VIII

LA CONFESSION DE L’ENFANT PRODIGUE.

Lorsque M. de Sainte-Marie des Ursins eut entraîné Urbain dans le petit boudoir attenant au salon et communiquant avec la serre, le jeune homme n’était pas encore revenu de sa surprise.

La scrupuleuse délicatesse du savant professeur ne pouvait être mise en doute, et pourtant il comptait parmi les habitués du salon de Mme de Frégose, parmi les amis du baron, parmi les clients des La Roche-Jugon.

Urbain se dit qu’il devait y avoir là quelque habileté de Coppola, qui avait abusé de l’esprit confiant de l’académicien. Et il se promit d’en avoir le cœur net. Mais ce n’était pas le lieu d’aborder la question. Encore moins se sentait-il disposé à livrer aux murailles capitonnées, mais peut-être indiscrètes de ce buen-retiro du salon jaune, les secrets de son cœur, les troubles de son esprit. Aussi, à peine assis sur un moelleux tête-à-tête auprès de son maître, jugea-t-il à propos de prendre les devants :

– Pouvez-vous, demain, me recevoir à déjeuner dans cette petite salle à manger de l’Institut où nous avons si bien failli nous empoisonner tous les deux, un matin que nous avions laissé traîner un godet plein de cyanure d’argent à côté de la salière ?

– Diable ! il m’en souvient, mon cher Urbain ; si vous ne m’aviez arrêté le bras à temps, je crois que j’aurais ce jour-là salé ma dernière omelette. Certes, venez ; je ferai défendre la porte, et nous pourrons causer tout à l’aise. C’est donc bien long ce que vous avez à me raconter ?

– Long… et intime… Ici nous serions interrompus trop vite… D’ailleurs, votre présence est une si rare bonne fortune pour qui vous reçoit, cher maître, que je ne veux pas qu’on m’accuse de vous accaparer à mon unique profit…

– Oh ! mon cher enfant,… qu’à cela ne tienne,… je viens fort souvent chez Mme de Frégose…

– En vérité ?

– Oui-da ! Je suis devenu mondain depuis que vous m’avez abandonné…

– Vous qui regardiez comme une affreuse corvée de sortir de votre cabinet et de votre laboratoire…

– J’avais tort, car de la sorte mes travaux restaient improductifs ; les quelques découvertes que j’avais pu mener à bien ne servaient à rien ni à personne… On m’a fait comprendre que je n’avais pas le droit de me désintéresser de leurs applications pratiques, de leur vulgarisation…

– C’est le baron, fit Urbain avec un sourire, qui vous a fait comprendre ?…

– Précisément, votre oncle…

– Oh ! mon oncle…

– Ne l’est-il pas ?

– Il le dit ; mais c’est là une question réservée. Nous causerons de tout cela à fond quand nous serons en tête-à-tête, si vous voulez bien, mon cher maître.

– Je le veux et j’y tiens fort…

– Alors, ne nous isolons pas plus longtemps ici, car déjà par deux fois M. le marquis de La Roche-Jugon a braqué son monocle sur nous, comme si notre conférence n’avait pas le don de lui plaire… Et tenez, c’est mieux encore, c’est la reine du logis qui vient vous réclamer en personne…

En effet, Mme de Frégose apparut dans l’encadrement des tentures de la porte.

M. de Sainte-Marie s’empressa au-devant d’elle.

Elle lui prit le bras… et, sans plus faire attention à Urbain que s’il n’existait pas, elle entraîna le secrétaire perpétuel dans la serre.

Mais cette courte apparition apporta au jeune homme un nouvel étonnement. Est-ce parce que Mme de Frégose avait quelque chose à obtenir de M. de Sainte-Marie qu’elle s’était faite câline et qu’elle avait su si bien modifier et adoucir son visage ? Mais, à cette heure où sa fierté dédaigneuse faisait place au plus aimable, au plus avenant de sourires, un souvenir poignant serra le cœur du jeune homme.

D’abord il crut qu’il était le jouet d’une hallucination.

– Ce sont les vins généreux du baron, se dit-il, qui me troublent la cervelle et font passer des visions sous mes yeux.

Mais, se rapprochant de la porte de la serre, il revit à Mme de Frégose la même expression, la même attitude.

– Comme elle ressemble à Mimi, murmura-t-il.

Puis s’écartant et cherchant à lutter contre ce qu’il croyait un caprice de ses yeux :

– Mais non, c’est impossible ; mon esprit, hanté, voit partout ces traits adorés…

Malgré lui, il revint à ce poste d’observation d’où il la voyait bien en lumière, et, faisant appel à tout son sang-froid, il étudia Mme de Frégose en artiste.

Au bout de quelques secondes, il reculait jusqu’au canapé et y tombait tout absorbé.

Ce qu’il avait cru une vision était bien réel. Les traits qu’il venait d’analyser justifiaient son impression. La ressemblance existait incontestable. Et pourtant, pour les yeux du cœur, ces deux femmes formaient le contraste le plus complet, le plus saisissant. Cet air de volonté ferme et de fierté sereine qui donnait tant d’élévation à la beauté de Mimi, devenait, chez Mme de Frégose, un sentiment d’obstination et de férocité bestiales. La seconde semblait une copie dévergondée de la première, la vierge transmuée en courtisane par l’alchimie du vice.

Mais ce qui avait tout d’abord empêché Urbain d’être saisi par cette ressemblance, c’était la différence de carnation, la couleur dissemblable de la chevelure et surtout la mise, la tournure, les poses, qui diversifiaient les deux femmes.

Mme de Frégose avait, nous l’avons dit, les cheveux du noir le plus foncé, aile de corbeau, et la peau mate, orangée, des femmes du Transtévère. Les cheveux d’Émilienne, le véritable nom de la belle Mimi, étaient d’une adorable nuance châtain clair et doré ; la peau transparente et rosée. Elle avait les yeux d’un bleu céleste, lumineux et doux. Son Sosie, dans ses prunelles sombres, enchâssait deux diamants de Bahia, ardents ou pleins de menaces. Enfin les formes accentuées de Mme de Frégose la faisaient l’aînée de quelques années au moins de l’élégante et svelte Mimi. Mais l’ovale de la figure, le profil, le dessin des sourcils, la courbe des lèvres, la forme du menton, le port de la tête, constituaient d’indéniables conformités, comme un rappel de race et d’origine.

Et cette pensée surgit naturellement dans le cerveau d’Urbain :

– Quel degré de parenté peut-il donc exister entre ces deux femmes ?

Et, logiquement, cette question, posée, l’entraînait à se demander de nouveau ce qu’on prétendait faire de lui, quel rôle on lui destinait dans cet imbroglio, qu’il pressentait atroce.

