IX
UNE PARTIE DE BARRES.
Rue de l’Orient, Tonton nuit et jour restait aux aguets.
Non pas qu’elle fût inquiète de son Jacques.
Quatre jours d’absence, pour Caillebotte, cela ne comptait pas. Et dans la circonstance présente, Tonton s’expliquait fort bien qu’il n’eût pas encore reparu.
Mais ce qui motivait sa préoccupation, c’est qu’elle s’était aperçue que la maison était surveillée et les abords de la rue souvent hantés par des figures qui ne lui revenaient pas.
Et elle se demandait si, par hasard, ce ne serait pas justement Caillebotte que ces faces patibulaires attendaient au passage.
Du haut de la tourelle, cachée derrière une persienne à feuilles mobiles qui permettaient au regard de s’étendre dans toutes les directions, elle vérifiait plusieurs fois par jour l’état de l’embuscade, et quand elle fut bien persuadée que la maison était passée à l’état de souricière, elle se hâta d’installer sur le rebord d’une petite lucarne qui se voyait distinctement de la rue Lepic, un pot de pélargonium-lierre, dont les branches retombantes, chargées de fleurs pourprées, étaient pour Caillebotte un signal éloquent destiné à le mettre sur ses gardes.
Et désormais, sûre qu’aucune surprise ne la menaçait plus, elle revint tranquillement à ses occupations journalières, dont la plus intéressante était, à son gré, le ravitaillement des deux enfants que Jacques avait confiés à sa vigilance.
Pervenche, qui n’avait pas les mêmes raisons que Tonton pour être rassurée, s’étonnait de l’absence prolongée de son sauveur, et trouvait bien longues ces journées passées dans une attente vaine. Elle redoutait sa généreuse imprudence ; elle se figurait qu’il avait pu être rejoint par ces deux brutes dont elle avait été la prisonnière tout un jour, et qu’il avait peut-être succombé dans la lutte. Et son cœur se serrait à cette pensée.
Le soir, retirée dans sa chambre, le sommeil ne venait pas, et ses angoisses, qu’elle ne cherchait pas à contenir, prenaient les proportions d’une fièvre ardente. Et ce qui redoublait ses craintes, c’était le silence prolongé de l’absent. Ne pouvait-il écrire à Tonton, lui envoyer une dépêche, lui faire parvenir un avis ?
Mais Caillebotte avait garde, sachant à quelles gens il avait affaire, pour lesquels le secret des correspondances ou des télégrammes ne devait pas exister. Et il comptait sur Tonton pour faire prendre patience à ses hôtes et les rassurer.
Tonton n’y manquait pas. Et chaque fois qu’elle voyait s’assombrir le front de la petite Pervenche, qu’elle avait prise de suite en grande amitié ainsi que le pauvre Thaddée, la brave femme, devinant du reste le motif de sa préoccupation, savait, d’une bonne parole, lui remonter le moral et lui faire partager un moment sa propre sécurité.
Thaddée, lui, était moins porté à l’inquiétude. Il avait une confiance absolue dans le génie et la force de son grand ami, et ne se figurait pas qu’il pût courir le moindre risque. Et, d’ailleurs, l’étrangeté de leur installation plaisait à son esprit aventureux. Il s’était vite familiarisé avec Tonton et l’accompagnait sans cesse d’une maison à l’autre, si bien que le souterrain et ses entrées secrètes n’eurent plus, au bout de vingt-quatre heures, de mystères pour lui. Il faisait jouer les ressorts, tourner les plaques de fonte et fonctionner les leviers avec une précision et une prestesse extraordinaires.
Et Tonton le laissait aller et venir, ce charmant diable à l’intelligence alerte, qui savait si bien suppléer à l’absence de la parole par sa pantomime expressive ; elle était bien sûre qu’il n’aurait pas besoin d’avis pour regagner sa cachette, au moindre bruit de visite suspecte. Et cette visite, elle s’y était préparée, car elle devinait bien que les gens qu’elle avait surpris apostés à l’angle des deux rues ne se borneraient pas à cette surveillance obstinée, mais platonique.
Elle avait jugé sainement de leurs intentions. Ils le lui firent bien voir quand, le lendemain du jour où elle avait arboré son pélargonium sur le rebord de la lucarne, ils vinrent en nombre frapper à la porte, assistés d’un commissaire de police ceint de son écharpe.
À ce moment tout était en ordre, les enfants dans leur cachette, avisés du danger, car Mme Mouton, de la persienne, avait suivi le mouvement agressif des agents et trouvé le temps, avant d’aller ouvrir la porte et de recevoir ces visiteurs, peu patients en général, de faire à Pervenche, grâce à la communication électrique établie par Caillebotte à travers le souterrain, le signal qui voulait dire : « Alerte ! ne donnez plus signe de vie. »
Lorsque Mme Mouton eut ouvert la porte, deux agents se précipitèrent, saisissant le battant en pleines mains, comme s’ils se fussent attendus à une résistance, dont la brave femme n’avait pas la moindre idée.
Dans leur précipitation, ils la bousculèrent même quelque peu. Puis le commissaire entra suivi de deux autres personnages, et l’on referma soigneusement la porte.
– C’est bien ici, dit le commissaire, que demeure le nommé Jacques Caillebotte, sans profession connue ?
– Comment ! sans profession ? dit Mme Mouton, profondément choquée ; sans profession, mon Jacques, la crème des honnêtes gens ?
– Assurez-vous dit le commissaire aux agents qui avaient pénétré tout d’abord, s’il n’y a pas d’autre issue que cette porte.
– Pardine, si, dit Mme Mouton, il y a une porte sur la rue Lepic…
– Ah ! vous voyez…
– Mais il y a beau temps qu’elle est condamnée.
– Vérifiez.
– On a même muré tout le bas de la porte, continua la brave femme.
– Conduisez-nous à votre maître.
– À mon maître… Bon ! Jacques n’est pas ici pour l’heure.
– Vous l’attendez ?
– Pas de sitôt. Il est en voyage.
– À moins qu’il ne soit caché…
– Caché ? Et pourquoi se cacherait-il ? demanda très nettement Mme Mouton en regardant le commissaire en face.
– Votre maître est sous le coup de l’accusation la plus grave.
– Lui, Jacques,… allons donc !
– Et je suis porteur d’un mandat d’amener auquel il faudra bien qu’il obéisse… N’essayez donc pas de nous faire croire à une absence qui n’est qu’une feinte.
– Ah ! bien,… vous pouvez voir,… fouiller la maison…
– C’est ce que nous allons faire… Vous affirmez de nouveau que le nommé Caillebotte n’est pas ici… Prenez bien garde que vous pourriez être traitée comme complice et mise, comme telle, en état d’arrestation.
– Monsieur le commissaire, répondit Tonton d’une voix ferme, je n’ai pas l’honneur de vous connaître ; mais si vous aviez consulté, avant d’entrer ici, votre collègue de Montmartre, vous sauriez que mon Jacques, que j’ai nourri de mon lait, est adoré dans tout le quartier comme le meilleur cœur et le plus honnête homme qui soit… et qu’avant de l’accuser, la justice aurait bien fait d’y regarder à deux fois,… pour ne pas donner à gauche…
Le commissaire aux délégations judiciaires ne put s’empêcher de sourire à cette sortie de la bonne nourrice, et, adoucissant sa voix :
– Ma chère dame, répondit-il, votre maître aura tout loisir de prouver son innocence… Moi, j’accomplis mon devoir. Mes ordres sont formels. S’il est ici, il faut qu’il me suive de bon gré, sans quoi, je serai forcé de l’y contraindre ; si réellement il est absent, ce que nous allons constater, je vous engage fort à lui conseiller, à son retour, de venir se mettre de lui-même à la disposition du parquet, pour répondre à l’accusation qui pèse sur lui…
Mme Mouton ne demandait pas de quoi on accusait son Jacques ; elle se doutait bien qu’il s’agissait des enfants.
Mais le commissaire, qui voulait se rendre compte de sa sincérité et essayer de la prendre en défaut, continua :
– La chose est grave : votre maître, d’après des témoignages qui semblent indiscutables, a enlevé deux enfants, une jeune fille et un jeune garçon.
Mais Mme Mouton était sur ses gardes, et feignant très bien l’indignation :
– Lui ! mon Jacques, des enfants !… en voilà une histoire ! Est-ce qu’on veut le faire passer pour un ogre, à cette heure ?
– Alors, vous ne savez rien à ce sujet ?
– Je sais que si vous n’avez pas autre chose à lui reprocher, vous perdez joliment vos pas et votre temps… Mais où donc qu’il les aurait pris, ces enfants-là, et pour quoi en faire ?… Et puis voilà plus de dix jours qu’il a quitté Paris ; vous pouvez questionner les voisins, ils vous le diront…
– S’il est absent depuis plusieurs jours, ne vous a-t-il pas écrit ? Vous devez avoir des lettres timbrées du lieu de sa résidence… Dans ce cas, il faut les montrer, ma brave femme, car c’est la meilleure preuve d’alibi qu’il puisse fournir…
– Des lettres, répondit Mme Mouton, quoi donc qu’il m’écrirait ? J’ai pas besoin de ses recommandations, je sais bien conduire sa maison quand il n’est pas là… et il n’est pas inquiet de ça… Des lettres ?… Mais il ne m’a jamais écrit… et pourtant il voyage assez souvent… Pour un oui ou pour un non, selon que le vent le pousse, le voilà parti à droite ou à gauche… Pourquoi donc qu’il se gênerait, mon garçon ? il est libre, maître de ses volontés, il ne doit rien à personne ;… il peut donc bien aller et venir à sa guise, rester à son gré, le temps qu’il veut, où il se plaît :… il sait bien qu’au retour il trouvera la maison en ordre et Tonton à son affaire… Tonton, c’est moi.
– Alors, vous n’avez rien à dire pour éclairer la justice ?
– Mais je ne fais que ça !… En vous parlant de Jacques, est-ce que je ne vous éclaire pas ?…
Le commissaire aux délégations la regardait attentivement en la faisant parler ; mais elle ne broncha pas, toute à son rôle.
– Allons, se dit-il, je n’en tirerai rien ; ou bien elle ne connaît rien de l’affaire, et elle est sincère, ce que je serais assez disposé à croire, ou sa leçon lui a été faite, et elle n’en démordra pas.
Et il remonta vers la maison en faisant signe à Mme Mouton de le suivre.
Sur le seuil, un des agents, qu’il avait envoyé s’assurer des issues, parut et lui dit :
– Il n’y a, en effet, pas d’autre issue praticable que la porte du jardin, monsieur le commissaire ; l’autre porte est condamnée et solidement murée, depuis longtemps, sans doute.
– Et vous n’avez trouvé personne ?
– Pas un chat.
– Nous allons vérifier.
Puis, se retournant vers Mme Mouton :
– Vous avez les clefs des armoires ?
– Pardine, oui… Que d’affaires ! Je vais vous les ouvrir…
Et, passant devant, son trousseau de clefs à la main, elle promena le commissaire et ses agents d’étage en étage, leur ouvrant toutes les portes, leur faisant visiter tous les cabinets noirs, ne leur faisant pas grâce d’une encoignure, non plus que des soupentes.
Dans le laboratoire, elle les laissa tout examiner à l’aise, paraissant si indifférente à leurs recherches, qu’ils n’eurent pas idée de soupçonner les dessous de cette pièce, qui avait l’aspect sage et sévère d’un réduit de savant. L’un d’eux, pourtant, ouvrit le four, en visita le foyer ; mais le ressort une fois poussé, la plaque mobile ne pouvait être devinée, et l’agent porta son attention sur le manteau de la cheminée, qui n’avait rien à cacher.
Ils s’apprêtèrent à partir enfin, après avoir dressé procès-verbal.
Mais à ce moment, celui des agents qui avait paru déployer le plus de zèle et d’activité dans cette visite domiciliaire et qui, sans doute, avait de bons motifs pour servir si bien les projets des La Roche-Jugon, prenant le commissaire à part, lui dit, mais pas assez bas pour que Mme Mouton n’entendit pas :
– Est-ce que nous allons laisser la vieille dans la maison ?
– Comment ?
– Monsieur le commissaire, elle est trop sur ses gardes pour n’en pas savoir long. Elle doit avoir des moyens de prévenir celui que nous cherchons pour qu’il ne nous tombe pas aux mains. Tandis que, si nous l’emmenons, quitte à la lâcher dans quelques jours, rien ne nous empêche d’occuper le logis, d’y établir une souricière, où il viendra se fourrer de lui-même.
– Hum ! répondit le commissaire, mes pouvoirs ne vont pas jusque-là… Oh ! vous avez peut-être raison ;… mais vous savez comme on épluche nos actes, et, à moins qu’on ne signe un nouveau mandat concernant la gouvernante, je ne risquerais pas ma place, en agissant ainsi de mon autorité privée.
L’agent tordit sa moustache avec dépit.
Le commissaire reprit :
– Mais je verrai le juge d’instruction, et demain…
– Il coule bien de l’eau sous un pont en vingt-quatre heures. Enfin, jusqu’à demain mes hommes redoubleront de surveillance au dehors ; mais je les aurais voulus cachés ici.
Le commissaire, d’un geste impératif, termina l’entretien. Il n’avait pas les mêmes raisons que son subordonné pour faire du zèle et n’avait pas été avisé de l’importance que certains personnages attachaient à sa mission.
Il donna l’ordre à ses hommes de passer devant et sortit le dernier. Sur le seuil, il dénoua son écharpe, qu’il plia soigneusement et mit dans sa poche.
Tonton le regardait faire tranquillement, sans avoir l’air aucunement pressée de lui fermer la porte sur le dos.
Mais, quand elle eut posément poussé le battant et donné un tour de clef à l’intérieur, elle fit glisser sans bruit les deux verrous, les écouta s’éloigner ; puis, quand elle se crut assurée contre tout retour en arrière, de son pas le plus rapide elle gagna le laboratoire et alla rejoindre Pervenche et Thaddée, que son signal avait dû vivement inquiéter.
Elle les trouva dans un état de surexcitation extraordinaire…
Thaddée était rayonnant.
Pervenche avait repris son charmant sourire confiant et doux.
Elle allait s’étonner, mais Thaddée la prévint, et, la saisissant par la main, l’entraîna dans la salle du rez-de-chaussée, qui donnait sur la rue Burcq.
Et, sur un canapé, il lui montra, en sautant de joie, deux costumes italiens qui s’y trouvaient étalés.
– Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda Mme Mouton, et d’où cela vient-il ?
– De notre ami Jacques, répondit Pervenche, qui les avait suivis. Et voici un mot de lui…
– À la bonne heure, dit Tonton, rassurée aussitôt.
Puis, après une minute de réflexion :
– Il est donc venu… et comment ?
– Il est probable, répondit Pervenche, qu’il aura pénétré ici cette nuit. Il y a une heure environ, en ouvrant les persiennes du jardin, j’ai aperçu un gros paquet sur la table. Et ce petit mot était attaché par une épingle au paquet…
– Voyons ça.
– Il ne donne pas de longues explications,… mais l’avis est des plus clairs : « Demain soir restez debout ; que Tonton veille près de vous. Endossez les costumes que contient ce paquet et soyez prêts à partir. Je vous ai trouvé une retraite plus sûre, car vous ne pouvez séjourner plus longtemps à Montmartre. Attendez-moi tous les trois dans le salon du premier. Entre minuit et une heure je serai près de vous. »
– Et c’est tout.
– Voyez…
– C’est bien son écriture… Eh bien ! tout est pour le mieux ;… il a un génie familier, mon Jacques, qui lui fait prévoir les difficultés et en triompher… Tenez, tout à l’heure, j’étais fort inquiète de vous deux… J’ai vu le moment où ce maudit commissaire…
– Un commissaire ?
– Ah ! oui, au fait, vous ne savez pas, ma chère petite, j’ai eu la visite d’un tas d’agents, avec un commissaire en écharpe, qui avaient la prétention d’arrêter mon Jacques…
– L’arrêter…
– Sous prétexte qu’il a détourné des mineurs… C’est vous deux…
– Ô mon Dieu !
– Mais rassurez-vous, ils n’ont rien trouvé et ont dû se contenter de visiter le logis… Seulement, il y avait un escogriffe qui parlait tout bas de m’emmener… pas si bas que je n’aie entendu,… et ma foi, vous comprenez, ça m’a fait froid dans le dos…
– Si je comprends !… Et vous croyez qu’ils auraient osé sérieusement ?…
– Mettre la main dessus… Pour ça, voyez-vous, ils n’y regardent pas de si près. Mais ce n’était rien. Pour Jacques, on peut me faire ce qu’on voudra,… me fourrer en prison si ça lui est utile ; j’en rirai, et ce n’est pas de cette menace que j’avais peur, mais je pensais à vous, mes pauvres enfants. Qu’est-ce que vous seriez devenus s’ils avaient supprimé Tonton ? La famine vous eût contraints de sortir… et vous tombiez dans leurs pattes. Par bonheur, on ne prend pas mon Jacques sans vert ;… il a flairé le danger, et, vous le voyez, il accourt à notre aide… Maintenant, ça va tout seul. Cette nuit, il vous emmène, et, si demain mon commissaire veut m’arrêter,… il peut bien venir, rien ne me retiendra plus ici.
– Que dites-vous là, chère madame Mouton ? s’écria Pervenche ; vous en prison, et pour nous avoir protégés !… Mais je me livrerai plutôt à ceux qui me cherchent !…
– Enfant, reprit Tonton en l’embrassant,… voilà une belle idée… Laissez faire, ma vieille carcasse est solide et ne craint pas un ou deux jours à la gêne, car Jacques ne m’y laisserait pas séjourner longtemps, soyez tranquilles… Et voyez-vous, il a fait mon éducation sur ce chapitre, il m’a habituée à accepter de sang-froid tous les évènements. J’ai ma conscience pour moi, ça me suffit et ça me protège… Il fait le bien et moi je l’aide comme je peux… Mais notre monde est bâti de si drôle de façon, que, pour rendre service aux honnêtes gens et contrecarrer les manigances des coquins, il faut autant de mystère et plus de rouerie qu’on n’en mettrait à faire le mal ;… à ce travail-là on risque quelques ennuis, mais nous finissons toujours par avoir le dernier mot, et quelle joie alors, mon enfant, on éprouve au cœur, d’avoir réussi à sauver de braves créatures et mis à quia leurs ennemis !
– Que vous êtes bonne !
– Pour les bons, pardine, c’est une fête… Mais pour les autres je suis mauvaise comme un chien de garde, et sans pitié, je vous jure… Mais ne perdons pas de temps… Voyons ces costumes… Si vous êtes destinés, d’après le plan de Jacques, à les porter quelques jours, il ne faut pas que vous paraissiez gênés dedans… On devinerait que c’est un déguisement. Aussi, mignonne, nous procéderons à votre toilette de suite, pendant que Thaddée ira lui-même s’habiller chez lui…
Thaddée se sauva, tout joyeux, avec la défroque de pifferaro qui lui était destinée.
Pervenche et Mme Mouton montèrent dans la chambre de la jeune fille.
Les costumes apportés par Caillebotte n’avaient pas le brillant du neuf mais on voyait bien aux doublures qu’ils n’avaient pas servi, et qu’on pouvait les endosser en toute confiance.
