Jensen était agréablement surpris par la façon dont Somers avait accueilli ce qu’il venait de lui dire. S’il avait été heureux de lui révéler la vérité, c’était en partie parce que, selon toute probabilité, Somers n’en croirait pas un mot. Jensen était parvenu à la conclusion que, dans les deux cas, il en sortirait gagnant. Si Somers le croyait, tant mieux ; sinon, tant mieux aussi. La seule inquiétude de Jensen était qu’un trop gros nombre de personnes apprennent cette vérité et y croient : Santa Mondega aurait alors été submergée par une vague de panique. Quant à Jensen, il était dans l’incapacité de confirmer ou d’infirmer aucune des informations dont il portait le lourd fardeau. C’était précisément pour cela qu’il se trouvait dans cette ville, afin de confirmer ou de contredire ce que ses supérieurs, au sein du gouvernement, croyaient savoir.
Somers avait eu la courtoisie d’écouter la totalité de l’histoire sans l’interrompre une seule fois. Jensen lui avait expliqué qu’il avait été envoyé à Santa Mondega pour découvrir la vérité qui se cachait derrière un secret que gouvernements et chefs spirituels du monde entier partageaient depuis des siècles. Chaque gouvernement transmettait ce secret au suivant. Chaque nouvelle administration doutait de sa véracité, et envoyait des hommes de confiance à Santa Mondega afin de vérifier si la légende était vraie ou fausse. Certains enquêteurs revenaient en un seul morceau. Beaucoup disparaissaient. Tous ceux qui revenaient confirmaient sa véracité, et les disparus ne faisaient qu’alimenter le sentiment qu’il devait y avoir du vrai dans toutes les rumeurs qui couraient.
La vérité, c’était que le monde entier faisait comme si Santa Mondega n’existait pas. On ne trouvait cette ville sur aucune carte, et aucun des faits étranges qui y survenaient n’était jamais relaté à la radio ou à la télé en dehors de Santa Mondega. À en croire la légende, la raison en était que Santa Mondega était la capitale des créatures du mal. Jensen se souvenait encore de ce qu’il avait ressenti lorsqu’on lui avait communiqué cette information. Son instinct lui avait dit qu’on était en train de lui soumettre un ramassis de conneries. Qu’il ait été mis dans la confidence par une personne qui envoyait directement ses rapports au président des États-Unis lui imposait de devoir au moins faire semblant de prendre cette information au sérieux. Après tout, quand un membre du gouvernement vous faisait l’honneur d’une information extrêmement sensible, il était idiot de l’écarter comme un tissu de fariboles sans envisager une seule seconde qu’elle puisse être vraie. Au minimum, cela pouvait vous coûter votre poste.
Somers avait accueilli cette révélation de la même façon que Jensen, attitude qui parut admirable à ce dernier. Jensen ne vivait que pour le surnaturel, tandis que Somers n’était qu’un inspecteur normal, spécialisé dans les affaires d’homicides volontaires. Tous perpétrés par un seul et même meurtrier, si sa théorie était exacte.
« Je m’attendais à ce que vous soyez un peu plus surpris, voire carrément sceptique, dit Jensen à Somers qui, impassible, n’avait pas bougé de son siège, devant son bureau.
– Eh bien, vous savez quoi ? En fait, j’ai déjà entendu cette théorie, il y a de ça quelques années. Et, bien que je n’aie jamais trouvé le moindre élément pour la corroborer, je n’ai jamais rien trouvé non plus qui l’invalide », répliqua Somers.
Jensen était bien obligé d’éprouver du respect pour l’honnêteté de son collègue. Qu’il ait déjà entendu cette théorie était très intéressant. Leur seule divergence était que Jensen considérait que cette histoire relevait plus de la réalité que de la théorie, tandis que pour Somers, c’était l’implication du Bourbon Kid dans tous ces meurtres qui relevait plus des faits que de la théorie. Enfin, ils s’étaient trouvé un terrain d’entente, en dehors du cinéma.
« Merci. J’apprécie beaucoup le fait que vous ne vous moquiez pas de moi, dit Jensen dans un profond soupir. La plupart des autres gars me riraient au nez à longueur de journée si je leur racontais tout ça. » Somers sourit et hocha la tête. « Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? demanda Jensen.
– Au long de ma carrière, j’ai vu des saloperies drôlement bizarres. Je n’ai qu’à jeter un coup d’œil à toutes ces photos de cadavres pour savoir que, très probablement, ce qui se cache derrière ces assassinats n’est pas complètement humain. Alors je vais retenir la théorie selon laquelle le Bourbon Kid serait une sorte de fantôme impossible à tuer. Si ça suffit pour que vous restiez sur l’affaire et que vous m’aidiez à l’attraper, je suis même prêt à croire que c’est le diable en personne.
– Merci.
– Pas de problème. Il reste néanmoins une dernière chose.
– Quoi donc ?
– Je crois que vous ne m’avez pas encore tout dit. Je me trompe ? »
Jensen réfléchit un instant. Il n’avait pas l’impression de lui avoir sciemment caché quelque chose.
« Non, je vous ai tout dit, Somers. En tout cas, aucun autre élément pertinent ne me vient à l’esprit. »
Somers se leva soudain et tourna le dos à Jensen. Il s’avança jusqu’à la fenêtre et regarda la rue en contrebas à travers les persiennes.