– Ces gens-là se croient très forts, se dit-il ; mais j’ai idée qu’ils ont eu trop facilement raison jusqu’ici des dupes dont ils se sont joués, et qu’ils en sont venus à compter à l’excès sur la sottise de leurs adversaires. Il s’agit de leur prouver que je ne suis pas d’une pâte si malléable et qu’on ne me pétrit pas sans mon consentement…

Mais un coup d’œil jeté sur la serre, où Mme de Frégose continuait à multiplier ses séductions à l’adresse de M. de Sainte-Marie, calma cette irritation amère contre ces protecteurs étranges qui semblaient vouloir s’imposer à lui…

– Bon ! reprit-il en lui-même, à quoi me servirait de me gendarmer à cette heure ? Ne suffit-il pas que je sois sur mes gardes ? Il est bien certain qu’ils ne m’entraîneront pas à la moindre action compromettante par excès de confiance. Je les tiens de l’œil, les bons apôtres, et le meilleur moyen de garder nos avantages, c’est de ne pas leur rompre entièrement en visière. Pardieu ! ils ne me retiendront pas de force. Je sortirai de ce repaire confortable quand il me plaira ; mais encore faut-il que mon séjour n’y ait pas été inutile à ceux que j’aime… Ma belle madame de Frégose, ce n’est pas pour rien que vous ressemblez à Mimi, et puisque ce cher oncle, ce bon Coppola, la connaît et peut-être même sait ce qu’elle est devenue, vous aussi, sans doute, êtes mêlée à sa vie et avez contribué à maintenir sur elle cette triste oppression dont je la voyais si souvent accablée. Déchiffrer cette énigme, voilà ma tâche ; et par la même occasion, veiller sur mon excellent maître. Ah ! vous êtes une charmeuse, madame, et vous semblez avoir grand’ peur qu’il ne vous échappe. Pourquoi diable ? Et qu’attendez-vous de lui ? Confidence pour confidence : il veut connaître ma navrante odyssée, il me dira lui-même, s’il le sait, le rôle qu’il joue dans vos combinaisons financières et industrielles… mais il n’en doit évidemment connaître que le côté séducteur, brillant et honorable. Je devinerai, moi, je m’en charge, le revers de cette médaille trompeuse, et je vous jure bien que vous ne le compromettrez pas, ce brave cœur ; que vous ne déshonorerez pas ce noble génie, maintenant que je suis là pour l’éclairer et lui révéler le piège.

Et il se prit à sourire.

– Je crois décidément, grommela-t-il, que le baron m’a rendu un vrai service en me décrochant de mon arbre ;… mais,… par contre, j’ai idée qu’il s’en mordra quelque jour les doigts jusqu’à la troisième phalange.

Et, armé du plus beau flegme, grâce à ce petit quart d’heure de méditation sage, Urbain traversa tranquillement le salon et se retira à l’anglaise, sans prendre congé ; la fatigue lui commandait la retraite et il se disait que la nuit, une nuit calme, ne pouvait manquer de le fortifier par ses excellents conseils.

Grâce à John, qui l’attendait, il retrouva sa chambre, s’y enferma au verrou sans vergogne et dormit d’un trait jusqu’au lendemain à huit heures.

Mais, au matin, sa toilette faite, il attendit vainement Coppola pour l’informer de son rendez-vous avec M. de Sainte-Marie. Coppola était loin. Urbain chargea John de le prévenir s’il revenait à l’hôtel le premier, et, de son pied léger, bien que le groom eût offert, avec insistance, de faire atteler un coupé, il traversa les Champs-Élysées pour gagner les quais et l’Institut.

Au bout de quelques pas, il s’aperçut qu’il était filé.

John avait compris qu’il ne pouvait s’opposer à sa sortie, mais voulait, pour sauvegarder sa responsabilité, pouvoir redire à Coppola tout ce qu’aurait fait le jeune homme.

Urbain ne s’inquiéta pas de cette preuve de la sollicitude des La Roche-Jugon à son égard et poursuivit gaiement son chemin. Allant bien réellement chez M. de Sainte-Marie des Ursins, comme il l’avait annoncé, et ne comptant aller que là, que lui importait qu’on le suivît ?

Seulement il se promit bien, à l’avenir, de déjouer, par des procédés à lui, cette surveillance, qui pouvait devenir gênante.

M. de Sainte-Marie l’attendait. Dans la salle à manger, ils trouvèrent la place d’honneur occupée par Magister, un gros chat blanc, vétéran de l’Institut, un routier des batailles de la science, qui, plus d’une fois, avait vu rougir son poil au feu du laboratoire. Magister reconnut aussitôt son vieil ami Urbain, fit le dos rond, ronronna et, finalement, vint serpenter amicalement dans les jambes du jeune homme, qui, de l’ongle, lui gratta délicatement la nuque en manière de bonjour. Et Magister, satisfait, reprit sa place à table, attendant avec une assurance tranquille la distribution des bons morceaux.

Dès que le café fut servi, Urbain, qui n’avait pas voulu, pendant le repas, parler d’autres choses que de quelques faits scientifiques qui les intéressaient tous les deux, son maître et lui, jugea le moment venu de s’expliquer. Comme il tenait à avoir le secret de l’embargo mis par les La Roche-Jugon sur le savant professeur, il voulut lui donner l’exemple de la franchise en racontant, sans réticence aucune, tout ce qui le concernait.

– J’ai bien mal payé votre affection, mon cher maître, dit-il, par cette fugue subite, dont le motif vous restait inconnu. Il faut donc, pour me justifier, que je vous ouvre mon cœur et vous fasse lire à même.

– Mon ami, dit M. de Sainte-Marie, je n’ai pas toujours eût des cheveux blancs, et j’ai aimé autre chose que la science. Moi aussi, certain jour, j’ai cru ma vie terminée, mon avenir condamné, parce que j’avais éprouvé quelqu’une de ces déceptions violentes qui troublent pour un temps les cervelles les mieux organisées, et si je fouillais bien dans mes souvenirs, j’y trouverais peut-être bien quelques accès d’école buissonnière qui ne le céderaient en rien à votre course au diable vauvert… L’important, c’est que vous voilà revenu, que vous me paraissez dans une meilleure disposition d’esprit pour la lutte, votre bagage philosophique s’étant augmenté, sans doute, de quelque leçon, dure mais salutaire… Eh bien, mon ami, nous reprendrons nos études et nos travaux où nous les avons interrompus, mais dans des conditions de succès toutes différentes. J’avais jadis tenté de vous faire obtenir la situation qui vous était due, et qui assurait pour vous la vie aisée et sans préoccupation qui convient à l’homme de science… De basses intrigues ont fait donner cette place à un sot personnage qui ne l’a due qu’à la platitude de son caractère ; mais aujourd’hui, il n’en va plus ainsi ; vous pourrez à votre tour choisir ce qui vous convient, et vous serez servi à souhait… Oh ! nous avons le bras long…

– Je le crois volontiers, répondit Urbain en souriant, et s’il y a lieu, nous en reparlerons ; mais il faut d’abord que je vous raconte mon roman,… un roman qui a failli se terminer hier de façon lugubre, et qui repart aujourd’hui de plus belle vers un dénouement mystérieux.

– Mon cher enfant, je suis tout oreilles.

