X
LA REVANCHE DE BRIN D’AMOUR.
À l’heure du rendez-vous fixé par Corréard, Brin-d’Amour était venu fidèlement se promener sur la place Dauphine, attendant la communication promise.
Mais neuf heures et demie sonnaient à l’horloge du palais, et personne n’avait paru.
– Bon ! se dit le piqueur, il est retenu par les rapports… J’ai le temps d’en griller une.
Et, bourrant une vieille pipe de merisier qui ne le quittait pas, il se reprit à arpenter la place de l’avancée du Pont-Neuf au terre-plein de la façade nouvelle.
Il entendit successivement sonner dix heures, puis la demie, onze heures…
La patience n’était pas sa vertu, et son mécontentement lui donna une certaine lucidité.
– Je crois que nous sommes refait, pensa-t-il.
Et il se reprit à songer à l’interrogatoire de la nuit.
Il ne pouvait se dissimuler que Corréard n’avait pas montré beaucoup d’abandon et de confiance. Il pressentait que ses réponses embarrassées n’avaient pas dû produire le meilleur effet sur l’esprit du policier.
Un petit frisson lui courut entre les épaules.
– Nom d’une jument ! s’écria-t-il, s’il y a quelqu’un à sacrifier, je pourrais bien servir de bouc émissaire… Le baron n’est pas tendre… Il me tient, et d’un mot peut me jeter comme une proie à cette meute de roussins… Si j’ai le malheur de me laisser rouler par ce Corréard, je suis fumé. Enfin, il est peut-être encore à son bureau et m’aura oublié.
Et, malgré sa répugnance très justifiée à se hasarder aux abords de la rue de Jérusalem, Brin-d’Amour, tenant avant tout à se précautionner de justifications auprès de Coppola, se hasarda à monter les escaliers de bois qui conduisaient au deuxième bureau de la première division, près duquel les inspecteurs de la sûreté avaient chacun leur cabinet.
Mais là il se heurta à une consigne. M. l’inspecteur, après avoir travaillé avec M. le secrétaire général, avait dû sortir pour affaire de service.
– Laissez votre nom, dit le garçon de bureau.
– Oh ! c’est inutile.
– C’est l’ordre.
Et, sans lui demander plus d’explications, le garçon de bureau, trempant une plume d’oie dans l’encrier, se mit à écrire de sa plus belle main, sur un registre qui était ouvert devant lui, la note suivante, qu’il se dicta à lui-même tout haut :
– S’est présenté, à onze heures vingt-cinq minutes, le sieur Brin-d’Amour, piqueur au service de M. le marquis de La Roche-Jugon…
Puis il poudra tranquillement la ligne écrite et referma le registre, au grand ébahissement de Brin-d’Amour, qui ne se trouvait nullement rassuré de se voir si bien connu.
Aussi n’insista-t-il pas et se retira-t-il sans demander son reste.
Et, d’une traite, il courut rue du Cirque.
Mais là, comme il allait monter au pavillon occupé par le baron, le groom l’arrêta au passage.
– Où vas-tu ?
– J’ai un rapport urgent à faire à M. le baron.
– Bon ! tu le feras plus tard. Le baron déjeune avec Mme de Frégose et M. Urbain. Impossible de les déranger.
– Quand je te dis que c’est grave.
– Hum ! fit le groom, tu es sûr de n’avoir pas bu un coup de trop ?
– Hé ! je suis à jeun depuis hier.
– Au moins faudra-t-il que tu attendes le café… À ce moment le baron les abandonne volontiers et leur ménage un tête-à-tête.
– Mais où en sont-ils ?
– À la poire,… master Brin-d’Amour.
– Au moins témoigneras-tu que j’ai insisté pour ne pas attendre.
– Eh ! tu seras ton propre témoin ; ne suffit-il pas que je ne te démente pas ?
– Bon ! grommela le piqueur, tu ne peux te retenir de blaguer, toi… et je te dis, moi, que la partie est sérieuse.
À ce moment le timbre retentit dans l’escalier.
– C’est pour le moka… Passe dans la sellerie. Je ferai signe au baron, et tu pourras lui parler.
Quelques instants après, le baron arrivait le cigare à la bouche. Sans doute le déjeuner avait tourné à son gré, car sa physionomie était des plus souriantes. Mais à la vue de Brin-d’Amour, il fronça le sourcil.
– Ah ! c’est toi qui es si pressé de me parler… A-t-on pincé ce Caillebotte ?
– S’il n’avait dépendu que de moi…
– Encore quelque boulette que tu auras commise et que tu cherches à pallier.
– Non pas, monsieur le baron, je l’avais surpris au moment où il montait en fiacre avec les enfants… Mais l’agent chargé d’agir a des idées à lui, et, bien sûr, s’il m’avait écouté…
Pour se tirer d’affaire, Brin-d’Amour, à qui Corréard faisait peur, avait pensé qu’il n’y avait rien de mieux à faire que de lui mettre son échec sur le dos.
– Alors, à ton dire, cet agent…
– … Est plus curieux qu’il ne conviendrait. Il veut connaître le tiers, le quart, le pourquoi, le parce que des choses. Il semblait, cette nuit, beaucoup plus désireux de me faire jaser sur votre compte, monsieur le baron, et sur celui du duc et du marquis, que de prendre les mesures nécessaires pour s’emparer de notre homme.
Coppola s’avança sur Brin-d’Amour, et, le regardant dans les yeux :
– Qu’est-ce que tu as dit ?
– Oh ! mais là, rien, nom d’une cravache ! je ne suis pas si bête, monsieur le baron ; seulement je vous préviens, parce qu’avec ces questions, il voyait bien qu’il m’en…nuyait, qu’il me tannait, et je crois que, si vous pouviez lui faire savoir, par ordre supérieur, qu’il n’ait plus à fourrer son sale nez dans nos affaires,… ce serait sage.
Coppola s’était assombri. L’idée qu’un policier pourrait avoir la prétention de scruter les mobiles et les actions de MM. de La Roche-Jugon lui paraissait des plus graves.
– Sans compter, ajouta Brin-d’Amour, qu’après m’avoir assigné rendez-vous ce matin, il me fait faire inutilement le pied de grue, et quand je m’informe de ce qu’il est devenu, on me donne à entendre que cela ne me regarde pas.
– Comment nommes-tu cet agent ?
– Corréard.
– Oui, Corréard,… je me souviens maintenant. Pérignac m’a dit : « Destrem, que vous connaissez et qui vous sert d’habitude, est malade, je vais vous donner Corréard, non moins habile, beaucoup plus fort que l’autre même, mais qui ne brille pas par la discipline… » Et c’est ce Corréard qui se mêle de vouloir regarder dans nos affaires… Bon ! pour le mettre au pas, il me suffit d’un mot à Pérignac.