« La Fête de la Lune vient tout juste de débuter, dit-il au bout d’un certain temps. Santa Mondega sera le théâtre d’une éclipse solaire d’ici deux jours. Deux moines viennent d’arriver en ville, tout comme ceux qui étaient apparus il y a cinq ans. Et nous savons parfaitement ce qui s’est passé, n’est-ce pas ?
– Oui. Beaucoup de gens ont péri. Où voulez-vous en venir ?
– Vous savez parfaitement où je veux en venir, inspecteur. Ne me prenez pas pour un imbécile. Le jour où ces gens ont été tués par le Bourbon Kid était le jour de la dernière éclipse. En dehors de Santa Mondega, aucune autre ville au monde ne peut assister à deux éclipses solaires totales en l’espace de cinq ans. C’est impossible. Raison pour laquelle je crois à votre histoire. Mais vous êtes ici à cause de cette éclipse. Le Bourbon Kid est de retour à cause de cette éclipse, et ces deux moines sont venus jusqu’ici à cause de cette éclipse. Alors pourquoi ?
– Vous avez déjà entendu parler de l’Œil de la Lune ? »
Somers se retourna pour faire face à Jensen. Sa voix était à présent lugubre. « La pierre bleue, c’est ça ? C’est ce que le Kid cherchait la dernière fois. Un certain Ringo l’avait volée aux moines. Eux aussi étaient venus pour la récupérer et, on ne sait pas trop comment, ils ont réussi à la reprendre au Kid. Si ça se trouve, il ne peut pas tuer des hommes de foi, ou un truc du genre – je n’en sais rien. Mais j’ai comme le sentiment, inspecteur Jensen, qu’on a volé une nouvelle fois l’Œil de la Lune. Et c’est pourquoi vous, les moines et le Bourbon Kid êtes tous arrivés en ville en l’espace de quelques jours. La question que je me pose, c’est qu’est-ce que ça a à voir avec l’éclipse ? » À ces derniers mots succéda un profond silence, durant lequel Jensen chercha la meilleure réponse.
« Bon, finit-il par dire en se rendant compte que Somers avait raison de penser qu’il ne lui avait pas tout dit. Je crois que vous feriez mieux de vous rasseoir. C’est là que toute cette histoire devient vraiment bizarre.
– Je vais rester debout, merci. Poursuivez.
– Vous avez raison : l’Œil de la Lune a bien été volé, une fois de plus. Et, selon mon contact au sein du gouvernement, la pierre possède ce qu’on pourrait appeler des “pouvoirs magiques”.
– Des pouvoirs magiques ? répéta Somers d’un ton incrédule.
– Oui, je sais. Ça semble complètement insensé, et, en toute franchise, ces pouvoirs magiques sont l’élément le plus flou dans cette histoire très floue au demeurant. Apparemment, quiconque porte cette pierre devient immortel tant qu’il l’a en sa possession, bien que, je dois le préciser ici, il existe encore moins d’éléments pour étayer ce point que pour étayer tout ce que je vous ai dit jusqu’à présent. » Il patienta un instant, se demandant comment Somers prendrait ce qu’il était sur le point de lui révéler. « Selon une autre théorie, dit-il prudemment, la pierre aurait également le pouvoir de contrôler l’orbite de la Lune.
– Intéressant. Ça collerait assez bien avec le reste. Avec l’éclipse à venir, un homme capable de contrôler l’orbite lunaire se retrouverait en position de force.
– Tout à fait. À présent, considérez bien ceci, Somers. Si celui qui porte la pierre peut empêcher la Lune de tourner en orbite autour de la Terre au cours de l’éclipse, et que la Lune se trouve en position stationnaire relativement à la terre, sans arrêter de tourner autour, exactement au point même où elle a été immobilisée, alors la zone terrestre recouverte par l’ombre de la Lune restera dans les ténèbres. Pour toujours. »
Somers se décida enfin à s’asseoir à son bureau. Il attrapa quelques-unes des photos qu’il avait montrées auparavant à Jensen. Il les examina très attentivement. À son expression, Jensen comprit qu’il les regardait cette fois-ci sous un angle très différent.
« Je crois que je peux à présent voir ce que vous voyez, Jensen, dit-il.
– Vraiment ? Et, à votre avis, qu’est-ce que je vois au juste ?
– Vous voyez des gens qui prospéreraient dans une ville baignant dans des ténèbres totales.
– Je vois des morts vivants, dit Jensen en imitant le gamin du film Sixième Sens. Ils vont et ils viennent comme n’importe qui. Mais ils savent parfaitement qu’ils sont morts, voyez-vous. »
Jensen lisait sur le visage étonné de Somers qu’il avait d’ores et déjà tout compris. Ce type-là était loin d’être bête.
« Des vampires, lâcha Somers. La seule créature qui tirerait profit de l’absence continuelle de lumière du soleil n’est autre qu’un vampire.
– Exact.
– Nom de Dieu ! Pourquoi n’y ai-je jamais pensé ? »
Jensen sourit. « Qu’est-ce qui aurait pu vous y amener ? C’est une idée complètement absurde.
– C’était une idée complètement absurde. Mais, à présent, c’est l’évidence même. Si le Bourbon Kid est un vampire, alors nous ferions mieux de le retrouver avant qu’il ne mette la main sur cette pierre. »