– Je ne sais si je suis fait autrement qu’un autre, mais rien ne me dispose mieux au sentiment qu’une déception d’argent ou d’ambition. Le jour où je rencontrai la jeune femme qui allait dominer mon existence et s’emparer de ma pensée, j’avais justement appris, par un mot de vous, que le grade et le titre que je sollicitais m’étaient refusés. J’avais en même temps reçu la visite d’un notaire, ou du moins d’un clerc, qui m’apportait l’état de liquidation d’une petite succession qui était ma dernière ressource et que mon imagination complaisante avait grossie au delà de toute vraisemblance. Votre lettre me forçait à douter de l’avenir… Me rendrait-on jamais justice, puisque votre patronage était impuissant à m’ouvrir la voie ? Les papiers timbrés du notaire m’enlevaient mes illusions sur le présent. Les frais de justice, apurements de comptes, joints aux legs à servir par moi, réduisaient ma situation d’héritier au plus onéreux des rôles. Là où je croyais trouver la sécurité de la vie de chaque jour, je récoltais quelques misérables billets de banque, dont je pouvais facilement calculer la durée… La chute était brutale et profonde… Après un quart d’heure de rage et d’imprécations, j’éprouvai le besoin de changer d’air… J’avais soif aussi d’isolement. Il m’eût déplu de rencontrer mes figures d’habitude, de subir les questions et de recevoir les condoléances du tiers et du quart… D’ailleurs, dans ma conférence lamentable avec le clerc de notaire, j’avais mis si longtemps à réclamer des justifications impossibles, que l’heure où je vous trouvais ordinairement au laboratoire était passée, et à vous seul, qui connaissiez déjà la grosse part de mes ennuis, j’aurais pu faire l’aveu de ce complément d’infortune… Bref, pris de mélancolie noire comme le Misanthrope, je me résolus, ne pouvant

… fuir dans un désert l’approche des humains,

d’aller chercher un peu de calme et de solitude dans les bois de Marly et de Saint-Germain.

– Et c’est là ?

– C’est là que ma pauvre âme se laissa prendre dans le tourbillon qui devait m’entraîner loin de vous, loin de mes études, loin de la vie réelle. J’étais triste jusqu’à la mort. Une femme passe. Le rayonnement de son doux regard descend par hasard jusqu’à moi. Aussitôt je sens comme une flamme électrique circuler dans mes veines, et me voilà parti à sa suite avec l’inconscience de l’enfant qui court après la libellule aux ailes diaprées, sans même concevoir l’espérance de l’atteindre… Et de vrai, ce n’était pas encore de l’amour que j’éprouvais alors, c’était l’âpre désir de m’intéresser à quelqu’un qui m’attirait dans l’orbite de cette jeune femme, et l’instinct que je pouvais trouver là une sympathie active, une charité consolatrice. Certes, je m’exposais de gaieté de cœur aux plus triviales déconvenues. À quatre pas peut-être je la verrais rejoindre un mari ou un amant. Et pourtant j’étais poussé par un instinct plus fort que moi, qui me défendait tout doute, toute hésitation. Mais vous comprenez, de reste, ce travail de cristallisation d’un sentiment et je viens aux faits qui seuls peuvent vous intéresser.

– Eh ! mon cher fils, dit M. de Sainte-Marie, je prends plus de plaisir que vous ne supposez à ces abstractions de quintessence amoureuse ; cela me fait revivre les plus beaux jours de mon passé.

– Ma poursuite discrète, reprit Urbain, me conduisit rue Charlot. Mon inconnue entra dans une grande maison, un de ces anciens hôtels du Marais devenus des logis à locataires, et que la petite industrie de l’article Paris a envahis, accumulant le long du cadre de pierre de ces grandes portes artistement moulées et sculptées, une collection de tableaux indicateurs de tôle vernie, peints des couleurs les plus criardes, et qui font à ces demeures, autrefois princières, un portail d’arlequin. Par hasard, au milieu de tous ces écussons, je vis un écriteau accroché, annonçant un appartement de garçon à louer. Décidément la veine me favorisait. Un mot, un salut d’un vieil invalide qui se trouvait à la porte, m’avait prouvé que c’était bien dans cette maison qu’habitait la jeune femme. Je continuais donc ma route, agité par l’espoir de l’approcher, de vivre bientôt près d’elle et de pouvoir peut-être parvenir jusqu’à son cœur… Et une heure après, j’entrais chez la concierge de la maison…

– Et, dix minutes après, l’écriteau n’y était plus.

– Ainsi que vous le devinez, je n’étais pas disposé à être difficile, et l’appartement, quel qu’il fût, était fait pour me convenir. Pourtant, je n’eus pas à me plaindre, et l’occasion de me bien loger était vraiment heureuse. À un troisième étage, sur une cour vaste et claire, deux grandes pièces boisées, avec de superbes cheminées, des glaces dans de gracieux cadres Louis XV, un vaste cabinet noir, le tout pour cinq cents francs par an… C’était donné… Le logis m’enthousiasma si bien que, pour qu’on ne vînt pas me le contester, tandis que je m’occuperais à le meubler, je déposais immédiatement cent vingt-cinq francs aux mains de la concierge, plus trente francs pour le premier mois de ménage… Un mois de ménage payé d’avance, chose rare ; aussi je me trouvais le maître incontestable et vénéré du logement… Et je n’affirme pas qu’en ce moment, où les billets de banque du notaire reçus le matin même me permettaient d’agir en prince, je ne me sois dit avec pleine résignation qu’après tout la succession de ma tante s’était liquidée à mon avantage.

– Oui, tout dépend du point de vue et des circonstances. Un jour,… il y a de cela longtemps, j’allais tout plein de projets toucher le reliquat d’un travail sur lequel on m’avait fait quelques avances. J’étais persuadé qu’il me revenait une centaine de francs ; on me prouva qu’il m’était dû juste cent sous. De rage, au retour, je jetai la pièce d’argent à la volée dans ma chambre, où elle se perdit sous les paperasses et les livres qui encombraient le sol, et je me couchai sans souper. Puis je n’y pensai plus. À quelque temps de là, on me prévint de me tenir prêt pour une audience qui devait me permettre d’obtenir une mission qui serait peut-être le point de départ de ma fortune scientifique, et qui le devint en effet… Mais comment me présenter ? Mon habit était en gage et mon gousset vide… Je commençais à maudire le sort qui s’acharnait après moi, quand, d’un coup de pied ayant fait voler en l’air quelques vieux bouquins qui gênaient ma promenade furieuse entre les quatre murs de ma chambrette, je fis en même temps rouler cette pièce de cent sous que j’avais si bien méprisée quinze jours auparavant et dont je n’avais plus gardé le souvenir… Je pus dégager mon habit… Pauvre pièce de cent sous, comme j’avais été ingrat envers elle !… Elle a engendré depuis lors bien des billets de mille francs à son dédaigneux possesseur.