– Et il sera proprement mouché, grommela le rancunier Brin-d’Amour, qui savait que Pérignac était le grand chef de tout le service de la sûreté, et qu’il jouissait de pouvoirs absolus sur ses agents.
– De ce côté donc, continua Coppola, tout rentrera dans l’ordre.
– Mais le Caillebotte ?
– Avec le caractère que je lui connais, il fera tôt ou tard quelque coup d’audace qui nous le livrera. Laissons-le courir pour le moment.
– Hum… J’aurais assez aimé le rattraper et le savoir à l’ombre, pensa Brin-d’Amour.
– Hier, avec John, vous avez fouillé le bois de Vincennes, les environs de l’allée du Grand-Maréchal ?
– Et avant-hier aussi, monsieur le baron.
– Et vous n’avez pas découvert ce portefeuille ?
– Et ce n’est pas faute d’avoir inspecté le terrain, centimètre par centimètre, dans toute la circonférence largement tracée par John, qui savait exactement où monsieur le baron avait mis pied à terre et tout le chemin parcouru dans le bois.
– Las Requezas, selon sa coutume, m’a bien envoyé la lettre en duplicata, se dit Coppola en arpentant la sellerie et en lançant au plafond des bouffées de fumée. Je viens de la relire et je crois que, pour en saisir le sens, il faudrait avoir déjà la clef de bien des choses. Mais n’y avait-il pas quelque autre note avec la lettre ? Quelle rage on a d’écrire !… Ah ! si le marquis m’avait laissé libre d’agir il y a dix ans, nous n’en serions pas là… Mais quoi ! il a fait du sentiment,… très joli, ma foi,… de sa part surtout… Mais avec ces beaux scrupules, on s’attache pour la vie des boulets aux pieds. Heureusement qu’aujourd’hui il est plus blasé sur certains procédés utiles ; mais le problème s’est compliqué. Il y a dix ans, avec moins de puissance qu’à cette heure, nous avions plus de facilités pour étouffer l’incident,… tandis que je sens depuis quelques jours toutes sortes d’éléments inconnus qui grouillent et se révoltent dans l’ombre contre nous.
Pendant tout ce monologue mental, Brin-d’Amour le suivait des yeux en silence.
Et les préoccupations visibles du baron le rassuraient. Elles dominaient trop Coppola pour qu’il prit garde au plus ou moins d’adresse d’un agent en sous-ordre.
Au bout de cinq minutes, il suspendit sa promenade.
– Préviens John, dit-il en s’arrêtant devant le piqueur, qu’il veille à ce que tout soit prêt pour mon départ. Ne quitte pas l’hôtel et fais toi-même tes préparatifs. Il se peut que dans une heure, dans deux ou dans six, je ne sais encore, nous entrions en campagne. Va.
Brin-d’Amour salua et sortit sans mot dire.
– Voyons le marquis, se dit Coppola.
Et remontant l’escalier intérieur par où il était descendu à la sellerie, il s’arrêta un instant au premier étage, pour jeter au travers d’une portière un coup d’œil sur la salle à manger, où il avait laissé Mme de Frégose et Urbain Ribeyrolles.
À ce moment, Mme de Frégose, penchée sur l’épaule d’Urbain, lui enlevait d’un geste coquet la cigarette qu’il avait à la bouche, et la lui repassait après en avoir aspiré de ses belles lèvres un semblant de fumée.
Coppola n’en demandait pas davantage, et, jugeant que tout allait bien de ce côté, il n’eut garde de se montrer.
Il traversa une galerie vitrée qui conduisait au corps de logis principal, chez le marquis, et pénétra dans un boudoir où il était sûr, à cette heure, de le trouver faisant sa sieste.
Mais il n’eut pas besoin de l’éveiller.
Le marquis était étendu sur un divan turc, avec des coussins sous la tête et sous les bras ; mais il ne dormait pas.
Les yeux ouverts, le regard fixé avec persistance sur un dessin oriental de la tenture, il suivait quelque pensée obsédante, car son visage crispé trahissait le plus vif ennui.
Seul, le baron pouvait se permettre d’entrer chez lui à cette heure, sans se faire annoncer ni frapper. Aussi c’est à peine s’il détourna la tête pour regarder Coppola du coin de l’œil.
– Je te préviens, dit-il, d’une voix traînante, en articulant à peine ses mots, je te préviens que je ne suis pas en veine de patience. Et si tu continues à te faire messager de mauvaises nouvelles, je t’engage à les méditer et à y pourvoir tout seul…
Coppola, sans s’émouvoir, avait été choisir, dans une boîte placée sur un guéridon turc, un cigare blond et sec qu’il alluma au sien, près de finir, avant de le jeter dans une grande bassine en cuivre remplie de grès fin, posée à portée du divan ; puis, enjambant une fumeuse basse, il s’installa assez près du marquis pour pouvoir lui parler sans être obligé d’élever le diapason de sa voix.
– Je trouve très philosophique, dit-il, ce détachement profond de ses intérêts ; mais bon gré mal gré, avec ou sans impatience, il faudra bien que tu m’écoutes.
Le marquis se releva de trois pouces sur ses coussins, et mettant son monocle :
– M’apportes-tu des nouvelles de la belle Émilienne ?
– Non,… pas encore. On est sur la trace. Mais aujourd’hui…
– Alors aujourd’hui va-t’en au diable. Le reste te regarde, et tu t’en tireras bien sans moi.
– Oh ! pour ça, tu n’as jamais dit si vrai. J’ai toujours bien fait d’agir de mon chef et de compter sur moi seul… Mais comme je dois m’absenter…
– Ah !
– Et qu’en mon absence il faudra veiller au grain…
– Veiller au grain ?
– Oui,… je pressens une crise… Tu n’as pas voulu m’écouter, il y a dix ans, quand nous avions la partie belle ; avec un peu d’énergie on se débarrassait de tous les témoins gênants et l’on accélérait d’autant le moment de la récolte… Aujourd’hui, grâce à tes scrupules, quand nous obtenons des pièces en règle, qu’au lieu d’un usufruit, assez peu légal du reste, nous allons, toi du moins, être envoyés en possession, voilà les revenants qui se dressent, si bien qu’une maladresse, une indiscrétion, une précaution mal prise peut tout remettre en question… et, qui sait ? éveiller les soupçons…
Le marquis haussa les épaules et fit mine de tourner le dos à Coppola.
– Oh ! oui,… je devine ta pensée… Nous avons fait notre lit et nous tenons par des rênes d’or toutes les puissances sociales attelées à notre fortune… Mais vois-tu bien, mon cher Hercule, ce n’est pas tout d’acheter des consciences ;… elles vous servent tant que vous avez vent en poupe ; mais, au premier choc sur un écueil, ceux qui se sont vendus le plus cher sont comme les rats, ils quittent le navire sans vergogne et le laissent sombrer sans remords. Eh bien !… réveille-toi ; la lutte est venue, ne tiens pas la roue du gouvernail avec ce laisser-aller de sybarite ennuyé. L’écueil est encore caché, et la nuit est profonde ; allume tous tes feux électriques et veille à la manœuvre,… ou nous coulons.
