteau, le seul outil à
leur disposition. Puis comment, en utilisant une pierre trouvée près de la plage et le couteau comme un silex, ils avaient allumé un feu et cuit la chair de la tortue. Cinq sortes de fruits, que Scaggs n'avaient jamais vus auparavant, poussaient sur les arbres de la forêt. La végétation différait beaucoup de celle qu'il avait rencontrée en Australie. Il raconta comment les survivants avaient passé les quelques jours suivants à se gorger de fruits jusqu'à ce que leurs forces reviennent.
- Nos corps à nouveau en bon état, nous commenç‚mes à explorer l'île, poursuivit Scaggs. Elle avait la forme d'un hameçon. Environ huit kilomètres de long sur un et demi de large. Deux massifs volcaniques, chacun de cent vingt à cent cinquante mètres de haut, occupaient les extrémités de l'île. Le lagon, qui devait mesurer à peu près douze cents mètres de long, était abrité par un épais récif du côté de la mer. De hautes falaises étayaient le reste de l'île.
- Etait-elle déserte? demanda Carlisle.
- Pas une ‚me, pas un animal. Seulement des oiseaux. Certains signes montraient que des aborigènes y avaient vécu autrefois mais ils avaient disparu depuis longtemps.
- Des bateaux s'y étaient-ils échoués?
- Pas à ce moment-là.
- Après ce qui s'était passé sur le radeau, cette île a d˚ vous paraître un paradis, dit Carlisle.
- C'est la plus belle que j'aie connue au cours de ma longue carrière de marin, répondit Scaggs. Une émeraude magnifique sur une mer de saphir. (Il se tut un instant, comme s'il revoyait ce joyau au milieu du Pacifique.) J'avais désigné ceux qui seraient chargés de certains services ainsi que les heures o˘ il faudrait pêcher, construire et entretenir un abri, se procurer des fruits et autres aliments et aussi veiller à maintenir le feu allumé, tant pour cuire nos aliments que pour servir de signal à un éventuel navire passant au large. Ainsi nous véc˚mes en paix pendant plusieurs mois.
- Laissez-moi deviner, dit Carlisle. Des disputes s'élevèrent entre les femmes ?
Scaggs secoua faiblement la tête.
- Plutôt entre les hommes à propos des femmes.
- Ainsi vous avez vécu les mêmes aventures que les mutinés du Bounty sur l'île Pitcairn?
- Exactement. Je savais bien qu'il y aurait des problèmes un jour ou l'autre et j'avais établi un roulement pour que les femmes soient réparties équitablement entre les hommes. Evidemment, tout le monde n'a pas été
d'accord, surtout les femmes. Mais je ne voyais pas d'autre moyen d'éviter les effusions de sang.
- En pareilles circonstances, j'aurais fait la même chose.
- Mais je n'ai réussi qu'à h‚ter l'inévitable. Le bagnard John Win-kleman assassina Reed le marin à cause de Marion Adams et Jess Dorsett refusa de partager Betsy Fletcher avec qui que ce soit. quand George Pryor essaya de violer Fletcher, Dorsett lui écrasa la tête à coups de pierre.
- De sorte que vous n'étiez plus que six.
- Oui. La tranquillité revint quand John Winkleman épousa Marion Adams et que Jess épousa Betsy.
- Epousa ? coupa Carlisle, indigné. Comment est-ce possible ?
- Avez-vous oublié, Abner ? le calma Scaggs avec un petit sourire. En tant que commandant, j'avais le pouvoir d'accomplir la cérémonie.
- Mais n'étant plus sur le pont de votre navire, j'ose dire que vous avez un peu outrepassé vos droits !
- Je ne le regrette pas. Nous avons vécu en harmonie jusqu'à ce que le charpentier Thomas Cochran et moi reprenions la mer.
- Cochran et vous n'avez-vous éprouvé aucun désir pour les femmes ? L'éclat de rire de Scaggs s'acheva en quinte de toux. Carlisle lui offrit un verre d'eau. quand il eut repris son souffle, Scaggs répondit.
- quand mes pensées devenaient charnelles, je pensais à ma femme Lucy. Je lui ai promis de toujours revenir de mes traversées en lui étant resté
parfaitement fidèle.
- Et le charpentier?
- En ce qui le concerne, il se trouve qu'il préférait la compagnie des hommes.
Ce fut au tour de Carlisle de rire.
- Vous avez partagé vos aventures avec de bien étranges personnages !
- Très vite, nous avons construit des abris confortables dans les rochers et évité l'ennui en fabriquant toutes sortes d'objets ingénieux pour rendre notre existence plus aisée. L'habileté professionnelle de Cochran nous a vraiment été utile lorsque nous avons trouvé les outils de charpentier qui lui manquaient.
- Comment cela s'est-il passé ?
- Après environ quatorze mois, une forte tempête a jeté un sloop1 français sur les rochers au sud de l'île. Malgré nos efforts, tout l'équipage périt lorsqu'une série de brisants écrasa leur bateau autour d'eux. quand les eaux se calmèrent, deux jours plus tard, nous retrouv‚mes quatorze cadavres que nous enterr‚mes près de George Pryor et Alfred Reed. Puis 1. Un sloop est un voilier à un m‚t avec un seul foc à l'avant.
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Dorsett et moi, qui étions les meilleurs nageurs, lanç‚mes une opération de plongée pour récupérer tout ce que nous pourrions trouver d'utile sur l'épave. En trois semaines, nous avions remonté une petite montagne de matériel, de biens et d'outils. Cochran et moi avions dès lors tout ce qu'il nous fallait pour construire un navire et aller jusqu'en Australie.
- Et les femmes ? Comment Betsy et Marion se sont-elles débrouillées?
Scaggs eut un regard triste.
- La pauvre Marion ! Elle était gentille et sincère. C'était une modeste servante condamnée au bannissement pour avoir volé de la nourriture dans le cellier de son maître. Elle est morte en mettant au monde une petite fille.
John Winkleman en fut anéanti. Il devint fou et essaya de tuer le bébé.
Nous d˚mes l'attacher à un arbre quatre jours avant qu'il ne reprenne ses esprits. Mais il ne fut plus jamais le même. A partir de ce jour-là, il ne prononça plus un mot.
- Et Betsy?
- Elle est d'une autre trempe, Betsy! Solide comme un mineur de fond. Elle faisait sa part de travail. Elle donna naissance à deux garçons en deux ans, tout en s'occupant de la petite fille de Marion. Dorsett et Betsy n'ont jamais cessé de s'aimer.
- Pourquoi ne sont-ils pas venus avec vous?
- Ils étaient aussi bien sur l'île. J'ai offert de plaider pour leur libération auprès du gouverneur mais ils ont préféré ne pas courir le risque et je pense qu'ils ont eu raison. Dès qu'ils auraient mis le pied en Australie, les policiers auraient arrêté les enfants pour les mettre à
l'orphelinat. Betsy aurait probablement fini comme fileuse de laine dans l'usine crasseuse de Parranatta. quant à Jess, on l'aurait envoyé à la caserne pénitentiaire de Sydney. Ils ne se seraient jamais revus et auraient perdu leurs enfants. Je leur ai promis que tant que je vivrais, ils resteraient oubliés du monde, avec les ‚mes perdues du Gladiateur.
- Et Winkleman aussi? Scaggs hocha la tête.
- Il s'est installé dans une caverne de la montagne du nord de l'île et vit comme un ermite.
Carlisle resta un instant silencieux, réfléchissant à l'extraordinaire histoire que lui avait racontée Scaggs.
- Et toutes ces années, vous n'avez jamais révélé leur existence ?
- J'ai compris plus tard que si j'avais failli à ma promesse de garder le silence, ce salaud de gouverneur de Nouvelle-Galles du Sud aurait envoyé un bateau les chercher. Il avait la réputation de remuer ciel et terre pour récupérer un prisonnier évadé.
Scaggs tourna légèrement la tête pour regarder par la fenêtre les bateaux dans le port.
- Une fois rentré chez moi, je n'ai vu aucune raison de raconter l'histoire du radeau du Gladiateur.
L'héritage
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- Vous ne les avez jamais revus depuis que Cochran et vous avez mis les voiles sur Sydney? Scaggs fit non de la tête.
- Ce fut un adieu plein de larmes. Betsy et Jess debout sur la plage, leurs bébés et la fille de Marion dans les bras, comme un couple de parents heureux. Ils avaient trouvé là une vie qu'ils n'auraient jamais pu vivre dans le monde civilisé.
- Et qu'est-ce qui a empêché Cochran de parler? Les yeux de Scaggs brillèrent faiblement.
- Comme je vous l'ai dit, lui aussi avait un secret qu'il ne tenait pas à
faire savoir, du moins s'il avait l'intention de reprendre un jour la mer.
Il a coulé au cours du naufrage du Zanzibar, en mer de Chine, en 67.
- Ne vous êtes-vous jamais demandé comment ils s'en sortaient?
- Pas besoin de me poser des questions, répondit Scaggs d'un ton rusé. Je sais. Carlisle leva les sourcils.
- J'aimerais bien savoir comment !