– Moi aussi j’avais, d’un geste de mépris, fourré en tapon dans ma poche les papiers bleus de mon notaire, et le soir je leur rendais grâce. Car j’eus ainsi le moyen, sans trop écorner cette dernière ressource, de m’installer convenablement dans mon appartement de la rue Charlot…

Et encore ne me doutais-je pas, en faisant le petit emménagement des meubles que je venais d’acquérir chez les brocanteurs du Temple, à quel point le sort me favorisait. Mon logis s’ouvrait sur un vaste palier percé de plusieurs portes. Presque toutes avaient des inscriptions mentionnant le nom et le métier de l’occupant. C’étaient des bijoutiers en faux, des éventaillistes, des maroquiniers. Sur la porte qui faisait face à la mienne, une petite carte de visite était collée à la gomme. Et ce n’est pas sans émotion et sans un secret espoir quo j’y lus ce nom : Mlle Émilienne, et au-dessous, écrit à la main, d’une écriture élégante, le mot : Fleurs… Je me plaçai aussitôt en observation et j’acquis bientôt la preuve que je ne m’étais pas trompé. Comme je me tenais aux aguets derrière un œil-de-bœuf qui, de chez moi, prenait jour sur l’escalier, ma voisine sortit, un petit carton à la main. Mon inconnue n’était autre que Mlle Émilienne.

– Voilà qui marche vite…

– Oh ! pas tant que vous le pouvez supposer. J’étais, il est vrai, dans une admirable situation pour ne pas perdre de vue l’objet de mes rêves. Mais vous verrez que ce palier n’était pas facile à traverser. Certes, avoir pour voisine une jolie fleuriste dans une de ces ruches ouvrières du Marais, cela ressemble au début d’une de ces aventures de la vingtième année qui se dénouent un beau dimanche par un déjeuner au Bas-Meudon. Mais Mlle Émilienne n’était pas une grisette en quête de parties de campagne, il ne m’était point permis de m’y tromper. D’ailleurs, mon cher maître, une grisette, ce jour-là, ne m’eût pas fait tourner la tête.

Pour m’entraîner de la terrasse de Saint-Germain à la rue Charlot, pour m’amener à prendre d’assaut la maison et m’y installer sur l’heure, oublieux de mes efforts de la veille et insoucieux de mes obligations du lendemain, il fallait, je vous l’ai dit, un attrait bien puissant. Dès le premier coup d’œil, en Mlle Émilienne, on reconnaissait la race. Évidemment elle avait été élevée dans le milieu le plus distingué, et quelques subits revers de fortune avaient dû la forcer à se déclasser. Mais en cherchant à vivre de son travail, elle n’avait rien modifié à ses allures natives.

C’était toujours la Parisienne, élégante en dépit de la plus stricte simplicité, distinguée dans sa démarche et modeste sans timidité. Sans doute depuis plusieurs années déjà, ayant à gouverner sa vie elle-même, avait-elle pris cette attitude résolue et digne qui vous défend des indiscrets et vous protège contre les insolents.

Par Mme Bellamy, la concierge et ma femme de ménage, j’obtins quelques renseignements. Pas nombreux ni détaillés, par exemple, bien qu’elle me rapportât, je crois, tout ce qu’elle savait. Mais elle ne savait pas grand’chose.

Mlle Émilienne demeurait rue Charlot depuis un an environ. À son arrivée, elle était en grand deuil, et Mme Bellamy avait cru comprendre qu’elle avait perdu sa mère depuis peu. Elle vivait d’une petite rente dont un notaire venait lui apporter les quartiers régulièrement tous les trois mois, et son revenu s’augmentait du produit de son travail de fleuriste. Elle était, affirmait-on, très habile en son métier, artiste même, et ne travaillait que pour une maison renommée pour la perfection de ses modèles.

De visites, elle n’en recevait aucune que celle du notaire, qui, sans doute, avait dû la connaître dans une autre situation, puisqu’il lui donnait cette marque particulière de considération de venir en personne lui compter les deniers de sa petite fortune… Quand je dis qu’elle n’admettait personne chez elle, je fais erreur ; elle avait pris en affection la petite Zélie, une nièce de Mme Bellamy, une enfant de dix à onze ans, qu’elle avait choisie d’abord comme sa petite femme de confiance, la chargeant de ses commissions du matin, et que, peu à peu, elle avait appréciée pour la vivacité de son intelligence, à ce point qu’elle en avait fait une petite élève fleuriste.

Zélie, qui avait pris goût à la fabrication des fleurs, était très fière de sa belle patronne, qu’elle adorait et qu’elle n’appelait jamais que Mlle Mimi, par habitude d’enfant. Et Zélie avait si bien fait autorité dans la maison et dans le quartier, que, lorsqu’elle parlait de sa locataire, Mme Bellamy la nommait Mlle Mimi, et que très respectueusement, en la saluant au passage, les voisins disaient : Voilà la belle Mlle Mimi qui passe !

Je ne vous ai pas encore parlé du père Bitard. Le père Bitard, était, disait-on, l’oncle de la petite Zélie. En réalité, cette parenté n’existait pas, j’ai eu lieu de le croire depuis. Vieux soldat, invalide pensionné, décoré, il prenait ses repas chez Mme Bellamy, et habitait au cinquième étage une petite mansarde. Mais j’appris plus tard que son installation rue Charlot avait à peu près coïncidé avec l’emménagement de Mlle Émilienne, pour laquelle il ne déguisait pas son admiration affectueuse et son dévouement à toute épreuve. Tout d’abord il me regarda de travers et sembla me considérer comme un intrus et un ennemi. J’étais pourtant très bien dans les papiers de Mme Bellamy ; j’avais même réussi, par quelques menus cadeaux offerts à propos, à conquérir la bonne amitié de Zélie, qui devenait à mes yeux un personnage important et dont la faveur m’était précieuse. Mais le vieil invalide grommelait encore sur mon passage, me rendant à peine le salut que je ne lui marchandais jamais.

Et lui aussi, je voulais le compter parmi mes alliés, car, une ou deux fois, de ma fenêtre, j’avais pu le voir dans la cour, parlant, au passage, à Mlle Mimi, tête nue, comme un serviteur respectueux, mais avec une animation qui démontrait une véritable confiance de la part de la jeune fille, et qui me donnait à croire qu’il y avait entre eux un autre lien que celui des petits services domestiques qu’il semblait si heureux de lui rendre.

Cependant quinze jours s’étaient écoulés déjà, et je n’étais pas plus avancé. Je savais, il est vrai, à quelles heures Mlle Émilienne sortait, environ tous les deux jours, pour aller porter, dans un petit carton, le produit de son travail à la maison qui l’employait. Un soir même, que j’avais eu la précaution de quitter mon logis avant sa sortie, je pus, sans qu’elle m’aperçût, l’accompagner de loin, – malgré moi, j’étais jalousement inquiet et voulais m’assurer par mes yeux de ce qui se passait durant ces courtes absences. Elle me conduisit ainsi rue du Caire, et au bout, de vingt minutes, ressortait de la fabrique et, reprenait, de son pas égal et résolu, le chemin de la rue Charlot.