Le baron savait bien ce qu’il faisait en exposant la situation comme fort grave, bien qu’il fût loin de la croire ainsi compromise. C’était le coup de fouet lancé au cheval couché et somnolent, qui le réveille et le fait piaffer.
La transformation du marquis fut immédiate.
D’un geste nerveux, il envoya promener au loin les coussins et les oreillers, et, debout, les yeux dardés sur ceux de Coppola, il lui dit d’une voix sèche et impérative :
– Où en sommes-nous ?
– À la bonne heure ! Te voilà réveillé. Où nous en sommes, dis-tu ? Tu vas le savoir. Et aussi pourquoi je pars et ce qu’il faut surveiller en mon absence.
– Attends, dit le marquis.
Et allant à une petite toilette qui se trouvait placée, tout encadrée de draperies, à un angle du boudoir, il fit jaillir dans un bassin de vermeil une eau fraîche et limpide, y jeta quelques gouttes d’une essence excitante, et se plongea à deux reprises la figure dans une grosse éponge imprégnée de ce mélange. Puis, après s’être appliqué une serviette mousse sur la face, il revint calme et froid, et s’assit en face de Coppola, sur une chaise de chêne sculptée à siège de bois.
– Je t’écoute.
Le baron, habitué à ce manège, avait attendu patiemment et prit tranquillement la parole.
– La lettre de Ricardo, que tu as vue…
– Et que tu as perdue.
– J’en ai le double… Cette lettre nous avisait de deux choses : de l’arrivée prochaine des pièces qui seules t’empêchaient d’entrer en possession de l’héritage de la duchesse et de celui du comte…
– Et du départ de la Havane du Breton Hoël.
– C’est bien cela. Ricardo, il est vrai, supposait, mais très bénévolement, je crois, que le matelot Hoël avait renoncé à rentrer en France et se dirigeait vers le Canada pour s’y fixer…
– Billevesées !
– C’est mon avis, Hoël est de la race des bouledogues ; il mourrait plutôt que de lâcher la proie. Or, sa proie, c’est nous.
– Il revient ?
– Mais par où ? Le bâtiment sur lequel il s’est embarqué a Lorient pour port d’attache. Est-ce à Lorient qu’il faut le guetter, et cette fois de façon à ce qu’il ne nous échappe pas, comme il y a dix ans ?
– Il faut surveiller Lorient.
– Mais il peut se faire que le bâtiment relâche à Brest, et qu’il y descende.
– Oui, il faut tout prévoir, même le cas d’avaries graves,… ce qui complique fort la chose, car une tempête peut le jeter sur les côtes d’Irlande ou en Cornouailles… et l’on perd ses traces…
– Ricardo a manqué sa fortune. S’il s’était embarqué sur le même navire…
– Mais sait-on au moins le nom de ce navire ?…
– Je t’attendais là.
– Tu le connais ?
– J’ai télégraphié, il y a trois jours. Voilà la réponse.
Et le baron tendit au marquis Hercule un télégramme transatlantique, rédigé en espagnol :
« La Séraphita, de Lorient, capitaine Duclair,… touche à Québec, à Terre-Neuve et rallie son port d’attache. »
Et le marquis, comme frappé de ce qu’il venait de lire, répéta, en regardant la dépêche, qu’il avait traduite :
– La Séraphita !… capitaine Duclair !…
Coppola, auquel ces noms ne disaient rien, le regarda étonné.
– Quel souvenir te fait revivre cette dépêche ? Tu as connu ce Duclair ?
– Peut-être ! Mais où ? quand ? dans quelle circonstance ? Voilà ce que je ne puis ressaisir. J’ai beau chercher, tout ce qui me revient, c’est le timbre net de ce nom qui déjà, j’en suis bien sûr, a résonné à mon oreille…
– Les Duclair ne sont pas rares.
– Et justement… Aurais-je retenu ce nom si trivial et si commun sans un motif, sans quelque événement important ou même grave qui l’aurait classé dans ma mémoire ?
– Hum ! c’est vrai…
– Et j’ai beau scruter les occasions qui se sont trouvées où j’ai dû faire une traversée quelconque,… je ne trouve rien…
Et, très énervé, il avait quitté son siège et se promenait dans le boudoir, en enfonçant avec fièvre sa pantoufle dans l’épais tapis persan qui couvrait le parquet.
Tout à coup il s’arrêta et devint d’une pâleur extrême.
– Duclair ! murmura-t-il, le père de Balbine… Il avait juré de me tuer ;… mais il y a vingt-deux ans :… ce ne peut être lui… Oui, Duclair, c’est bien le nom, du moins… C’est à Dinan qu’il faillit nous joindre… Mais j’en aurais entendu parler depuis… Celui-là est mort…
Et il poussa un soupir de soulagement ; puis, se tournant vers Coppola :
– J’ai bien connu, en effet, un Duclair, mais ce ne peut être le capitaine de La Séraphita. Poursuis donc.
– Je disais que le point de débarquement, par la faute de Ricardo, n’est pas chose certaine. Je me demandais s’il ne fallait pas surveiller à la fois Brest comme Lorient ; tu me parles maintenant de l’Irlande et des Cornouailles. Je ne puis cependant être partout à la fois.
– Qui te le demande ? N’avons-nous pas le télégraphe ?
– Et nos correspondants seront-ils suffisamment intelligents…
– Pour nous renseigner ? Qu’exigeons-nous d’eux qui soit si difficile ? Surveiller dans les différents ports d’Irlande, d’Angleterre ou de France l’entrée et le séjour de la Séraphita ; nous la signaler sitôt en vue, et prendre note de son départ et de sa direction. Le reste nous regarde, évidemment. C’est un service sémaphorique à organiser, voilà tout.
– Et c’est ce que j’ai fait. Mais tu comprends que si, d’autre part, sur nos côtes, je vais installer un cordon sanitaire que notre homme ne puisse franchir, il faut, de ton côté, que tu centralises les dépêches qui peuvent arriver ici, pour me les transmettre où je serai, avec notre chiffre particulier.
– C’est entendu.
– Si Hoël nous échappait, s’il a quelque preuve à opposer aux pièces qui nous sont promises, notre édifice serait atteint dans ses œuvres vives. Car, enfin, nous ne tenons plus les enfants ; ils sont aux mains d’un habile et, qui pis est, d’un de ces braques incorruptibles qui ont du sang de Don Quichotte dans les veines.
– Tu le connais !
– Et sa connaissance m’a coûté cher.
Mais je le croyais déjà sous la main de nos agents… ce…, tu le nommes ?