- quatre ans après mon départ, un baleinier américain aperçut l'île et s'y arrêta pour refaire le plein d'eau douce. Jess et Betsy accueillirent l'équipage et échangèrent des fruits et du poisson frais contre de l'étoffe et des ustensiles de cuisine. Ils dirent au capitaine du baleinier qu'ils étaient des missionnaires ayant dérivé jusqu'à cette île après le naufrage de leur navire. Pendant longtemps, d'autres baleiniers prirent l'habitude de s'arrêter pour s'approvisionner en eau et en nourriture fraîche. Un des navires se chargea de troquer des graines contre les chapeaux que Betsy tressait avec des feuilles de palmier et Jess et elle commencèrent à faire pousser des légumes sur les quelques terres arables de l'île.
- Comment savez-vous tout cela?
- Parce qu'ils m'ont envoyé des lettres par l'intermédiaire des baleiniers.
- Sont-ils toujours vivants? demanda Carlisle, intéressé. Le regard de Scaggs se couvrit de tristesse.
- Jess est mort il y a six ans, en péchant. Une bourrasque soudaine a retourné sa barque. D'après Betsy, sa tête a heurté quelque chose et il s'est noyé. Sa dernière lettre est arrivée il y a deux jours, avec un paquet. Vous le trouverez dans le tiroir central de mon bureau. Elle me dit qu'elle se meurt d'une maladie de l'estomac.
Carlisle se leva et s'approcha du vieux bureau que Scaggs avait traîné dans tous ses voyages après le naufrage du Gladiateur. Il en retira un petit paquet enveloppé de toile cirée et l'ouvrit. Il y trouva une pochette de cuir et une lettre pliée. Il revint s'asseoir, mit ses lunettes et commença à lire.
- Pour une fille condamnée pour vol, elle écrit joliment bien !
- Ses premières lettres étaient pleines de fautes d'orthographe mais Jess était un homme instruit et, sous sa férule, Betsy a fait de gros progrès en grammaire.
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Onde de choc Carliste se mit à lire à haute voix.
" Mon cher capitaine Scaggs,
J'espère que votre santé est bonne. Cette lettre sera la dernière que vous recevrez de moi car j'ai une maladie de l'estomac, du moins est-ce ce que m'a dit le médecin du baleinier Amie & Jason. Je vais donc bientôt rejoindre mon Jess.
J'ai une dernière requête à vous faire que je vous prie de bien vouloir honorer. La première semaine d'avril de cette année, mes deux fils et Mary, la fille de Marion, ont quitté l'île à bord d'un baleinier dont le capitaine se rendait d'ici à Auckland pour faire faire des réparations urgentes à sa coque après une embardée contre un récif de corail. De là, les enfants doivent prendre une cabine sur un navire en partance pour l'Angleterre et enfin se rendre auprès de vous à Aberdeen.
Je vous écris, mon très cher ami, pour vous demander de les accueillir sous votre toit à leur arrivée et de vous occuper de leur éducation dans les meilleures écoles que l'Angleterre puisse offrir. Je vous en serai éternellement reconnaissante et je sais que Jess partagerait ce sentiment, que sa chère ‚me repose en paix, si vous honorez ma demande.
Je joins à la présente mon legs pour vos services et pour payer tous les frais qui seront nécessaires jusqu'à la fin de leurs études. Ce sont des enfants très brillants, qui auront à cour de mener à bien leur éducation.
Avec mon plus profond respect, je vous assure de mon amitié en vous disant adieu.
Betsy Dorsett.
Une dernière pensée. Le serpent vous envoie son amical souvenir. "
- Le serpent vous envoie son amical souvenir ? dit Carlisle en regardant Scaggs par-dessus ses lunettes. quelle est cette sottise?
- Le serpent de mer qui nous a sauvés du grand requin blanc. Il semble qu'il vive dans le lagon. Je l'ai vu de mes propres yeux en quatre occasions au moins pendant que je vivais sur l'île.
Carlisle considéra son vieil ami comme s'il était ivre mais ne jugea pas utile de poursuivre sur ce sujet.
- Elle envoie de jeunes enfants non accompagnés faire ce long voyage de Nouvelle-Zélande en Angleterre?
- Pas si jeunes que cela, dit Scaggs. L'aîné doit avoir près de dix-neuf ans.
- S'ils ont quitté l'île début avril, ils pourraient bien arriver chez vous d'un jour à l'autre.
- A condition de ne pas avoir trop attendu à Auckland et d'avoir trouvé un bateau assez rapide.
- Mon Dieu, mon ami, vous voici donc dans une situation impossible !
- Vous voulez dire comment un homme au bord de la tombe pourra-t-il accomplir les dernières volontés d'une amie mourante?
L'héritage
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- Vous n'êtes pas au bord de la tombe, dit Carlisle en regardant Scaggs droit dans les yeux.
- Oh ! Si ! répondit celui-ci. Vous êtes un homme d'affaires capable, Abner. Nul ne le sait mieux que moi. C'est pourquoi j'ai voulu vous voir avant mon dernier voyage.
- Vous voulez que je serve de nounou aux enfants de Betsy?
- Ils pourront habiter ma maison jusqu'à ce que vous leur ayez trouvé les meilleures écoles que l'argent puisse assurer.
- La pauvre somme que Betsy a amassée en vendant ses chapeaux et ses légumes aux baleiniers de passage ne suffira s˚rement pas à couvrir les frais de plusieurs années de pension onéreuse. Il leur faudra des vêtements appropriés et des précepteurs pour se mettre au niveau. J'espère que vous ne comptez pas sur moi pour payer pour ces étrangers.
Scaggs montra du doigt la bourse de cuir que tenait Carlisle.
- Est-ce là ce que Betsy vous a envoyé pour l'éducation de ses enfants ?
- En effet. Ouvrez-la.
Carlisle défit les cordons et renversa le contenu dans sa paume. Il regarda Scaggs avec incrédulité.
- Est-ce une plaisanterie ? Ce ne sont là que des pierres ordinaires !
- Faites-moi confiance, Abner. Elles ne sont pas du tout ordinaires.
Carlisle prit une pierre grosse comme une prune et, l'élevant à la hauteur de ses lunettes, l'observa de près. La surface en était lisse et la forme octaédrique.
- Je ne vois là qu'une sorte de cristal. C'est absolument sans valeur.
- Portez ces pierres à Levi Strouser.
- Le diamantaire juif?
- Montrez-lui ces pierres.
- Ce ne sont pas des pierres précieuses, insista Carlisle.
- Je vous en prie...
Scaggs eut du mal à prononcer ces mots. Cette longue conversation l'avait épuisé.
- Comme vous voulez, mon ami. Carlisle sortit sa montre et regarda l'heure.
- J'irai chez Strouser demain à la première heure et je viendrai ensuite vous rapporter son jugement.
- Merci, murmura Scaggs. Le reste se résoudra tout seul.
Dans le crachin du petit matin, Carlisle se rendit dans le vieux quartier d'affaires près de Castlegate. Il vérifia l'adresse et monta les marches d'une des maisons grises et discrètes construites du granit local qui donne à Aberdeen cet air de solidité un peu terne. De petites lettres de cuivre sur la porte indiquaient simplement " STROUSER & FILS ".
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Onde de choc
II tira la sonnette et fut introduit dans un bureau, meublé de façon Spartiate, par un employé qui lui offrit une chaise et une tasse de thé.
Une longue minute après, un homme pas très grand, vêtu d'une longue redingote et portant une barbe poivre et sel qui lui descendait sur la poitrine, entra par une porte latérale. Il sourit poliment et tendit la main.
- Je suis Levi Strouser. que puis-je faire pour votre service, monsieur ?
- Mon nom est Abner Carlisle. Mon ami, le capitaine Charles Scaggs, m'a prié de venir vous voir.
- Le capitaine Scaggs a envoyé un messager pour annoncer votre visite. Je suis très honoré de recevoir dans mon humble bureau un marchand aussi renommé que vous, monsieur.
- Nous sommes-nous déjà rencontrés?
- Nous ne fréquentons pas exactement les mêmes milieux et vous n'êtes pas homme à acheter des bijoux.
- Ma femme est morte très jeune et je ne me suis jamais remarié. Aussi n'ai-je aucune raison d'acheter des babioles hors de prix.
- J'ai moi aussi perdu mon épouse très tôt mais j'ai eu la chance de rencontrer une femme charmante qui m'a donné quatre fils et deux filles.
Carlisle avait souvent eu affaire à des marchands juifs au cours de sa carrière mais jamais pour traiter de pierres précieuses. Il était donc sur un terrain qu'il connaissait mal et ne se sentait guère à l'aise avec Strouser. Il sortit de sa poche la bourse de cuir et la posa sur le bureau.
- Le capitaine Scaggs souhaite votre avis sur ces pierres.
Strouser étala une feuille de papier blanc sur le bureau et vida dessus le contenu du petit sac. Il compta les pierres. Il y en avait dix-huit.
Prenant son temps, il les examina une par une à la loupe spécifique aux joailliers. Finalement, il prit en main la plus grosse et la plus petite pierre.
- Si vous voulez bien faire preuve d'encore un peu de patience, monsieur Carlisle, j'aimerais faire quelques essais sur ces deux pierres. L'un de mes fils va vous apporter une autre tasse de thé.
- Oui, merci, je peux attendre.
Près d'une heure passa avant que Strouser revienne avec les deux pierres.
Carlisle était assez bon observateur du genre humain. Il le fallait pour avoir réussi les milliers d'affaires qu'il avait menées à bien depuis sa vingt-deuxième année. Il comprit que Levi Strouser était nerveux.