Parfois aussi, quand elle éprouvait le besoin de se reposer par une courte promenade et d’aller prendre l’air, elle emmenait Zélie, et comme les enfants se plaisent à redire les étonnements qu’ils ont éprouvés, Zélie ne manquait pas, le lendemain, de me raconter que Mlle Mimi lui avait fait faire une belle promenade ; elles avaient été tantôt aux Champs-Élysées, où elle avait admiré la souplesse de Guignol et de son chat ; tantôt au Jardin des Plantes voir les lions, les tigres et les serpents ; parfois même, le dimanche, sa grande amie la conduisait à la campagne et toutes les deux revenaient avec d’admirables bouquets de fleurs des champs, qui étaient, pour Mlle Émilienne, le modèle vivant à étudier et à reproduire.

Quand je la rencontrai à Saint-Germain seule, Zélie était souffrante, alitée, prise d’une indisposition d’enfant. Peut-être, sans cela, Mlle Émilienne, ayant la petite fille avec elle, n’eussé-je pas osé la suivre.

En vain je me creusais la tête pour trouver un procédé naturel de rapprochement. Je n’étais même pas servi par ces petits incidents de voisinage qui permettent et autorisent une demi connaissance. Pour Mlle Émilienne, que ce fût ou non parti pris de sa part, je n’existais pas. J’avais beau combiner mes sorties et mes rentrées, jamais je n’arrivais à la croiser sur l’escalier ou dans la cour, ce qui m’eût autorisé à la saluer, et j’attachais un prix infini à ce salut donné et rendu.

Peut-être m’avait-elle deviné, reconnu, à la gare de Saint-Germain, le jour de notre rencontre ; mon insistance à passer et à repasser devant le wagon des dames où elle s’était réfugiée, avait sans doute suffi à graver mes traits dans sa mémoire, et m’apercevant le lendemain installé dans sa maison, porte à porte, elle me tenait en grande défiance et me traitait en ennemi.

Sur ce point, je ne me trompais qu’à moitié, je l’ai su plus tard.

Enfin, un dimanche, je trouvai le vieil invalide fumant sa pipe à la porte de la loge, dans la cour.

Ce n’était pas chose rare, du reste. Mais, d’habitude, les jours de semaine, le brave sergent, – il avait les doubles galons d’argent, – fumait prosaïquement une pipe Gambier d’un remarquable culottage ; ce jour-là, c’était sa pipe des dimanches et fêtes, sans doute, dont il semblait aspirer et expirer religieusement la fumée, et la forme de cette pipe me frappa.

C’était un magnifique morceau d’écume de mer sculpté, dont le fourneau représentait une énorme tête d’Arabe aux yeux d’émail et coiffé d’un fez. À l’usage, le visage du Kabyle s’était bronzé, les yeux étaient restés blancs.

Le modèle est connu et a été multiplié à l’infini par les sculpteurs d’écume ; mais celui-là avait des dimensions peu communes et qui réveillèrent en moi un vieux souvenir d’enfance.

– Vous avez là une maîtresse pipe, mon sergent, dis-je au père Bitard, un vrai chef-d’œuvre.

Il me regarda du coin de l’œil en hochant la tête, par manière d’assentiment, mais sans répondre.

– Il y a quelque vingt ans, encore tout gamin, j’en ai tenu souvent une toute pareille entre les mains.

– Vous ? daigna-t-il répondre d’un air narquois.

– Oh ! je ne la fumais pas, rassurez-vous ; mais un ami de mon père, un vaillant colonel africain me la confiait volontiers, en me chargeant de la bourrer…, ce qui me ravissait.

– Je disais aussi…

– Peut-être l’avez-vous connu vous-même, quand vous étiez au service,… mon colonel,… il est général aujourd’hui, le général Beauchêne…

Le vieux troupier devint pâle et se leva, serrant convulsivement la tête d’écume dans sa main.

Je vis que sa main tremblait.

– Si je l’ai connu !… murmura-t-il.

Et tendant la main vers moi et me mettant le Kabyle noirci sous les yeux :

– C’est sa pipe !…

– Mon Dieu, excusez-moi, dis-je, me méprenant sur la cause de son émotion ; le brave général serait-il donc mort subitement sans que je l’aie appris ?

– Mort ? non, répondit-il brusquement,… il est sénateur.

Je restai interloqué, et je contins une forte envie de rire, car en me disant que le général n’était pas mort, mais sénateur, Bitard, par l’inflexion de sa voix, semblait mentalement ajouter : « Ce qui ne vaut guère mieux. »

Bitard tenait-il donc nos sénateurs en si piètre estime ? Était-ce un bonapartiste enragé que ce vieil invalide, qui ne pardonnait pas à son général d’avoir passé à l’ennemi en se ralliant à la République ? Ou plutôt la gloriole d’être sénateur avait-elle si bien troublé la cervelle du général, qu’à partir de ce moment il eût rompu avec ses anciennes affections et renié ses compagnons d’armes ?

Sans doute, cette dernière hypothèse frisait la vérité, car Bitard, se rasseyant, reprit d’une voix assombrie :

– Je ne l’ai guère quitté durant seize ans. Quand il a été placé dans le cadre de réserve, j’étais réformé et pensionné. Il avait voulu faire de moi son majordome, et je crois bien que nous aurions pris notre dernière feuille de route ensemble, sans des événements…

Il s’interrompit un instant, me regarda, et achevant brièvement sa confidence :

– Sans des événements qui ne regardent que lui et moi.

Comme bien vous pensez, je me gardai d’insister. Mais de nouveau, considérant curieusement la pipe :

– Je ne me trompais donc pas, dis-je à Bitard, c’est bien là ma vieille amie de Grenoble.

– Ah ! c’est à Grenoble que vous avez connu…

– Le colonel Beauchêne du 54e de ligne. Nous sommes un peu parents.

– Comment ?

– C’est à Grenoble qu’il s’est marié.

– En effet.

– Et Mlle Laure Bertin-Nargeot, qui est devenue Mme Beauchêne, était la petite cousine et l’amie de ma mère.

– Mais alors, vous êtes le fils du conservateur des forêts ?

– Précisément, le fils de Quentin-Sauveur Ribeyrolles, conservateur des forêts, en résidence à Grenoble, 14e arrondissement forestier.

– Voilà qui est particulier, murmura Bitard, moitié content, moitié fâché.

Et il me regardait profondément dans les yeux, comme s’il se demandait s’il devait se réjouir ou s’inquiéter de la rencontre.

Je subis cet examen avec une véritable anxiété, car il me semblait que du jugement favorable ou contraire du vieil invalide dépendait entièrement le sort de mes amours.

Mais, sans doute, l’impression fut bonne.