– Caillebotte… Oui, sous la main de nos agents, comme la mouche qui bourdonne et vous raille, que l’on croit tenir et qui glisse entre vos doigts. On le dit ici, il est là. On perquisitionne dans sa demeure, et il se promène tranquillement à l’autre bout de Paris. J’ai mis la police à ses trousses. Pérignac m’avait promis de ne pas lui permettre de faire un pas hors de la ville, et déjà, si j’en crois le dernier rapport, il a su forcer le cercle et court la campagne. Brin-d’Amour est revenu bredouille, et un certain Corréard, que Pérignac avait chargé de l’affaire, semble jouer un double jeu qui me déplaît fort.
– Et les enfants sont avec ce Caillebotte.
– Oui, tes beaux cousins à la mode de Bretagne, la petite de Kermor et son frère. T’ai-je assez bien prédit ce qui arrive,… il y a dix ans ?… Il suffisait de vouloir, nous faisions table rase, et dans de telles conditions qu’aucun soupçon ne pouvait se produire, tandis qu’aujourd’hui le diable nous suscite ce Caillebotte, puis bientôt Hoël, des adversaires avec qui il faudra compter.
– Bah ! nous avons eu raison d’ennemis plus dangereux. Tu oublies que les dividendes de l’association sont en jeu, qu’elle a sa part au jour du succès !…
– Si ce n’était pas là notre ressource, parbleu !… mais je ne donnerais pas dix louis de la partie. Je comptais les convoquer pour demain, mais il vaut mieux attendre quelques jours. Le service de sûreté, le secrétariat général de l’intérieur et le grand parquet sont avec nous, cela suffit pour l’heure. Mais ne t’endors pas.
– Je ne t’ai jamais vu si peu confiant dans ta force, ni doutant à ce point de ta chance.
– Oh ! ma force, j’y compte toujours. Mais la chance, rien qui ne s’use plus à la longue. Et d’ailleurs, quand la veine vous sourit, c’est fort bien d’en profiter, mais en agissant toujours comme s’il n’y fallait pas croire. Certes, le jour où je tiendrai Caillebotte entre quatre murs, au secret pour un temps indéfini, et que je serai sûr que, pour nous laisser composer et mettre en scène notre dénouement en toute liberté, nos excellents amis l’oublieront dans sa pistole, quitte à lui faire force excuses au bout de six ou dix mois, voire deux ans ; ce jour-là, je me rirai des autres obstacles et je reprendrai ma tranquillité. Mais il n’y a rien de tel que de s’être heurté une fois à une borne ; on est sûr de s’y casser le nez la seconde fois qu’on repasse au même endroit. Je me suis heurté à Caillebotte, et il me prend comme une fièvre de le voir de nouveau sur ma route.
– Visionnaire.
– Je te conseille de railler, toi, superstitieux comme une femme. D’ailleurs, si tu connaissais celui dont je parle… ; mais ne souhaite pas de le connaître, ce serait le commencement de la fin…
Le marquis fit un geste d’impatience.
– Résumons-nous, reprit Coppola. Je pars en personne pour installer deux ou trois souricières en bon lieu. Toi, tu suis les mouvements d’ici, tu m’avises des moindres incidents et tu chauffes le zèle de nos alliés.
Puis tirant son calepin.
– Ah ! cette note à Pérignac sur son agent,… qu’il s’assure des faits qui me sont signalés.
– Et pour le reste,… rien à faire ? demanda le marquis avec une certaine hésitation.
– Le reste viendra à son tour, fit en riant Coppola. Mme de Frégose, qui est bien la plus désintéressée des amies, s’occupe en ce moment de cette question et se sacrifie pour assurer la victoire. Laisse agir. Quand la moisson sera mûre, on te préviendra. Mais cette rage pour la belle Émilienne ne doit pas te faire oublier la gravité de la situation.
Le marquis, dans un mouvement de dépit, avait fait pivoter sa chaise et l’avait rejetée à trois pas. Puis, sans mot dire, comme Coppola s’apprêtait à le quitter, il regagnait déjà son divan pour s’y étendre de nouveau, quand le baron, revenant sur ses pas :
– Surtout, ne fais pas si grise mine à mon neveu. Un bon chasseur flatte son limier, et le beau garçon sera excellent dans ce rôle, sans s’en douter.
Et, riant aux éclats, il sortit.
Le marquis était déjà étendu ; il regarda retomber la portière sur Coppola, et, battant l’air de la main droite avec un geste indéfinissable de dégoût et de mépris :
– Quelle fange ! murmura-t-il.
Le baron savait se faire obéir. Il trouva dans sa chambre sa valise prête, Brin-d’Amour arrivant à l’ordre. Il écrivit deux mots pour Mme de Frégose et monta dans le coupé qui l’attendait tout attelé sous la remise. À cinq heures précises il partait pour Brest.
C’est par là qu’il avait résolu de commencer. Il s’était précautionné de lettres du chef de la sûreté pour les bureaux de la préfecture. Pour tous, il était chargé d’une mission secrète, et l’homme qu’il visait, une fois saisi, ne devait communiquer avec personne. On le renseigna sur le compte des navires attendus. La Séraphita n’était pas signalée, et il était bien rare que les gros bâtiments de commerce vinssent risquer, sans une nécessité absolue, de se perdre dans les brouillards ou sur les récifs d’Ouessant. Un coup de vent pourrait peut-être jeter la Séraphita dans le goulet, et la forcer d’entrer en rade ; mais, en juillet, les traversées sont faciles et belles, et nul besoin de relâcher si près de son port d’attache ne se produirait sans doute.
Il prit soin, néanmoins, d’organiser, en dehors des bureaux, avec deux agents d’affaires choisis d’avance et bien à la hauteur d’une besogne qui leur était grassement payée, une petite contre-police à sa dévotion. Rien ne pouvait plus se produire à Brest sans qu’il en fût doublement avisé.
De là, le lendemain, par Landerneau, il se dirigeait sur Lorient.
Et le commissaire central et le commissaire du port, prévenus tous les deux de son arrivée et de son importance, se rendaient aussitôt à son lever pour se mettre à sa disposition.
Coppola continua son jeu.
Il était nécessaire de laisser croire que la politique avait une grosse part, toute mystérieuse, dans cette enquête.
Et la façon dont l’arrivée du baron avait été préparée par les dépêches de Paris ne permettait aucun doute sur ce point aux agents convoqués.
Aussi écoutèrent-ils avec la plus grande attention les instructions que leur donna Coppola, en protestant de leur zèle à les exécuter.