Celui de Pervenche se composait de la jupe rayée, du corselet de velours, de la chemisette bouffante, du tablier-tapis et de la coiffe blanche, arrêtée sur la tête par deux épingles à grosse tête, en filigrane doré, que portent les femmes du Transtévère. Le tartan écossais, qu’affectionnent les modèles acclimatés à Paris, ne manquait pas et complétait la réalité du travestissement.
Toute blonde qu’elle était, Pervenche ne laissait pas que d’être charmante ainsi, et d’autant plus attrayante, qu’elle se distinguait du type courant des Italiennes.
Mme Mouton avait eu plus d’une fois l’occasion de remarquer les allures des petites Transtévérines qui courent Montmartre. Elle l’habilla si bien, que l’œil le plus exercé s’y serait trompé, et qu’on ne pouvait, en voyant Pervenche ainsi vêtue, douter de sa nationalité. C’était bien une fille du Tibre, seulement plus belle et plus gracieuse que les autres.
Thaddée, lui, s’était très adroitement revêtu de son déguisement. Et, de lui-même, il avait résolu le problème délicat des chiffons entourés de bandelettes croisées qui servent de jambières aux petits pifferari. Sur son gilet rouge et son col ouverts, ses cheveux naturellement bouclés tombaient abondants, et ses yeux noirs, sa vivacité naturelle, la souplesse de ce jeune corps, qui jouissait de toute sa liberté dans ses vêtements commodes, le faisaient en tout semblable au plus vivant bambino de la voie Appia.
D’après le conseil de Mme Mouton, ils ne quittèrent pas leurs costumes, et, le soir, ils s’y étaient si bien habitués, qu’ils n’éprouvaient plus aucune hésitation, aucune gêne. Ils n’y pensaient plus. Et Pervenche ne songea même pas une fois à s’examiner dans une glace, pour voir si ses grandes épingles étaient en place et si sa coiffure n’avait pas chaviré.
Des vêtements qu’ils portaient en arrivant à la rue de l’Orient, la vieille nourrice avait fait soigneusement un petit ballot. Caillebotte, elle le prévoyait, emmenant les enfants au loin, voudrait emporter ces habillements de rechange. Il trouverait la chose prévue, le paquet préparé.
Toute la soirée se passa dans l’attente.
À la joie éprouvée par Pervenche en recevant des nouvelles de son sauveur avait succédé une inquiétude indéfinie. Elle se demandait si la nouvelle retraite qu’il leur avait choisie ne serait pas l’occasion d’une séparation nouvelle. Elle se disait qu’après tout, ils avaient troublé sa vie, et que, s’il avait découvert le moyen d’assurer leur sécurité en recouvrant sa liberté, il avait bien le droit d’en profiter.
Mais aussitôt, mécontente de sa propre pensée, elle s’en voulait d’avoir douté de ce cœur généreux. Et les confidences, les récits, les boutades de Tonton, lui revenaient en tête, comme des preuves éclatantes de l’infatigable dévouement de Jacques pour ceux qu’il protégeait. Non, il ne les abandonnerait pas ; non, il ne bornerait pas son rôle à les mettre à l’abri de leurs persécuteurs. Pervenche devinait qu’il ferait plus et mieux… Qui sait même avec quel profit pour leur cause il avait dû employer ces quatre jours d’absence ?
D’ailleurs, ce mandat d’amener, ce commissaire venu pour l’arrêter, n’était-ce pas une preuve nouvelle qu’il ne marchandait pas ses risques, puisqu’il s’était à ce point compromis par son intervention ? Puis tous ces nuages, tous ces doutes, toutes ces petites anxiétés s’effaçaient devant la pensée qu’elle allait le revoir, et le cœur lui battait bien fort, et dans l’ombre où elle rêvait, une légère rougeur lui montait aux joues.
Minuit sonna. Selon les recommandations de Caillebotte, ils s’étaient tous les trois installés dans le salon du premier étage, et sur une table, la prévoyante Tonton avait dressé le couvert pour les enfants et Jacques. Peut-être, s’était-elle dit, il aura besoin de prendre des forces. Je vais lui faire à souper.
Et, à côté d’une galantine de volaille et d’un superbe rosbif froid, attendaient un long saucisson argenté de Lyon et une large soupière remplie d’un excellent consommé froid.
Pervenche prêtait l’oreille. Aucun bruit. Et pourtant elle ressentait comme une commotion sympathique qui lui disait que l’ami désiré n’était pas loin.
Sa main tremblait fiévreusement sur son ouvrage. Elle s’interrompit, releva la tête, et tout aussitôt poussa un léger cri de joie, vite comprimé,… mais qui eut de l’écho autour d’elle.
Sur le seuil du salon, dont la porte s’était sans doute ouverte bien doucement, car ils n’avaient rien entendu, Caillebotte les contemplait en souriant.
Thaddée, d’un bond, lui sauta au cou.
Puis ce fut le tour de Tonton d’embrasser son fieu.
Pervenche, émue, lui tendit en silence sa main, dont le tremblement parlait pour elle.
– Allons ! dit Caillebotte gaiement, je vois avec plaisir que la petite garnison se porte bien et que la première escarmouche s’est passée sans encombre. Mais de ce moment nous allons jouer le grand jeu, ami Thaddée. Es-tu préparé à tout événement, mon garçon ?
Thaddée lui prit la main, la tint posée sur son épaule et, par sa pantomime, exprima de la façon la plus éloquente que, sous la protection de Jacques, il ne redoutait rien.
Alors, se tournant vers Pervenche :
– Me pardonnerez-vous, mademoiselle, dit Caillebotte, de m’être permis de vous faire endosser ces habits ?
– Vous pardonner !… Quoi donc ? Le souci que vous prenez de nos intérêts, monsieur Jacques ?… Mais la recommandation venant de vous, je ne me suis pas même étonnée. J’ai obéi simplement, comme vous voyez, sûre d’avance que ce travestissement était nécessaire.
– En effet… Le quartier est l’objet d’une surveillance sévère… et je n’aurais pu vous faire sortir d’ici sous les habits que vous portiez le jour de l’enlèvement… Vous comprenez bien que votre signalement a dû être minutieusement donné.
– Tandis que sous ce costume…
– Vous passerez au milieu des agents sans attirer leur attention. À chaque instant ils croisent, dans cette partie de Montmartre, des familles italiennes qui regagnent le quartier Saint-Marcel ; et moi-même j’ai la tenue de circonstance ; voyez plutôt.
Et Caillebotte, ôtant l’abat-jour de la lampe, se montra dans le costume moitié savoyard, moitié italien, adopté par les barnums de bas étage qui jouent les rôles de pères pour ces tribus de modèles recrutés, tous les ans, dans les bas quartiers de Rome ou dans les faubourgs de Milan.
– Il ne me manque plus, dit-il en riant, qu’une belle barbe… que je me poserai tout à l’heure, et avec quelques mots de baragouin en o, en i, en a, je serai le plus authentique Jacopo Marochetti qu’on ait jamais rencontré sur la place de Paris…
– Oui-da, dit Tonton ; mais sais-tu bien, Jacques, où s’arrêtera votre première étape ? Avant de courir les aventures, il me paraît prudent de prendre des forces et tout à fait sage de faire honneur à mon souper ?… N’est-ce pas ton avis ?
– Tu parles d’or, Tonton, et quoique nos étapes, comme tu dis, soient à peu près assurées, Mlle Pervenche et Thaddée qui n’ont pas coutume de veiller si tard, non plus que de voyager de nuit, feront bien d’écouter ton conseil…
– Au moins vous tiendrai-je compagnie à table, dit Pervenche, si mon appétit n’est pas brillant.
Quant à Thaddée, il était déjà installé.
– Minuit et demi, dit Caillebotte en consultant sa montre ; nous avons une demi-heure à nous, et, tout en mangeant, nous pouvons causer… Et, d’abord, je vous apporte des nouvelles toutes fraîches de la bonne Mme Legoarrec…
– Vous l’avez vue ? s’écria Pervenche.
– Si je l’ai vue ! répondit Caillebotte en souriant ; mieux que cela, je l’ai enlevée…
– Enlevée, allons donc ! fit Mme Mouton.
– Voilà comme je suis, moi, quand je suis en train. On a lancé contre moi un mandat d’amener…
– Tu le sais ?
– Parbleu !… sous prétexte que j’ai détourné des mineurs,… j’enlève une femme très majeure… Le tribunal, dans sa justice, m’en tiendra compte, et admettra, s’il est de bonne foi, qu’il y a compensation…
– Bon ! Je disais aussi : il plaisante…
– Non pas, Tonton !… L’enlèvement de Mme Legoarrec est sérieux, bien que je n’aie pas eu besoin d’user de violence…
– Ah !
– Et qu’elle m’ait suivi de son plein gré. Mais il était important que nos adversaires ne pussent la retrouver au logis quand ils reviendraient à la charge, et je l’ai si bien dépaysée que, pour la découvrir, ils essouffleront sans succès leurs limiers.
– Elle n’est donc plus à Provins ? demanda Pervenche.
– Non, elle est en ce moment en pleine Bretagne.
– Dans son pays,… la Bretagne, qu’elle n’espérait plus revoir.
– Je l’y ai conduite moi-même… et c’est là qu’elle vous attend…
– Nous ?
– C’est là que vous allez, pendant quelques jours ou quelques semaines, je ne sais encore, vivre près d’elle, en sûreté, entourés de braves cœurs dont j’ai pressenti et échauffé le dévouement, et qui vous défendraient au péril de leur vie si on allait vous chercher si loin ;… mais ce n’est pas à craindre… Je saurai donner le change à l’ennemi et lui créer de fausses pistes : fiez-vous à moi.
– Ainsi nous partons pour la Bretagne ? dit Pervenche toute songeuse.
– Pour recevoir Hoël à son retour…
– Hoël, celui qui remplaçait notre père et nous a confiés à Mme Legoarrec ?
– Lui-même.
– Et il revient…
– De l’île de Cuba,… où j’ai tout lieu de croire que, pendant sa longue absence, il a pu recueillir les preuves de votre filiation et des armes terribles contre ceux qui cherchaient à vous faire disparaître.
– Que m’apprenez-vous là ?
– C’est vrai… Ce sont choses nouvelles. Il y a quatre jours, quand je vous ai quittée ici, mademoiselle, et que j’allais, sans grand espoir d’éclaircissements, trouver, à Provins, Mme Legoarrec, je ne m’attendais pas à mettre si vite le doigt sur le fil conducteur qui allait éclairer pour moi toute cette sombre intrigue, dont vous avez failli être victime.
– Et que votre généreuse intervention a déjouée ?
– Ne parlons pas de cela… J’ai fait ce que tout autre eût fait à ma place… Je vois une sorte de bête fauve courir sus à un enfant… Je l’arrête au passage… C’est tout simple.
– N’essayez pas de donner le change à ma reconnaissance, dit Pervenche avec animation ; je sais ce que nous vous devons,… et je vois que nous allons tenir de vous bien plus encore,… un nom, une famille,… une fortune peut-être… Mes souvenirs se réveillent à cette heure, et le nom d’Hoël revenait bien souvent dans les demi-confidences de Mme Legoarrec, et si elle ne me parlait plus de lui quand je fus assez grande pour mieux comprendre, c’est qu’elle désespérait de jamais le revoir, et qu’elle croyait sans doute inutile de nous révéler un passé qu’elle supposait mort pour nous. Ainsi Hoël revient, peut-être après mille souffrances, à travers mille dangers, et durant ces longues années d’exil, c’est de nous que l’excellent ami s’occupait.
– Oui…, et comme il ne fallait pas qu’il agît au hasard en débarquant en France ; comme il était à craindre qu’il ne se démasquât trop vite et risquât de perdre ainsi le fruit de ses peines en manquant de prudence, j’ai voulu que Mme Legoarrec et vous-même fussiez là pour le mettre au fait. Quand il saura de quelle tentative odieuse vous avez été l’objet, il comprendra qu’il ne doit se montrer qu’à bon escient et pour frapper le coup décisif. Et moi, je lui préparerai le terrain favorable.
– Alors vous revenez à Paris ?
– Aussitôt que je vous aurai installés à Dahouet.
– Dahouet,… je me souviens,… aux environs de Pléneuf ; c’est le pays de maman Legoarrec.
– Et d’Hoël, son cousin ;… mais, quand il partit, vous étiez bien jeune, et sans doute aurez-vous peine à le reconnaître.
– Je cherche en vain ses traits, je ne le vois qu’à travers un brouillard.
Thaddée, qui, depuis qu’il était question d’Hoël et de la Bretagne, avait cessé de manger, et, tout absorbé, semblait des yeux boire chaque parole de Caillebotte, frappa sur la table et, d’un geste très net, sembla dire :
– Moi, je me souviens.
Puis, tirant de sa veste son album et son crayon, qui ne le quittaient pas, il esquissa en quelques traits rapides une silhouette qui fit pousser à Pervenche un cri de stupéfaction, quand il lui passa son croquis.
– Ah ! c’est frappant,… et, grâce à ces quelques lignes, je le revois tel que je l’ai connu ! s’écria la jeune fille.
– Eh bien ! voilà qui est parfait, dit Caillebotte. Étant trois à le guetter, Hoël ne vous glissera pas des mains, et votre réunion avec Mme Legoarrec, tout en me rassurant sur votre compte, triple les chances de ma combinaison… Maintenant, il faut faire nos préparatifs de départ… Je passe chez moi, avec Tonton, j’ai des papiers à prendre et quelques recommandations à lui faire… Dans un quart d’heure, je serai là, mes chers enfants, et nous commencerons notre odyssée.
Dans la salle basse, Mme Mouton lui montra le paquet qu’elle avait fait des vêtements bourgeois de Pervenche et de Thaddée.
– C’était là une bonne précaution, en effet ; mais j’avais prévu le cas, et nous n’aurons pas besoin de nous charger de ce ballot, qui nous embarrasserait par trop. Mais nous les retrouverons plus tard. Tu serreras ces vêtements dans la chambre qu’occupe Mlle Pervenche.
Rentré chez lui, dans un cabinet de la tourelle qui était entièrement garni d’une bibliothèque circulaire toute pleine de livres, Caillebotte fit jouer deux tablettes mobiles qui dissimulaient un tout petit coffre-fort scellé dans la muraille. Là il serra soigneusement les papiers trouvés dans le portefeuille de Coppola. Il avait pris note sur son calepin, dans un chiffre connu de lui seul, des faits énoncés dans ces documents. Mais il tenait à mettre les originaux en sûreté. Dans un double compartiment se trouvait une somme assez ronde en or et en billets. Il mit dans sa poche deux rouleaux d’or, glissa une petite liasse de billets dans son portefeuille, et il allait repousser la porte massive du coffre-fort, quand une pensée l’arrêta.
– La Condamine, dit-il, oui ;… mais c’est un trembleur… Certes, il pourrait nous être utile, très utile même… Sa situation lui permettrait de tenir en échec nos adversaires ;… mais le voudra-t-il ?
Il fit quelques pas au milieu du cabinet.
Si l’on croyait aux protestations et aux serments des hommes, celui-là n’aurait pas le droit de me rien refuser, quelque grand effort ou quelque sacrifice que je vinsse lui demander… Mais les années passent,… l’oubli de la dette est bien vite venu… Et, de nos jours, Ruy Gomez aurait beau sonner du cor,… Hernani se boucherait les oreilles ou le ferait consigner à la porte.
Il fit un geste de mépris hautain et revint à la porte du coffre-fort, bien résolu à la repousser.
Puis une seconde fois il s’arrêta.
– S’il ne s’agissait que de moi, j’aurais le droit de renoncer à une épreuve qui, peut-être, ne m’apportera qu’un dégoût de plus. Mais ce ne sont pas mes intérêts qui sont en jeu,… et je ne dois rien dédaigner de ce qui peut servir la cause que j’ai embrassée… À tout hasard, emportons toujours le signe de reconnaissance.
Et attirant à lui, du fond du coffre, une petite sébille en agathe, il y prit une mignonne main de corail finement sculptée, qui portait en manchette un cercle d’or étoilé de cinq turquoises. Cette main, à demi repliée, faisait le geste italien, l’index et l’annulaire tendus, qui conjure les mauvais sorts et protège contre les jettatores.
Caillebotte considéra un moment en silence ce bijou, qui éveillait en lui de lointains et doux souvenirs.
Il poussa un léger soupir en secouant la tête.
Puis, s’arrachant brusquement à ces visions du passé, il serra dans une des pochettes de son portefeuille la petite main de corail, ferma son coffre, poussa les rayons mobiles et, toutes choses en ordre, il s’écria :
– Maintenant, il faut agir… Le Coppola ne doit pas s’être endormi.
Seulement, avant de regagner par le souterrain la maison de la rue Burcq, il passa dans un cabinet de toilette, et là, devant la psyché, tirant de sa poche une fausse barbe qu’il avait eu soin d’apporter, avec quelques gouttes de gomme liquide dont il se badigeonna le menton et les joues, il se compléta la figure de circonstance.
Et quand il reparut devant Pervenche, elle eut un petit mouvement de surprise, ne l’ayant pas reconnu au premier abord.
– Tout est en règle, dit-il ; Tonton connaît son programme ; il ne nous reste plus qu’à ménager notre sortie. Pour cela, descendons à la cave.
Pervenche et Thaddée le regardèrent avec étonnement ; Mme Mouton elle-même ne sembla pas comprendre ce qu’il voulait dire.
Il sourit, et, du geste, les encourageant à la confiance :
– C’est un dernier secret de cette maison mystérieuse que je vais vous livrer. Suivez-moi !
Et il les fit descendre, par un escalier de vingt marches, dans une vaste cave, qu’un large soupirail, qui semblait condamné et strictement bouché à cette heure, avait dû jadis éclairer en prenant jour sur la rue Burcq.
Une charpente, formant dix gradins, était adossée au mur opposé ; mais Caillebotte la fit glisser sur le sol et pivoter sur elle-même, de façon qu’elle s’appliqua juste au-dessous du soupirail.
– Attendez, et tournez la lanterne vers cet angle.
Ils étaient descendus armés d’une lanterne sourde.
Caillebotte ouvrit avec précaution un premier panneau qui fermait le soupirail à l’intérieur.
Là le mur avait environ 80 centimètres d’épaisseur, mais il était taillé en voûte, en couloir, par où l’on pouvait facilement sortir, à la condition de se tenir légèrement courbé.
Si bien que la dernière fermeture enlevée, on se trouvait en deux enjambées dans la rue même.
Mais cette fermeture, qui déguisait à l’extérieur tout le mécanisme, était combinée avec un soin tout particulier.
Elle était disposée en forme de trappe et pouvait doucement s’abaisser dans le couloir.
Au dehors, cette trappe double représentait un grillage rouillé par le temps, poussiéreux à laisser à peine visibles les lignes croisées des fils de fer, à travers lesquels, même en les dégageant de leur boue et de leurs toiles d’araignées, on n’eût pu rien voir de ce qui se passait dans la cave, car, dessous la grille, un revêtement de bois, un châssis plein masquait l’intérieur.
Caillebotte écouta d’abord en ne laissant s’ouvrir la trappe qu’imperceptiblement. De cette façon, on ne pouvait voir, mais on entendait les bruits de la rue.
Il était une heure du matin et tout lui parut tranquille.
Aucun bruit de pas.
La rue Burcq est une rue sage, sans cabarets dans la partie haute. On s’y couche de bonne heure, pour se lever avant le jour.
Caillebotte laissa doucement la trappe s’abaisser et glissa la tête au dehors.
Du côté du moulin de la Galette, un désert.
