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Jefe et Jessica continuèrent à boire plusieurs heures dans le bar. Le chasseur de primes éclusa deux whiskys, huit bières et trois tequilas. Dès le deuxième verre, il avait retrouvé toute son assurance et son arrogance. Jessica, avec un score de cinq Bloody Mary, était un peu plus en retrait. Plus ils buvaient, plus ils semblaient se rapprocher, au grand dam de Sanchez. Il ne pouvait s’empêcher de remarquer que Jessica paraissait vraiment impressionnée par Jefe. Il lui racontait ses aventures de chasseur de primes, comment il avait capturé et parfois tué d’autres hommes pour de l’argent. Il avait pourchassé des fugitifs aux quatre coins de la planète. Des jungles les plus épaisses jusqu’aux plus hauts sommets, il n’existait pas un lieu au monde où Jefe n’avait pas traqué de proie.

Bien qu’il se gardât de mentionner le moindre nom, il émaillait son récit de quelques indices sous-entendant qu’il était responsable de la mort d’un certain nombre de personnes célèbres et puissantes, qu’on croyait disparues dans de banals accidents. C’était particulièrement rusé de sa part, car il était impossible de vérifier sa version des faits. De plus, personne n’avait l’intention de remettre en question ses propos, car tout le monde savait à quel point il excellait dans son boulot. Si quelqu’un d’assez riche souhaitait qu’un meurtre passe pour un accident, c’était sans hésitation à Jefe qu’il s’adressait.

Sanchez ne faisait pas le poids face à cette débauche de légendes, et il ne fut pas surpris de voir Jessica, vraiment plus très fraîche, partir en compagnie de Jefe une heure avant la fermeture du bar. Tous deux sortirent en titubant, prenant appui l’un sur l’autre. Une fois à l’air libre, ils entonnèrent une sorte de chanson sans queue ni tête, dont Sanchez ne parvint pas à saisir les paroles. Et puis ils disparurent.

Le Tapioca s’était presque vidé, à l’exception d’un petit groupe d’habitués qui jouaient aux cartes dans un coin, et deux hommes encapuchonnés assis à une table près du comptoir. Sanchez ne leur avait pas prêté beaucoup d’attention jusqu’alors. Mukka s’était chargé du plus gros du service, tandis que son patron passait de table en table, échangeant quelques phrases avec les habitués et tentant désespérément d’attirer le regard de Jessica.

Il existait une règle (tacite, en vérité) en vigueur au Tapioca, qui interdisait à la clientèle de dissimuler son visage sous une capuche. Sanchez l’avait imposée peu après l’épisode catastrophique du Bourbon Kid, cinq ans auparavant. Le carnaval de la Fête de la Lune aurait lieu quelques jours plus tard, et pourtant ces deux hommes semblaient déjà déguisés, apparemment en chevaliers Jedi. Tous deux portaient une longue robe marron au-dessus d’un pantalon blanc assez large taillé dans un tissu plutôt épais. Sanchez était confronté à un dilemme : aller leur demander de rabattre leur capuche ou ne rien faire. En vérité, il était crevé et la nouvelle de la mort d’Elvis l’avait pas mal secoué. Pour ne pas compliquer encore plus les choses, il décida de laisser courir, pour cette fois du moins.

En fait, les deux hommes avaient justement l’intention de rabattre leurs capuches sans qu’on le leur demande. Ils se levèrent et s’approchèrent, l’un derrière l’autre, de Sanchez, accoudé au bar ; le second, tête baissée, comme s’il avait moins d’assurance que son compagnon. Lorsqu’ils se furent assez rapprochés de Sanchez pour que celui-ci ressente un léger malaise, ils rabattirent leurs capuches et dévoilèrent leurs visages. Il les reconnut aussitôt. C’étaient les deux moines. S’ils arboraient une mine patibulaire, capuches sur la tête, découverts, ils ne ressemblaient plus qu’aux deux simplets qui étaient passés au Tapioca la veille.

« Qu’est-ce que vous voulez, bordel de merde ? » demanda Sanchez d’un ton agressif. Encore des problèmes, pensa-t-il en poussant un lourd soupir.