De renseignements, ils n’en avaient guère à fournir. La Séraphita n’avait pas d’armateur ; le bâtiment était la propriété du capitaine Duclair, qui travaillait à sa guise, et le plus souvent achetant lui-même son fret, et n’ayant de comptes à rendre qu’à la douane. De plus, la maison qu’il possédait sur le bord du Scorff restait vide et fermée tout le temps de ses voyages. Et, comme il n’était pas originaire de Lorient, personne ne le connaissait assez intimement dans le pays pour dire d’où il venait et ce qu’il avait fait jusqu’au jour où il avait pris le commandement de la Séraphita, construite sur les chantiers mêmes de Lorient, sous sa surveillance, et réputée la meilleure marcheuse des bâtiments mixtes de commerce portés aux registres du port.
Le commissaire central et son collègue avaient eu deux ou trois fois l’occasion de le voir pour des formalités de visa et des questions d’embauchement, et le capitaine Duclair leur avait paru froid et peu communicatif, mais très sérieux en affaires et fort entendu en son métier.
– Soyez tranquille, monsieur le baron, dit le commissaire du port, aussitôt la Séraphita signalée, je veillerai à ce que nul ne puisse descendre à terre sans que j’aie vérifié son identité. Et l’homme que vous nous désignez ne pourra pas nous échapper…
– Vous le savez, j’ai des raisons de croire à la complicité du capitaine. Et il peut user de bien des trucs pour dissimuler un passager et le mettre à terre seulement après votre visite.
– Il ne m’échapperait pas davantage. La surveillance sera exercée de telle sorte que nous ne laisserons pas une cabine, pas un coin de la calle inexplorés, pas un ballot suspect sans être sondé à fond… D’ailleurs, étant prévenu par le télégraphe aussitôt la Séraphita signalée, vous pourrez, s’il vous convient mieux, être présent à Lorient, et nous assister dans toutes nos opérations.
– C’est en effet ce que je compte faire, les traits de cet Hoël m’étant familiers.
Et il congédia les deux fonctionnaires, qui se retirèrent avec force salamalecs.
Sûr de Brest et de Lorient, il se demanda s’il ne devait pas, à Saint-Malo et à Jersey, agir de même.
Mais Brin-d’Amour entra, lui apportant une dépêche de Paris, expédiée par le marquis.
Elle ne contenait que ces mots :
« Reviens sur l’heure. »
Pas d’autres explications.
– Que peut-il se passer ? se demanda Coppola. Toujours le même. La paresse de se servir du chiffre le fait parler par énigmes. Avec quelques mots de plus, il me mettait au fait.
Et il relisait la dépêche :
– « Reviens sur l’heure ! » On n’est pas plus impératif. Le feu est-il à l’hôtel et la gendarmerie à nos trousses ? La belle idée ! Le colonel de la gendarmerie de la Seine dîne demain rue du Cirque. Je parierais qu’il s’agit simplement de la belle Mimi et de son féroce désir de la retrouver. Pardieu ! si j’en étais sûr !… mais non, cette passion-là fait trop bien nos affaires et sert trop bien la vengeance de Jessica…
C’était le prénom de Mme de Frégose.
– J’aurais pourtant bien voulu faire sur la côte nord, de Morlaix à Saint-Malo et à Granville, ce que j’ai fait à Brest et à Lorient ; mais c’est son habitude de m’arracher à plaisir les atouts des mains.
Puis, se tournant vers le piqueur :
– Donne-moi l’indicateur… Bon. Par Angers nous gagnons une heure. Cela vaut mieux que de remonter à Landerneau. Règle l’hôtelier et fais porter la valise à la gare, direction de Nantes. Le train part à une heure.
Brin-d’Amour ne se fit pas répéter l’ordre deux fois. Cette tournée en Bretagne l’avait déconcerté en le détournant de la poursuite de Caillebotte. Et le retour à Paris comblait naturellement ses vœux.
Il allait donc savoir ce qu’était devenu Corréard.
Quand ils s’installèrent en wagon, le baron dans le coupé retenu pour lui, Brin-d’Amour dans un compartiment de seconde, en arrière du train, ils ne s’attendaient à rien de nouveau avant Paris. Ils avaient de quinze à seize heures de chemin de fer à subir, et chacun s’arrangea au mieux pour les supporter.
C’est-à-dire qu’ils dormirent avec ensemble, bien que séparément.
Mais à minuit, au Mans, une manœuvre bruyante réveilla Brin-d’Amour.
On rattachait au train venant de Brest, les wagons de la ligne d’Angers, et les plaques tournantes faisaient tapage.
Brin-d’Amour se détira et regarda par la portière.
Quelques voyageurs descendus de wagon se promenaient sur le quai. On allait au buffet. On en sortait.
« Dix minutes d’arrêt ! » criait le conducteur du train.
Brin-d’Amour descendit à son tour.
À ce moment, un troisième train entrait en gare.
C’était le train de Saint-Malo.
Il passa sous le nez de Brin-d’Amour en l’éventant vivement.
Puis on ouvrit les portières en criant aux nouveaux venus :
– Les voyageurs pour Paris changent de voitures !
Et les infortunés, réveillés en sursaut, durent opérer leur transbordement.
Brin-d’Amour avait allumé sa pipe, et, appuyé contre une colonne de fonte, il s’amusait des physionomies ahuries de tous ces gens pressés.
Tout à coup il tressaillit et fit un pas en arrière pour se dissimuler derrière une guérite qui se trouvait à deux pas.
Et le cœur lui battait violemment, vous pouvez m’en croire.
C’est que parmi cette foule grouillante, il voyait s’avancer tranquillement, un petit sac et une couverture à la main, celui-là même qu’il n’espérait plus revoir qu’à Paris : Caillebotte.
Caillebotte, son ennemi, son antagoniste, son vainqueur du bois de Vincennes ; Caillebotte l’insaisissable, qu’il avait vu monter en fiacre, il y a trois jours à peine, au boulevard Rochechouart avec les enfants, Pervenche et Thaddée, et qu’il retrouvait seul sur le quai d’embarquement du Mans, descendant du train de Saint-Malo.
C’était bien Jacques, en effet, qui, toujours prudent et soucieux de tromper les chercheurs de piste, avait eu bien garde de monter en chemin de fer à Saint-Brieuc, ce qui eût trahi la retraite choisie par ses protégés, et s’était fait transporter par une barque de pêche à Granville. De sorte que son ticket portait : « De Granville à Paris. »
S’il était pris au retour, grâce à cette fausse donnée, on fouillait la côte normande du Cotentin au lieu de rechercher les enfants à Dahouet et à Pléneuf.
Brin-d’Amour s’était dissimulé juste à temps pour n’être point vu de Caillebotte.
Et il le laissa poursuivre son chemin sans le perdre des yeux.
Jacques eut bientôt trouvé un compartiment de première à sa convenance, c’est-à-dire suffisamment inoccupé pour qu’il pût s’emparer d’un coin voisin de la portière, et il s’y installa tranquillement et fit mine de se pelotonner sur lui-même pour dormir.
Brin-d’Amour s’avança alors avec précaution, s’assura bien du compartiment où son ennemi s’était placé, en grava le numéro et la lettre dans sa mémoire et, se dirigea ensuite de son pas le plus rapide vers le coupé de Coppola.