Je ne devais certes pas avoir l’air d’un imposteur, malgré la peine que j’avais à dissimuler mon émotion, car il rompit tout à coup le silence, et, de son ton le plus aimable :

– Vous aviez un brave homme de père, me dit-il. Je l’ai connu à notre retour d’Afrique, en 1864, lors de la promotion du général. Avant de nous aller installer à Nancy, où nous devions faire partie du 3e corps, nous sommes venus passer six semaines à Grenoble, chez M. Ribeyrolles, vous étiez alors à Paris…

– Au lycée Louis-le-Grand.

– Sans quoi vous eussiez connu Bitard, votre serviteur.

– Qui probablement m’eût fait sauter sur ses genoux, en me racontant ses campagnes.

– Peut-être bien, fit-il en souriant.

– Et dire que sans cette pipe…

– Ma foi ! il est probable que j’aurais continué à vous regarder en chien de faïence… Mme Bellamy ne vous appelait jamais que M. Urbain. Comment me serais-je douté ?…

– On dit pourtant que je ressemble fort à mon père.

– Et c’est vrai… j’ai bien retrouvé ses traits quand je vous ai dévisagé tout à l’heure… Ah ! vous avez fait une bien grande perte en le perdant, le cher monsieur, mais mon général aussi, et s’il avait vécu un peu plus longtemps, il eût empêché bien des choses…

De nouveau il s’arrêta et fronça le sourcil, s’apercevant sans doute qu’il bavardait outre mesure et se laissait aller à parler de faits qu’il devait taire.

– Mais suffit, reprit-il en jetant machinalement un regard sur la fenêtre de Mlle Émilienne, nous sommes gens de revue, puisque vous êtes notre locataire, monsieur Urbain, nous recauserons de Grenoble et de vos bons parents ; voilà l’heure où Zélie sort du catéchisme, je vais au-devant d’elle.

Et il me tendit sa main, que je serrai avec une véritable ivresse.

De fait, cet incident étrange, cette reconnaissance inattendue me comblaient de joie. Bitard devenait mon allié et mon témoin, sans s’en douter. Je comptais me présenter à lui sous le meilleur jour, lui prouver que je valais quelque chose, que j’étais bien le digne fils de mon père, dont il regrettait si vivement la mort, et une fois sa confiance gagnée, il ne fallait plus qu’une circonstance favorable, et sans doute ma voisine sortirait de sa réserve et daignerait s’apercevoir de mon existence. Pour le moment, mes espérances s’arrêtaient là.

Vous voyez, cher maître, que j’étais modeste en mes vœux.

C’est que j’étais véritablement épris et que mon amour grandissait chaque jour, accru par les obstacles, surexcité par le mystère qui enveloppait l’existence digne et laborieuse de Mlle Émilienne.

Le vieux sergent était une nature rude, mais franche, qui ne savait pas aimer ou haïr à demi.

Au bout de trois jours, nous étions les meilleurs amis du monde. Il venait, au moins une heure par jour, fumer sa pipe dans la grande chambre dont j’avais fait un laboratoire, et tailler une bonne bavette. Et je ne me gênais pas pour lui avouer ce que je pouvais dire des plus grosses tristesses de ma vie. Il me plaignait fort et m’en aimait davantage.

Mais jamais je ne laissai échapper la moindre allusion à ma voisine.

Il voulut, il est vrai, savoir quel hasard m’avait fait choisir mon logis rue Charlot, loin du centre des études scientifiques auxquelles, je ne le cachais pas, j’avais voué ma vie. Ici je fus forcé d’abuser un peu de sa confiance.

Ne pouvant lui dire quel attrait m’avait attiré dans cette maison, je racontai que j’avais voulu m’isoler de tous ceux qui me connaissaient, pour pouvoir mener à bien la solution d’un important problème qui était depuis quelque temps à l’ordre du jour de la science. Je me promettais d’étonner mes rivaux en reparaissant maître privilégié d’une vérité nouvelle. D’ailleurs, la proximité des Arts et Métiers et de l’École centrale mettait à ma disposition des laboratoires très riches et des bibliothèques précieuses.

Le prétexte était suffisant, logique, probable ; il l’accepta sans le discuter.

Cette petite enquête fut le dernier symptôme de sa défiance. À partir de ce moment, il s’abandonna davantage, sans me rien dire, toutefois, des préoccupations que le souvenir du général Beauchêne avait paru réveiller en lui, et sans jamais parler non plus de Mlle Émilienne.

Lui avait-il au moins expliqué notre liaison subite et son origine ? Je le crois volontiers, car elle se dissimula un peu moins, ne sembla plus craindre de se montrer à sa fenêtre ou de me rencontrer dans l’escalier. Une ou deux fois je pus enfin, sans mot dire, la saluer au passage, mais avec un battement de cœur si violent, que mon visage en dut sans doute étrangement pâlir.

Un accident, qui aurait pu avoir des suites graves, que j’eus la bonne fortune de conjurer moi-même, opéra ce rapprochement désiré par moi et rompit la glace entre nous.

Ce jour-là elle avait été avec Zélie faire sa récolte de fleurs dans le parc de Saint-Cloud.

Et de ma fenêtre, où je me trouvais avec l’ami Bitard, moi rêvant, lui fumant et causant, je les vis revenir toutes deux rapportant la flore entière du parc et du bois en deux énormes bottelées multicolores, d’où jaillissaient quantité d’herbes fines.

Mme Bellamy, profitant de ce que l’enfant montait jusqu’à mon étage, lui remit pour moi une revue scientifique que je me faisais adresser rue Charlot, au simple nom de M. Urbain.

Zélie vint donc frapper à ma porte, tandis que Mlle Émilienne rentrait chez elle. Elle eût pu se borner à me tendre le journal et rejoindre aussitôt sa grande amie ; mais, apercevant le vieux sergent, elle courut lui tendre ses joues, comme elle en avait l’habitude, et s’arrêta pour nous raconter les enchantements de sa promenade à travers les bois de Saint-Cloud et de Ville-d’Avray.

Sa surexcitation me frappa d’abord, et je pensai que le grand air l’avait quelque peu grisée.

Seulement je m’étonnais de lui voir les pupilles extrêmement dilatées et les pommettes enflammées d’une rougeur de fièvre, quand tout à coup elle chancela, portant la main à son cœur, tourna sur elle-même en battant l’air, et si je ne m’étais aussitôt précipité pour la recevoir dans mes bras, elle fût tombée à terre comme une masse.

– Nom d’un tringlot ! hurla Bitard, effrayé ; qu’est-ce qu’il y a, Zélie ?… Ma petite Zélie ?

Mais elle ne pouvait pas lui répondre. Elle était raide, convulsée, les dents serrées, les yeux blancs, vraiment effrayante à voir.

Je la portai sur mon lit.

– Allez chercher sa tante, qu’on sache ce qu’elle a fait aujourd’hui qui puisse nous expliquer l’accident.

– Oui, oui,… vous avez raison…

Et ouvrant ma porte, le père Bitard se mit à crier de sa voix la plus forte :

– Mademoiselle…, mademoiselle Mimi, venez vite, de grâce… Zélie se meurt…

Toute la maison fut bientôt en révolution et mon logis envahi par les curieux.