Certes, aucun signe ne le trahissait, ses mains ne tremblaient pas, aucun tic ne tirait sa bouche, aucune goutte de sueur ne coulait sur son front.
Mais cela se voyait à son regard. Strouser avait l'air d'un homme qui a vu Dieu.
- Puis-je vous demander d'o˘ proviennent ces pierres? demanda-t-il.
- Je ne puis vous le dire avec exactitude, répondit honnêtement Carlisle.
- Les mines indiennes sont épuisées et le Brésil n'a jamais rien produit de semblable. Peut-être une nouvelle mine d'Afrique du Sud?
L'héritage
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- Il ne m'appartient pas de le dire. Pourquoi ? Ces pierres ont-elles de la valeur?
- Vous ignorez de quoi il s'agit ? s'étonna Strouser.
- Je ne suis pas expert en minéralogie. Mon domaine, c'est la navigation.
Strouser étendit les mains au-dessus des pierres comme un sorcier.
- Monsieur Carlisle, il s'agit de diamants. Ce sont-là les pierres brutes les plus fines qu'il m'ait jamais été donné de voir. Carlisle cacha son ébahissement.
- Je ne mets nullement en doute votre intégrité, monsieur Strouser, mais j'ai du mal à croire que vous parliez sérieusement.
- Ma famille s'occupe de pierres précieuses depuis cinq générations, monsieur Carlisle. Croyez-moi si je vous affirme qu'il y a une vraie fortune sur cette table. Non seulement ces pierres ont une eau parfaite mais en plus, elles ont une exquise couleur violet rosé tout à fait extraordinaire. Et justement, leur beauté et leur rareté leur donnent un prix bien plus élevé que celui des pierres parfaites mais sans coloration.
Carlisle revint à des considérations plus terre à terre.
- Combien valent-elles?
- Il est presque impossible de chiffrer une pierre brute avec précision car ses qualités intrinsèques ne deviennent apparentes qu'après qu'elle soit taillée à facettes pour lui donner l'effet d'optique maximum, puis polie.
La plus petite de celles que nous avons ici pèse à peu près soixante carats.
Il se tut un instant puis saisit la plus grosse.
- Celle-ci doit faire plus de neuf cent quatre-vingts carats, ce qui en fait le plus gros diamant brut du monde.
- Je suppose qu'il serait raisonnable de les faire tailler avant de les vendre ?
- A moins que vous ne préfériez que je vous en offre un bon prix telles qu'elles sont? Carlisle commença à remettre les pierres dans la bourse de cuir.
- Non merci. Je représente un ami aux portes de la mort. Il est de mon devoir de lui assurer le plus gros bénéfice possible.
Strouser comprit très vite que l'Ecossais rusé ne se laisserait pas influencer et ne se séparerait pas des pierres brutes. L'occasion de s'approprier les diamants, de les faire tailler et de les vendre sur le marché londonien avec un immense bénéfice ne lui serait donc pas offerte.
Mais mieux valait un bon profit que pas de profit du tout, se dit-il avec sagesse.
- Inutile de perdre votre temps ailleurs, monsieur Carlisle. Deux de mes fils ont appris le métier chez le meilleur diamantaire d'Anvers. Et ceux-ci sont aussi bons, sinon meilleurs que les meilleurs lapidaires de Londres.
quand les pierres seront taillées et polies, je pourrai vous servir de courtier, si vous souhaitez les vendre.
48
Onde de choc
- Pourquoi ne pourrais-je les vendre moi-même?
- Pour la même raison que je m'adresserais à vous pour envoyer des marchandises en Australie au lieu d'acheter un bateau et de les transporter moi-même. Je suis membre de la Bourse des Diamantaires de Londres et vous non. Je peux exiger et obtenir deux fois le prix que vous pourriez espérer.
Carlisle était assez perspicace pour reconnaître une bonne affaire quand elle se présentait. Aussi se montra-t-il raisonnable. Il tendit la main à
Strouser.
- Je remets ces pierres entre vos mains compétentes, monsieur Strouser. Je ne doute pas que l'arrangement sera profitable pour vous comme pour les gens que je représente.
- Vous pouvez y compter, monsieur Carlisle. quand le magnat écossais de la navigation fut sur le point de sortir, il se retourna et regarda le diamantaire juif dans les yeux.
- quand vos fils en auront fini avec les pierres, quelle sera leur valeur, à votre avis?
Strouser considéra les cailloux, apparemment ordinaires, brillant comme du cristal.
- Si ces pierres viennent d'une source facilement exploitable et sans trop de limites, leurs propriétaires sont sur le point de construire un empire d'une valeur extraordinaire.
- Pardonnez-moi mais tout ceci me paraît un peu vague. Strouser regarda Carlisle en souriant.
- Croyez-moi si je vous affirme que ces pierres, une fois taillées et polies, pourront rapporter environ un million de livresÔ.
- Seigneur! laissa échapper Carlisle. Tant que cela?
Strouser mit l'énorme pierre de 980 carats dans la lumière et la tint comme s'il maniait le Graal. quand il parla, il y avait de la révérence et de l'adoration dans sa voix.
- Peut-être même davantage.
PREMI»RE PARTIE
La mort venue de nulle part
1. Environ sept millions de dollars de l'époque, soit près de 50 millions de dollars d'aujourd'hui.
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PENINSULE ANTARCTIqUE
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Onde de choc
Curieusement, leurs tombes sont bien marquées. Des équipages entiers de baleiniers, pris dans les glaces, ont passé l'hiver à ciseler de larges pierres en attendant le printemps. Ces pierres ont servi par la suite à
orner les tombes jusqu'à ce que les Anglais ferment le port en 1933.
Soixante corps reposaient alors à jamais dans ce sinistre paysage.
Les fantômes agités des explorateurs et des marins n'auraient jamais pu imaginer que ces terres inhospitalières grouilleraient un jour de comptables, d'avocats et de plombiers, de ménagères et de vieux messieurs retraités paradant à bord de navires de plaisance, venus admirer, bouche bée, les inscriptions portées sur leurs tombes et les pingouins comiques habitant cette partie de la côte. Peut-être, sait-on jamais, peut-être la malédiction qui frappait cette île retomberait-elle aussi sur tous ces intrus...
Les passagers impatients du navire de croisière ne pressentirent rien d'inquiétant sur l'île Seymour. Bien au chaud sur leur palace flottant, ils n'y virent qu'une terre mystérieuse sortant d'une mer aussi bleue que les plumes chatoyantes d'un paon. Ils ne ressentaient que de l'excitation devant une nouvelle expérience, d'autant qu'ils étaient parmi les premiers touristes à fouler les plages de l'île Seymour.
C'était la troisième des cinq étapes prévues par le navire, qui visitait les unes après les autres les îles de la péninsule. Celle-ci n'était sans doute pas la plus jolie mais certainement, selon les dépliants de la compagnie de navigation, l'une des plus intéressantes.
La plupart des passagers avaient visité l'Europe et le Pacifique, vu les endroits exotiques o˘ se bousculent les touristes du monde entier. Ces gens voulaient maintenant quelque chose de plus, quelque chose de différent. Ils souhaitaient visiter un lieu peu connu, un endroit éloigné de tout, qu'ils pourraient se vanter auprès de leurs amis et voisins d'avoir personnellement foulé.
Tandis qu'ils se groupaient sur le pont près de la passerelle de débarquement, heureux de cette virée à terre et dirigeant déjà l'objectif de leurs caméras vers les pingouins, Maeve Fletcher parcourut leur groupe, vérifiant que chacun avait bien enfilé les vestes isolantes orange de survie distribuées par l'équipage du navire, ainsi que les gilets de sauvetage exigés pendant le court trajet entre le navire et la côte.
Energique et sans cesse en mouvement, elle se déplaçait avec la vivacité
concentrée d'un corps souple habitué aux exercices vigoureux. Elle était plus grande que les autres femmes et même que bien des hommes. Ses cheveux, rassemblés en deux longues queues de cheval, avaient le jaune doré d'un iris d'été, son regard, le bleu profond de la mer, dans un visage solide aux pommettes hautes. Ses lèvres toujours souriantes révélaient les dents du bonheur, légèrement écartées. Son teint h‚lé témoignait d'une vie au grand air et d'une parfaite santé.
La mort venue de nulle part
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Maeve avait vingt-sept ans et un diplôme supérieur de zoologie. A la fin de ses études, elle avait pris trois années sabbatiques pour acquérir une expérience directe sur la vie et les mours des oiseaux et des animaux des régions polaires. Elle était ensuite rentrée chez elle en Australie et avait déjà rédigé la moitié de sa thèse de doctorat pour l'université de Melbourne. C'est là qu'on lui avait offert ce travail à mi-temps de naturaliste et de guide pour Ruppert & Saunders, une compagnie touristique basée à AdélaÔde et spécialiste des croisières de découverte. Elle y avait vu une bonne occasion de gagner assez d'argent pour achever sa thèse.
