Au long de toutes ses années de service, le lieutenant Scraggs n’avait jamais été convié à un entretien secret avec le capitaine Rockwell. À sa connaissance, personne n’avait jamais eu cet honneur, mais cela n’avait rien d’étonnant : un entretien secret avec le capitaine se devait d’être, par définition, secret. Le mot que Rockwell avait laissé sur son bureau disait simplement : « RENDEZ-VOUS AU VESTIAIRE À 16 H. N’EN PARLEZ À PERSONNE. »
Il attendait, assis dans le vestiaire désaffecté, au premier sous-sol du commissariat. Jadis, il y avait eu là un gymnase mais il avait été fermé pour des raisons qui n’avaient jamais été clairement précisées. Quelque chose de vraiment atroce s’y était produit, mais on en avait tu la nature. Le capitaine savait certainement ce qui s’était passé, et avec lui, seule une poignée d’autres policiers devaient être au courant de toute l’affaire. À Santa Mondega, il existait autant de mystères dans la police que dans le milieu du crime.
Scraggs n’attendit pas plus d’une minute avant d’entendre le capitaine Rockwell descendre l’escalier qui débouchait sur le vestiaire. Il était précisément 16 h 01. Bien que le capitaine fût en retard d’une minute, Scraggs n’avait aucune envie de le lui faire remarquer. Il admirait Jessie Rockwell tout autant qu’il le respectait. Et, plus que tout, le capitaine l’effrayait.
Rockwell ouvrit la porte sans un bruit et jeta un coup d’œil à l’intérieur.
« Vous êtes seul ? murmura-t-il en regardant derrière lui afin de s’assurer qu’il n’avait pas été suivi.
– Oui, capitaine, chuchota Scraggs.
– Personne ne sait que vous êtes ici ?
– Non, capitaine.
– Bien. » Le capitaine se glissa à l’intérieur et referma la porte le plus silencieusement possible, comme s’il s’était efforcé de ne pas éveiller un enfant. « Rasseyez-vous, Scrubbs, ordonna-t-il.
– C’est Scraggs, capitaine.
– Rien à foutre. Rasseyez-vous. »
Le lieutenant reprit place sur le long banc de bois qui longeait le mur. Les lieux étaient en piètre état, et il y régnait une forte odeur de sueur. Le capitaine s’assit juste en face de lui et se pencha, de sorte que son visage se retrouve à quelques centimètres à peine de celui de Scraggs.
« J’aimerais que vous fassiez quelque chose pour moi, lui dit-il dans un grognement chuchoté.
– À votre service, capitaine. Ce que vous voulez.
– Ça concerne l’inspecteur Jensen. J’ai mis son téléphone portable sur écoute et, après avoir entendu un certain nombre de ses communications, j’ai le sentiment qu’il est sur quelque chose de beaucoup plus gros que ce qu’il nous laisse entendre.
– Avez-vous demandé à Somers sur quoi Jensen était ? J’ai entendu dire que ces deux-là s’entendaient plutôt bien.
– Conneries ! » Rockwell avait élevé la voix. « Somers ne s’entend avec personne. Vous le savez parfaitement.
– Ça veut dire que vous ne le lui avez pas demandé, c’est ça ?
– Exact. Et je n’ai pas l’intention de le faire.
– Alors que voulez-vous que je fasse, capitaine ?
– Je veux que vous trouviez l’inspecteur Jensen et que vous le suiviez partout où il ira, répondit Rockwell, baissant la voix pour murmurer. Faites en sorte qu’il ne se sente pas pris en filature. »
Rockwell posa une main sur l’épaule de Scraggs, le regardant droit dans les yeux pour bien lui faire comprendre que tout cela était extrêmement sérieux. Scraggs acquiesça pour lui signifier qu’il avait parfaitement compris les ordres.
« Vous avez une piste, capitaine ? Je veux dire, vous savez dans quelle direction je dois chercher ?
– Commencez par le café Olé Au Lait.
– Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a d’intéressant là-bas ?
– Si vous vous pointez dans ce café vers 20 heures ce soir, vous y trouverez Jensen et Somers. Ils ont convenu d’un rendez-vous afin que Jensen livre à Somers le résultat de ses recherches à la bibliothèque. »
Scraggs n’était pas sûr d’avoir bien compris. « Je risque de me faire remarquer si je m’approche pour écouter ce qu’ils se diront.
– Ce n’est pas ce que je veux que vous fassiez. Je veux simplement que vous suiviez Jensen quand il sortira de ce café. Et vous me tiendrez au courant du chemin qu’il prendra.
– Très bien, capitaine. Ce sera tout ?
– Non. Si vous manquez de pot en filant Jensen ou s’il arrive à vous semer, je veux que vous retrouviez Somers et que vous le suiviez. Je pense que ces deux clowns ont découvert quelque chose dont ils n’auraient jamais dû avoir connaissance.
– De quel ordre ? Mais ma question est peut-être déplacée ? »
Le capitaine sembla hésiter à lui en dire plus, bien conscient que c’était le boulot du lieutenant de lui demander le plus d’informations possible.
« Jensen s’est rendu à la bibliothèque municipale. Quand il en est sorti, il a appelé Somers sur son portable pour lui dire qu’il avait découvert une piste très sérieuse. Quelle qu’elle soit, il se pourrait bien qu’il ait trouvé l’explication des récents assassinats, ainsi que l’identité du tueur. Je veux savoir ce qu’il en est avant que quelqu’un d’autre lui mette le grappin dessus. Il se pourrait bien que sa vie et celle de Somers soient en danger.
– Est-ce que nous sommes en train de parler du Bourbon Kid, capitaine ?
– Ça se pourrait bien, répondit Rockwell en acquiesçant. Vous comprenez, Scrubbs, c’est bien là qu’est tout le problème. On n’arrête pas de recevoir des appels au sujet du Bourbon Kid.
– Je sais. J’ai entendu dire qu’on reçoit au moins un signalement par jour. »
Le capitaine se releva, s’apprêtant à partir.
« En fait, c’est plus de l’ordre d’un signalement par semaine, Scrubbs. Mais aujourd’hui… eh bien, aujourd’hui, nous en sommes déjà à une centaine de signalements de ce fils de pute. »