Mais, la première à l’appel de Bitard, Mlle Émilienne était accourue. Amenée par l’invalide, elle était entrée jusqu’à ma chambre, et comme je me retournais, tout absorbé et tout ému par l’état de Zélie, je la vis devant moi, m’interrogeant du regard.

Un frisson me courut par le corps ; mais ce n’était pas le moment de s’abandonner, et, par un puissant effort sur moi-même, je repris tout mon sang-froid.

– Si les symptômes ne me trompent pas, répondis-je au regard de Mlle Émilienne, le mal pourra être promptement conjuré… J’ai fait quelques études de médecine, et je vois là très nettement l’influence d’un violent narcotique…

– Un narcotique ?…

Regardez le gonflement des yeux, la dilatation des pupilles, cette raideur cataleptique des membres ; tenez, c’est seulement par des mouvements convulsifs que la pauvre enfant donne signe de vie.

– Mais si ce n’était pas ce que vous pensez…, car enfin, avec moi, je suis bien sûre qu’elle n’a rien bu qui ait pu lui produire cet effet-là.

– Attendez ;… ce n’est pas seulement par une boisson narcotique que se produisent ces accidents…

Je venais d’apercevoir une tige verte mâchonnée, qui sortait du coin des lèvres.

Je l’arrachai, car les dents, serrées, ne voulaient pas s’écarter, et j’en écrasai les filaments entre mes doigts.

Et je me souvins alors que Zélie était entrée chez moi un gros bouquet à la main. Au moment de son évanouissement, elle avait laissé tomber le bouquet à terre et nous ne nous en étions pas occupés.

– Le bouquet ? dis-je à Bitard, en le lui désignant du geste.

Il me l’apporta. D’un coup d’œil, tout s’expliqua pour moi.

– Voyez, dis-je à Mlle Émilienne, qui semblait déjà avoir deviné mes craintes ; voyez, mademoiselle, je ne me trompais pas. Machinalement, sans que vous l’ayez vue, l’enfant s’est amusée à mordre au hasard dans son bouquet et à mâcher quelques fleurs ; ces quelques tiges décapitées nous le démontrent… et je les reconnais, ces plantes perfides… Celle-ci, c’est la ficaire renoncule à fleurs jaunes ; cette autre, c’est l’anémone des bois, la sylvie à fleurs blanches… Voici la tige de l’aconit, coupée également par les quenottes de la pauvre petite.

– Mais il faut agir…

– Tranquillisez-vous, je réponds de sa vie. Bitard, courez chez le pharmacien avec cette petite note…

J’avais formulé une brève ordonnance : quinze centigrammes d’émétique additionnés d’un gramme d’ipécacuanha.

– Avec cela nous provoquerons les vomissements et nous lui débarrasserons l’estomac. Que Mme Bellamy prépare une grande jatte de café noir :… il faut combattre l’assoupissement. Vous prendrez de plus, Bitard, de la noix de galle, dont nous lui administrerons une décoction… Mais d’abord, il faut, mes bons amis, laisser la chambre libre…

Je m’adressais ainsi à quelques voisins qui avaient pénétré chez moi et entouraient le lit en nous assourdissant de leurs piaillements lamentables.

– Vous pouvez être rassurés, leur dis-je, le mal est connu et n’aura pas de suites ; mais, pour les soins à donner, mademoiselle suffira avec le père Bitard et moi.

Mlle Émilienne, lorsque Bitard fut de retour, demanda que nous transportions chez elle la petite Zélie, pour la coucher dans son lit. Ce que nous fîmes.

Ce fut ainsi que, pour la première fois, je franchis sa porte.

Dès que les premiers soins eurent été donnés à l’enfant, le traitement à suivre bien établi par moi et opérant déjà de façon rassurante, par discrétion, je voulus me retirer.

Ce fut elle qui me retint.

– Vous avez si bien travaillé, monsieur, me dit-elle, au salut de ma chère petite malade, que je ne serais pas tranquille si vous vous éloigniez… Ne pourrait-il se présenter quelque complication ?

– Pour le moment, je ne crains que la persistance de l’assoupissement… Il y a divers moyens de le combattre.

– Restez donc,… une nuit blanche est bientôt passée et M. Bitard nous tiendra compagnie.

Le vieux sergent fit un signe d’assentiment.

Et je m’empressai de déclarer que, si j’avais voulu rentrer chez moi pour ne pas l’importuner, j’étais d’avance bien résolu à rester debout pour accourir me mettre à sa disposition au premier appel.

J’étais rassuré sur le sort de Zélie ; l’émétique avait fait son œuvre, le café noir et la noix de galle eurent raison du sommeil atrophiant dû au poison des renonculacées, ces Borgia du règne végétal, comme les appelle un vieux naturaliste. Aussi, ayant la conscience d’avoir exécuté juste à point tout ce qu’il convenait de faire en pareil cas, je m’abandonnais avec ivresse aux douceurs de cette intimité improvisée.

L’étourderie de l’enfant m’avait permis de faire un grand chemin en peu d’heures.

Pour moi, cette nuit blanche fut un enchantement. J’étais près d’elle, je pouvais lui parler, j’avais gagné sa confiance et son estime. Mes yeux, sans indiscrétion, pouvaient la contempler à loisir. Vingt fois, en préparant les potions, en les administrant à Zélie, en frictionnant ses pauvres petits membres engourdis, nos mains se rencontraient. Comme Bitard, elle m’appelait monsieur Urbain, et j’aurais presque eu le droit de l’appeler mademoiselle Émilienne… mais je n’osais encore…

Au milieu de la nuit, vaincu par la fatigue, le vieux sergent s’endormit dans son fauteuil… Nous deux, jeunes, alertes, animés d’un zèle fiévreux, nous ne quittâmes pas, l’un le chevet, l’autre le pied du lit où on avait couché Zélie…, le seul lit de l’appartement, celui de Mlle Mimi.

Peu à peu, il me parut qu’un voile de tristesse couvrait les traits charmants de ma compagne de veille. Je n’osais l’interroger ; mais, feignant de croire que son émotion provenait de l’état de Zélie, je me permis de lui dire de ne pas se laisser aller aux inquiétudes dont je croyais lire la trace sur son visage.

– Vous pouvez vous fier à mon expérience, lui dis-je : à cette heure, Zélie est absolument tirée d’affaire.

– Je vous crois, me répondit-elle, et vous n’essayeriez pas de me donner une confiance que vous n’auriez pas… Mais si vous avez deviné l’angoisse qui m’a serré le cœur à l’instant, je dois vous en dire la cause : c’est que cette veille me rappelait les nuits douloureuses que j’ai passées, il y a dix-huit mois à peine, au chevet de ma mère mourante.

– Pardonnez-moi…

– Je n’ai rien à vous pardonner… Ce souvenir, toujours présent à ma pensée, devait être fatalement plus cruel en cette circonstance… hélas ! elle m’a quittée bien vite…, toute jeune encore…

– Quel mal si violent ?