Aussi, abandonnant tout ce qu'elle avait en cours, elle avait mis les voiles vers le grand continent blanc, à bord d'un navire de la compagnie baptisé le Polar queen.
quatre-vingt-onze passagers participaient à cette croisière et Maeve était l'une des quatre naturalistes chargés de conduire l'excursion à terre. A cause de la colonie de pingouins, des b‚timents encore debout de l'ancien port baleinier, du cimetière et du site de campement o˘ avaient péri les explorateurs norvégiens, l'île Seymour était considérée comme un site historique et un environnement fragile. Pour réduire les risques de dégradation, on amenait les passagers en visites échelonnées et en groupes séparés, pour des expéditions de deux heures au plus. On leur avait expliqué comment se comporter sur place. Ils ne devaient pas marcher sur les lichens ou les mousses et ne pouvaient s'approcher à moins de cinq mètres des oiseaux ou des animaux. Interdiction de cueillir ou d'arracher un quelconque souvenir, même pas un petit bout de roche. La plupart des touristes venaient d'Australie, quelques-uns de Nouvelle-Zélande.
Maeve devait accompagner le premier groupe de vingt-deux visiteurs. Elle vérifia leurs noms sur sa liste tandis que les voyageurs impatients descendaient la passerelle jusqu'au Zodiac qui les attendait. C'était un canot pneumatique très fiable, dessiné par Jacques-Yves Cousteau. Elle était sur le point de suivre le dernier passager lorsque Trevor Haynes, premier maître du Polar queen, l'arrêta. Les dames le considéraient comme un beau garçon rassurant mais il détestait se mêler aux passagers, trop timide pour s'aventurer sur leur pont.
- Dites à vos touristes de ne pas s'affoler s'ils voient le bateau s'éloigner, dit-il.
- O˘ comptez-vous aller? demanda-t-elle.
- Il paraît qu'un orage se prépare à une centaine de milles d'ici. Le commandant ne veut pas risquer d'exposer les passagers au mauvais temps plus que cela n'est nécessaire. Et bien s˚r, il ne veut pas non plus les décevoir en supprimant les excursions. Il a l'intention de croiser à vingt kilomètres de la côte et d'envoyer un autre groupe de touristes jusqu'à la colonie des phoques, puis de revenir à temps pour récupérer votre groupe et de répéter la manouvre plus loin.
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Onde de choc
- En somme, envoyer deux groupes à terre en même temps?
- Oui, c'est ça. De cette façon, on pourra filer par les eaux relativement calmes du détroit de Bransfield avant que l'orage frappe ici.
- Je me demandais aussi pourquoi nous n'avions pas jeté l'ancre...
Maeve aimait bien Haynes. C'était le seul officier qui n'essay‚t pas sans cesse de l'attirer dans ses quartiers par de belles paroles pour lui offrir un dernier verre, le soir.
- Je vous attends donc dans deux heures, dit-elle en lui faisant un signe d'adieu.
- Vous avez une radio portable au cas o˘ il y aurait un problème, n'est-ce pas? Elle montra le petit appareil attaché à sa ceinture.
- S'il y en a un, vous serez le premier informé.
- Saluez les pingouins de ma part.
- Je n'y manquerai pas.
Tandis que le Zodiac filait sur une mer calme et brillante comme un miroir, Maeve expliqua à sa bande de touristes intrépides l'histoire de l'île qu'ils allaient aborder.
- L'île Seymour a été découverte par James Clark Ross en 1842. quarante explorateurs norvégiens, chassés de leur navire écrasé dans les glaces, moururent ici en 1859. Nous allons visiter l'endroit o˘ ils ont vécu jusqu'à leur dernière heure, puis nous marcherons jusqu'au lieu o˘ ils ont été enterrés.
- Ces b‚timents, là-bas, est-ce là qu'ils ont vécu ? demanda une dame certainement octogénaire, montrant plusieurs constructions dans la petite baie.
- Non, dit Maeve. Ce sont les restes de la station baleinière abandonnée par les Anglais. Nous les visiterons avant de nous promener jusqu'au point de vue rocheux que vous apercevez au sud, pour voir la colonie de pingouins.
- quelqu'un habite-t-il sur l'île? demanda la même dame.
- Les Argentins ont une station de recherche tout au nord.
- C'est loin d'ici?
- A peu près trente kilomètres, dit Maeve avec un sourire.
Dans chaque groupe, il y a toujours un touriste curieux comme un enfant de quatre ans.
On voyait clairement le fond, maintenant, une roche nue sur laquelle rien ne poussait. Leur ombre les suivit quatre mètres sous le Zodiac pendant la traversée de la baie. Aucune vague ne se brisait sur la plage. La mer était lisse jusqu'au bord, léchant les rochers sans plus d'énergie que l'eau d'un petit lac. Le marin de service coupa le moteur hors-bord dès que l'avant du canot toucha la plage. Le seul signe de vie visible était la ligne pure d'un pétrel qui traversait le ciel comme un flocon de neige glissant vers un nuage.
La mort venue de nulle part
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Maeve aida chacun à descendre du canot puis sauta à son tour sur la plage de galets. Elle portait des bottes de caoutchouc que lui avait fournies l'équipage. Alors seulement elle se retourna pour voir le bateau s'éloigner vers le nord.
Le Polar queen était un navire de dimensions modestes, comparé aux navires de croisière en général. Avec seulement soixante-douze mètres de long, il faisait deux mille cinq cents tonneaux. Issu des chantiers navals de Bergen, en Norvège, il avait été spécialement conçu pour croiser dans les eaux polaires. En gros, il ressemblait à un brise-glace, fonction qu'il était d'ailleurs capable d'assumer le cas échéant. Sa superstructure et la large bande horizontale, sous le pont inférieur, étaient peintes en blanc bleuté avec le reste de la coque d'un jaune brillant. Il se déplaçait sans problème au milieu des banquises et des icebergs gr‚ce à des éperons équipant sa proue et sa poupe. La décoration de ses confortables cabines rappelait des chalets de montagne avec des fenêtres panoramiques ouvrant sur le large. En plus de son salon luxueux et de sa splendide salle à
manger, sa cuisine était de premier ordre, sous la houlette d'un chef digne d'un hôtel trois étoiles. On y trouvait aussi une salle de gymnastique et une bibliothèque remplie d'ouvrages et de magazines sur les régions polaires. Son équipage, bien rodé, comptait au moins vingt personnes de plus que les passagers.
Maeve ressentit un petit pincement de regret dont elle ne comprit pas la raison en voyant s'éloigner le Polar queen blanc et jaune. Pendant quelques secondes, elle éprouva ce qu'avaient d˚ éprouver avant elle les explorateurs norvégiens voyant s'éloigner leur unique chance de survie.
Elle se secoua pour chasser ce sentiment désagréable et prit la tête de ses touristes babillant dans le paysage d'un gris lunaire qui menait au cimetière.
Elle leur laissa vingt minutes pour se promener parmi les tombes et photographier les inscriptions. Puis elle les rassembla autour d'une énorme pile d'os de baleines blanchis par le temps, près de l'ancien port, et leur expliqua comment s'y prenaient les baleiniers.
- Après le danger et l'excitation de la chasse venait le travail exténuant consistant à dépecer l'énorme carcasse et à transformer le blanc de baleine en huile. " Dépecer et s'échiner " comme disaient les anciens.
Ils visitèrent ensuite les vieilles huttes et les constructions o˘ se faisait autrefois l'exploitation des baleines. La station était toujours entretenue par les Britanniques, suivant un contrat tacite renouvelé chaque année et qui en avait fait un musée. Le mobilier, les ustensiles de cuisine, les vieux livres et les magazines jaunis avaient été laissés en place, tels que les baleiniers les avaient abandonnés en partant.
- Merci de ne rien toucher, rappela Maeve aux touristes. Selon les lois internationales, on ne peut rien bouger ici. Elle compta ses voyageurs.
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Onde de choc
- Maintenant, poursuivit-elle, je vais vous emmener aux grottes creusées par les baleiniers qui y entreposaient l'huile dans d'énormes barils avant de l'envoyer en Angleterre.
Près de l'entrée des grottes se trouvait une caisse dans laquelle les guides des précédentes excursions rangeaient les lampes électriques. Maeve en donna une à chacun des touristes.
- L'un d'entre vous souffre-t-il de claustrophobie? Une femme d'environ soixante-quinze ans leva la main.
- Je préférerais ne pas entrer là-dedans.
- Personne d'autre?
La femme qui posait sans cesse des questions hocha la tête.
- Je ne supporte pas les endroits froids et obscurs.
- Très bien, dit Maeve. Attendez-nous là toutes les deux. Je vais conduire les autres non loin d'ici, dans une cave o˘ l'on entreposait l'huile de baleine. Nous ne mettrons pas plus d'une quinzaine de minutes.
Elle conduisit le groupe jacassant le long d'un tunnel courbe creusé par les baleiniers jusqu'à une grotte dans laquelle de grandes barriques, construites sur place, s'empilaient sur plusieurs épaisseurs depuis plus d'un siècle. Dès que le groupe fut à l'intérieur, elle montra un énorme rocher près de l'entrée.
- Le rocher que vous voyez ici a été découpé dans la grotte elle-même et sert de barrière contre le froid. Il servait aussi, autrefois, à protéger l'huile du pillage de baleiniers concurrents lorsque la station était fermée pour l'hiver. Ce rocher pèse aussi lourd qu'un char d'assaut mais un enfant pourrait le déplacer à condition de connaître le secret.
Elle se tut, fit un pas de côté, plaça la main sur un point précis de la roche et la fit tourner facilement pour fermer l'entrée de la grotte.
- C'est un bel exemple d'ingénierie. Le rocher est délicatement équilibré
sur un arbre qui passe en son centre. Si l'on pousse au mauvais endroit, il ne bouge pas.