Vers le bas, au coin de la rue des Abbesses, la lueur d’une boutique encore ouverte, mais à cent mètres au moins.
On pouvait donc effectuer la sortie sans danger d’être aperçus surgissant de cette cave béante.
Jacques, de sa voix la plus basse, les avertit de se tenir prêts.
– Dès que je serai dans la rue, que Thaddée monte le premier, et il fera le guet, pour que j’aide Mlle Pervenche à sortir.
Mais comme il avait déjà le corps à demi au dehors du couloir, il vit une ombre se projeter sur le sol, à vingt pas.
Et il crut un instant que quelque agent de Coppola était monté faire une ronde du côté de la butte.
Tranquillement il opéra une demi-retraite dans le soupirail, ne laissant plus que la tête émerger de la baie.
Puis, commandant d’un mot la patience à son arrière-garde, il attendit.
Mais, de son observatoire mystérieux et noir, il étudiait la position de l’ombre, ses mouvements, cherchant où pouvait être placé le corps qui la projetait.
Au bout de quelques minutes, il avait résolu le problème.
L’ombre n’avait rien d’hostile et ne s’inquiétait pas d’eux.
C’était, sur une terrasse voisine, un flâneur nocturne qui bayait à la lune, en fumant sa pipe.
Caillebotte avait reconnu l’homme à la carrure, un artiste, charmant garçon, chez lequel il avait passé plus d’une heure. Rimeur acharné quand il ne tenait pas le pinceau, il composait volontiers des odelettes la nuit, sur sa terrasse, en prenant un bain d’air.
– Bon ! se dit Caillebotte, ce n’est que Savaroche, et il est trop absorbé par l’enfantement de ses strophes pour s’apercevoir de ce qui se passe sous ses pieds. D’ailleurs, nous ne serons dans son rayon visuel qu’une fois sur la chaussée et debout… Puis il s’inquiète bien de ce que nous sommes et de ce que nous faisons !…
Alors, se penchant à l’intérieur :
– Fausse alerte… Le moment est propice ;… que Thaddée me suive.
Une seconde après, ils étaient tous deux dans la rue.
Pervenche embrassa Mme Mouton et gravit les gradins.
Jacques lui tendit la main et l’aida à sortir du soupirail.
– Bonsoir, Tonton, dit-il ensuite, tout bas.
Puis, attirant la trappe mobile à lui, il fit jouer un ressort qui l’adapta absolument à la baie. L’issue était hermétiquement close.
– En avant ! gagnons au pied, par la rue des Trois-Frères, pour sortir au plus vite de ce quartier, où l’on nous cherche. Désormais, mademoiselle, vous devrez répondre au nom de Graziella ; Thaddée devient Pippo. Moi je suis Jacopo Marochetti. Ceci dit par surcroît de précautions, car j’espère bien que nous allons gagner notre premier gîte sans avoir d’explications à donner à personne.
Par la rue des Trois-Frères ils arrivèrent à la chaussée des Martyrs.
Caillebotte leur avait enseigné comment ils devaient marcher et se grouper.
Tous trois avaient pris l’allure paresseuse des Italiens, marchant d’un pas nonchalant en se dodelinant.
Tout d’abord ils avaient trouvé sur leur passage les maisons fermées et le chemin désert.
Mais, à partir de la rue d’Orsel, la ville semblait se réveiller.
Le boulevard Rochechouart surtout était des plus animés, à ce carrefour du cirque Fernando et du bal de la Boule-Noire.
Le bal était fermé, mais tous les cafés voisins, les cabarets et les brasseries profitaient de certaines tolérances pour rester ouverts, et sur le trottoir des groupes bruyants s’accostaient, chantant, riant ou vociférant. Des accès de gaieté agressive qui ressemblaient à des querelles.
La région était mauvaise à traverser pour les gens paisibles.
Mais les gouapeurs du quartier s’attaquent rarement aux Italiens, qui ont la réputation de riposter volontiers à un coup de poing par un coup de stylet.
Pervenche-Graziella ne fût pas sans péril passée seule, à cette heure, sur le terre-plein qui relie le boulevard Clichy à la chaussée Clignancourt.
Mais Caillebotte réalisait un Jacopo assez solide pour donner à réfléchir aux batifoleurs du trottoir.
Et pas un des vauriens malingres et chétifs qui composent, en majeure partie la population flottante de cet aquarium parisien, n’eut la moindre envie, après un coup d’œil jeté sur le padrone, d’essayer la conquête de la donzinella.
Seulement, en passant devant une brasserie fréquentée par les artistes du quartier, la carrure du padrone n’empêcha pas que l’on ne s’exclamât sur la beauté du prétendu modèle.
L’un de ces connaisseurs attablés héla même Caillebotte avec l’intention évidente de lui fixer, pour sa pupille, des jours de séance.
Mais Jacques s’en tira en baragouinant une phrase italienne qui semblait dire qu’ils étaient trop pressés, lui et les siens, pour entrer en arrangement à cette heure, et, hâtant le pas, il arriva devant l’Élysée-Montmartre.
Là un maraudeur consentit à les charger dans sa voiture, qui tressautait sur des ressorts fêlés et criards.
– Rue de Pontoise, dit Jacques.
– Alors, comme ça, vous retournez au nid avec la couvée, papa ? dit l’automédon, qui connaissait bien la rue de Pontoise, la rue de Poissy, tout ce quartier de Saint-Nicolas-du-Chardonnet comme le lieu de campement de tous ces lazzaroni dépaysés qui vivent et grouillent, s’accouplent et meurent dans ces taudis enverminés dont ils payent chaque jour la location.
– Si, compare ! répondit Caillebotte en faisant monter rapidement les enfants dans le vieux fiacre.
À ce moment, un homme qui était sorti depuis quelques instants de la rue du Théâtre et pendant vingt-cinq pas avait machinalement contemplé ce groupe d’Italiens, tout en ayant l’esprit ailleurs, s’était rapproché d’eux, tandis qu’ils parlementaient avec le cocher et montaient dans sa guimbarde.
L’accent de Jacques sembla le frapper.
Mais la voiture partait.
Et, se disant sans doute qu’il pouvait avoir été trompé par une ressemblance d’organe, il laissa le cocher fouetter ses chevaux, et le char ballottant s’éloigner avec un bruit de ferraille.
– Après tout, se dit-il, j’ai dû me tromper… L’autre est plus maigre et moins barbu…
Le fiacre avait traversé la place d’Anvers et disparu dans la direction de la rue Rochechouart.
– Et, pourtant, j’ai comme un pressentiment que je tenais là la piste… Nom d’une potence ! l’avoir presque frôlé et le laisser échapper, ce serait par trop bête… car, enfin, si c’est lui,… cette jeune fille, ce gamin ;… eh ! oui ! c’est cela, un déguisement ;… je me battrais volontiers.
Brin-d’Amour, car c’était lui, prit aussitôt sa course dans la direction suivie par le fiacre.
– Bon ! dit-il, des chevaux de maraude, des rosses de nuit : je les rattraperai vite…
Mais il eut beau descendre au pas gymnastique la rue Rochechouart jusqu’à l’angle de la rue de Maubeuge, il ne retrouva pas la voiture.
– Ah ça ! se sont-ils engloutis dans l’égout ?
Pas le moindre bruit de roulement dans aucune direction.
– Voilà qui est fort !
Brin-d’Amour, déconfit, se grattait l’oreille.
– Si, du moins, j’avais pu entendre ce qu’il a dit au cocher… Mais je songeais si peu à le rencontrer là !
Brin-d’Amour avait l’oreille fine… et un bruit lointain le fit tressaillir.
C’était à l’autre bout de la rue de Maubeuge, du côté du boulevard Magenta, environ à la traversée de la rue Condorcet, une voiture lancée à fond de train…
Et le roulement était accompagné de ce cliquetis particulier que le piqueur avait remarqué lorsque le fiacre qu’il cherchait avait démarré devant l’Élysée-Montmartre.
– Le brigand ! s’écria-t-il, il a voulu rompre les chiens… Je devine,… il m’aura flairé, se sera garé dans quelque rue de traverse, et maintenant le voilà qui détale de plus belle… Ah ! pardieu ! puisque je ne me suis pas trompé, je vais te faire voir beau jeu.
Et, d’un pas de course remarquablement accéléré, mais assez équilibré pour être maintenu longtemps, Brin-d’Amour s’élança dans la rue Bellefond, qui lui permettait de couper dans la direction qu’il croyait suivie par Caillebotte.
Il ne se trompait pas beaucoup ; seulement il avait trop compté sur l’essoufflement des chevaux, et cru trop facilement qu’avec un petit effort il les rattraperait.
Car ce n’était plus le cocher qui conduisait ses bêtes.
Au moment où Jacques montait dans le fiacre, comme il jetait un regard circulaire autour de lui pour voir si personne ne les guettait, il vit à quelques pas la silhouette massive du piqueur, qui s’avançait d’un pas nonchalant.
Il n’en monta pas moins dans le fiacre, et, soulevant le petit matelas mobile qui couvrait la vitre placée derrière le fiacre, il dit à Thaddée, en l’attirant à la lucarne.
– Regarde bien… Reconnais-tu cet homme ?
Et Thaddée, aussitôt, lui pressa la main avec force,… ce qui, dans la circonstance, valait une affirmation.
– Alors, je ne me trompe pas, c’est lui, le Brin-d’Amour du bois de Vincennes et de Nogent.
Thaddée renouvela son affirmation.
Pendant ce temps, la place d’Anvers était franchie.
Au tournant de l’avenue Trudaine, comme la voiture allait cahin-caha, Jacques ouvrit la portière, sans même interrompre dan sa marche le cocher, la referma, et, en un clin d’œil, se trouva sur le siège, assis à côté du cocher, qui, dans sa surprise et sa frayeur, abandonna ses guides, que Caillebotte saisit au vol.
C’était un vieux bonhomme tout voûté, enfoui sous une houppelande qui datait d’au moins trente ans, et qui, sans doute, se sentait incapable de résister à ce grand gaillard à barbe si touffue.
Seulement il allait se donner la satisfaction de crier, quand Caillebotte fit luire à ses yeux une pièce de vingt francs, et la lui mettant dans la main :
– Si tu te tais, au bout de la course, tu en auras autant. Si tu cries, je te fais passer ta voiture sur le corps : choisis.
– Je choisis les jetons, dit le vieux phaéton. Fais à ton gré, mon gars.
Et alors il se trouva, chose miraculeuse, que ces deux chevaux, qui semblaient dormir et n’avoir pas la force de lever leurs sabots pour marcher, se réveillèrent sous la main de Jacques et prirent, avec un entrain stupéfiant pour leur cocher d’habitude, un galop soutenu. Si bien qu’on eût, en moins de trois minutes, gagné le carrefour de la rue Condorcet, de la rue Turgot et de la rue Rochechouart.
Là, Jacques tourna rapidement à droite et engagea le véhicule dans la rue Turgot, où il s’arrêta à vingt pas en arrière du carrefour ; puis il attendit et écouta.
Au bout de quelques instants, le silence de ces rues désertes fut troublé par un pas lourd mais régulier.
– Bien ! murmura Caillebotte, il nous a devinés, il arrive… Il traverse le carrefour ;… il descend… Les pas s’éloignent. Hue ! mes bonnes bêtes…
Et d’un léger coup de fouet, stimulant les deux rosses et les commandant des guides, il leur fil reprendre la rue Condorcet, qu’elles franchirent dans toute sa longueur, pour gagner les derrières de l’église Saint-Vincent-de-Paul et le boulevard Magenta.
C’est cette reprise de la course qui avait fixé l’itinéraire de Brin-d’Amour, qui enfila, lui, la rue Bellefond, puis la rue de Chabrol.
Il espérait bien, sur ce parcours, rencontrer quelque voiture attardée, dont il se fût aussitôt emparé pour égaliser les chances.
Mais il ne rencontra sur son passage qu’un long convoi de tonneaux de fonte, de la compagnie Lesage, lancés à fond de train, à la descente de la rue d’Hauteville, et se suivant de si près que, bon gré mal gré, il brûla à les voir rouler trois bonnes minutes, et quand il arriva au boulevard Magenta, essoufflé, incapable de courir de la sorte plus longtemps, il put se convaincre que, cette fois, la piste était bien perdue.
– C’est un diable ! Comment a-t-il fait courir ainsi ces vieilles haridelles ? Après tout, il a peut-être simplement garé son fiacre et continué sa route à pied par bordées successives de rue en rue, à droite, à gauche… Oui, mais s’il l’a gardé, son fiacre, on pourrait peut-être retrouver le Colignon demain, et le faire parler. Demain… Ah ! demain, nous aurons beau jeu à faire une enquête, il sera bien loin avec sa petite famille, s’il court toujours de ce train-là…
Puis, arrivé à la hauteur du boulevard de Strasbourg, il s’arrêta.
L’horloge de Saint-Laurent sonnait deux heures.
Un cabriolet passait à vide.
Brin-d’Amour, au geste que fit le cocher en claquant du fouet, pour lui offrir sa voiture, répondit par un maugréement de mauvaise humeur.
– Flâneur, va ! c’est il y a vingt minutes, méchant rôdeur, qu’il fallait te trouver sur ma route.
Mais, se ravisant, il appela le cocher.
– Comment n’avais-je pas pensé à cela ? C’est la première chose à faire…
Et montant dans la victoria :
– Aux Halles, et presto, en face de la fontaine des Innocents.
– Chez Baratte, dit le cocher.
– Va pour Baratte… Tu as soif ? On te gargarisera, mais mouche ta bête.
Le cocher ne se fit pas répéter deux fois un ordre donné dans d’aussi bons termes, et il descendit d’un trot superbe le boulevard désert, où rien n’entravait sa marche.
– Oublier le rendez-vous de Corréard ! Où avais-je la tête ? se disait Brin-d’Amour, tout en tirant sa pipe et la bourrant. Quand nous nous sommes quittés, rue Lepic, après avoir posté soigneusement nos sentinelles dans le quartier… et vraiment ils ont fait merveille, nos roussots,… mon damné brutal leur a gentiment passé dans les jambes,… car, pour sûr, quand je l’ai retrouvé devant l’Élysée, agrippant sa guimbarde, il venait de la rue de l’Orient, il n’y a pas à en douter…
Et il lâcha un formidable juron, que les convenances m’empêchent de sténographier.
Puis, revenant à son idée première, tout en allumant sa pipe :
– J’en ferai compliment à Corréard de ses collègues et collaborateurs… Il avait quelque expédition pressée à diriger dans la rue des Prouvaires, et il m’a affirmé qu’en faisant deux fois le tour de la fontaine des Innocents, je ne pouvais manquer d’être bientôt en sa compagnie… « On me préviendra de ta venue, m’a-t-il dit, et comme ton affaire n’est pas moins urgente, dès lors que tu m’apporteras du nouveau, je te reviendrai sur l’heure… Mais ne me dérange qu’à bon escient…
Mais Brin-d’Amour, à son arrivée aux Halles, n’eut même pas besoin de la moindre promenade autour du square des Innocents.
Comme le cabriolet s’arrêtait à la porte de Baratte, une bousculade se produisait dans l’escalier, et la bagarre se terminait auprès de la voiture.
Simple affaire de police. On arrêtait un cheval de retour qui s’était trop fié à sa science de métamorphose, et pendant qu’on emmenait l’homme à la préfecture, Corréard, qui regardait faire ses agents, se trouva tout porté pour tendre la main à Brin-d’Amour, qui descendait de la victoria.
Corréard était justement cet inspecteur de la police judiciaire qui accompagnait et assistait le commissaire dans sa visite à la maison de la rue de l’Orient. C’était lui, on se le rappelle, qui avait conseillé, demandé l’arrestation de Mme Mouton, et qui était resté chargé de la surveillance du quartier.
– Tu as découvert quelque chose ? demanda-t-il à Brin-d’Amour.
– Oui et non… J’ai tenu le fil, il s’est cassé.
– Nous le renouerons.
– C’est pourquoi j’accours… Mais je ne voudrais pas, en pleine rue…
– Parbleu !… nous soupons… Je mange et j’écoute, tu parles et tu bois.
– Ici ?…
– J’ai mon cabinet à moi… En retour, avec de gros murs, pas de cloisons, pas d’oreilles à craindre.
– Tout à fait prudent.
– Le 17, dit Corréard, en entrant au comptoir de Baratte.
– Vous savez bien, monsieur Corréard, dit avec obséquiosité la dame de comptoir, que nous n’en disposons jamais sans votre autorisation… Vous pouvez monter…
Corréard était un homme de quarante ans, sec et brun, avec une mine de furet.
Mais bien que sa mise sentît le policier, sa physionomie n’était pas dépourvue de franchise.
Il regardait les gens bien en face, avec calme, et sans chercher à se donner des airs de matamore farouche.
Et dans l’exercice de ses fonctions, il apportait de la probité et de la conscience à réparer ses erreurs.
Plus d’une fois même il avait réussi à faire annuler une procédure et réformer une instruction. Entreprise délicate et qui prouve le crédit qu’il avait su conquérir près des juges instructeurs.
Mais quand il se croyait dans la bonne voie, il était implacable.
Dans l’affaire de la rue de l’Orient, Coppola avait bâti un si joli roman pour égarer la justice, que Corréard s’imaginait très sincèrement que les puissants La Roche-Jugon agissaient par pure sympathie pour les malheurs de Mme Legoarrec et avec le désintéressement le plus complet.
Cette fois, aveuglé par ces personnalités élevées qui en imposaient même à ses chefs, avisé même de façon particulière par le procureur général que l’on comptait sur son zèle, il ne voyait pas le dessous des cartes et prenait au sérieux l’histoire d’enlèvement qui servait de base à la poursuite.
Une fois installés dans le cabinet 17 :
– Voyons ta trouvaille, dit-il à Brin-d’Amour.
Le piqueur raconta par le menu comment il avait levé le gibier, puis perdu la piste. Mais le costume adopté comme travestissement par Caillebotte, pour lui et ses protégés, frappa Corréard.
– S’il ne t’avait pas aperçu lui donnant la chasse, dit-il, il est probable qu’en fouillant le Ghetto italien du boulevard Saint-Germain, nous aurions pu le découvrir, car c’est là sans doute qu’il comptait cacher les enfants, puisqu’il les a déguisés en Transtévérins… Mais il n’a pas qu’un tour dans son sac, et, se voyant suivi, il aura changé son plan.
– Alors il eût fallu le laisser détaler sans rien faire pour l’atteindre ?… Un bon chien chasse à vue…
– Un bon chasseur attend le gibier au gîte.
– Que faire ?
– On retrouvera le cocher ;… mais c’est perdre du temps… Si je connaissais le mobile réel qui dirige ce Caillebotte, je pourrais arriver à pénétrer sa pensée et deviner où le prendre… Mais, sur ce point, vous me laissez dans le vague…
Et, regardant dans les yeux Brin-d’Amour :
– Voyons, toi, tu dois savoir quelque détail qu’on aura négligé de m’apprendre, n’y attachant pas l’importance que moi j’y puis attacher.
– Je ne sais pas grand’chose, dit Brin-d’Amour avec une pointe d’inquiétude, car il ne se sentait pas fort dans les interrogatoires et se souvenait de s’être plus d’une fois vendu lui-même par maladresse dans ses fréquents rapports avec les gens de justice.
– Cependant, poursuivit Corréard, on m’a offert ton concours en me disant que tu me serais très utile, parce que tu connaissais le particulier.