Seulement Brin-d’Amour ne se doutait pas qu’il eût pu être vu.
Cela était pourtant.
Caillebotte, dans son coin, avait tiré de sa poche une petite glace ovale qui lui permettait, tout en tournant le dos, de voir tout le quai et de dévisager tous ceux qui s’approchaient. Cette glace, placée dans l’entrecroisement des bras, était habilement dissimulée pour les gens du dehors, mais lui ne perdait pas un de leurs mouvements.
Il avait ainsi vu et reconnu Brin-d’Amour s’approchant avec un luxe de précautions qui le trahissait, s’assurant de la situation et du numéro du wagon. Il était fixé.
Mais Brin-d’Amour était-il seul ou avec quelque nouvelle bande d’agents ?
C’était la question importante.
Si Brin-d’Amour était seul, Jacques n’avait pas trop lieu de s’en préoccuper. Il en aurait facilement raison.
Mais il s’aperçut de l’empressement que mit le piqueur à détaler après s’être assuré de sa présence dans le wagon.
Il avait donc quelqu’un à prévenir.
Caillebotte, changeant de côté, put, en affleurant seulement la portière de l’œil, sans pencher la tête au dehors, voir où il se dirigeait et ne rien perdre de ses mouvements.
Brin-d’Amour s’était arrêté devant le coupé occupé par Coppola, et, monté sur le marchepied, la tête découverte, il parlait respectueusement au baron.
Mais sans doute l’explication ne pouvait se poursuivre sans imprudence sur la voie, car bientôt la portière du coupé s’ouvrit et il y monta.
– Parbleu ! se dit Jacques, il est avec son grand chef, le Coppola. Si c’était le marquis, Brin-d’Amour n’aurait pas été admis dans le coupé. Je pourrais bien leur jouer le tour, pendant qu’ils confèrent, de passer par l’autre côté de la voie, et de monter dans le train de Tours qui est en formation là-bas… Mais, d’ici à Paris, j’ai le temps de leur glisser des mains : voyons ce qu’ils vont faire.
Brin-d’Amour était arrivé la face tout enflammée de joie à la portière du coupé de Coppola.
Rien qu’à le voir, Coppola se douta qu’il y avait du nouveau, et, baissant la glace :
– Tu as surpris quelque chose ?
– Nous le tenons.
– Hein ?
– Il est dans le train… Faut-il prévenir le commissaire ?
– Monte ici. Nous n’avons que faire qu’on nous entende.
Et quand, la portière refermée, ils se trouvèrent à l’abri des curieux :
– Explique-toi, dit le baron.
– Eh bien ! j’étais descendu tout à l’heure pendant la manœuvre. Un train arrivait en gare… On m’a dit qu’il venait de Saint-Malo. Et parmi les voyageurs qui changeaient de voitures et montaient dans les nôtres, à destination de Paris, j’ai vu ce grand diable que nous cherchons, ce Caillebotte maudit…
– Tu ne te trompes pas ?
– Oh ! pour cela, je le reconnaîtrais entre mille, et il n’a pas son pareil…
– Alors…
– Il vient de s’installer, sans se douter que nous sommes si près de lui, dans un compartiment de première, dont j’ai pris le numéro, et je suis accouru vous demander s’il fallait dare dare le faire saisir au corps par les gendarmes et le commissaire.
– Bon ! il existe un mandat contre lui, mais nous ne l’avons pas,… et sur une simple injonction de moi, on n’agirait pas.
Brin-d’Amour était déconfit.
– Quoi ! il faudra le laisser partir… Par exemple !
– Attends, dit le baron, qui réfléchissait à la marche à suivre. Il faut télégraphier à Paris. Oui, c’est cela, un mot à Pérignac, qu’il envoie à la gare Montparnasse un commissaire et des agents pour l’heure de notre arrivée. Et on le cueillera à la descente du wagon.
– À la bonne heure !… Rédigez la dépêche, je vais la porter au télégraphe.
– Non, il te connaît. Il pourrait surprendre tes allées et venues. Reste ici, c’est moi-même qui vais faire expédier la dépêche. D’ailleurs, à cette heure de nuit, il pourrait y avoir quelque difficulté, et je suis seul en état de la résoudre.
Et laissant Brin-d’Amour dans le coupé, il descendit sur le quai et dut traverser deux voies de garage pour arriver au bureau télégraphique.
Si bien que Jacques, dont, il ne savait pas être connu sous sa personnalité présente, le vit et le suivit tranquillement de son coin dans toute sa manœuvre.
Et il n’eut pas grand’peine à deviner ce qu’il allait faire.
– Va, mon mignon, fais jouer le télégraphe, tes agents seront fidèles à la consigne et viendront en gare pour m’inviter à les suivre… Tu aurais dû seulement, par précaution, me demander où je compte descendre… Mais tu le verras bien, ou plutôt tu le verras trop tard, et ton Brin-d’Amour aussi.
Ce ne fut pas sans quelque difficulté que Coppola obtint qu’on mît un fil à sa disposition. Il fallut qu’il fit miroiter le nom des La Roche-Jugon, dont il se dit le parent et l’ami, et surtout qu’il mît en avant la personnalité du chef de la sûreté, pour qu’on daignât recevoir et transmettre sa communication. Mais le destinataire du télégramme étant justement Pérignac et le texte se rapportant à l’arrestation nécessaire d’un homme activement recherché, affirmait-il, on lui donna satisfaction.
Et il était temps qu’il terminât son expédition, car déjà le train s’ébranlait, et il dut courir pour regagner son coupé, où Brin-d’Amour l’attendait toujours.
– Tu descendras à la prochaine station et tu t’installeras au plus près de notre homme, pour le surveiller, lui dit-il.
– Oui ; il n’aurait qu’à nous avoir flairé,… pour sûr il nous fausserait compagnie avant les fortifications.
C’était parfaitement l’intention de Caillebotte.
Et lorsqu’à la Ferté-Bernard, il vit Brin-d’Amour, sorti du coupé, venir prendre place dans un compartiment de seconde de la voiture voisine de la sienne, il avait déjà choisi le point où il descendrait, le plus favorable à ses projets, le mieux fait pour dérouter ses adversaires.
Et il ne bougea non plus qu’un loir, le reste du voyage.
Brin-d’Amour, les yeux écarquillés, ne laissait pas le train ralentir un instant sa marche sans surveiller la portière du compartiment de Caillebotte, qu’il croyait toujours sur le point de s’ouvrir.
Pourtant aucune tentative de Jacques n’ayant encore eu lieu pour quitter la place, à Rambouillet ses yeux clignèrent ; à Trappes il ne voyait plus qu’à travers un nuage ;… à Versailles il se réveilla en sursaut, et d’instinct sauta sur la voie.