Tout le monde plaisanta dans l'obscurité totale que seuls perçaient les rayons des lampes électriques tandis que Maeve se dirigeait vers les grandes barriques de bois. L'une d'elles était encore à moitié pleine. Elle approcha une petite fiole du robinet de bois et y fit couler un peu d'huile. Puis elle fit passer la fiole aux touristes qui y trempèrent un doigt.
- C'est incroyable mais le froid a empêché l'huile de rancir, même après cent trente ans environ. Elle est toujours aussi fraîche que le jour o˘ on l'a sortie du chaudron et versée dans cette barrique.
- J'ai l'impression qu'elle a des qualités lubrifiantes extraordinaires, dit un homme aux cheveux gris et au gros nez rouge de grand buveur.
- Ne dites pas cela aux sociétés d'huiles automobiles, répondit Maeve avec un sourire. Sinon les baleines auront toutes disparu avant NoÎl prochain.
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Une femme demanda la fiole et la respira.
- Peut-on l'utiliser pour cuire les aliments?
- Bien s˚r, dit Maeve. Les Japonais sont particulièrement friands d'huile de baleine pour la cuisine. D'ailleurs, autrefois, les baleiniers trempaient leurs biscuits dans de l'eau salée et les faisaient frire dans la graisse de baleine bouillante. J'ai essayé une fois. J'ai trouvé le go˚t intéressant quoiqu'un peu mielleux...
Maeve fut interrompue par le hurlement d'une vieille femme qui se tenait la tête à deux mains. Six autres personnes en firent autant, les femmes hurlant, les hommes gémissant.
Maeve courut de l'un à l'autre, étonnée par la souffrance qui se lisait dans leur regard.
- que se passe-t-il ? cria-t-elle. qu'est-ce qui ne va pas ? que puis-je faire pour vous aider?
Puis soudain, ce fut son tour. Une douleur aussi forte qu'un coup de poignard lui traversa la tête et son cour se mit à battre frénétiquement.
Instinctivement, elle pressa ses mains sur ses tempes. Elle regardait, hébétée, les autres membres de l'excursion. Au milieu de cette agonie de douleur et de terreur, les yeux de chacun semblaient vouloir jaillir de leurs orbites. Puis elle fut frappée par une sorte de vertige, bientôt suivi d'une grande nausée. Elle lutta contre une très forte envie de vomir avant de perdre l'équilibre et de tomber.
Personne ne comprenait ce qui se passait. L'air devint lourd et difficile à
respirer. Les rayons des lampes prirent une teinte bleu‚tre et fantomatique. Il n'y eut aucune vibration, aucun tremblement du sol et pourtant la poussière vola partout dans la grotte. On n'entendait pas d'autre son que les cris des pauvres gens tourmentés par la douleur.
Les uns après les autres, ils s'affaissèrent et tombèrent autour de Maeve.
Horrifiée, ne pouvant croire à ce qui se passait, elle se trouva complètement désorientée, prise dans un cauchemar de fou. Son corps paraissait vouloir se retourner par l'intérieur. Il semblait que la mort voul˚t les saisir, venant d'on ne sait o˘. Puis soudain, la douleur et les vertiges commencèrent à disparaître. Aussi vite que cela avait commencé, cela cessa.
Maeve se sentit épuisée. Elle s'adossa au baril d'huile et ferma les yeux, heureuse d'être débarrassée de la douleur.
Pendant quelques minutes, personne n'eut la force de parler. Enfin, un homme qui berçait sa femme dans ses bras regarda Maeve.
- Au nom du ciel, que s'est-il passé?
- Je ne sais pas, répondit-elle en remuant lentement la tête.
Au prix d'un immense effort, elle fit le tour des touristes qui l'avaient accompagnée et constata que tous étaient vivants. Apparemment, chacun récupérait sans effet secondaire. Maeve fut soulagée de voir qu'aucun des plus ‚gés ne semblait trop abattu et que leurs cours avaient résisté.
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Onde de choc
- Attendez ici et reposez-vous pendant que je vais voir comment se portent les deux dames que nous avons laissées à l'entrée du tunnel et que je contacte le navire.
" quel groupe sympathique ", se dit-elle. En effet, personne ne l'avait bl
‚mée pour l'événement inexplicable. Chacun avait eu à cour de réconforter le voisin, les plus jeunes aidant les plus ‚gés à trouver une position confortable. Ils la regardèrent faire rouler la lourde pierre de la porte et jusqu'à ce que le faisceau de sa lampe ait disparu dans une courbe du tunnel.
Dès que Maeve eut atteint la lumière du jour, elle ne put s'empêcher de se demander si elle n'avait pas rêvé. La mer était calme et bleue, le soleil un peu plus haut dans le ciel sans nuage. Et les deux dames qui avaient préféré rester dehors à l'air libre étaient étendues à plat ventre, les mains crispées sur les rochers comme pour éviter d'être arrachées de là par quelque force invisible.
Elle se pencha et les secoua pour les réveiller mais se raidit soudain, horrifiée, en voyant leurs regards sans vie et leurs bouches ouvertes.
Toutes les deux avaient vomi tout le contenu de leur estomac. Elles étaient mortes, la peau déjà d'un bleu pourpre foncé.
Maeve courut au Zodiac, toujours en place, la proue sur la plage. L'homme d'équipage qui les avait amenés gisait lui aussi sans vie, la même expression horrible sur le visage, la peau de la même couleur sombre.
Hébétée, Maeve prit sa radio et commença à émettre.
- Polar queen ! Ici l'expédition numéro un. Nous avons une urgence.
Répondez immédiatement. A vous. Il n'y eut pas de réponse.
Elle essaya encore et encore de joindre le navire. En vain. Comme si le Polar queen et son équipage n'avaient jamais existé.
Dans l'Antarctique, le mois de janvier est au milieu de l'été et les jours sont longs, avec à peine une heure ou deux de pénombre. La température de la péninsule peut s'élever jusqu'à quinze degrés mais, depuis que le groupe de touristes avait rejoint la plage, il s'était remis à geler. A l'heure o˘
le Polar queen aurait d˚ les reprendre, il n'y avait aucun signe de son arrivée.
Maeve continua ses essais inutiles pour le contacter par radio toutes les demi-heures, jusqu'à onze heures du soir. Lorsque le soleil du pôle La mort venue de nulle part
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effleura l'horizon, elle cessa ses appels afin de ménager les batteries de l'appareil. La radio avait une portée de dix kilomètres mais, de toute façon, aucun navire, aucun avion n'était susceptible de recevoir ses appels au secours dans un rayon de cinq cents kilomètres. La source de sauvetage la plus proche était la station de recherche argentine, à l'autre extrémité
de l'île. Mais, à moins que, par un extraordinaire hasard, les conditions atmosphériques leur permettent de la recevoir, il n'y avait rien à attendre de ce côté-là.
O˘ étaient le navire et son équipage ? Elle ne cessait de se le demander.
Etait-il concevable qu'ils aient connu le même phénomène mortel ? Elle s'interdit de penser des choses aussi négatives. Pour l'instant, ses touristes allaient bien et elle aussi. Mais sans nourriture et sans couvertures pour avoir un peu chaud pendant la nuit, elle ne voyait pas comment ils allaient tenir. Et combien de temps ? quelques jours, pas davantage. Ses touristes étaient plutôt ‚gés. Le plus jeune couple avait plus de soixante ans et les autres allaient de soixante-dix à quatre-vingt-trois ans pour la passagère la plus ‚gée, celle qui souhaitait connaître un brin d'aventure avant d'entrer dans une maison de retraite. Maeve sentit le désespoir la submerger.
Elle nota avec appréhension que des nuages noirs commençaient à envahir l'horizon vers l'ouest. C'était l'annonce de l'orage dont le premier maître Trevor Haynes lui avait parlé. Elle connaissait suffisamment les conditions climatiques polaires pour savoir que les orages côtiers s'accompagnent généralement de vents féroces et d'averses aveuglantes de neige. Mais le froid glacial serait le principal danger. Maeve comprit qu'il était inutile d'espérer voir arriver le navire et commença à envisager le pire en préparant le coucher des touristes et leur abri pendant au moins les dix heures à venir.
Les huttes encore debout étaient ouvertes à tous les vents. Leurs toits s'étaient effondrés depuis longtemps et les tempêtes successives avaient brisé les fenêtres et arraché les portes. Elle décida que si le groupe pouvait avoir une chance de survie, cela ne pourrait être que dans la caverne. On pourrait allumer un feu en br˚lant les morceaux de bois traînant ça et là dans la station, à condition de l'allumer près de l'entrée. Plus loin dans le fond de la grotte, la fumée risquerait de les asphyxier.
quatre des hommes les moins fatigués l'aidèrent à déplacer les corps des deux femmes et du marin dans la remise de transformation du blanc de baleine. Ils tirèrent aussi le Zodiac sur la plage $t l'attachèrent pour qu'il ne s'envole pas lorsque le vent deviendrait plus violent. Puis ils fermèrent tout sauf un petit passage à l'entrée du tunnel, empilant des pierres pour minimiser les coups de vent glacial qui pourraient entrer dans la caverne. Elle ne voulut pas les couper complètement du monde en refermant la porte de rocher. Elle les réunit autour d'elle et leur recommanda de se serrer les uns contre les autres pour se réchauffer mutuellement.