– Pour ça oui, je le connais, je connais sa poigne.
– Ah ! tu as eu l’occasion de lutter avec lui ?
– Oui, une fois.
– Et il t’a gentiment servi ?…
– Oh ! je lui revaudrai cela.
– Tu es solide pourtant.
– Moi, je m’en flatte.
– Et tu t’es laissé rouler ainsi ?
– Une surprise…
– Tu le gênais donc ?
– Dame ! c’était le jour de l’enlèvement.
– Quel enlèvement ? dit tranquillement Corréard sans quitter des yeux le piqueur, dont l’attitude embarrassée éveillait en lui de vagues soupçons.
Brin-d’Amour se mordit les lèvres, et, cherchant à se tirer d’affaire, il s’embourba.
– Eh bien !… mais l’enlèvement qu’il a commis donc…
– C’est juste… J’oubliais ;… tu étais là… Je disais bien que tu devais connaître quelques détails intéressants de l’affaire. Tu vas me raconter par le menu ce qu’on ne m’a dit qu’en bloc.
– Le Coppola aurait bien dû me faire la leçon, se dit le piqueur. Si je refuse de parler, il va se méfier. Si je jabote, je risque d’en trop dire… Comment rompre les chiens ?
Mais Corréard sentait qu’il avait un sujet en main, et n’était pas homme à le laisser s’échapper par une tangente. Il reprit :
– Donc… tu accompagnais la jeune fille et le petit muet ?
– Oui.
– Où s’est passée l’affaire ?…
– Mais,… dans le bois de Vincennes.
– C’est juste,… oui,… j’y suis… On m’a dit, en effet, que tu avais été chargé de la part du notaire, Me Dupeyrat, de conduire les enfants.
– C’est bien cela,… je les conduisais…
– Mais je ne sais plus au juste,… où donc ?
– À la campagne…
– Bon,… une simple promenade…
– Mon Dieu, oui, histoire de prendre l’air…
– Et alors… l’autre arrive ?…
Brin-d’Amour sentait des gouttes de sueur perler sur son front, et pour se remettre il buvait coup sur coup, espérant s’éclaircir les idées. L’aplomb lui revint tout au moins, et il crut avoir trouvé le moyen, en s’appuyant sur les faits vrais et les enjolivant, de se tirer d’affaire.
– C’était à la brune… La voiture stationnait…
– Ah ! vous étiez partis en voiture…
– En berline… Mais un trait casse,… nous le raccommodions avec François…
– François,… qui ça ? François…
– Le postillon du marquis…
– Bon ! pensa Corréard, je ferai parler aussi François.
– Voilà que pendant ce temps-là le petit muet prend la poudre d’escampette…
– Hein ! Il se sauvait… et pourquoi ?
– Non,… se sauvait… je ne dis pas ça. Il couraillait,… un enfant,… tu vois ça d’ici… Ces mômes, ça a la rage de l’école buissonnière…
– Alors tu veux le rattraper ?
– Il saute dans le bois…
– Toujours par manière de plaisanterie…
– Naturellement.
– Et au moment où tu crois l’atteindre…
– Je tombe en face d’un grand diable d’escogriffe…
– Qui, sans dire gare, te flanque une tripotée.
– Une surprise,… je te l’ai dit,… une surprise… Je suis encore à me demander comment et par où il m’a pris… Je me suis senti enlevé, sans pouvoir me défendre,… et lancé…
– Bon ! je comprends,… il t’a jeté à travers bois ; tu t’es quelque peu cassé la tête contre un tronc d’arbre, et tu es resté aplati et sans connaissance pendant quelques minutes…
– C’est bien cela…
– Et après, quand tu as repris tes sens ?
– Ni vu ni connu ; nous avons fouillé, appelé… personne…
– En vérité…
– C’est comme je te le dis ; le damné Caillebotte avait enlevé le gamin.
– Qui s’était laissé faire d’assez bonne grâce, il me semble, puisque ton camarade François ne l’a pas entendu crier à l’aide.
– Eh ! mais, dit le piqueur, heureux d’avoir trouvé une réponse topique, tu oublies qu’il est muet ?
– C’est juste, répondit le policier.
Et Brin-d’Amour, respirant très fort comme un homme à bout d’haleine, se versa rasade. Après tout, il n’était pas trop mécontent de lui et croyait avoir eu réponse à tout.
– Et d’un ! dit Corréard.
Brin-d’Amour fit la grimace ; l’enlèvement de la jeune fille était plus difficile à expliquer.
– Pour l’autre, dit-il, je n’étais pas présent… Je ne sais pas comment ça s’est passé.
– Cependant, puisque ce jour-là tu l’accompagnais ainsi que François, tu sais au moins où tu l’as conduite.
Le piqueur resta interloqué.
Révéler le secret du chalet de l’île des Loups, c’eût été une maladresse que les La Roche-Jugon lui auraient fait payer cher. D’autre part, il sentait bien que l’inspecteur de police avait été frappé de ses réticences, de ses hésitations, et en était venu à douter de la réalité des incidents sur lesquels était basée la poursuite judiciaire contre Caillebotte.
Mais la question de Corréard ne pouvait rester sans réponse. Dans son désarroi, il se lança un peu à l’aventure, cherchant ses phrases.
– Voilà… La nuit était venue… Moi, j’étais là pour accompagner… C’est François qui avait les ordres…
– Ah !
– Dame ! c’est François qui tenait les guides… Et, tandis que nous roulions, comme j’étais encore tout étourdi de mon atout, tu comprends, je n’avais pas beaucoup ma tête à moi, je me suis assoupi,… sans m’inquiéter où nous allions, et c’est à peine si j’ai ouvert un œil quand la berline s’est arrêtée…
– Alors tu ignores absolument où François a conduit la jeune fille ?
– J’ignore… Je sais que c’est dans une maison de campagne à M. le duc… quelque part entre Vincennes et Joinville ;… mais, pour te dire au juste,… je ne pourrais pas…
– Et quand on a connu l’enlèvement de la petite, succédant de si près à celui de son frère, cela a fait quelque bruit dans la maison du duc, et tu as dû recueillir quelques détails…
– Oh ! des cancans ;… mais personne ne savait au juste… D’ailleurs le coup s’était fait tout à fait mystérieusement, et ce n’est qu’au lendemain qu’on s’est aperçu que la fillette avait disparu.
– Si bien qu’on n’a pas la preuve qu’elle n’est pas partie de son plein gré,… peut-être pour aller à la recherche de son frère.
– Quelle idée !…
– Elle t’étonne, Brin-d’Amour, eh bien ! ton récit est fait pour me la suggérer.
– Oh ! moi, je ne suis pas fort pour les histoires ;… j’ai pas l’œil à regarder de-ci, de-là, et je peux conter tout de travers… Ça n’empêche que le Caillebotte est un gredin, que les enfants sont bien avec lui, et qu’il faut se dépêcher de le pincer et de les lui reprendre.
Corréard le regarda d’un œil si perçant que le piqueur, étonné et inquiet, se tut subitement.
– Oui, il faut le rejoindre, dit le policier ; bois à ta soif,… j’y vais songer.
Et, roulant une cigarette et se balançant sur sa chaise, un coude à la table, il se mit à passer au crible de son esprit critique toutes les circonstances connues de l’affaire.
De cet examen rapide, mais fait de sens rassis, il résulta pour lui un profond étonnement.
Il lui sembla que le parquet avait agi avec bien de la précipitation. Il est vrai qu’il y avait au dossier, comme pièce principale, une plainte signée de Mme veuve Legoarrec. Mais la rédaction même de cette plainte lui avait paru bien étrange. Pour lui, elle émanait de tout autre que de la signataire. Puis, avant d’agir, pourquoi avait-on négligé d’interroger la demanderesse, de faire sur place l’enquête ordinaire ?
Corréard se souvenait de l’insistance avec laquelle le procureur général lui avait recommandé l’affaire et, à quelques mots échappés au chef du grand parquet, il avait pu comprendre qu’on désirait surtout être agréable au duc de La Roche-Jugon, et que cette intervention toute-puissante avait eu pour résultat de faire passer par-dessus les formalités de procédure habituelles, qui sont parfois la garantie et la sauvegarde des accusés.
Le petit interrogatoire qu’il avait fait subir à Brin-d’Amour venait à l’appui de ses doutes grandissants et les corroborait. Assurément l’affaire était complexe et devait lui réserver bien des surprises. Les faits énoncés par Coppola étaient, sur bien des points, contredits par les aveux du piqueur. Puis le mobile de Caillebotte n’était pas connu. Et ce grand ravisseur d’enfants lui paraissait un étrange séducteur, puisqu’il avait réussi, d’après le récit de Brin-d’Amour, à convaincre Pervenche et Thaddée de la nécessité d’endosser ce déguisement de Transtévérins.
Dès lors que l’accord régnait entre eux, où était la contrainte ? S’il était bien établi que les deux enfants l’avaient suivi de leur plein gré, Corréard se disait que Caillebotte prenait plutôt l’aspect d’un protecteur que d’un ennemi. Et l’ambiguïté des réponses de Brin-d’Amour lui donnait à penser que le petit Thaddée essayait réellement d’échapper à ses violences quand il avait pris la fuite dans le bois de Vincennes, et que c’était pour lui venir en aide contre un brutal que Caillebotte avait si bien tamponné le piqueur.
Corréard, d’ailleurs, avait Brin-d’Amour en piètre estime. Il l’avait plus d’une fois vu figurer sur les bancs de la police correctionnelle, un jour même en cour d’assises, et s’étonnait qu’il eût trouvé à se placer dans une maison aristocratique comme celle des La Roche-Jugon. Il s’expliquait d’autant moins pourquoi l’ancien pensionnaire de Poissy était toléré dans la domesticité du marquis, qu’en se retrouvant en sa présence, Brin-d’Amour avait affirmé que ses antécédents étaient connus et qu’on avait tenu compte de son repentir, en même temps que de ses talents spéciaux de chef d’écurie et de maquignon.
Tout d’abord, l’inspecteur de police avait vu dans l’affaire Caillebotte un crime judiciaire assez banal. Mais, à cette heure, l’énigme se dressait impérieuse devant ses yeux et s’imposait à sa conscience. Où chercher, où trouver la vérité ? Le dossier était vide, ne contenant que la plainte rédigée par Coppola et signée par Mme Legoarrec. Le juge d’instruction ne pouvait s’appuyer sur la moindre enquête. Il semblait qu’une puissance mystérieuse eût voulu qu’en toute cette affaire la justice fonctionnât les yeux bandés, sans rien savoir et sur un simple mot d’ordre. Pousser ses investigations du côté des La Roche-Jugon, il n’y pouvait songer. C’eût été risquer une réprimande, peut-être une mise à pied par excès de zèle. Restait Caillebotte. Et tout de suite Corréard s’était dit : Il faut le rejoindre.
Le rejoindre et non le prendre, notez la nuance. Désormais, dans la pensée de Corréard, le mandat d’amener obtenu contre Jacques était loin de prouver sa culpabilité. Grâce à ce mandat, il avait tout droit de se mettre à sa poursuite et de faire marcher toute la grande mécanique répressive, police et gendarmerie, pour assurer le succès de sa campagne. Mais ce n’était plus tant l’arrêter qu’il souhaitait que le tenir là face à face, une heure, entre quatre murs bien discrets, et pouvoir l’interroger. Car, dans sa conviction, Jacques possédait seul la vérité ; seul, il pouvait lui révéler le mot de l’énigme.
Donc, rien à changer au programme. Laisser en apparence dormir ses défiances et courir sus au prétendu coupable. Avoir l’air de faire le jeu de Brin-d’Amour et de ses patrons, mais, en réalité, n’agir qu’à bon escient et selon ce que lui inspireraient ses découvertes.
Et Corréard, jetant sa cigarette, qui allait lui brûler les doigts, se leva en disant :
– En chasse !
– Tu as trouvé le gîte ?
– Peut-être.
– Et nous allons ?
– À tout hasard. D’abord, à Saint-Nicolas du Chardonnet ; ensuite… tu verras bien.
La victoria qui avait amené Brin-d’Amour était restée à la porte de Baratte.
Ils y montèrent tous deux et Corréard donna l’ordre au cocher de s’arrêter quai de la Tournelle.
De là, à pied, ils gagnèrent la rue de Pontoise et arrivèrent, en traversant le boulevard Saint-Germain, à l’église Saint-Nicolas.
Jusqu’à la rue Traversière, le vieux quartier Saint-Victor s’est conservé avec ses masures. L’église en est entourée. C’est comme un petit îlot de rues noires et de ruelles sombres, resté debout entre les grandes artères qui l’isolent, le boulevard Saint-Germain, la rue Monge, la rue des Écoles.
Au premier poste de police, Corréard entra et questionna les agents.
Les rapports se contredisaient. L’un croyait bien, en effet, avoir entendu rouler, rue de Pontoise, un vieux fiacre répondant aux indications de Brin-d’Amour. Un autre affirmait que, de une heure à trois, il n’était passé qu’une voiture de maître et plusieurs charrettes de maraîchers se rendant aux Halles centrales.
On n’avait pas rencontré la moindre famille italienne. Là-dessus, tous étaient d’accord.
– À partir de dix heures, ils sont tous au gîte, dit l’un des agents ; aussi les aurais-je remarquées, s’il en était passé quelques-unes. Mais pas l’ombre.
– Voyons chez la mère Levrier, dit Corréard.
C’était une logeuse de la rue Saint-Nicolas, celle qui tenait le garni le plus convenable, relativement propre, de tous ceux qui recevaient particulièrement la colonie italienne.
Chez la mère Levrier on ne trouvait que des familles à l’aise, dont les enfants gagnaient huit à dix mois de l’année leurs deux à trois cents francs, comme modèle accrédités.
Corréard avait pris avec lui un agent du quartier connu de la logeuse, afin d’éviter de longues explications. On fit lever la bonne femme et on lui donna le signalement des gens recherchés.
– J’ai bien, dit-elle, deux chambres retenues et payées d’avance par un grand diable qui ressemble assez au portrait que vous me faites du padrone. Et il m’avait annoncé qu’il reviendrait cette nuit en prendre possession avec sa sœur et son frère cadet… Mais je n’ai vu personne.
– Vous avez inscrit la location ?
– Je crois bien ! monsieur l’agent, sur l’heure… Voyez plutôt, voici mon livre.
Et elle exhiba un livre crasseux, qui était, toutes les dix pages, timbré du commissariat du quartier.
Corréard regarda à la place indiquée, c’était d’ailleurs la dernière inscription faite, et lut :
« Numéros 41 et 42 : Jacopo Marochetti, accompagné de Graziella et Pippo Marochetti, ses frère et sœur. »
Et au-dessous, entre parenthèses : (Reçu, pour la semaine, 12 francs.)
Corréard était fixé ; mais avant de partir, il consulta l’agent, qui le rassura. La mère Levrier était incapable de s’exposer aux sévérités de la police, en déguisant la présence chez elle de gens poursuivis.
– Allons ! dit Corréard à Brin-d’Amour, il t’a reconnu et s’est défié. C’était là le gîte… Si tu n’avais pas fait mine de courir après son fiacre, il y serait venu tranquillement se faire prendre. Mais en te sachant à ses trousses, il a changé son plan de retraite et nous ne le prendrons plus sans vert.
– Bon ! Que faire, alors ? répondit Brin-d’Amour déconfit.
– T’aller coucher.
– Hein ?
– Je n’ai plus besoin de toi avant demain.
– Ah !
– Mais, à neuf heures, viens traîner tes guêtres place Dauphine. Je saurai t’y trouver, et si je tiens la nouvelle piste, je t’enverrai prendre. Moi, je rentre à la préfecture donner des ordres. Il pourrait avoir idée de quitter Paris. Toutes les gares seront surveillées sur mes indications, à partir des premiers trains, et si on l’aperçoit, on me télégraphiera sur l’heure…
– Bravo ! s’écria Brin-d’Amour, rassuré.
– Et je n’aurai plus qu’à envoyer une dépêche, qui le devancera, pour le faire retenir jusqu’à mon arrivée à la gare qu’il me conviendra de choisir pour son interrogatoire.
– Comment ! son interrogatoire ? balbutia Brin-d’Amour avec un certain effarement, n’est-ce pas au juge d’instruction qu’appartient le soin de l’interroger ?
– Oui ! vraiment, mais ne faut-il pas que nous nous assurions, nous autres inspecteurs de police, contre toute erreur de personne ?… Je l’interrogerai sommairement… sur son identité,… celle des enfants…
– Ah ! très bien…
Brin-d’Amour respira plus librement.
Mais, pas plus que le reste, ce moment d’inquiétude n’avait échappé à Corréard.
Et le quittant brusquement :
– À demain neuf heures, dit-il d’un ton bourru.
Tandis qu’ils cherchaient ainsi Caillebotte rue Saint-Nicolas-du-Chardonnet, la petite famille improvisée reposait bien tranquillement dans un hôtel de la place Denfert-Rochereau.
Voici comment les choses s’étaient passées :
Conduits par Jacques, les chevaux du fiacre avaient fait merveille et rapidement gagné le carrefour Saint-Laurent ; mais là, au lieu de descendre le boulevard de Strasbourg, Caillebotte les avait dirigés par le faubourg Saint-Martin et la rue Saint-Martin, qu’il avait franchis d’une traite, ne les laissant un peu souffler qu’à la traversée de la Seine, où il leur permit, pour quelques minutes, de reprendre leur attitude trompeuse de rosses efflanquées.
Puis à la place du pont Saint-Michel, il les réveilla, et, d’un petit trot soutenu, il leur fit monter le boulevard jusqu’à la place de l’Observatoire, où il descendit à l’ombre des grands marronniers et invita Pervenche et Thaddée à mettre pied à terre.
– Et maintenant, dit-il au vieux cocher en lui remettant le second louis promis, si tu as un peu de conscience, tu oublieras, pendant quarante-huit heures, l’épisode de cette nuit. Tâche de te figurer que tu as rêvé, qu’un bon pourboire t’est venu en dormant, et si l’on t’interroge…
– Si l’on m’interroge, mon prince, dit le cocher, je jurerai mes grands dieux que je suis rentré à vide rue de la Tombe-Issoire, ous qu’est mon remisage, car vous m’avez tout gentiment ramené chez nous… Et si vous avez jamais besoin de moi au même prix, ne vous gênez pas. Demandez le père La Flèche, c’est moi,… 78, rue de la Tombe-Issoire, la maison du Lavoir… Quant à la rousse, ayez pas peur, ni vu ni connu, on ferait plutôt jaser mes poulets d’Inde.
Et fouettant ses bêtes, il tourna par la rue Cassini.
Jacques attendit avec les enfants que le bruit de la voiture eût cessé et, de son ombre, il scruta toutes les voies aboutissant au terre-plein.
Le silence s’était fait complet.
Et cette solitude ne dissimulait aucune surprise.
– Brin-d’Amour est loin et, s’il nous cherche quelque part, ce sera au quartier Saint-Victor… Vous sentez-vous fatiguée par cette veille prolongée, ma chère enfant ? demanda Caillebotte à Pervenche.
– Puis-je penser à mes fatigues quand vous ménagez si peu vos forces ? répondit la jeune fille. Ne craignez pas que je devienne un embarras. Sous votre protection, je me sens trop vaillante pour redouter aucune épreuve.
Les yeux éveillés de Thaddée disaient assez le plaisir qu’il goûtait à courir ainsi les aventures.