Un employé refermait tranquillement la portière du wagon des premières.
Caillebotte n’y était plus.
Du coup Brin-d’Amour était réveillé, et sans demander aucun renseignement, il se mit à courir pour sortir de la gare par la porte du Petit-Montreuil, qui s’ouvrait béante à deux pas.
Évidemment, c’était par là qu’avait dû fuir Caillebotte.
Mais, du seuil, dans aucune direction, il ne vit personne.
Il était quatre heures du matin, toutes les maisons bien closes ; où donc aurait-il pu trouver si tôt un asile ?
Les bois étaient à deux pas. Avec ses longues jambes, sans doute, il avait eu le temps de gagner rapidement quelque ruelle dans ce faubourg et de là Satory ou Buc.
Buc plutôt. Buc était dans la direction de Paris.
Ce fut donc par là que se lança le piqueur.
Et tout courant, l’œil aux aguets, il sortit du Petit-Montreuil et s’élança dans la belle avenue boisée qui conduit à Buc ; mais il n’avait pas fait deux cents pas, que la surprise le clouait sur place.
Sur l’un des bas-côtés de l’avenue, dans une petite clairière où s’amorçait un sentier qui pénétrait dans le taillis, un homme assis sur un fût de colonne brisée semblait l’attendre le plus tranquillement du monde.
C’était Caillebotte.
Il avait roulé une cigarette, l’allumait avec le plus grand flegme, regardant venir Brin-d’Amour, tout comme s’il lui eût donné rendez-vous à cette place.
Machinalement le piqueur regarda dans toutes les directions.
Il ne vit personne.
Et, malgré lui, il éprouva comme un malaise.
Il s’était bravement mis aux trousses de Jacques avec l’ardent désir de le joindre,… pour le faire arrêter et se venger de la roulée qu’il en avait reçue ; mais l’idée ne lui était pas venue qu’il pouvait, en le pourchassant, se trouver en tête-à-tête avec lui, comme le chasseur imprudent qui rencontre le sanglier acculé à sa bauge.
Caillebotte comprit son hésitation.
– Eh bien ! mon garçon, lui cria-t-il de loin, n’avais-tu pas à me parler ?
Faisant bonne mine à mauvais jeu, Brin-d’Amour s’avança en reprenant ses airs impudents.
C’est qu’en toisant Caillebotte et en le comparant dans sa maigreur à sa carrure athlétique, en regardant les mains fines de son adversaire et son propre poing, large comme une épaule de mouton, il se disait qu’il avait dû réellement être la victime d’une surprise, lors de leur première rencontre, et que sans doute, ce jour-là, un coup de trop lui avait fait perdre ses qualités de solide lutteur.
D’ailleurs il avait son revolver en poche, et s’il lui fallait, en plein bois, pour ne pas avoir le dessous, brûler la cervelle à ce gêneur, il était bien sûr que l’affaire serait étouffée, grâce aux La Roche-Jugon, trop heureux de s’en trouver débarrassés si vite et si bien.
Seulement, par point d’honneur, car le drôle ne manquait pas de crânerie, il voulait d’abord essayer d’une revanche à poings fermés, pour qu’il ne fût pas dit qu’il avait été tombé par ce pékin de bourgeois sans lui avoir, à son tour, servi une tatouille de sa façon.
– Non d’un carcan ! répondit-il à Jacques, j’ai à te dire, mon bel oiseau de bois, que cela ne se passera pas ici comme à Vincennes…
– Tu crois ?…
– Et qu’avant de te remettre, comme il convient, aux mains des bons gendarmes qui te cherchent, je vais te régler ton compte avec les intérêts capitalisés, tu peux t’y attendre.
– Eh bien ! essaye… nous allons rire.
Et Jacques se dressa, les bras croisés, un pied négligemment posé sur le fût de colonne brisée, qui se trouva former comme un petit rempart où devait forcément buter Brin-d’Amour, s’il ne calculait pas bien son attaque.
Le piqueur était arrivé à trois pas.
Il comprit la position avantageuse de Caillebotte, et que, pour l’en déloger, il fallait bien calculer ses coups.
De plus, forcé d’attaquer le premier, il devait montrer son jeu avant de connaître celui de son adversaire, ce qui constituait une infériorité nouvelle.
– Bon ! se dit-il, je vais le tâter.
Et s’élançant, en ayant soin, afin d’égaliser les avantages, de poser un pied sur la colonne brisée, comme faisait Jacques, il tomba en arrêt dans la première position du boxeur, cherchant, l’œil dans l’œil, le moment de détacher son coup de poing.
Jacques avait pris une attitude de parade si molle ou si peu classique, que Brin-d’Amour crut un instant qu’il allait avoir beau jeu.
Et il lança sa première attaque, visant la face.
Mais Caillebotte s’était si prestement effacé de côté, que le piqueur, lancé de toute sa vigueur sur un obstacle absent, perdit son équilibre, et, le côté labouré par un coup de poing formidable, alla rouler jusqu’au bord de la route.
– Nous allons bien rire, répéta Jacques, qui avait repris son poste et son allure nonchalante.
Brin-d’Amour, le visage déchiré par les ronces et les cailloux, se releva rugissant, et tournant la colonne renversée qui lui avait joué un si mauvais tour, il courut sur son adversaire le poing haut comme un forgeron prêt à battre le fer sur l’enclume.
Caillebotte, pour lui faire face, s’écarta de deux pas de sa situation première ; mais, bien que Brin-d’Amour, qui avait plus d’une fois, à Londres et à Epsom, boxé dans les tavernes avec les maquignons et les matelots anglais, fût de première force, il dut reconnaître, au bout de quelques minutes, qu’il avait trouvé bien décidément son maître ; chacun de ses coups, aussitôt paré, trouvait sa riposte, et une riposte heureuse, qui lui mit bientôt le visage en sang, le nez en compote, les yeux en bouillie, les dents en marmelade.
Exaspéré, fou de rage, n’y voyant plus, le misérable, qui avait reculé d’un pas sous ce martèlement implacable, porta la main à sa poche et voulut armer son revolver, dont les six coups étaient chargés.
Mais Jacques, qui avait suivi et deviné le mouvement, le prévint si à propos, que le premier coup de feu, dévié de sa ligne, se perdait dans le bois, tandis que Brin-d’Amour tombait comme une masse, le crâne défoncé par un des plus jolis coups de poing que Caillebotte eût asséné de sa vie.
– A-t-on vu un pareil obstiné ? dit Jacques en le voyant s’affaisser à ses pieds, incapable de demander son reste. – Ma foi je ne lui conseille pas, s’il s’en relève, de venir m’agacer une troisième fois… Maintenant filons sur la Closerie des Acacias… J’y puis être dans deux heures…
Mais, comme il s’apprêtait, pour gagner la route, à franchir le corps inerte de Brin-d’Amour, il vit surgir de l’angle de la clairière deux gendarmes avec leur brigadier, suivis de deux personnes dans l’une desquelles Caillebotte devina un commissaire de service ; dans l’autre, il reconnut Coppola, bien que celui-ci se tînt visiblement à l’écart.