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Onde de choc
II n'y avait rien d'autre à faire et les heures passèrent à attendre les secours, chacune valant une éternité. Ils essayèrent de dormir mais cela leur fut impossible. Le froid paralysant pénétrait leurs vêtements. Dehors, le vent se fit tempête et hurla comme une sirène à travers l'espace laissé
libre dans la barrière de pierres qu'ils avaient installée.
Ils ne furent qu'un ou deux à se plaindre. Presque tous supportèrent l'épreuve avec courage. Certains trouvèrent même très excitant de vivre une véritable aventure. Deux Australiens, associés dans une entreprise de construction, taquinèrent leurs épouses et firent toutes sortes de plaisanteries pour soutenir le moral du groupe. Ils avaient l'air aussi décontractés que s'ils attendaient de monter à bord d'un avion.
" Ce sont tous de braves gens au crépuscule de leur vie, pensa Maeve. Ce serait une honte, non, un crime, s'ils devaient tous mourir dans cet enfer glacé. "
Elle laissa vagabonder ses pensées et se vit enterrée sous les rochers auprès des explorateurs norvégiens et des baleiniers anglais. Mais elle se reprit fermement. C'était un cauchemar, rien de plus. Bien que son père et ses sours lui soient violemment hostiles, elle ne pouvait se résoudre à
croire qu'ils lui refuseraient une place dans le caveau de famille o˘
reposaient ses ancêtres. Et pourtant, elle savait bien que c'était possible et que sa famille pourrait refuser de la reconnaître après la naissance de ses
jumeaux.
Elle resta immobile, regardant le brouillard qui se formait dans la caverne à cause des souffles mêlés des touristes. Elle essaya de se représenter ses fils, maintenant ‚gés de six ans, qu'elle avait confiés à des amis pendant qu'elle gagnait l'argent dont elle avait cruellement besoin en servant de guide pour cette compagnie de navigation. que leur arriverait-il si elle mourait ? Elle pria pour que son père ne mette jamais la main sur eux. Il ignorait le sens du mot compassion. Il se moquait de la vie des gens. Même l'argent ne l'intéressait pas. Pour lui, ce n'était qu'un outil. Mais le pouvoir, le pouvoir de manipuler, ça, c'était sa passion. Les deux sours de Maeve partageaient l'insensibilité paternelle. Heureusement, elle ressemblait à sa mère, une femme douce que la froideur et la grossièreté de son mari avaient poussée au suicide alors que Maeve n'avait que douze ans.
Après cette tragédie, la jeune fille n'avait jamais pu se considérer comme faisant partie de cette famille. On ne lui avait pas pardonné d'avoir quitté le giron familial et de se débrouiller toute seule, sous un nouveau nom. Elle n'avait emporté que ce qu'elle avait sur le dos. Mais elle n'avait jamais regretté sa décision.
Elle s'éveilla, écouta le silence. Le vent ne sifflait plus dans le tunnel.
L'orage s'amoncelait toujours mais avec un répit temporaire du vent glacial. Elle se retourna et secoua les deux industriels australiens.
- Je voudrais que vous m'accompagniez jusqu'à la colonie de pin-mort venue de nulle part
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gouins, dit-elle. Ils sont faciles à attraper. Je sais que c'est interdit mais si nous voulons rester en bonne santé jusqu'au retour du bateau, il va falloir manger quelque chose.
- qu'en penses-tu, l'ami? demanda l'un des hommes.
- J'armerais savoir quel go˚t peuvent avoir ces bestioles, répondit l'autre.
- Les pingouins ne figurent pas aux menus gastronomiques, dit Maeve en souriant. Leur chair est huileuse mais nourrissante.
Avant de partir, elle fit lever les autres et les envoya voler du bois à la station baleinière pour faire un nouveau feu.
- qui vole un ouf vole un bouf. Si je dois aller en prison pour avoir tué
un animal protégé et pour avoir détruit une propriété historique, autant que ce soit aussi pour tout le reste.
Ils se dirigèrent vers la colonie, à environ deux kilomètres au nord de la baie. Bien que le vent se f˚t calmé, l'humidité rendait leur progression difficile. Ils voyaient à peine à trois mètres. Ils avaient l'impression de regarder le monde à travers le jet d'une douche. Et, sans lunettes de protection, il était encore plus difficile de voir clair. Ils n'avaient que leurs lunettes de soleil, et la neige fondue, passant derrière les verres, s'amoncelait sur leurs cils. Ils ne gardèrent le sens de l'orientation qu'en marchant le long de la plage. Cela leur prit au moins vingt minutes de plus mais leur évita de se perdre.
Puis le vent se leva de nouveau, mordant leurs visages sans protection.
Maeve pensa un instant qu'ils devraient peut-être tenter d'atteindre la station de recherche argentine mais rejeta vite cette idée. Certains des touristes seraient incapables de survivre aux trente kilomètres à couvrir dans l'orage. Au moins la moitié des plus ‚gés périrait en chemin. Il fallait faire la part des choses, savoir ce qui était faisable et ce qui ne l'était pas. Elle-même pourrait réussir car elle était jeune et forte. Mais jamais elle ne se résoudrait à abandonner ces gens qui dépendaient d'elle.
Elle pourrait aussi envoyer les deux grands Australiens qui marchaient fermement à ses côtés. Mais elle commençait à se demander ce qu'ils trouveraient en arrivant.
que se passerait-il si les scientifiques argentins étaient morts dans les mêmes circonstances mystérieuses que les membres de son propre groupe ? Si le pire avait eu lieu, la seule chose qui pourrait la pousser à aller jusqu'à la station des Argentins, c'était la possibilité d'utiliser leur puissant équipement de communication. La décision était bien difficile à
prendre. Devait-elle risquer la vie des deux Australiens dans cette expédition hasardeuse ou valait-il mieux les garder près d'elle pour qu'ils s'occupent des plus ‚gés et des plus faibles? Elle abandonna l'idée de rejoindre la station de recherche. Son travail ne consistait pas à mettre en danger la vie des passagers de Ruppert & Saunders. Il était inconcevable qu'on ait pu les abandonner. Il n'y avait rien d'autre à faire que 62
Onde de choc
d'attendre les sauveteurs, d'o˘ qu'ils viennent, et de survivre du mieux qu'on le pouvait en les attendant.
La neige fondue tombait moins fort et leur vision gagna au moins cinquante mètres. Au-dessus de leurs têtes, le soleil apparut comme une grosse orange p‚le dont le halo avait toutes les couleurs du prisme. Ils contournèrent un éperon rocheux qui entourait la baie et se rapprochèrent de la plage o˘
nichaient les pingouins. Maeve n'était pas chaude pour tuer ces pauvres bêtes, même pour survivre. Elles étaient si gentilles et si amicales. Les pygoscelis adeliae, ou pingouins de Terre Adélie, sont l'une des dix-sept espèces existantes. Ils arborent un dos de plumes noires avec une capuche et une poitrine toute blanche et ont de petits yeux ronds en boutons de bottines. Comme le montrent les fossiles trouvés sur l'île Seymour, leurs ancêtres évoluaient sur ce territoire depuis quarante millions d'années et mesuraient, à l'époque, autant qu'un homme.
Attirée par leurs attitudes presque humaines, Maeve avait passé tout un été
à les observer et à en étudier une colonie. En fait, elle était tombée sous le charme de ces oiseaux adorables.
Au contraire du pingouin empereur, bien plus grand, le pingouin de Terre Adélie peut couvrir jusqu'à cinq kilomètres à l'heure et parfois davantage quand il se laisse rouler sur la glace. Si on leur mettait un petit chapeau melon et une canne, s'était-elle souvent dit, ils auraient parfaitement imité Charlie Chaplin.
- Je crois bien que cette boue neigeuse diminue, remarqua l'un des hommes qui portait une casquette de cuir et tirait sur une cigarette.
- Il serait temps ! dit l'autre qui s'était enveloppé la tête d'un foulard.
J'ai l'impression d'être trempé comme une soupe.
Ils voyaient maintenant la mer sur au moins cinq cents mètres. Là o˘, à
leur arrivée, tout était calme comme un lac, se bousculaient maintenant des vagues blanches agitées par le vent. Maeve tourna les yeux vers la rocaille. Aussi loin que portait son regard, elle ne vit qu'un tapis de pingouins, plus de cinquante mille oiseaux rassemblés. A mesure qu'elle avançait avec les deux Australiens, elle se dit qu'il était étrange qu'aucun des oiseaux ne f˚t debout, les plumes de la queue tendues comme des supports pour éviter de tomber en arrière. Ils étaient éparpillés partout, la plupart couchés sur le dos comme s'ils avaient basculé.
- quelque chose cloche, dit-elle. Pourquoi ne sont-ils pas debout?
- Ils ne sont pas fous, dit l'homme au turban. Ils savent bien que le vent et la neige fondue sont trop forts.
Maeve courut vers la rocaille et regarda les pingouins allongés. L'absence de bruit l'alerta. Aucun oiseau ne paraissait s'intéresser à son approche.
Elle s'agenouilla et en observa un. Il gisait, mou, le regard éteint. Elle fit une grimace en regardant les milliers de petits corps couchés là, morts. Elle aperçut deux gros phoques, prédateurs naturels des La mort venue de nulle part
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pingouins, dont les corps, poussés par les vagues, allaient et venaient sur la plage semée de galets.
- Ils sont tous morts, murmura-t-elle en état de choc.
- Nom de Dieu ! l‚cha l'homme à la casquette de cuir. Elle a raison. Pas une de ces bestioles ne bouge.