– Nous allons prendre quelques heures de repos dans un hôtel de la place Denfert-Rochereau. En un quart d’heure, nous y serons. Seulement nous ferons sagement, mademoiselle, de nous étendre sur notre lit chacun tout habillé, pour être prêts dès l’aube.
– C’est bien facile.
– J’ai hâte de vous voir sortir de ce gouffre parisien, où l’on croit, à tort, si facile de se cacher, et où l’on finit toujours par se faire prendre, tant les ressources de ceux qui vous cherchent sont multiples. Voyez, sans ma cachette de la rue Burcq, hier, dans leur visite domiciliaire rue de l’Orient, on vous découvrait chez moi. Comment ont-ils si facilement deviné mon intervention et, sur le simple signalement fourni par Brin-d’Amour, Cloche-Pied ou dame Jacinthe, su si bien mon nom et trouvé ma demeure ? Il y a une heure, le piqueur a été surpris, notre costume l’avait dérouté ; mais il n’a pas tardé à nous flairer et à se mettre en chasse… Voyez-vous, je ne serai vraiment tranquille qu’en pleins champs, à vingt lieues de Paris… Mais ces fortifications à franchir, c’est une plus grosse affaire qu’on ne croit…
Ils arrivèrent ainsi à l’un des hôtels qui encadrent la gare de Sceaux, à la place Denfert. Jacques connaissait l’hôtel des Deux-Gares comme étant bien tenu ; c’est là qu’il sonna et réclama deux chambres.
Une servante à moitié éveillée les reçut et, sans observations, pressée de se rendormir, les logea au premier étage.
– Enfermez-vous soigneusement, dit Caillebotte à Pervenche. À cinq heures, je frapperai à votre porte pour vous avertir. Le premier train pour Limours part à six heures cinq seulement ; mais je ferai en sorte que nous puissions nous installer dans un compartiment, sans séjourner dans la salle d’attente.
La nuit se passa sans alerte.
Et, grâce aux précautions de Caillebotte, à six heures moins dix, ils pénétraient sur le quai de l’embarcadère par la cour des marchandises, et, dans un compartiment loué et bien clos, ils assistaient, sans être vus et sans crainte d’être dérangés, au défilé des voyageurs.
Personne ne se préoccupa d’eux ; le commissaire de la gare passa plusieurs fois devant leur coupé sans prendre garde à la façon dont il était occupé, et, lorsqu’à huit heures, Corréard, à son bureau, se fit communiquer les rapports télégraphiques de tous les chefs de section des chemins de fer, il y avait déjà deux heures qu’ils avaient quitté Paris, une heure qu’ils couraient en pleine campagne dans la vallée de Chevreuse, avec l’intention de gagner Rambouillet.
Et alors seulement l’inspecteur de police, après avoir constaté qu’à l’Est, au Nord, à l’Ouest et sur l’Orléans comme sur le Lyon-Méditerranée, on n’avait aperçu aucun groupe de voyageurs répondant au signalement venu de la préfecture, eut l’intuition soudaine qu’il avait commis une omission grave.
Il appela son secrétaire, se fit représenter la note écrite de ses instructions de la nuit et put se convaincre que nul avis n’avait dû être transmis au service de police de la gare de Sceaux.
– Décidément, pensa-t-il, le sort les favorise… C’est par là qu’ils auront franchi sans encombre et brisé le cercle tracé autour d’eux… Que faire ? S’ils ont pris par Limours, je ne puis les rechercher que par le train de dix heures. Ils ont donc sur moi quatre heures d’avance… Mais qu’auraient-ils été faire sur cette ligne tronquée ?... Ce Caillebotte me paraît trop habile pour avoir espéré se cacher avec succès dans la grande banlieue parisienne… Ce n’est qu’une étape qu’il a été chercher là,… avec l’intention évidente de nous dérouter ; puis, après avoir fourni une fausse piste à nos limiers, il gagnera, grâce à la connivence de quelque ami qu’il doit avoir par là, une grande ligne…
Il jeta un coup d’œil sur une carte routière de Paris et des environs, qui se trouvait pendue au fond de son cabinet.
– Il y en a deux :… à droite de Limours, la ligne de Bretagne ;… à gauche, la ligne de Vendôme, par où l’on peut aller au sud. Faire surveiller ces deux lignes, l’une à partir de Rambouillet, l’autre au-dessus d’Arpajon,… c’est la première précaution à prendre.
Et rédigeant immédiatement deux dépêches chiffrées pour les commissaires des deux lignes, en résidence à Rambouillet et à Arpajon, où il leur enjoignait de transmettre l’avis de gare en gare, il les fit expédier par son secrétaire.
– Mais ce n’est que sur place que je retrouverai leur trace et que je saurai s’ils vont en Bretagne ou en Gascogne…
Une réflexion lui vint au souvenir du nom de la personne qui avait signé la plainte.
– Legoarrec ;… oui, la veuve Legoarrec, c’est bien cela… Un nom des plus bretons. Alors la bonne femme est une Bretonne transplantée à Provins… C’est elle que le juge d’instruction aurait dû faire venir tout d’abord et interroger… Mais il semble qu’en tout ceci on veuille que nous marchions à tâtons… Aussi ma conviction se fait de plus en plus… Si c’est en Bretagne que le Caillebotte a conduit la jeune fille et le garçonnet, on me fera difficilement croire qu’il y a là contrainte et violence… Ce doit être leur province d’origine.
Il avait ouvert un grand placard qui se trouvait dans son cabinet et qui contenait la garde-robe la plus variée. À sa volonté, il pouvait se donner, grâce à ses habits de conditions diverses, toutes les allures et toutes les physionomies.
Il y avait là, soigneusement suspendus par ordre, plus de costumes que n’en contient la loge d’un comédien voué aux rôles à travestissements. Le bourgeron du charpentier, laissant sortir de la poche la règle et le compas, à côté d’un habit d’académicien aux palmes vertes ; la veste blanche d’un chef de cuisine, le costume de velours du commissionnaire auvergnat, le surcot écossais de l’entraîneur, la blouse grise du garçon épicier à côté de la blouse blanche du naturel de Ménilmontant, et tout un coin rempli de vêtements bourgeois de coupe élégante ou de forme modeste, marquant chacun des âges différents, ainsi que plusieurs degrés de fortune.
Corréard se croyait inconnu à Caillebotte et ne chercha pas à se faire une tête qui le transformât. Il voulait seulement donner une allure plus mondaine à son costume, faire disparaître cette sévérité sombre qui est un des caractères de l’homme de police quand il reste lui-même, cette tenue militaire qui le classe comme une tenue d’ordonnance. Il mit un gilet blanc, un pantalon gris rayé, une redingote bleue, jeta sur son bras un léger pardessus d’été de couleur claire, compléta ce costume par un chapeau haut de forme en feutre gris, avec un crêpe de six centimètres, – un deuil d’héritier, – et mit à sa boutonnière une rosette julienne qui permettait de lui attribuer quelque fonction diplomatique.
Il avait réellement ainsi fort bonne tournure et ne rappelait plus en rien le familier de la préfecture de police.
Au moment de quitter son cabinet, il se souvint de Brin-d’Amour, qui devait, à cette heure, l’attendre en se promenant sur la place Dauphine.
– Bah ! un peu d’air fait grand bien… Je n’ai nul besoin de lui, d’ailleurs. J’en sais assez pour reconnaître le Caillebotte à première vue, et le drôle me gênerait pour ce qui me reste à faire. S’il vient me relancer jusqu’ici, on lui répondra administrativement que je suis sorti pour affaire de service, et il faudra bien qu’il se contente de la réponse… et ses patrons aussi.
Corréard, vingt minutes après, arrivait à la gare de Sceaux.
Là le commissaire central, sur sa demande, fit une petite enquête, d’où il résulta que l’on avait loué, en effet, un compartiment pour Limours, à un Italien accompagné d’une jeune fille et d’un garçonnet, et que cet individu avait pris la précaution, au moment de la formation du train, à six heures moins le quart, de pénétrer sur le quai par la cour des marchandises, grâce à un homme d’équipe auquel il avait donné la pièce, et que c’était cet homme qui était chargé d’aller payer le prix du coupé et de rapporter les tickets pendant que les trois voyageurs s’installaient.
– C’est par le train n° 3 qu’ils sont partis, dit le chef de gare en terminant son rapport à Corréard, devant qui le commissaire l’avait amené dans son cabinet.
– Et par le conducteur du train nous pourrons donc savoir s’ils sont descendus à Limours ou à quelque station intermédiaire ?
– Assurément ; mais ce n’est qu’à dix heures dix que vous pourrez l’interroger. Car arrivé à Limours avec le train descendant, n° 3, à sept heures quarante-trois minutes, il a dû prendre la direction du train montant n° 8, qui, parti de Limours à huit heures trente-deux, n’arrivera ici qu’à dix heures dix.
– C’est-à-dire, si je ne me trompe, reprit Corréard, cinq minutes après le départ du train que je comptais prendre et qui quitte votre gare à dix heures cinq ?
– En effet.
– Voyons,… d’après la marche de vos trains, est-ce qu’il y aurait le moindre inconvénient ou le plus petit danger à ne laisser partir le train de dix heures cinq qu’à dix heures douze, c’est-à-dire deux minutes après l’arrivée de celui de Limours ? Ces deux minutes me suffiraient amplement pour avoir mon renseignement, et je ne serais pas forcé d’attendre deux heures, c’est-à-dire de perdre deux heures pour me mettre à la recherche de gens qui ont déjà en ce moment quatre heures d’avance sur moi.
– Mon Dieu ! monsieur Corréard, dit en souriant le chef de gare, de danger il n’y en a aucun, ce n’est qu’une question de garage, facile à résoudre. La rencontre et le croisement ont lieu à Orsay. J’aviserai le chef de cette gare du retard, s’il est besoin, car on pourra facilement regagner ces quelques minutes pendant la marche. Il faut seulement que M. le commissaire, ici présent, soit d’accord avec vous pour ne pas nous noter en contravention…
– Alors, c’est chose faite… M. le commissaire connaît l’étendue des pouvoirs qui me sont délégués et sait qu’il ne sera pas désavoué.
Le commissaire s’inclina.
Et le train n° 11 attendit, garé, l’arrivée du train de Limours.
Corréard apprit ainsi que Caillebotte était descendu à la station de Saint-Rémy-lez-Chevreuse, bien que le prix du coupé eût été payé jusqu’à Limours.
Et à onze heures et demie, il quittait le train à cette même station.
Là, on avait bien vu la famille italienne descendre la rampe du chemin de fer et suivre le remblai, mais on ne s’était pas autrement préoccupé de la direction que prenaient les voyageurs.
Toute cette région de Chevreuse aux Vaux-de-Cernay était habitée par un très grand nombre d’artistes. Les uns arrivant là pour s’y camper une saison, les autres installés à demeure dans des villas pittoresquement semées dans toute la vallée. Et il n’était pas rare de voir aller et venir les modèles parisiens que, suivant leurs travaux, les peintres de l’endroit gardaient trois jours ou même un mois.
Le problème devenait délicat. Corréard ne pouvait se risquer à visiter toutes les habitations de peintres des environs. D’ailleurs, il eût perdu un temps précieux.
Mais il pensa qu’avec les dépêches envoyées, il avait à agir dans un rayon relativement restreint, et d’ailleurs il comptait sur quelque bienheureux hasard.
Ces hasards sont plus fréquents qu’on ne croit. Mais, chose à remarquer, ils n’échoient guère qu’à des gens d’un esprit particulièrement fin. Ce qui permettrait de croire que ces bonheurs, ces trouvailles, ces rencontres si favorables sont encore plus le résultat des combinaisons d’un esprit logique, l’X dégagé par un calculateur habile qui sait bien poser les termes de son problème, que cette chance vulgaire qu’on est convenu d’appeler le hasard.
Donc, Corréard comptait, à parler juste, que son grand art de rabatteur, lui évitant des écarts dangereux dans ses recherches, finirait par le conduire mathématiquement sur la piste et au gîte.
Et pourtant il savait bien qu’il avait affaire à forte partie.
Caillebotte, de son côté, qui déjà avait su gagner quatre heures d’avance, exécutait avec une rapidité pleine de lucidité un plan longuement combiné et qui avait pour lui toutes les chances de réussite.
Une fois débarqué avec Pervenche et Thaddée à la station de Saint-Rémy-lez-Chevreuse, au lieu de prendre l’omnibus, ce qui aurait constitué un prolongement de piste pour les poursuivants, il se jeta en plein pays, faisant suivre d’abord aux enfants l’avenue Coubertin jusqu’au château.
Et, traversant ensuite la prairie que baigne l’Yvette, ils arrivèrent à Chevreuse, mais en se gardant bien de pénétrer dans la ville.
Au contraire, montant les sentiers qui serpentent sur le coteau de la Madeleine, ils grimpèrent jusqu’au plateau où se dressent encore les ruines du château.
Là on domine de plus de quatre-vingts mètres la ville et la vallée, et la vue s’étend fort loin dans la direction des Vaux-de-Cernay.
– Vous voyez ces hauteurs, mademoiselle, dit alors Caillebotte à Pervenche, cette longue crête boisée…
– Oui ;… le beau pays ;… que cette vallée est gracieuse et pittoresque !
– Ce sont les bois de Méridon… Le château est caché par les arbres… Quand je dis le château, j’entends ce qu’il en reste… Eh bien ! vous sentez-vous la force, sans plus longue station, d’atteindre là d’une traite ?…
– Mais certainement ; ai-je donc l’air de me plaindre de la fatigue ?
– Non, mais je dois songer à mesurer à vos forces les efforts que je vous demande. Et il y a encore loin de Chevreuse à Méridon… Il est vrai que là nous trouverons un abri sûr ; que nous y pourrons séjourner le temps nécessaire pour nous rendre compte si la piste est rompue, avant de poursuivre notre course jusqu’à Dahouet.
– Par cette matinée d’été, dans ce pays si riant, notre fuite ressemble à une promenade… Regardez Thaddée, il est en gaieté comme un jeune chevreau échappé, et toujours courant et revenant sur ses pas, il fait deux fois autant de chemin que nous…
– Mais il va nous falloir grimper des sentiers assez abrupts.
– Eh bien ! vous me tendrez la main,…
– Les collines que nous allons escalader par des sentiers que connaissent seuls les chasseurs et les artistes, font partie de cette chaîne d’ondulations qui entoure le bassin de la Seine et se prolonge de Fontainebleau jusqu’à Dreux et même au delà… il y aurait bien une grande route plus facile pour gagner notre étape ;… mais cette route est semée de villages où nous ne pourrions passer inaperçus, et vraiment ce serait faire la partie trop belle aux agents qu’on a mis à nos trousses…
– Aussi ne devons-nous pas hésiter une minute, dit Pervenche, d’autant que les véritables amis de la nature ne cherchent pas les beautés du paysage en suivant les chemins tracés, presque toujours dépourvus d’horizon…
– Voilà qui est convenu, et je suis heureux de vous voir si résolue… Par l’itinéraire que je me suis tracé, moi qui connais tous les recoins de ce pays, je compte bien que nous ne laisserons nul indice après nous ; il faudrait la subtilité du Mohican pour faire avouer aux buissons et aux bruyères, aux chênes et aux dolmens de grès qui, seuls, nous auront vus, vers quel refuge nous avons couru… Un hasard seul pourrait nous vendre.
À ce moment, huit heures sonnaient à l’église de Chevreuse et, à Paris, dans son cabinet, Corréard travaillait justement à combiner ce hasard qui devait les mettre à sa merci.
Mais, pour le moment, Pervenche se sentait joyeuse et pleine de confiance.
Et la traversée des bois de Chevreuse jusqu’à Méridon, l’escalade des sentiers rocheux, la marche tortueuse à travers les labyrinthes naturels formés par les grands blocs de grès qui, sur plus d’un point, présentaient comme des tunnels sombres où Pervenche s’engageait sans crainte à la suite de Caillebotte, toute cette fatigante étape fut accomplie par les enfants sans une apparence de fatigue, et avec un entrain qui réjouissait le cœur de Jacques.
Au bout de trois quarts d’heure, ils arrivèrent à la lisière du bois, qui semblait protéger d’une ceinture de grands pins, de chênes centenaires et d’ormes touffus, un véritable cirque de verdure, où l’on ne descendait que par d’étroits sentiers, tracés sur le gazon par les promeneurs eux-mêmes et qu’aucune route, même vicinale, ne traversait ni ne trahissait. C’était comme une oasis calme, où les bruits du monde devaient rarement parvenir, une véritable trouvaille pour les amateurs de solitude.
Au centre de cette vallée s’élevait une tourelle en ruines, entourée de fossés, où barbotaient quelques canards ; sous la tourelle, les restes d’une construction féodale en ruines, une grande baie cintrée, bouchée par des broussailles, des ajoncs, des acacias ; décorée par un magnifique pied de lierre, et surmontée d’un rideau de chèvrefeuille en fleurs, qui répandait à l’entour le parfum pénétrant de ses grappes embaumées.
Là, le sentier se faisait plus large : une voiture y pouvait rouler. Il contournait les ruines, en regagnant, par une rampe peu accentuée, le plan supérieur du vallon, et venait aboutir à une riante habitation moderne, adossée au vieux château et tout environnée de grands mélèzes et de platanes, qui la dissimulaient à tous les yeux.
Bien des promeneurs avaient dû traverser la vallée, admirer les ruines et regagner l’autre versant boisé, sans se douter de l’existence de cette retraite, et bien convaincus que ce paradis charmant et désert n’était connu que des lapins et des corbeaux.
En effet, l’entrée de cette Thébaïde était masquée par un bouquet d’arbres en taillis que rien n’invitait à traverser, et ce n’est seulement qu’après un circuit assez prolongé, que l’on découvrait une grande porte verte à claire-voie, encadrée de deux solides poteaux amorcés dans la maçonnerie d’un mur d’enceinte couvert de lierre et de jasmin.
Caillebotte ne sonna ni n’appela.
Il passa simplement sa main par la claire-voie, fit jouer un ressort, connu de lui, et la porte se trouva ouverte.
– Nous voici arrivés à la première étape, mademoiselle Pervenche, dit-il en l’invitant à pénétrer. Vous allez pouvoir ici vous reposer et reprendre le costume qui vous convient.
– Où sommes-nous ? demanda Pervenche.
– Chez une amie dévouée, à laquelle j’aurais songé à vous confier tout de suite, et près de qui même vous eussiez pu séjourner, si je n’avais pas cru par trop imprudent de vous cacher si près de Paris. Il y a deux jours que je l’ai avisée par lettre de la situation qui nous est faite. Je lui ai fait parvenir une partie de votre petite garde-robe, venue de Provins, et Mme Veronica Saint-Ange doit nous attendre dans son atelier.
– Mme Saint-Ange, le célèbre peintre de fleurs ?…
– Elle-même… La connaissez-vous donc ?
– Personnellement, non ; mais Mme Legoarrec était en rapport avec elle, et plus d’une fois nous lui avons fait parvenir des plants de rosiers qui manquaient dans ses parterres.
– Eh bien ! mais vous allez les retrouver ici, ces belles fleurs que vous avez pu voir à Provins pousser et grandir.