« La chose que tout le monde recherche apparemment dans cette ville, répondit l’homme qui était le plus proche de lui (et qui n’était autre que Kyle). Nous voulons mettre la main sur l’Œil de la Lune. Nous voulons le récupérer, parce qu’il nous appartient de droit.

– Oh, foutez-moi le camp d’ici, d’accord ? Je suis vraiment pas d’humeur à ce genre de conneries. » Sanchez voulait leur faire comprendre que leur présence l’incommodait. Ces deux clowns avaient foutu un beau bordel lors de leur dernière visite, et, pour cette raison même, Sanchez avait espéré qu’ils auraient eu la décence de ne plus approcher de son bar. Mais son agressivité resta sans effet. Les deux moines ne s’en soucièrent même pas.

« Nous venons de passer plusieurs heures ici, dit Kyle. Nous avons entendu ce qui se racontait. El Santino vous a offert 50 000 dollars si vous retrouviez la pierre pour son compte. Nous vous en donnerons 100 000 si vous nous dites simplement où elle se trouve. Vous n’aurez même pas à la récupérer. Nous nous en chargerons. Vous n’avez qu’à nous indiquer la direction à suivre. Une fois que nous l’aurons en notre possession, les 100 000 dollars seront à vous. Je doute fort que quelqu’un d’autre vous offre meilleure récompense. »

Kyle venait de lui soumettre une offre très alléchante, il fallait bien l’avouer. Sanchez le lui avoua.

« C’est une offre très alléchante, dit-il.

– Je sais. Alors marché conclu ? »

Sanchez se gratta le menton un moment comme pour réfléchir à l’offre, ce qui en réalité n’était pas le cas. La proposition était vraiment parfaite. Dans tous les cas, il ressortirait gagnant. Les moines étaient de saints hommes, ce qui voulait dire qu’ils étaient probablement des hommes de parole. S’il arrivait à mettre la main sur la pierre, il pourrait la leur vendre pour 100 000 dollars, avant de dire à Jefe et El Santino que les moines étaient en sa possession, et d’empocher quelques milliers de dollars supplémentaires.

« D’accord. Marché conclu, finit-il par répondre. Je retrouve celui qui détient cette pierre, et je fais en sorte qu’il croise votre chemin. Vous me filez les 100 000 dollars, et tout le monde est content, ça vous va ?

– Parfait, dit Kyle. On se serre la main ?

– Mais carrément. »

Sanchez s’étonna que la coutume de la poignée de main pour conclure un marché leur fût familière. Peut-être avaient-ils appris deux ou trois usages locaux ? À moins qu’ils ne veuillent en profiter pour lui faire une prise de karaté dont ils avaient le secret. De toute façon, pour 100 000 dollars, Sanchez était plus que prêt à prendre le risque de leur serrer la main. Il tendit la sienne et découvrit, non sans un certain déplaisir, que les deux moines avaient une poignée de main très molle, ce qui laissait penser qu’il s’agissait d’une coutume qu’ils avaient observée sans jamais en avoir fait l’expérience.

« Nous vous recontacterons très vite, dit Kyle dans un bref salut de la tête. D’ici là, veuillez faire en sorte d’avoir de bonnes nouvelles à nous annoncer. »

Sur ce, les deux moines tournèrent les talons et se dirigèrent vers la sortie. Leur changement d’attitude depuis leur première visite intriguait passablement Sanchez. Ils semblaient à présent bien plus à leur aise et sûrs d’eux, et paraissaient presque soucieux de se fondre dans la faune locale.

« Hé, les moines ! appela-t-il. Juste une question. Vous avez une bagnole, par hasard ? »

Kyle marqua soudain le pas, ce qui contraignit Peto à buter contre son dos, ruinant leur sortie magistrale. Il ne se retourna pas vers Sanchez mais ne manqua pas de lui répondre.

« Non. Nous n’avons pas de voiture. Pourquoi cette question ?

– Pour rien. Laissez tomber. À plus tard. »