" Cela ne peut pas être vrai ! ", pensa Maeve.
Elle resta figée. Elle ne comprenait pas ce qui avait causé cette mort en masse et cependant elle le sentait. L'idée folle que peut-être tous les êtres vivants du monde étaient morts d'une mystérieuse maladie lui traversa l'esprit. Est-ce qu'ils étaient les seuls rescapés d'une planète morte?
Elle s'interrogea, au bord de la panique.
L'homme au turban se pencha et saisit un pingouin.
- Cela nous évitera d'avoir à les tuer, dit-il.
- N'y touchez pas! hurla Maeve.
- Pourquoi? s'indigna l'homme. Il faut bien qu'on mange!
- Nous ignorons de quoi ils sont morts. Il s'agit peut-être d'une maladie contagieuse. L'homme à la casquette de cuir hocha la tête.
- La petite dame sait de quoi elle parle. Ce qui a tué ces oiseaux pourrait bien nous tuer aussi. Vous faites ce que vous voulez mais moi, je ne tiens pas à être responsable de la mort de ma femme.
- Mais ce n'est pas une maladie, rétorqua l'autre. C'est la même chose qui a tué les deux dames et le marin. «a ressemble davantage à une catastrophe naturelle.
Maeve ne voulut pas en démordre.
- Je refuse de jouer leur vie à pile ou face. Le Polar queen va revenir. On ne nous a pas oubliés.
- Si le commandant a décidé de nous filer une belle trouille, il a parfaitement réussi!
- Il a s˚rement une bonne raison pour expliquer son retard.
- Bonne raison ou pas, j'espère que votre compagnie est bien assurée parce que je vous garantis qu'ils vont entendre parler de nous dès que nous aurons rejoint la civilisation.
Maeve n'était pas en état de répondre. Elle tourna le dos au champ de mort et reprit le chemin de la caverne. Les deux hommes la suivirent, cherchant du regard quelque chose de menaçant et ne le trouvant pas.
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Se réveiller après trois jours passés dans une caverne sur une île quasiment nue, au milieu d'un orage polaire, en se sachant responsable de trois morts et de la vie de neuf hommes et onze femmes, n'est pas une expérience plaisante. Sans nouvelles du Polar queen tant espéré, le groupe qui avait joyeusement débarqué pour connaître le merveilleux isolement de l'Arctique n'avait en fait rencontré que le cauchemar de l'abandon et du désespoir. Et pour ajouter à l'angoisse de Maeve, les batteries de son téléphone s'étaient déchargées.
A tout moment maintenant, les membres les plus ‚gés du groupe pouvaient succomber aux conditions difficiles de la caverne. Ils avaient tous passé
leur vie dans des régions chaudes, voire tropicales, et n'étaient pas habitués aux rudesses du climat de l'Antarctique. Des corps jeunes et en bonne santé auraient sans doute résisté jusqu'à ce qu'on vienne enfin les délivrer mais ces gens manquaient de forces. Ils étaient frêles et vulnérables.
Au début, ils avaient plaisanté et raconté des histoires, prenant l'aventure comme un supplément de celle qu'ils étaient venus chercher. Ils chantaient de vieilles mélodies comme quand vous dansiez, Mathilda et jouaient aux charades. Mais peu à peu, une certaine apathie s'était installée et tous étaient devenus silencieux. Ils acceptaient leurs souffrances sans protester. Cependant la faim les tenaillait plus que la peur de la viande morte et Maeve évita une mutinerie en acceptant finalement que les hommes aillent chercher quelques pingouins morts. Aucun problème de décomposition ne se posait car une fois morts les oiseaux avaient gelé presque instantanément. L'un des touristes était passionné de chasse. Sortant un couteau suisse, il vida et découpa les oiseaux. Les protéines et les graisses que leur procura ce repas allaient leur redonner un peu de vigueur et de chaleur.
Maeve découvrit une boîte de thé vieille d'au moins soixante-dix ans dans l'une des huttes du port baleinier. Elle soutira un bon litre d'huile de baleine dans une barrique, la versa dans la casserole et la fit br˚ler. Une flamme bleue s'éleva et tous applaudirent son ingéniosité pour fabriquer un fourneau. Ensuite elle rinça une vieille théière, la remplit de neige et y mit le thé. D'un seul coup le moral de la troupe s'éleva mais cela ne dura guère. Peu après, tout le monde était à nouveau en proie à la déprime dans la caverne. Certes, ils étaient résolus à ne pas mourir La mort venue de nulle part
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mais la température glaciale entamait leur résolution. Ils pensèrent bientôt que la fin était inévitable. Le navire ne reviendrait pas et tout espoir de secours, d'o˘ qu'il puisse venir, participait du rêve et de l'imagination.
Personne ne cherchait plus à savoir si la mort les prendrait comme elle avait pris les pingouins. Aucun n'était assez chaudement vêtu pour résister à des températures aussi basses. Il était trop dangereux de se servir d'huile de baleine pour augmenter le feu car on risquait l'asphyxie. Le feu qui br˚lait dans la casserole ne produisait qu'une faible chaleur, insuffisante en tout cas pour les garder en vie. Peu à peu, les tentacules glacials de la mort les encercleraient tous.
Au-dehors, l'orage empira, puis il se mit à neiger, ce qui était rare sur la péninsule en été. Tout espoir de sauvetage s'envolait. quatre touristes parmi les plus ‚gés s'éteignaient lentement et Maeve, totalement découragée, voyait le contrôle de la situation échapper à ses mains gelées.
Elle se considérait comme responsable des trois premières morts, ce qui affectait gravement son moral. Les vivants mettaient en elle tout leur espoir. Même les hommes respectaient son autorité et exécutaient ses ordres sans les discuter.
- que Dieu les aide, murmura-t-elle, je ne dois pas leur montrer que je suis arrivée au bout de l'espoir.
Elle frissonna de découragement. A son tour, elle se sentait envahie d'une étrange inertie. Elle savait qu'elle devrait supporter cette épreuve jusqu'à la fin mais pas si elle aurait le courage de porter à bout de bras la vie de vingt personnes. Epuisée, elle ne voulait plus lutter.
Du fond de son apathie, il lui sembla entendre un bruit étrange, qui ne pouvait être celui du vent. Cela frappait son oreille comme une sorte de battement aérien. Puis cela cessa. Elle se dit que ce n'était probablement qu'un nouveau tour de son imagination. C'était sans doute le vent qui changeait de direction et frappait différemment les rochers en pénétrant dans le tunnel.
Puis elle l'entendit à nouveau, brièvement, avant qu'il ne disparaisse encore. Elle se leva péniblement et sortit en chancelant du tunnel. La neige s'était amoncelée contre les pierres et remplissait presque l'étroit passage. Elle enleva plusieurs rochers pour faire de la place et sortit à
quatre pattes au milieu d'un univers de neige et de vent. Il faisait bien un vent de vingt nouds qui soulevait la neige en tourbillons comme une vraie tornade. Soudain elle se raidit et plissa les paupières pour mieux voir. quelque chose paraissait bouger, là-bas, une forme vague sans substance et cependant plus sombre que le voile opaque qui tombait du ciel.
Elle fit un pas en avant et s'étala de tout son long. Un instant elle pensa rester là sans bouger et dormir. Elle avait tant envie de baisser les bras.
Mais une étincelle de vie luisait encore au fond d'elle-même et refusait d'abandonner. Elle se mit à genoux et scruta la lumière vacillante. Elle aperçut quelque chose qui avançait vers elle puis un coup de vent 66
Onde de choc
oblitéra la vision. Elle reparut quelques secondes plus tard, plus près cette fois. Alors son cour se mit à battre très fort.
C'était la silhouette d'un homme couvert de glace et de neige. Elle agita frénétiquement les bras et cria. La silhouette s'arrêta comme pour écouter puis se retourna et commença à s'éloigner.
Cette fois, Maeve hurla de toutes ses forces, comme seule une femme peut le faire. La silhouette se retourna et scruta la neige dansante. Maeve agita de nouveau les bras avec frénésie. Il répondit à son signe et se h‚ta vers elle.
- Mon Dieu, faites qu'il ne s'agisse pas d'un mirage, pria-t-elle. Déjà il s'agenouillait près d'elle dans la neige, la prenait et la berçait dans ses bras, les plus forts qu'elle e˚t jamais connus.
- Merci, mon Dieu ! Je n'ai jamais cessé d'espérer que vous viendriez.
L'homme était grand et portait une parka turquoise sur laquelle les lettres NUMA étaient cousues sur la poitrine, à gauche. Son visage était presque caché par une cagoule de ski et des lunettes de protection. Il enleva les lunettes et le regard de Maeve rencontra les yeux vert opale les plus incroyables qu'elle e˚t jamais vus, des yeux o˘ se lisaient la surprise et l'étonnement. Ce qu'elle aperçut de sa peau était bronzé et bizarrement déplacé au fin fond de l'Antarctique.
- que diable faites-vous ici ? demanda-t-il d'une voix profonde teintée d'inquiétude.
- J'ai vingt personnes avec moi, là derrière, dans une grotte. Nous faisions une excursion à terre. Notre navire s'est éloigné et n'est pas revenu. Il la regarda, incrédule.
- On vous a abandonnés?
Elle fit oui de la tête et regarda craintivement l'orage.