Au bout de la première avenue, très ombreuse et très discrète, commençait le jardin anglais le plus riant et le plus pittoresque. Un vaste boulingrin s’étendait jusqu’à la maison d’habitation, et longeait de magnifiques serres disposées par étages des deux côtés d’une construction de briques percée, au nord, d’une vaste baie vitrée qui indiquait que cette petite fabrique, terminée par une terrasse à l’italienne, contenait l’atelier de Mme Saint-Ange.
C’est de ce côté, en effet, que Jacques conduisit immédiatement les enfants. Mais déjà Mme Veronica Saint-Ange venait au-devant d’eux.
Par la porte restée ouverte de l’atelier, elle les avait aperçus tournant le boulingrin, et bien que Caillebotte eût négligé de lui marquer sous quel travestissement il arriverait chez elle avec ses protégés, elle n’eut pas de peine à le deviner et à le reconnaître, en dépit de son imposante barbe noire.
Mme Veronica Saint-Ange n’était pas une jeune femme. Les longs bandeaux qu’elle portait à la façon de George Sand, étaient abondamment mêlés de fils d’argent qui indiquaient qu’elle avait dépassé déjà de plusieurs années la quarantaine, et le visage creusé de quelques rides complétait ce témoignage. Les traits étaient beaux et le sourire d’une grande douceur, les yeux profonds. Mme Saint-Ange, même en ce costume d’atelier, la robe protégée par une sorte de blouse grise à manches boutonnées aux poignets, avait grand air et plut immédiatement à Pervenche.
L’impression, d’ailleurs, fut réciproque ; car Mme Veronica ne put contempler sans une sympathique admiration l’aimable protégée de son ami Caillebotte.
Aussi lui ouvrit-elle ses bras en lui demandant la permission de l’embrasser.
– Soyez la bienvenue ici, avec votre frère, mon enfant ; nous ferons tout pour vous être utiles dans la mesure de la situation, et maintenant que je vous connais, je ne regrette qu’une chose, c’est d’être forcée de vous laisser partir si vite ; c’est que Jacques n’ait pas jugé prudent de vous faire partager ma retraite pour quelque temps et de vous cacher chez moi… d’autant que vous y auriez trouvé, pour vous en rendre le séjour possible et agréable, la plus aimable compagnie…
Et comme Caillebotte la regardait d’un air interrogateur et surpris :
– Mon cher Jacques, continua-t-elle en souriant, les braves cœurs sont exposés, de nos jours, à tant de persécutions, qu’il faut vous résigner à ne pouvoir les défendre tous à vous tout seul…
– Comment cela ?…
– Moi aussi, j’ai une victime à protéger. Je vais vous la présenter… Et je compte bien, un jour prochain, pouvoir vous raconter les tristes péripéties de sa vie, et réclamer vos conseils et vos bons offices pour elle… Sa mère était une de mes plus chères amies… Aujourd’hui, l’orpheline, victime comme vous, mon enfant, de haines très puissantes, est obligée de se cacher… Nous avons même profité d’une circonstance terrible de sa vie pour répandre le bruit de sa mort, espérant ainsi lui conquérir quelque répit… Mais c’est encore vous, Jacques, qui saurez le mieux débrouiller cette affaire et nous tracer notre plan de conduite.
– Comptez sur moi, mon excellente amie… À mon retour de Bretagne, quand les fers auront été mis au feu, et ceux qui nous visent réduits à la défensive, je viendrai tout exprès vous donner quelques heures.
On était arrivé à la porte de l’atelier ; Mme Veronica entraîna Pervenche à l’intérieur, en la conduisant à une jeune fille que dissimulait en partie le chevalet devant lequel elle était restée assise, et la toile sur laquelle elle ébauchait une brassée de fleurs dont le modèle se trouvait artistement disposé sur une table, à quelques pas :
– Ma chère Émilienne, lui dit-elle, c’est à toi, qui es déjà de la maison, qu’il appartient de faire à Mlle Pervenche les honneurs de l’appartement que nous lui avons préparé…
La jeune fille, déposant sa palette et ses pinceaux, se leva aussitôt en saluant et souriant avec grâce, et Pervenche fut frappée de son élégance et de sa beauté distinguée.
– Car vous avez à changer de toilette, continua Mme Veronica… Et comme artiste, vraiment, je le regrette… Car vous êtes tout à fait ravissante sous ce costume de Transtévérine… Qu’en dis-tu, Émilienne ?
– Moi ? mais je crois que c’est la grâce particulière de Mlle Pervenche qui donne tant de charme à ce costume, que nous voyons ordinairement si mal porté, et qu’elle n’a rien à perdre à redevenir elle-même.
– Mais au fait, dit Mme Saint-Ange à Jacques, qui les avait suivies ainsi que Thaddée, le petit bagage que vous m’annonciez dans votre lettre n’est pas encore arrivé.
– Pas encore ?… Mais, d’après mes calculs, il aurait dû être en gare du Perray hier à sept heures du soir.
– À sept heures, hier, au Perray. Alors, tout s’explique ; vous figurez-vous que nos messageries campagnardes fonctionnent avec tant de rapidité ? Le colis, arrivé au Perray à sept heures, a tranquillement passé la nuit dans un coin, et ce n’est que ce matin qu’on se sera enquis de sa destination… Si nul accident ou aucune fausse direction ne le retarde, il ne sera guère ici que dans la soirée…
– Ne pourrait-on envoyer Bitard le réclamer ? dit Mlle Émilienne.
– C’est ce que nous ferons si le retard se prolonge ; mais le plus pressé est, je crois, de déjeuner,… car vous avez fait là une bien longue traite, ma mignonne…
– Dont vous me voyez ravie, madame ; ces bois sont si beaux, ce vallon si pittoresque…
– Ah ! nous vous en ferions voir bien d’autres, si vous nous restiez…
Puis, s’adressant gaiement à Jacques :
– J’espère, mon ami, que vous allez vite vous débarrasser de cette barbe monstrueuse qui fait de vous un épouvantail… Au moins vos bagages, à vous, sont-ils arrivés.
– Soyez tranquille, je vais dépouiller Jacopo Marochetti et l’enfouir au fond de ma malle…
Laissons-les pénétrer dans la salle à manger de la Closerie des Acacias, – c’était le nom de la propriété de Mme Veronica Saint-Ange, – et revenons à Corréard.
Quand il eut fait quelques pas dans l’avenue de Coubertin, au moment de s’éloigner de Saint-Rémy, il s’arrêta.
– Ils sont à pied, sans doute, dit-il, comme moi, mais ils ont une avance considérable, et il faut que je trouve un moyen de regagner le temps perdu. Il suffirait pour cela d’un cabriolet bien attelé. Et peut-être trouverai-je mon affaire à Saint-Rémy, au lieu de pousser jusqu’à Chevreuse.
Et il revint sur ses pas.
À la gare, il se fit aboucher avec un hôtelier qui louait des voitures, et, sur la recommandation du brigadier de gendarmerie, on mit à sa disposition un véhicule à deux roues, médiocrement suspendu. Mais ce n’était pas le cas d’exiger du luxe et du confortable ; il s’agissait pour lui de marcher rondement, et le percheron qu’on plaça aux brancards lui parut un trotteur solide et qui ne devait pas se fatiguer aisément. Il se tint donc pour satisfait.
Et fouettant sa bête, il partit dans la direction de Choisel, laissant Chevreuse sur sa droite.
Son plan reposait sur le raisonnement suivant :
– Le groupe Caillebotte, qui cherche à nous dépister, ne peut conserver le travestissement italien, qui n’était bon que pour nous glisser dans les mains à Montmartre, et déjà compromettant pour sortir de Paris. Évidemment, il y a quelque part, dans la vallée de Chevreuse, une maison, grande ou petite, où on les attend et où forcément ils séjourneront au moins une heure ou deux, pour prendre du repos, déjeuner et changer de costume. Je n’ai pas d’agents pour cerner la vallée. Je vais faire comme le chien de chasse qui recherche la piste. En deux heures je fais deux fois le cercle autour du gîte supposé, en rétrécissant le circuit à chaque tour… Je serais bien étonné si je ne retrouvais pas, avant d’avoir achevé ma seconde évolution, un morceau du fil d’Ariane.
De Choisel, toujours trottant, il gagna Bévilliers, puis Cernay-la-Ville, tourna les Vaux du côté de Saint-Benoît, traversa la Barandonnerie, et, longeant le chemin de fer dans la direction de Versailles, il arriva au Perray.
Le Perray est la station centrale qui dessert toute la vallée de Chevreuse ; la gare Montparnasse étant beaucoup plus accessible que la gare de Sceaux, c’est surtout par cette ligne de l’Ouest que les habitants de la région se rendent à Paris, et c’est par le Perray que s’opère le grand trafic des marchandises et le transport des colis.
Arrivé à la station, Corréard confia la garde de son cheval et de son cabriolet à un jeune paysan et alla prendre ses informations auprès du brigadier de service.
Là on n’avait pas vu passer depuis longtemps la moindre famille italienne.
– Bon ! pensa l’inspecteur de police, ils n’ont pas cherché à forcer immédiatement le cercle, comme je pouvais le craindre.
Alors il donna ses instructions et, traversant la petite cour de l’embarcadère, il se dirigeait vers son cabriolet pour reprendre sa course, quand il fut brusquement croisé par un homme d’équipe qui roulait des caisses et des paquets sur une brouette, pour les conduire à la charrette du messager du pays, qui les chargeait au fur et à mesure et les rangeait méthodiquement.
Pour ne pas être bousculé, Corréard avait reculé d’un pas ; mais en même temps son œil était attiré par l’aspect bizarre d’une vieille malle toute poilue, comme on n’en voit plus de nos jours, et sur laquelle, à côté de la fiche de numéro de bagages de l’Ouest, était restée collée une fiche du chemin de Lyon, portant ces mots : « Provins à Paris. »
– Par ma foi ! se dit-il, ce serait affaire à moi. Un colis venant de Provins. S’il m’indique le vrai gîte, voilà bien des pas épargnés.
Et il s’approcha d’un air indifférent de la voiture du messager.
– Vous desservez la vallée de Chevreuse, mon brave homme ?
– Et les Vaux, pour vous servir, monsieur, répondit l’homme, en plaçant dans sa charrette une bourriche qui venait de chez Potel et Chabot.
– Alors vous pourriez me renseigner sur un artiste de mes amis qui vient souvent y passer quelques semaines, tantôt chez un confrère, tantôt chez un autre.
– Pt’être bien tout d’même ; comment est-ce qu’il se nomme ?
– Bon ! vous ne devez connaître que lui ; c’est le grand Caillebotte, Jacques Caillebotte.
– Jacques… Caillebotte… Non, ma foi, j’en ignore… Je n’ons jamais entendu prononcer ce nom-là.
Mais tout en causant, Corréard avait profité de ce que le messager poursuivait son chargement pour se pencher sur l’adresse clouée au centre de la malle qui avait attiré son attention.
Et il lut :
« Madame Veronica Saint-Ange, à la Closerie des Acacias, Méridon, près Chevreuse (Seine-et-Oise). »
Au-dessous de l’adresse, entre parenthèses, ces mots qui, pour un homme comme lui, contenaient une révélation implicite : « Linge de corps et vêtements divers. »
Le messager se retournait justement pour prendre la malle.
Mais il ne vit rien du manège de Corréard, toujours sur ses gardes, qui continuait la conversation imperturbablement sur le même ton.
– En vérité, vous ne connaissez pas mon ami Jacques… Et pourtant je suis sûr que quand je vous le montrerai, vous vous écrierez : Ce diable-là !… Oh ! je ne vois que lui par chez nous !…
– C’est quelquefois possible.
– Tenez, ces jours-ci, si je ne me trompe, il doit être installé, ou ne va pas tarder à l’être, chez une dame qui a une propriété du côté de Méridon, une artiste célèbre, qui peint des fleurs… Attendez donc que je me rappelle le nom de sa maison de campagne… Ah ! la Closerie des Acacias…
– La Closerie des Acacias… oui-da !
– N’est-ce pas là qu’habite Mme Veronica Saint-Ange ?
– Si fait…
– Alors, vous pourriez m’indiquer le chemin le plus court pour m’y rendre ?
– Ah ! bien ! ça serait trop drôle si je ne savais le chemin… J’ai justement un colis à lui porter.
– Alors, je n’ai qu’à vous suivre avec mon cabriolet…
– Si ça vous agrée, vous pouvez me suivre, da ;… mais je vous préviens que je n’y vais pas tout drès.
– C’est juste ! je ne puis vous forcer à commencer votre tournée par là… Mais une bonne indication me suffira…
– Alors, c’est simple comme tout… Vous voyez bien cette route-là ?…
– Oui.
– Elle vous mènera droit au bois des Maréchaux… Vous connaissez bien le bois des Maréchaux ?
– Je ferai sa connaissance…
– Quand vous aurez passé devant la maison du garde, vous suivrez à gauche une grande avenue sous les arbres ; c’est tout des chênes… Et, sans vous en douter, vous déboucherez par la colline de Dampierre.
– Bien, je vois cela,… et une fois à Dampierre ?…
– Vous tournez le parc à gauche… vous montez un sentier plein de pierres, puis vous prenez à droite, à mi-côte, une rampe bordée de châtaigniers… Là, vous trouvez une ferme qui descend jusqu’au bord de l’Yvette… et alors…
– Alors, demanda Corréard en voyant le bonhomme s’arrêter net comme s’il ne savait pas plus clairement le moyen de s’expliquer.
– Dame ! alors, vous entrez dans la ferme, vous demandez Nicolas le Dératé,… qui, moyennant la pièce, vous dira le reste…
Corréard sourit.
– Mais s’il ne convenait pas à Nicolas le Dératé de me dire le reste ?…
– Pour la pièce,… allons donc, c’est un gars trop entendu…
– Vous le connaissez bien, et vous m’en répondez.
– C’te farce, c’est mon fieu !
L’argument était péremptoire et dénotait un bon père de famille.
– Va pour Nicolas le Dératé, dit Corréard, que cette manière détournée de mettre un voyageur à contribution amusa fort, et merci du renseignement.
Mais comme il tenait à se faire bien-venir de ce messager, qu’il allait sans doute retrouver à la Closerie des Acacias, il lui donna une pièce de vingt sous.
– Sans préjudice de la pièce à Nicolas, dit-il au père.
– Ah ! il y a plaisir à causer avec vous ; vraiment on se comprend tout de suite.
Et le vieux messager revenant à sa charrette :
– Et surtout démarrez tôt, voyez-vous, parce qu’à la cloche de midi Nicolas s’en va dîner chez la mère, à Senlisse.
– Parbleu ! vous faites bien de me prévenir, je n’aurai garde de faire refroidir la soupe à M. Nicolas.
Corréard partit au grand trot.
Il lui tardait, non pas d’avoir pénétré à la Closerie des Acacias, sur ce point il n’avait pas encore de décision prise, mais d’en gagner les abords.
Il se disait qu’en se présentant sous un prétexte quelconque, facile à trouver, chez Mme Veronica Saint-Ange, avant l’arrivée du messager, il avait peut-être la chance de surprendre, encore costumés à l’italienne, les deux enfants qu’il cherchait.
Mais, en ce cas, se laisseraient-ils voir ? Sans doute, on les tiendrait à l’écart ; il ne pourrait approcher de Caillebotte et l’examiner, l’étudier à l’aise, sans se faire connaître. Il lui faudrait donc user de ses pouvoirs judiciaires, révéler sa qualité, appeler à son aide commissaire et gendarmes, mettre la main sur le trio et le faire conduire à Paris.
Alors toute l’affaire revenait de droit au juge d’instruction ; il n’avait plus à s’en mêler, et il ne lui était plus permis de déchiffrer l’énigme qu’il pressentait.
Et il tenait fort à sa petite enquête personnelle.
– Voilà qui est bien résolu, se dit-il, tout en fouaillant son cheval, je me poste au plus près, je veille à ce qu’ils ne s’éloignent pas, en me glissant dans les mains ; je laisse arriver le colis, la métamorphose s’opérer, et quand ils ne croiront plus avoir besoin de se cacher, je m’introduis comme un amateur, en villégiature dans le voisinage, désireux de connaître Mme Saint-Ange, et qui sait ?… je lui commanderai quelque jolie toile,… quitte à n’en jamais prendre livraison.
À la ferme indiquée, il trouva le gars du messager, qui consentit, pour une pièce blanche, à retarder l’heure de la soupe et à le mener à la Closerie des Acacias, à travers bois.
Mais Corréard, qui ne tenait pas à le garder près de lui jusqu’au bout, s’amusa, le long de la route, à lui parler de choux, de lard, de lapin sauté, si bien qu’il lui en creusa l’estomac et que, lorsqu’ils débouchèrent sur la colline boisée qui dominait l’habitation de Mme Veronica, de lui-même le jeune paysan s’écria :
– Vous n’avez plus besoin de moi ; voilà la Closerie ;… avec vot’permission, m’sieur, j’cours à Senlisse.
– Manger la soupe.
– Et le bœuf ! Oh ! on mange bien, chez nous !
– Va donc, garçon, et bois à ma santé !
Resté seul et maître de ses mouvements, Corréard, sans quitter la crête, chercha s’il ne trouverait pas quelque bon poste d’observation. Il découvrit une petite clairière assez écartée, où il conduisit, à travers la futaie, son cabriolet et son cheval. Il attacha la bête à un arbre, lui passa au cou une musette remplie d’avoine qu’il avait fait placer, par précaution, dans le coffre, et, se disant que les roulottiers parisiens ne devaient pas avoir de compères sur les rives de l’Yvette et ne viendraient pas si loin lui voler son cheval et sa voiture, il redescendit la pente vallonnée qui se dirigeait, en faisant un léger circuit, vers la Closerie des Acacias.
Il arriva ainsi à un petit bouquet de bois s’avançant en promontoire à trois mètres au-dessus du sentier et d’où il jugea qu’il pourrait, sans être vu, dominer tous les environs. En s’accrochant à des racines, à des aiguilles de roches, il escalada très alertement les parois de la tranchée et se coucha dans un lit de fougères épaisses et hautes qui le dissimulaient entièrement, faisant autour de lui comme un voile de verdure transparent qui lui permettait de voir tout ce qui se passait aux environs de la Closerie. Personne n’y pouvait entrer, nul n’en pouvait sortir sans être vu de lui.
Mais la vallée était déserte. On se fût cru à mille lieues du monde parisien, dans quelque solitude d’un pays neuf. Ce joli cirque gazonné et fleuri n’avait pas été touché par le fer de la charrue. Les arbustes, les herbes folles y poussaient en toute liberté, par la volonté formelle de Mme Veronica, propriétaire de cette charmante oasis et très jalouse de la virginité de son vallon.
Tandis que Corréard, étendu, enseveli sous les palmes des fougères, guettait à la façon des Mohicans, Caillebotte, débarrassé de son attirail italien, descendait se mettre à table avec Mme Veronica, Émilienne, Pervenche et Thaddée.
Le retard des bagages attendus de Provins l’inquiétait bien un peu ; mais, comme il n’y avait rien là que de très naturel et qu’il croyait avoir rompu la piste, il se disait qu’après tout, il n’y avait nul inconvénient à attendre jusqu’à la nuit pour prendre la route de Bretagne.
Émilienne et Pervenche, qu’un même élan de sympathie avait aussitôt rapprochées, étaient assises à table à côté l’une de l’autre et formaient le plus charmant contraste. Émilienne, avec sa belle et noble tête pensive, sans tristesse, son doux sourire indulgent et fin aux lèvres ; Pervenche, radieuse et gaie, toute rieuse sous le nimbe d’or de ses boucles blondes, semblaient deux figures de keepsake, tant leur beauté était harmonieuse et leur pose charmante. Mais elles avaient la vie en plus.