À la vue de ces représentants de l’autorité, il ne bougea pas et se croisa les bras.
Les gendarmes, qui d’abord, voyant un homme à terre, tout ensanglanté, son adversaire debout, avaient fait mine de s’élancer, s’arrêtèrent, étonnés, devant son attitude calme et résolue, sans apparence aucune de rébellion.
Ce qui donna au commissaire le temps de s’approcher.
– Qu’attendez-vous, dit-il, pour empoigner cet homme ? Allons, les menottes !
– Monsieur le commissaire, dit avec force Caillebotte, je vous somme de faire votre devoir complètement.
– Comment ?
– Vous parlez un peu légèrement de m’arrêter. Avez-vous pris la peine de constater seulement l’état où vous me trouvez et ce qui vient de se passer ?
– Pardieu ! la chose est assez claire : votre victime est à vos pieds.
– Non pas ma victime, mais mon agresseur. Cet homme m’a attaqué, et je n’ai fait que me défendre… Il voulait me tuer, la preuve en est ce revolver tout chargé, qu’il tient encore en main. Pour le tenir en respect et le mettre hors d’état de nuire, je ne me suis servi, moi, que de mon poing. Le brigadier peut vérifier… Le fait est indéniable, et je tiens à ce que le procès-verbal en fasse mention.
– Eh ! monsieur, vous discutez, vous ordonnez… Une pareille attitude…
– Monsieur le commissaire, je parle en innocent, fort de son droit, et très résolu à ne pas permettre à la justice de s’égarer… Si quelqu’un doit porter plainte ici, c’est moi, et si quelqu’un doit être gardé à vue, c’est ce misérable qui devra, une fois rétabli, faire connaître les motifs de son agression… Et je me porte partie civile…
Le commissaire de police et les gendarmes étaient visiblement interloqués. Il devenait clair pour eux qu’il y avait eu là une tentative d’assassinat qui avait fort mal tourné pour son auteur.
Coppola aurait bien voulu ne pas intervenir. Il tenait médiocrement à attirer sur lui l’attention de Caillebotte. Mais comprenant qu’en prenant ainsi hardiment l’offensive, Jacques avait toute chance d’intimider le commissaire et de tirer son épingle du jeu et sa personne des mains de la justice, il n’hésita plus.
Et s’avançant vers le commissaire :
– Mon cher magistrat, dit-il, demandez donc à monsieur s’il ne répond pas au nom de Jacques Caillebotte…
– Vous m’y faites penser, dit le commissaire, ce Caillebotte que vous m’avez signalé, un malfaiteur insigne contre lequel un mandat d’amener a été décerné et qu’on recherche dans toutes les directions.
– Tout beau ! monsieur le commissaire, répondit Jacques, je suis ce Caillebotte, mais non point un malfaiteur. Si un mandat me concerne, c’est qu’il y a erreur, et je ne crains pas l’enquête… Aussi, je ne cacherai pas mon nom, le sachant toujours honorable. Vous tenez à m’emmener à Paris pour vider la question. À mon tour, je vous en prie, allons trouver le juge d’instruction, je suis prêt… Je ferai demain la démarche que je comptais faire aujourd’hui… Mais vous, brigadier, prenez bien note de ce que vous avez vu et entendu, et tâchez de vous en souvenir en rédigeant votre procès-verbal.
Et prenant les devants, suivi par les gendarmes, qui se mirent à régler leur pas sur le sien, il avait plus l’air de les conduire que d’en être escorté comme prisonnier.
Quand il passa ainsi devant Coppola, il hocha la tête avec un sourire :
– Ce n’est que la première manche, baron, lui dit-il, d’un ton de défi tel, que, malgré lui, l’aventurier eut comme un frisson.
Puis, se tournant vers les gendarmes et le commissaire :
– Dépêchons, messieurs, dépêchons, dit Jacques avec son flegme imperturbable, le premier train pour Paris ne part-il pas à six heures trente ? Nous n’avons que le temps.
Coppola retint d’un signe le commissaire, et lui montrant le corps inerte de Brin-d’Amour :
– Vous n’allez pas laisser ce malheureux sans secours ?
– Non. Je vais donner des ordres pour qu’on le transporte à l’hôpital de Versailles, où on le gardera à vue jusqu’à ce qu’il soit sur pied.
Coppola fit la grimace ; mais, après tout, il serait toujours temps de s’occuper du piqueur quand il pourrait être encore bon à quelque chose.
– Je vous accompagne à Paris, dit-il. Faites demander par le télégraphe une voiture cellulaire. Et défiez-vous de cet homme.
– Ma foi ! dit le commissaire, si ce n’est pas un grand original, ce doit être un effronté coquin. Il n’y a que les criminels endurcis pour se moquer ainsi de la justice.
– Vous avez dit le mot, mon cher commissaire, un criminel endurci, un audacieux scélérat, qui, depuis longtemps, déjoue toutes les poursuites… Soyez sûr que cette capture vous fera grand honneur,… et si vous désirez un peu d’avancement…
– Monsieur le baron ?…
– Le ministre de l’intérieur est de mes plus intimes amis… Je rendrai bon compte de votre zèle.
Du coup le commissaire sentit où était le bon droit, et, s’élançant vers les gendarmes :
– Je vous avais dit, mille tonnerres ! de mettre les poucettes à ce misérable ? voulez-vous donc qu’il vous échappe ?…
Le brigadier le regarda tout ahuri…
– Excusez, mon commissaire, j’avais cru,… il m’avait semblé,… comme il ne se rebelle point…
– C’est un gueux ;… obéissez… Allons, et vite.
On dut s’arrêter pour l’opération de la mise des poucettes, à laquelle Caillebotte, qui avait pris son parti, se prêta sans protestation.
Seulement, de sa voix claire et railleuse, il dit à Coppola :
– Je prends bonne note des poucettes, baron. Mais ne vous gênez pas, vous avez un compte ouvert.
Deux heures après, Coppola sortait plus guilleret de la Conciergerie.
Pérignac avait fait boucler Caillebotte dans une cellule discrète, en s’engageant à le garder au secret tout le temps qu’il faudrait. Peut-être, pour la forme, le mènerait-on un jour devant un juge d’instruction qui aurait sa leçon faite et bien faite. Puis on l’oublierait dans sa prison, jusqu’à ce qu’il fût possible de le jeter dehors sans inconvénient.
Et le chef de la sûreté apprit en même temps à Coppola que, sur son avis, il s’était empressé de mettre en disponibilité, sans traitement, Corréard.
Corréard en disgrâce, Caillebotte en prison, la revanche de Brin-d’Amour était complète.