- Y a-t-il eu une catastrophe à l'échelle mondiale? Il fronça les sourcils.
- Pas que je sache. Pourquoi cette question?
- Trois des membres de mon groupe sont morts dans des circonstances mystérieuses. Et toute la colonie de pingouins, au nord de la base, a été
exterminée jusqu'au dernier oiseau.
Si ces tragiques nouvelles étonnèrent l'étranger, il le cacha bien. Il aida Maeve à se relever.
- Je ferais bien de vous sortir de ce tourbillon de neige.
- Vous êtes américain? dit-elle en tremblant de froid.
- Et vous êtes australienne.
- Est-ce si évident?
- A votre accent, oui. Elle tendit une main gantée.
- Vous ne savez pas à quel point je suis heureuse de vous voir, monsieur... ?
- Mon nom est Dirk Pitt.
La mort venue de nulle part
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- Maeve Fletcher.
Ignorant ses protestations, il la prit dans ses bras et commença à la porter, en suivant les traces de ses pas dans la neige, vers le tunnel.
- Je vous propose de poursuivre cette intéressante conversation dans un endroit moins exposé. Vous dites qu'il y a vingt autres personnes?
- Vingt qui sont vivantes. Pitt lui jeta un regard grave.
- On dirait que la pub pour vos croisières a été légèrement exagérée.
Dès qu'ils atteignirent le tunnel, il la reposa et enleva sa cagoule, laissant apparaître son épaisse chevelure noire et indisciplinée. D'épais sourcils surmontaient ses yeux et son visage taillé à la serpe, h‚lé par de longues heures au grand air, était beau quoique irrégulier. Sa bouche paraissait sourire sans raison précise. Maeve se dit qu'avec un homme comme lui, toutes les femmes devaient se sentir en sécurité.
Une minute plus tard, Pitt fut accueilli par les touristes comme un héros de football rentrant chez lui après avoir mené son équipe à la victoire.
Cet étranger apparaissant soudain leur fit le même effet que s'ils avaient gagné à la loterie. Pitt fut étonné de voir que tous avaient Pair raisonnablement en forme, si l'on considérait les épreuves qu'ils avaient endurées. Les femmes l'embrassèrent comme un fils retrouvé tandis que les hommes lui tapaient sur l'épaule à lui faire mal. Tout le monde parlait en même temps, posant mille questions. Maeve le présenta et raconta comment ils s'étaient rencontrés dans l'orage.
- D'o˘ êtes-vous sorti, l'ami? demandèrent-ils.
- D'un navire de recherches de l'Agence Nationale Marine et Sous-Marine.
Nous avons monté une expédition pour comprendre pourquoi les phoques et les dauphins disparaissent de ces eaux à une vitesse surprenante. Nous survolions l'île Seymour quand la neige s'est refermée sur nous de sorte que nous avons préféré nous poser en attendant une accalmie.
- Vous êtes nombreux?
- Un pilote et un biologiste qui sont restés à bord. J'ai aperçu quelque chose qui ressemblait à un morceau de Zodiac sortant de la neige. Je me suis demandé ce que ce genre d'embarcation faisait sur la partie inhabitée de cette île et je suis allé voir. C'est ainsi que j'ai entendu Miss Fletcher m'appeler.
- Une chance que vous ayez décidé de sortir, dit à Maeve la doyenne de quatre-vingt-trois ans.
- Il m'a semblé avoir entendu un bruit bizarre dans l'orage. Je sais maintenant qu'il s'agissait de l'hélicoptère qui atterrissait.
- Nous avons eu une sacrée chance de nous rencontrer au milieu du blizzard, dit Pitt. J'ai eu du mal à croire que c'était vraiment une femme qui criait. Je me disais que c'était le hurlement du vent et puis je vous ai vue agiter les bras dans un paquet de neige.
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- O˘ est votre navire de recherches? demanda Maeve.
- A environ quarante kilomètres au nord d'ici.
- Avez-vous par hasard croisé notre navire, le Polar queenl Pitt fit non de la tête.
- Il y a plus d'une semaine que nous n'avons croisé aucun bateau.
- Aucun contact radio ? demanda Maeve. Un appel au secours, peut-être?
- Nous avons parlé à un navire fournissant la station britannique de Halley Bay mais nous n'avons entendu aucun appel d'un bateau de croisière.
- Il n'a pas pu s'évanouir comme ça ! s'étonna l'un des hommes. Pas avec tout l'équipage et le reste des touristes !
- Nous résoudrons ce mystère dès que nous vous aurons tous transportés sur notre navire de recherches. Ce n'est pas un bateau de luxe comme le Polar queen mais nous avons des cabines confortables, un bon médecin et un cuisinier qui monte la garde devant une cave d'excellentes bouteilles.
- Je préférerais mourir que de rester une minute de plus dans cette glacière, dit en riant un Néo-Zélandais maigre qui possédait un élevage de moutons.
- Je ne pourrai emmener que cinq ou six personnes à la fois en se serrant dans l'hélicoptère, alors il faudra faire plusieurs voyages, expliqua Pitt.
Comme nous nous sommes posés à trois cents mètres d'ici, je vais aller le chercher et le poser près de l'entrée de la grotte pour vous éviter de marcher dans la neige.
- Rien de tel que le service à domicile, plaisanta Maeve, se sentant revivre. Puis-je vous accompagner?
- Vous en auriez le courage? Elle fit signe que oui.
- Je pense que tout le monde sera ravi de passer quelques minutes sans que je donne des ordres.
Al Giordino était assis à la place du pilote de l'hélicoptère turquoise de la NUMA, plongé dans un problème de mots croisés. A peine plus grand qu'un lampadaire, il était rond comme une chope de bière posée sur deux jambes, avec des bras comme des m‚ts de charge. Son regard d'ébène glissait de temps en temps sur la neige éblouissante qu'il apercevait par le pare-brise du cockpit et, ne voyant pas Pitt revenir, retournait à ses mots croisés.
Le visage rond sous ses cheveux noirs bouclés, il avait sans cesse une expression moqueuse qui pouvait faire croire que le monde et les humains le laissaient perplexe. On voyait à la forme de son nez qu'il avait des ancêtres romains.
C'était, depuis l'enfance, le meilleur ami de Pitt. Ils étaient insépa-La mort venue de nulle part
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r‚bles depuis les années qu'ils avaient passées ensemble dans l'Aviation avant de se porter volontaires pour une mission consistant à aider au lancement de l'Agence Nationale Marine et Sous-Marine. Cette mission temporaire durait depuis près de quatorze ans.
- En cinq lettres, singe à poils blancs qui mange des diplotaxis? demanda-t-il à l'homme assis derrière lui, coincé entre des paquets d'instruments de laboratoire.
Le spécialiste en biologie marine de la NUMA leva les yeux du spécimen qu'il examinait et parut étonné.
- Je ne connais pas de singe à poils blancs.
- Tu es s˚r? C'est pourtant la définition qu'on me donne.
Roy Van Fleet savait quand Giordino se fichait de lui. Après avoir passé
trois mois en mer avec lui, Van Fleet avait acquis assez de bon sens pour ne pas se laisser attraper par les blagues idiotes de l'Italien.
- A la réflexion, je pense que tu veux parler du paresseux de Mongolie.
Regarde si " plouc " pourrait aller.
Réalisant qu'il avait perdu le point, Giordino abandonna les mots croisés et regarda tomber la neige.
- Dirk devrait être de retour.
- Depuis combien de temps est-il parti? demanda Van Fleet.
- Environ quarante-cinq minutes.
Giordino fixa son regard sur deux formes vagues qui semblaient se diriger vers l'appareil.
- Je crois que le voilà. Il devait y avoir quelque chose de bizarre dans le sandwich que je viens de manger, ajouta-t-il. Je jurerais qu'il y a quelqu'un avec lui.
- Il y a peu de chances. Il ne doit pas y avoir ‚me qui vive à trente kilomètres à la ronde.
- Viens voir toi-même.
Le temps que Van Fleet ait refermé le bocal dont il examinait le contenu et qu'il l'ait rangé dans une caisse de bois, Pitt avait ouvert la porte de l'hélicoptère et aidé Maeve à y entrer.
Elle repoussa la capuche de son anorak orange, fit bouffer ses longs cheveux dorés et adressa un grand sourire aux deux hommes.
- Bonjour, messieurs. Vous n'imaginez pas à quel point je suis heureuse de vous voir.
Van Fleet eut l'air d'un homme qui assiste à un miracle. Son visage refléta une totale incompréhension. Giordino se contenta de pousser un soupir résigné.
- qui d'autre que Dirk Pitt pourrait s'enfoncer dans le blizzard sur une île inhabitée au fond de l'Antarctique et y découvrir une fille superbe?
lança-t-il sans s'adresser à personne en particulier.
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Moins d'une heure après que Pitt eut alerté le navire de recherches de la NUMA, baptisé le Ice Hunter, le capitaine Paul Dempsey bravait le vent glacial et regardait Giordino manouvrer l'hélicoptère au-dessus du pont qui lui était réservé. A part le cuisinier du bord, occupé à préparer des repas chauds, et le chef mécanicien resté près de ses machines, tout l'équipage, y compris les techniciens et les chercheurs du laboratoire, était sur le pont pour accueillir le premier groupe de touristes gelés et affamés arrivant de l'île Seymour.
Le capitaine Dempsey avait grandi dans un ranch des Beartooth Mountains, à