– Quel dommage, dit tout à coup Mme Veronica, qui les contemplait avec attention depuis quelques instants, quel dommage qu’il vous faille partir aussi rapidement ! j’aurais eu plaisir à réunir sur une même toile le portrait de ces deux enfants.
– C’est chose à faire, mais plus tard, répondit Jacques, car en ce moment il vous faudrait cacher sous un voile épais ce petit chef-d’œuvre et vous bien garder de l’exposer…
– Oui,… il serait malavisé de faire savoir à tous que je les connais…
– À mon retour de Bretagne, j’ai grand espoir de me procurer les appuis nécessaires pour triompher des ennemis de Pervenche et de Thaddée, et si alors je puis vous être bon à quelque chose, ma bonne amie, vous savez que vous pouvez disposer de moi…
– C’est de toi qu’il s’agit, ma chère Émilienne, dit Mme Saint-Ange.
– De moi, madame ?
– Oui, je t’avais promis que nous trouverions un cœur généreux qui s’associerait à la tâche que nous avons entreprise ;… c’est de l’ami Jacques que je voulais parler,… et le voilà,… tout prêt à nous servir, comme tu vois.
– Je l’affirme.
– Merci, monsieur, dit Émilienne sans manifester aucun étonnement, car elle avait compris déjà que Jacques était l’allié promis ; mais je crains fort d’abuser de votre générosité : mes ennemis sont bien puissants…
– Les nôtres sont perfides et acharnés, dit Pervenche, et cependant, sous la protection de M. Jacques, je ne saurais plus concevoir aucun doute sur notre salut…
– Et il faut que tu aies la même confiance, ma belle Mimi, dit en souriant Mme Veronica.
– Mimi ! s’écria Jacques, frappé par un souvenir subit ; a-t-on donc l’habitude depuis longtemps d’abréger ainsi votre nom, mademoiselle ?
– Ma mère m’appelait ainsi… Et tout récemment, dans une maison où je me dissimulais de mon mieux, au fond du Marais, une fillette à qui j’apprenais à faire des fleurs avait coutume de m’appeler de ce nom, que les voisins répétaient à leur tour, sans que j’y fisse obstacle…
– La belle Mimi,… murmura Caillebotte, qui sait ?
Puis après un instant de réflexion :
– Mme Saint-Ange ne me racontait-elle pas, tout à l’heure, qu’on vous avait fait passer pour morte, à la faveur de je ne sais quel incident dramatique ?…
– En effet, j’ai dû me prêter par raison à cette fable cruelle, dit Émilienne d’une voix émue et le visage tout assombri.
– Voyons,… permettez-moi encore une question, car il me semble que je marche à une étrange découverte.
– En vérité ! dit Mme Veronica, intriguée.
– Et ne vous effarouchez pas de ce que je vais vous demander, ma chère enfant, car je n’y attache que l’importance d’un point de repère !
Émilienne, très surprise, l’écoutait avec un violent battement de cœur.
– Je suis prête à vous répondre, dit-elle.
– Eh bien ! avez-vous, de près ou de loin, connu un jeune homme auquel je me suis intéressé un quart d’heure, certain jour qu’il voulait se pendre ?…
– Se pendre ?
– Et qui répond au nom de… de,… attendez… Ah ! au nom d’Urbain Ribeyrolles…
– Urbain !…
Ce fut un cri bien vite comprimé.
Et une larme vint perler sur la paupière d’Émilienne.
Puis se remettant, sans cependant chercher à nier son émotion :
– M. Ribeyrolles, dit-elle, habitait, rue Charlot, la même maison que moi… J’avais pu apprécier son amitié discrète… Un vieux serviteur, dont on a prononcé le nom tout à l’heure, et qui ne m’a jamais quittée, avait beaucoup connu la famille de M. Urbain… Mais à lui, aussi, on a dû affirmer que j’étais morte.
– Tout s’explique pour moi, maintenant, ma chère demoiselle, et je vais vous apprendre un fait bien curieux.
– Lequel ?
– C’est que vos persécuteurs sont, j’en jurerais, les mêmes que ceux qui poursuivent Mlle Pervenche et son frère.
– Les mêmes ?… est-il possible ? dit Mme Veronica.
– Très probable,… au moins,… et peut-être en savez-vous assez pour m’apporter une certitude.
– Que voulez-vous que je vous apprenne ?
– Le nom de ceux qui conspirent votre perte.
– Je ne connais pas leurs complices ; mais je sais que les auteurs de mon infortune, ceux qui ont fait mourir de désespoir ma pauvre mère et ont fait de moi une orpheline déshéritée, ce sont deux misérables créatures, la mère et la fille…
– Qui s’appellent ?…
– Dites qui se font appeler Mme de Pozzo,… une Maltaise, et Mme de Frégose.
Jacques se frotta les mains en ricanant :
– Quod erat demonstrandum ! grommela-t-il.
Puis tout haut :
– La preuve est faite. Mme de Frégose est déjà mêlée aux incidents de famille fort compliqués qui concernent mes jeunes amis. Elle se fait passer pour la nièce d’un certain baron de Coppola, qui, lui, dans un intérêt que je pressens, s’est jeté au travers des projets de suicide de M. Urbain Ribeyrolles.
Émilienne se sentit sur le point de défaillir. Une angoisse douloureuse la mordait au cœur. L’idée qu’Urbain avait voulu se tuer, et que la lettre de Bitard en était sans doute cause, l’obsédait comme un remords. C’était pourtant malgré sa volonté, et à son insu, que Bitard avait envoyé ce petit billet mensonger, dont les conséquences avaient failli être irréparables.
– Ce Coppola, continua Caillebotte, est mon adversaire direct. C’est contre lui ou ses agents que je joue en ce moment cette partie de barres qui dure depuis bientôt une semaine, sans qu’il ait réussi à me mettre la main à l’épaule, bien qu’il fasse agir pour son compte la justice et la police. Aussi la rencontre est-elle admirable et pourrai-je surveiller vos intérêts du même coup. Nous avons affaire à de grands coquins, dont la puissance pourrait effrayer d’autres que moi ; mais je tiens déjà une partie de leurs secrets, et les confidences que je vous prierai de me faire à mon retour de Bretagne, m’apporteront peut-être quelque nouvelle lumière, me permettant de mettre le doigt sur le défaut de la cuirasse.
Et Jacques, humant à petits coups un verre d’excellent sauterne, s’absorba quelques secondes dans ses réflexions, puis, posant le verre sur la table :
– Décidément, dit-il, ce retard des bagages est fâcheux… Je tiens plus que jamais à partir aujourd’hui.
Mais Bitard entrait à ce moment. Il avait dépouillé son costume d’invalide. Mais, en bourgeois, il ressemblait toujours, avec sa moustache grise et sa figure martiale, à un ancien soldat.
– Madame, dit-il, c’est le messager.
– Vous voilà servi à souhait, dit en souriant Mme Saint-Ange à Jacques. Et il apporte ?
– Une malle en peau de bique.
– C’est bien ça, la malle fourrée, comme je l’appelais étant enfant, s’écria en riant Pervenche. Jean l’a tirée du grenier, et Rose l’a remplie.
Et se levant :
– Allons, Thaddée,… tu te souviens des peurs que tu me faisais quand tu te cachais dedans.
Tout le monde avait quitté la table.
– Fais monter la malle, Bitard, dans la chambre des enfants, dit Mme Saint-Ange ; nous allons vous aider, si vous le voulez bien, ma chère petite, à changer de costume…
– Moi, pendant ce temps-là, reprit Caillebotte, je vais faire le tour de la Closerie et inspecter la vallée, pour m’assurer que nous pouvons circuler sans inquiétude.
Déjà Pervenche et Mme Veronica, suivies de Thaddée, avaient monté l’escalier, à rampe de bois sculpté, qui conduisait aux appartements du premier étage.
Émilienne, toute pensive, les laissa prendre les devants. Elle semblait agitée, comme hésitante…
Puis, au moment où elle vit Caillebotte sur le point de descendre le perron, elle fit un effort, et, d’une voix tremblante :
– Monsieur Jacques ? dit-elle.
Jacques se retourna, comprit cet appel et lut dans ce cœur troublé.
Dans sa sympathie délicate, il voulut lui épargner l’embarras de le questionner, et allant à elle :
– Rassurez-vous, ma chère enfant, dit-il, s’il est tombé aux mains de ce Coppola, il n’y court aucun danger pour le moment, et vous n’avez pas à craindre un nouvel acte de désespoir, car le baron, qui veut sans doute se servir d’Urbain pour parvenir à vous retrouver, lui a rendu d’un mot la confiance, l’espoir, la volonté de vivre.
– Ah ! soupira Émilienne en rougissant légèrement… Et comment cela ?
Caillebotte sourit et, baissant la voix, il lui murmura doucement à l’oreille :
– Il lui a dit que la belle Mimi n’était point morte, et qu’il lui fournirait les moyens de la revoir.
Et, sans insister davantage, sans même l’importuner d’un regard, il gagna lestement le jardin, la laissant à son émotion, un peu confuse, mais soulagée.
Caillebotte sortit de la Closerie par une petite porte cachée sous d’épais acacias et qui donnait accès sur un sentier boisé. Par ce sentier on contournait les ruines du vieux château, et l’on gagnait une première plateforme gazonnée et la grande baie cintrée tout embroussaillée de jasmin. De ce point déjà, caché par l’entrelacement des branches, on pouvait très bien voir l’ensemble de la vallée et se rendre compte de ce qui s’y passait. Mais la tourelle éventrée laissait, de plus, apercevoir un escalier fait pour conduire à sa terrasse crénelée. D’habiles réparations en avaient assuré la solidité, sans laisser de traces à l’extérieur.
Caillebotte gravit lestement les cent cinquante marches de pierre et s’accouda entre deux créneaux, en se dissimulant derrière leurs pierres massives.
La vallée paraissait tranquille et déserte.
Pas un bruit. Rien qui bougeât.
Mais ce n’était pas assez pour rassurer Jacques. Les agents mis à sa poursuite, s’ils voulaient le surprendre, ne seraient pas assez naïfs pour venir se promener autour de la Closerie, la canne à la main et le chapeau sur l’oreille.
Et il se mit à inspecter minutieusement tous les points environnants où il lui semblait qu’on pouvait s’être ménagé un poste d’observation.
Quand il eut bien étudié les plans les plus reculés, pour mieux voir les approches des ruines et de l’habitation, il dut se pencher plus avant. De la hauteur où il se trouvait placé, il dominait absolument un cercle fort étendu et particulièrement le chemin creux.
Et son œil perçant fut tout à coup attiré par un objet étrange, posé, et comme bercé par une touffe de hautes fougères que balançait le vent.
Tout d’abord il ne se rendait pas bien compte de ce que pouvait être ce bloc d’un gris blanc…
– On dirait un chapeau, murmura-t-il. Et tirant de sa poche une petite lorgnette d’approche à coulisse qui ne le quittait pas, il la braqua sur le petit promontoire.
– Je ne me trompais pas… C’est un chapeau placé dans le cœur d’un grand pied de fougère,… un chapeau gris, avec un crêpe noir… Il s’agit de trouver la tête que coiffe ce chapeau-là… Ah ! ah !
Il venait d’apercevoir une jambe, puis, sous les fougères, il suivait la ligne d’un corps étendu, immobile.
Pendant une seconde, cette immobilité absolue lui fit se demander si ce qu’il apercevait là n’était qu’un cadavre.
Mais une brise un peu forte traversa la vallée, fit onduler les herbes, les arbustes et les fougères, et Caillebotte entrevit nettement le buste d’un homme appuyé sur un coude, le cou tendu, guettant dans la direction de la Closerie.
Un espion !
– Diable ! ils n’ont pas perdu de temps, grommela Jacques, et ils sont moins niais que je ne supposais.
Et détaillant le costume de l’individu :
– Déguisé en homme du monde… C’est un agent supérieur de la sûreté… S’il était seul, on pourrait encore lui glisser dans les mains… Mais quelle probabilité ?… Il a caché ses hommes quelque part au bois, dans une hutte de charbonnier.
Pour mieux voir le guetteur, Caillebotte s’était penché à mi-corps dans l’embrasure des créneaux, et il arriva que, par une sorte de magnétisme attractif, Corréard leva légèrement la tête du côté de la tourelle.
Leurs yeux se rencontrèrent.
Et de ces regards croisés comme deux épées, chacun reçut comme un choc en retour et sursauta.
Corréard, le premier, prit son parti.
Il avait vu arriver et repartir le messager. L’heure était donc venue d’agir. Et quel que fût l’homme qui l’avait aperçu du haut de la tourelle, il pouvait encore donner à croire qu’il ne s’était étendu là que pour prendre un peu de repos, après une longue promenade.
Et il se leva.
Mais sans regarder la tourelle de nouveau, comme s’il lui était absolument indifférent d’avoir été vu.
Il secoua la poussière de ses habits, reprit son chapeau et, tout en mettant tranquillement des gants qu’il venait de tirer de sa poche, il marcha le long de la tranchée, cherchant une pente favorable pour gagner le chemin.
Jacques le suivait toujours dans tous ses mouvements. Corréard ne trouvait pas où descendre. La profondeur de la tranchée s’accentuait de plus en plus, et la crête qu’il suivait le conduisait à travers le taillis du côté des ruines. Seulement, à dix mètres de la mare où barbotaient les canards, il trouva l’amorce d’un sentier qui s’enfonçait sous bois, dans la direction de la grande baie, et, persuadé que ce sentier devait le tirer d’affaire, il s’y engagea.
Caillebotte, en le voyant pénétrer dans ce labyrinthe, connu de lui, poussa une exclamation :
– Mille diables !
Et il descendit quatre à quatre l’escalier de la tourelle en grommelant :
– Pourvu que j’arrive à temps !…
Mais il avait à peine atteint la plate-forme, qu’il entendit un grand cri,… un cri de surprise, de rage et de douleur.
– Le pauvre diable !... je ne veux pas sa mort !…
Et il courut dans la direction où le cri avait été poussé.
Le sentier sous bois qu’avait suivi Corréard, tronqué par l’ouverture du chemin creux, aboutissait d’autre part aux ruines, mais dans une partie qui tenait aux anciens souterrains du château et qui n’était pas praticable pour un étranger. En effet, les voûtes de ces caves et de ces cachots, à demi recouvertes de terre végétale, de plantes grimpantes, de lianes, de roseaux, qui poussent naturellement au bord d’excavations marécageuses, en voûtes dissimulées par cette verdure trompeuse, ces mousses et ces bouquets de crocus étaient troués en maints endroits, et le moindre écart, la plus petite inadvertance pouvait vous précipiter dans un abîme.
Corréard ne se doutait pas du danger et, voyant au delà de ce terrain onduleux, qui semblait laissé en jachère, le rideau d’acacias qui enveloppait la Closerie, dans son désir de jeter un coup d’œil, s’il était possible, sur l’intérieur de l’habitation, il s’engagea inconsciemment et hardiment au travers de ce terrain percé de trous.
Mais il n’avait pas fait vingt pas en broyant les lianes de sa botte, que tout à coup le sol s’entrouvrait, qu’un tapis de lierre se crevait sous ses pieds, et qu’il culbutait, jusqu’au fond des oubliettes du vieux château, sans pouvoir s’accrocher aux branches, qui se brisaient.
Il ne poussa qu’un cri, car la violence de la chute l’étourdit, et il resta sans connaissance sur le sol fangeux du souterrain.
Jacques arriva au bord de la plate-forme qui dominait ce terrain dangereux après qu’il eut disparu. Mais lui, malgré sa connaissance des ruines et des parties praticables, ne se hasarda pas à la surface des voûtes pour chercher où celui qu’il considérait comme un espion avait pu tomber.
Il rentra à la Closerie, appela Bitard en lui disant d’allumer une lanterne et, par l’escalier qui descendait aux souterrains, ils parvinrent sans danger au dernier étage de ces caveaux sinistres, et se mirent à les explorer.
Ils trouvèrent Corréard, la tête ensanglantée, étendu dans un lit de vase qui avait dû amortir sa chute, évanoui, mais respirant encore.
Le transporter à la Closerie après les soupçons qu’il avait conçus sur son compte, ne pouvait entrer dans les vues de Caillebotte.
– Connaissez-vous les environs ? demanda-t-il à Bitard.
– Dame ! voilà à peu près trois semaines que nous sommes ici… J’ai poussé quelques reconnaissances.
– Alors le bourg le plus près,… j’entends un centre assez important pour qu’on y trouve un médecin.
– Ma foi ! il faut pour ça aller jusqu’à Chevreuse.
– Transporter un blessé si loin, sans le panser à l’avance et s’assurer de son état, ce serait de la barbarie…
– Et justement, ici, les médecins ne passent en carriole que tous les huit jours, comme l’épicier.
– Il y a bien au moins une ferme, une métairie, une maison de paysan où l’on puisse l’installer pour quelques jours ?
– Pour ça, oui. Je connais au hameau de Senlisse une brave femme, la femme du messager, qui ne rechigne guère quand il y a quelques sous à gagner. Elle pourra lui donner un lit, et le soignera en conscience.
– La première chose, c’est de le tirer d’ici…
– Vraiment oui…
– Nous allons le transporter, du mieux que nous pourrons, sur le boulingrin du vieux château et, pendant que je lui donnerai les premiers soins, vous tâcherez de trouver une carriole assez bien suspendue où l’on puisse l’étendre sur un matelas avec des bottes de foin pour l’accoter.
– Nous avons à la Closerie une tapissière qui peut très bien servir…
– Allons donc ! dit Caillebotte, qui souleva avec précaution le blessé par les épaules, en lui soutenant la tête, pendant que Bitard le prenait par les cuisses et le bas du buste.
Bien que sans connaissance, Corréard poussa un long gémissement.
Évidemment, on avait, en le soulevant, touché quelque membre blessé.
L’ascension fut difficile.
Et quand on le déposa sur un lit de gazon, Corréard était si pâle qu’il semblait que la vie s’était retirée de lui.
Par la blessure à la tête il perdait beaucoup de sang, et c’était la véritable cause de son extrême pâleur, comme en jugea fort bien Caillebotte.
Pendant qu’on préparait la tapissière, il lava la plaie avec de l’eau phéniquée et fit un premier pansement.
Corréard se ranima sous l’impression de l’eau froide et rouvrit les yeux.
Mais il ne parla pas encore.
Il regardait ce qui se passait autour de lui, examinant cet homme qui le soignait, cherchant à rassembler ses souvenirs et à recomposer ses sensations.
Caillebotte, qui lui faisait à ce moment respirer une éponge imbibée de vinaigre, se garda bien de l’interroger et se borna à le regarder de ses grands yeux profonds et francs.
– Ah ! fit Corréard au bout d’une minute, l’homme de la tourelle !
Puis il reprit :
– Diable de chute !… Je ne suis qu’entamé, et c’est de la chance,… j’aurais pu y rester.
– Vous êtes tombé dans un lit de vase qui a amorti le coup.
– Le fait est que je suis propre.
Il voulut se redresser.
– Aïe ! j’ai une jambe qui ne va guère…
– Cassée ?…
– Non ; ce doit être une luxation ou une simple entorse.
– Nous allons vous transporter chez de braves gens où vous pourrez recevoir les soins d’un médecin. Vous sentez-vous en état de subir le trajet sur un matelas ?
– Oh ! certes… Je suis de la nature des chats, quand ils ne sont pas tués du coup, ils rebondissent vite sur leurs pattes…
Puis, en ricanant, il ajouta :
– Si je ne rebondis pas aujourd’hui, parce que la patte est atteinte, au moins, je puis affirmer que le coffre est encore solide.
Bitard était arrivé aux abords de la plate-forme avec la tapissière attelée et préparée.
Corréard voulut essayer de marcher.
Mais il dut y renoncer, et pour le porter jusqu’à la voiture, on l’assit sur une chaise, les jambes ballantes.
Une fois installé sur le matelas au fond de la tapissière, bien accoté sur des bottes de foin, il demanda :
– Nous allons loin ainsi ?
– À une portée de fusil,… au revers du vallon, à Senlisse.
– Il y a pourtant une habitation par ici. On ne veut donc pas m’y recevoir ?
Caillebotte le regarda dans les yeux.
– Vous y seriez trop loin du médecin, qui habite Choisel.
Corréard comprit et murmura entre ses dents :
– Il tient décidément la corde.
Et, se laissant faire, il ferma les yeux pendant que la voiture qui l’emportait, ainsi que Caillebotte et Bitard, descendait lentement la rampe.
Jacques, lui, avait reconnu son homme, l’ayant vu une fois aux assises déposer dans un procès criminel.
Il n’ignorait même pas le caractère indépendant et intègre de cet agent, peu complaisant pour les intrigues de police.
– Comment l’a-t-on choisi pour le mettre à mes trousses ?… oui, à cause de son habileté connue…
En envoyant Bitard préparer la tapissière, il l’avait chargé de prévenir Mme Saint-Ange de l’incident, et lui avait fait dire de ne pas s’inquiéter de son absence, mais de tout tenir prêt pour le départ des enfants.
Car il espérait bien, une fois l’agent de police installé chez le messager, pouvoir profiter de son inaction forcée pour prendre du champ et lui échapper définitivement.
Il eut bientôt une certitude de plus.
Comme on s’engageait sur la crête du vallon, Corréard rouvrit les yeux et poussa une exclamation.
Caillebotte, qui conduisait, retint le cheval et se retourna.
– Qu’avez-vous ?
– Arrêtez-vous un instant,… d’ici je puis vous indiquer…
– Quoi donc ?
– Une clairière où j’ai laissé mon cabriolet et mon cheval.
– Vous avez bien avec vous un domestique qui puisse se charger de les conduire à Senlisse ?
Corréard eut un sourire.
– Je suis venu seul,… dit-il après un silence, absolument seul.
– Alors, que désirez-vous qu’on fasse ?
– Mais que la personne qui est avec vous se donne la peine de reprendre là, au bout de cette petite route sous bois, le cabriolet et le cheval et de le ramener, à notre suite, à Senlisse, puisque c’est là que vous me conduisez… Je verrai ensuite à les faire conduire à Saint-Rémy, à l’hôtelier qui me les a loués.
Bitard mit pied à terre et, sur les indications du blessé, il alla rechercher en plein bois le cheval, qui hennit de joie à son approche, – il s’ennuyait fort, sa musette étant vide ; – il le brida, monta dans le véhicule et vint se ranger près de la tapissière conduite par Jacques.
– Puisque c’est toi qui connais le chemin, dit Caillebotte, passe devant.
Il pressentait que son blessé ne serait pas fâché du tête-à-tête.
Et tout en surveillant son cheval, à demi tourné vers le fond de la tapissière, il semblait, par son attitude, dire à Corréard :
– Maintenant, expliquons-nous.
Le blessé, qui était un homme énergique et savait dominer la douleur physique avec un grand courage, s’était à demi dressé sur son séant, et, attirant à lui les bottes de foin qui emplissaient le fond de la tapissière, il s’était composé une sorte de divan qui lui permettait de se tenir assis les jambes étendues sur son matelas.
– Monsieur Caillebotte ? dit-il au bout d’un instant.
– Monsieur Corréard ? riposta Jacques avec sang-froid.
L’agent de la sûreté eut un tressaillement de surprise. Il croyait étonner son adversaire et c’est lui qui se trouvait surpris. Mais il ne lui déplaisait pas d’avoir affaire à forte partie. Il en estima davantage Caillebotte de ne pas s’être laissé prendre sans vert.
– Nous sommes à deux de jeu, dit-il tout haut, et, puisque nous nous connaissons l’un et l’autre, nous pouvons jouer cartes sur table.
– C’est mon avis.
– Vous savez que j’ai sur moi un mandat d’amener vous concernant ?
– Bon ! fit Caillebotte narquois, et quel crime ai-je commis ?
– N’avez-vous pas enlevé les pupilles de Mme veuve Legoarrec ?
– Enlevé, dites sauvé.
– C’est elle qui porte plainte.
– À quelle date ?
– Le 26 juin.
– Eh bien ! j’ai en poche son désistement en règle, daté du 27 juin.
– Hein ?
– C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire.
– Voilà du nouveau.
– Auquel, avec votre habileté et votre flair, monsieur Corréard, vous deviez vous attendre un peu, si je ne me trompe.
– Eh ! je ne dis pas non… Depuis vingt-quatre heures surtout, je m’étonne de la marche qu’a suivie l’affaire… Et si je suis ici seul, c’est que je voulais vous surprendre, vous connaître et vous interroger tout officieusement, avant d’agir en vertu de mes pouvoirs… Vous avez un désistement :… voilà qui change la thèse.
– Oh ! vous pouvez en prendre connaissance, dit Caillebotte, le voici.
Et il lui tendit sans hésiter un papier timbré plié en quatre, que Corréard déplia et lut avec une attention minutieuse.
– Oui… il est bien conçu, rédigé en bons termes,… vous justifiant habilement sans accuser personne, ce qui est adroit ;… mais il y manque quelque chose pour qu’il soit tout à fait en règle.
– Je sais,… vous voulez parler de la légalisation de la signature…
– Précisément.
– C’est avec intention que j’ai omis cette formalité. Mme veuve Legoarrec n’est plus à Provins…
– Ah !
– Je ne l’y jugeais pas en sûreté.
– Comment ?
– Et, ne voulant pas, jusqu’à nouvel ordre, qu’on puisse inquiéter la brave femme, je n’ai eu garde de faire légaliser sa signature, ce qui eût forcément livré le secret de sa retraite.
– Bon ! Et c’est près d’elle que vous vous disposez à conduire les enfants ?
– Peut-être.
– Savez-vous bien qu’avec tout cela vous avez tout l’air d’un homme qui protège, plutôt que celui d’un homme qui persécute ?
– Et pourquoi non ?
– Alors quel rôle me fait-on jouer ? Quel rôle fait-on jouer à la justice en cette affaire ? et en faveur de quel intérêt nous fait-on agir ? Pouvez-vous m’expliquer cette énigme.
– Je le pourrais… sur certain point. Mais avouez, monsieur Corréard, que j’aurais quelque bonhomie à le faire.
– Vous croyez que je veux vous tirer les vers du nez. Apprenez à me connaître mieux. Au parquet, l’on se sert de moi, et ma situation est faite, parce que j’ai toujours triomphé des missions les plus difficiles. Mais on ne m’aime guère. J’ai trop l’habitude de vouloir regarder les choses de près et trop peu de dispositions à accepter une consigne toute faite et à l’exécuter les yeux fermés ; cela, voyez-vous, c’est plus fort que moi. Je suis sans pitié pour le criminel avéré ; celui-là serait bien habile s’il me glissait des mains ; j’y laisserais ma vie plutôt, car alors je suis certain de faire mon devoir, et ma vertu professionnelle ne faiblit pas. Mais quand je doute, c’est autre chose,… je n’agis plus qu’avec une prudence extrême ; car je ne veux pas avoir à me reprocher d’avoir livré aux angoisses d’un procès dont le dénouement peut être fatal, un innocent maladroit, inhabile à se défendre et à se justifier.
– Oui,… je vous crois sincère… Je me rappelle même certaine session des assises où, appelé en témoignage à décharge, vous avez, avec un sang-froid et un courage remarquable, démoli de point en point l’édifice du juge d’instruction, le réquisitoire du procureur général, et fait jaillir la lumière de la cause criminelle la plus embrouillée… Le bruit courut ensuite qu’on vous avait mis en disponibilité.
– Je sais de quelle affaire vous voulez parler, mais ils n’osèrent pas me mettre à pied, de peur de scandale… Et, depuis, ils se gardent soigneusement de m’employer dans les cas délicats… Aussi je commence à comprendre que, sans la maladie subite d’un collègue qui n’a pas mes scrupules, votre recherche ne m’eût pas été confiée… L’autre n’y eût vu que du feu et vous eût poursuivi sans s’inquiéter de la valeur du mandat, sans se permettre la moindre enquête personnelle, tandis que moi…
– Eh bien ?
– Moi j’ai interrogé Brin-d’Amour.
– Ah ! le piqueur…
– … Du marquis de la Roche-Jugon.
– Et de la conversation de Brin-d’Amour vous avez conclu ?…
– Ce que je savais déjà,… que c’est un coquin,… et je me suis étonné que d’honnêtes gens l’eussent pris à leur service…
– Rien que de cela.
– Non,… de cela d’abord… et le récit embarrassé du piqueur m’a fait naître le désir très vif de vous entendre raconter à vous-même ce qui s’est passé entre vous et lui dans la journée du 25 juin dernier.
– Le fait est que qui n’entend qu’une cloche…
À ce moment, Bitard venait de s’arrêter aux abords d’un gros bourg, devant une habitation qui tenait du bouchon et de la métairie.
Caillebotte retint doucement son cheval pour éviter toute secousse au blessé, et, se tournant vers lui :
– Le plus pressé, en ce moment, c’est de vous mettre au lit et de vous panser le mieux qu’il sera possible, en attendant la venue du médecin… Et nous reprendrons alors cette conservation où nous la laissons.
Corréard fit un signe d’adhésion, sans mot dire, les dents serrées. À l’arrêt de la voiture, il avait voulu essayer de se soulever seul, et une vive douleur l’avait fait retomber sur son matelas, en lui prouvant son impuissance.
Heureusement, Nicolas le Dératé se trouvait encore chez sa mère, fumant longuement sa pipe avant de retourner aux champs, et il put aider Jacques et Bitard à enlever le policier de la tapissière et à le porter sur un lit que la femme du messager prépara en toute hâte.
Et tandis que le jeune homme allait prévenir le médecin, Caillebotte s’assurait, en mettant le malade au lit, de l’état de ses blessures.
Rien de grave, à ce qu’il lui parut. Les nerfs et les tendons des genoux et de la cheville avaient été cruellement froissés et une inflammation très vive empêchait tout mouvement.
Mais aucune fracture. C’était l’affaire de quelques jours de traitement et de repos.
Quant à la blessure de la tête, ce n’était rien. La plaie avait abondamment saigné et l’ébranlement du cerveau n’avait pas été assez violent pour faire craindre des complications.
Jacques opéra si adroitement les premiers pansements, que le médecin n’eût qu’à approuver les mesures prises, prescrivit gravement du repos et la diète et annonça qu’il reviendrait le lendemain.
– Bon ! la diète ? fit Jacques, quand l’Esculape de village fut parti ; la diète alors que la fièvre est nulle ?… Bitard, faites donc préparer un bol de vin chaud sucré avec des grillades ; voilà ce qui convient à notre malade, et vous recommanderez à la bonne femme d’ici de mettre bouillir une poule encore tendre, et, ce soir, d’en faire le fond du dîner, arrangée avec des choux et du lard… Vous ne tenez pas sans cloute à vous affaiblir pour rester ici des jours et des semaines ? ajouta-t-il en se tournant vers Corréard.
– Non, certes. Ce sera trop d’être retenu ici quarante-huit heures.
– Et vous n’en serez guère quitte à moins.
Bitard les avait quittés.
– Je vous dois beaucoup, dit alors Corréard à Jacques ; sans vous, j’aurais pu rester, Dieu sait combien de temps, dans ces caves, y mourir peut-être… Je ne l’oublierai pas… et pour vous démontrer sur-le-champ que je ne suis pas un ingrat, avant même de connaître les faits que vous avez promis de m’apprendre, je veux vous donner le moyen de gagner votre retraite sans péril.
– Je vous écoute.
– Comme bien vous pensez, j’avais fait jouer le télégraphe dans diverses directions, celles par où je supposais que vous chercheriez à sortir de la vallée de Chevreuse.
– Je m’en doutais un peu, dit Caillebotte en souriant.
– J’avais à veiller sur le Midi et sur l’Ouest. Mais ce n’est qu’à partir du Perray et à partir d’Arpajon que les agents des deux lignes doivent examiner ceux qui s’embarquent…
– Fort bien.
– Remontez en voiture, ce qui est facile, jusqu’à Versailles, et là nul ne se préoccupera de vous… je vous en donne ma parole, et vous pourrez à votre choix gagner le Midi par Angers, ou la Bretagne par Argentan.
– Le conseil est excellent… et vous ne le regretterez pas quand vous m’aurez entendu.
Caillebotte alla fermer la porte. Il se connaissait en hommes, et depuis une heure qu’il étudiait Corréard, il s’était fait une opinion très arrêtée sur son compte. Il avait la conviction de sa sincérité, plus encore, il sentait qu’il y avait là un allié à conquérir.
Pourtant il se garda bien de dire tout ce qu’il avait découvert. Il lui suffisait de le laisser juge des événements. Il lui raconta par le menu les épisodes du bois de Vincennes concernant Thaddée et Pervenche ; il lui dit l’embarquement de Pervenche évanouie, son expédition à l’île des Loups et ce qu’il avait appris cette nuit-là de Clochepied mais il garda pour lui les révélations du portefeuille de Coppola. Avant de faire le procès aux La Roche-Jugon, il lui fallait être encore plus certain de l’indépendance de l’inspecteur de la sûreté.
Corréard avait tout écouté avec une attention surexcitée.
L’intérêt qu’il portait aux renseignements, aux éclaircissements que lui fournissait Caillebotte, lui faisait complètement oublier son mal, si bien que lorsque son interlocuteur s’arrêta, jugeant qu’il en avait assez dit, le policier fit un mouvement fiévreux comme pour bondir hors du lit, mais une douleur subite le força à retomber sur l’oreiller :
– Mort de ma vie ?… Jambe d’empoté !… Vous m’avez si bien mis le feu au cerveau avec votre récit, que je ne pensais plus que j’étais cloué sur place… Mais après tout, dans l’état où sont les choses, mon accident est presque une bonne fortune, car il me justifiera vis-à-vis du parquet. Dans mon zèle, j’ai failli me tuer. Voilà le fait, ils n’ont pas besoin d’en savoir davantage… Employez ces quelques jours à mettre vos protégés en sûreté et ne craignez plus rien de moi… Ce que vous m’avez appris change diantrement la thèse… En vous poursuivant, je n’aboutissais qu’à livrer un innocent et à contrecarrer un cœur généreux. Aujourd’hui vous me taillez d’autre besogne…
– Hum ! prenez garde,… me laisser libre de mes actions, c’est déjà bien ; mais affronter, vous aussi, mes adversaires, y songez-vous ?
– Mais je ne songe qu’à ça… Il y a dans tout cela des dessous où je sens grouiller un tas d’infamies, et vous croyez que je me croiserai les bras et n’oserai pas y regarder de près ; mon tempérament me le défend. Quand je flaire un mystère, j’en veux connaître le mot, et le procureur général y aurait sa part, qu’il ne m’empêcherait pas de tirer la chose au clair. Maintenant, vous comprenez bien que je me garderai de crier sur les toits mes découvertes et de publier ce que je cherche. On ne se crée pas d’entraves à plaisir. Je ne suis pas un naïf. Et quand j’ai affaire à certaines sortes de gens grisés de leur importance, de leur fortune, de leurs relations, et qui se croient en situation de tout risquer avec impunité, je m’arrange pour les tenir dans ma main avant qu’ils se doutent même qu’on a conçu le moindre soupçon sur eux, et si je sens que mes chefs sont capables de les protéger contre les plus accablantes révélations. Oh ! mon Dieu ! c’est bien simple : un beau jour la bombe éclate sans qu’on sache qui l’a lancée ; un joli scandale public se produit, personne ne pourrait dire comment, excepté moi, et mes gens sont si bien mis à jour, que leurs plus dévoués amis les renient, et craignent de se compromettre en essayant de leur tendre la perche… La débâcle arrive, et moi, qui tiens les fils cachés dans ma main, je me présente alors impassible, avec mon caractère officiel, qui devient ma sauvegarde et ma grande force, et je rends palpables, pour tous, les crimes de ces misérables… Soyez tranquille. Je ne reculerai pas ;… si vos adversaires sont ce que je les suppose, il n’y a pas de millions, de duché, de marquisat, qui m’empêcheront de les jeter bas… Vous êtes le rat, je suis la taupe ; vous avez rompu les mailles du filet où ils enlaçaient leurs victimes ; moi je veux si bien creuser leur édifice, qu’il s’écroulera, en les ensevelissant sous ses ruines et dans sa fange.
Corréard s’était animé. On sentait qu’il parlait avec joie, sans contrainte, se révélant à un homme capable de le comprendre. Douter de sa sincérité ne semblait plus possible à Caillebotte. Une âpre passion pour la vérité, pour la justice,… sans bandeau, éclatait dans chacune de ses paroles, et était encore soulignée par son accent résolu et franc.
– Je vois avec plaisir, dit Jacques en souriant, que nous nous entendons à merveille et que je ne me trompais pas quand je prenais la résolution de vous faire juge de la situation.
– En le faisant, vous m’avez conquis. J’aime les gens francs du collier. En réunissant nos intelligences et nos volontés, nous devrons mener notre campagne à bien. À nous deux nous représentons une force redoutable, et il le faut, car ceux que nous visons à la tête sont cuirassés et casqués à braver toutes les attaques. L’important, c’est de ne pas perdre de temps. Vous avez trouvé un abri pour les deux enfants, conduisez-les vite à cette retraite. Ils doivent rester à l’écart de la lutte ;… puis revenez… Moi je vais envoyer un télégramme… Mais seulement demain, pour vous laisser le temps de gagner au pied. On viendra me prendre avec une civière, et mon chirurgien, je l’espère, me mettra rapidement en état de courir.
– Mais comment vous reverrai-je ? Il est probable qu’à mon retour, j’aurai bien du nouveau à vous dire. On m’a promis des renseignements précis,… des détails…
– Connaissez-vous le cloître Saint-Honoré ?
– Oui, vieille cité, passage à plusieurs issues, dans le pâté de maisons compris entre la rue Montesquieu, la rue des Bons-Enfants, la rue Saint-Honoré et la rue Croix-des-Petits-Champs.
– C’est cela même. Eh bien, une fois de retour, entrez-y le soir, à neuf heures, par la rue Croix-des-Petits-Champs, et marchez droit devant vous ; vous me rencontrerez sur votre passage, ou quelqu’un à moi qui vous dira, pour se faire reconnaître : Le Rat ? Et vous répondrez : La Taupe ? C’est dit ?
– C’est dit.
– Il ne vous reste plus qu’à profiter de mon renseignement : vous embarquer à Versailles avant la fin du jour.
Pour toute réponse, Caillebotte tendit la main à Corréard, qui la serra vigoureusement. L’alliance était scellée.