– Aucun… Le chagrin l’a minée…

– Et la consomption est venue…

– Oui, rapide et terrible en ses effets.

– Ne pouvait-on changer le cours de ses idées, lui rendre ses forces en la détournant de cette pensée obsédante qui faisait l’office d’un poison lent, mais sûr ?

– C’était une âme tendre. Ma pauvre mère n’avait pas l’énergie qui permet d’envisager la lutte sans faiblir. Victime d’un déni de justice affreux, elle a succombé à son indignation. La blessure faite à son cœur n’a pu se cicatriser : elle en est morte.

Je la regardais attentivement comme elle parlait et je vis briller un éclair de révolte dans ses yeux, ordinairement si doux.

– Vous n’eussiez pas succombé comme elle, il me semble, mademoiselle, lui dis-je, car moi, qui suis bon physionomiste, je crois pouvoir affirmer que vous joignez aux qualités affectives que, d’un mot, vous m’avez révélées chez Mme votre mère, une fermeté de caractère et une intelligence résolue qui vous donneraient la force de mépriser l’injustice et peut-être aussi d’en avoir raison.

Un triste sourire effleura ses lèvres.

– Vous ne vous trompez pas, monsieur, me répondit Mlle Émilienne ; je crois posséder cette résolution et cette volonté qui manquaient à ma pauvre mère et que je n’ai pu lui communiquer, par malheur… Mais savez-vous bien que vous êtes effrayants, vous autres savants, comment dit-on ? physiognomonistes et physiologistes, je crois…

– C’est bien cela…

– Vous qui déchiffrez un visage comme un numismate traduit les abréviations d’une médaille, et qui connaissez des gens, avant même qu’ils n’aient parlé, et leurs vices et leurs passions…

– On se trompe parfois, car la nature a ses caprices, mais il est des signes bien éloquents…, les lignes du front, le regard et le jeu des paupières, la coupe des lèvres et le sourire.

– Alors on voudrait en vain dissimuler,… vous percez les consciences… Voilà qui est terrible…

– Le résultat des observations n’en est pas tout à fait arrivé là. Beaucoup d’exceptions ont contrarié les règles admises et les principes posés par le chef de l’école. Mais de tout cela, vous n’avez pas lieu de vous préoccuper, que je sache.

– Pourquoi ?

– Mais, c’est que les consciences difformes, les âmes avilies ont seules intérêt à cacher leurs pensées troubles et leurs préoccupations louches, et que les esprits de lumière, qui vivent dans le plein jour du devoir n’ont rien à craindre des physiologistes, si perspicaces qu’on les suppose.

Au fond, c’était bel et bien un madrigal que je lui débitais là, mais si soigneusement enveloppé dans une apparence de théorie scientifique, qu’elle le laissa passer sans en paraître froissée.

Et nous continuâmes ainsi à causer jusqu’au jour, nous abandonnant à nos souvenirs, échangeant sans embarras les demi -confidences de deux cœurs qui ont également souffert.

L’analogie des situations, une certaine conformité de pensée, me faisaient gagner rapidement du terrain dans ses sympathies.

Et au matin, quand nous nous séparâmes, au chevet du lit de la petite convalescente, d’elle-même Mlle Émilienne me tendit la main.

Désormais, j’étais pour elle un ami.

Mais la santé de Zélie pleinement rétablie, les occasions de rapprochement se firent très rares, et je n’osais pas me permettre d’aller faire à ma voisine même une courte visite, sans y être invité.

Et comme elle avait repris ses habitudes de travail isolé, moi-même je ne bougeais guère plus de chez moi.

Ce fut encore Bitard qui me vint en aide.

L’accident de Zélie lui avait donné à réfléchir et il lui poussa en tête une idée superbe, – était-elle bien de lui ? – pour prévenir le retour d’une semblable imprudence.

Un soir, il me dit :

– Vous travaillez trop, vous ne sortez pas assez. Un beau garçon comme vous, ça a besoin de grand air. Vous finirez par vous brûler le sang… Si vous voulez m’écouter, je vais, moi, vous organiser un régime de distractions qui fera du bien à tout le monde ici.

– Vous êtes homme de bon conseil, Bitard, et si ce que vous avez à me proposer ne m’éloigne pas trop du logis…

J’avais comme un pressentiment et le cœur me battait.

– Vous savez la botanique ? me demanda-t-il.

– Je m’en suis particulièrement occupé à un certain moment de mes études.

– Vous pourriez apprendre à Zélie à distinguer les plantes malfaisantes de celles qui ne sont pas dangereuses ?

– Assurément, m’écriai-je, le voyant venir.

– Eh bien ! c’est demain dimanche, et je vous propose une partie à quatre.

– Une partie à quatre ?

– Que nous pourrons renouveler jusqu’à la fin de la belle saison…

– Expliquez-vous, de grâce, Bitard… Je ne comprends qu’à demi…

Je devinais fort bien, mais j’avais soif d’une certitude.

– Mais c’est bien simple :… nous partirons le matin avec des provisions que je porterai, moi, comme cantinier du détachement ; nous irons à Meudon ou à Saint-Cloud, ou à Viroflay, au choix des préopinants ; pour déjeuner, nous ferons notre popote sur l’herbe, et, le soir venu, nous rentrerons dîner au quartier.

– Avec Zélie ?…

– Et Mlle Mimi.

– Mais consentira-t-elle à nous accompagner ?

– Oh ! c’est convenu, je lui en ai déjà parlé.

– Et elle a accepté ?

– Mais de grand cœur…, dans l’intérêt de Zélie. Elle a trouvé mon idée très pratique, et elle compte bien profiter aussi de la science que vous possédez de tous ces herbages, qu’elle ne connaît qu’imparfaitement.

– Ma foi, Bitard, je suis absolument de l’avis de Mlle Émilienne, votre idée est lumineuse, et ces charmantes promenades, en me reposant l’esprit, vont me faire un bien énorme.

– Parbleu ! vous n’en serez que plus frais pour travailler au retour.

Et le lendemain, nous descendions prendre tous les quatre, au quai de la Grève, le bateau qui devait nous conduire au Bas-Meudon.

Bitard, chargé d’un havresac, où notre déjeuner avait été soigneusement enfermé, eut, au départ, un mot qui me charma.

– En route, la petite famille ! s’écria-t-il.

À partir de ce jour, mon cher maître, je comptai trois semaines de délices.

Le dimanche, nous courions les bois des environs, de huit heures du matin à six heures du soir, et, pour que la journée finît aussi bien qu’elle avait commencé, j’avais obtenu qu’un dîner, préparé et servi par Mme Bellamy, nous réunirait ces soirs-là tous chez moi.

Le jeudi, nous consacrions nos après-midi à des promenades en ville, au Jardin des Plantes, au Jardin d’Acclimatation, dans les musées et partout. Je remplissais en conscience et avec la plus vive joie mon rôle d’instructeur et de cicérone.

Ah ! mon ami, comme on arrive rapidement à se bien connaître quand on vit, côte à côte, de cette existence de labeur intelligent, de distractions honnêtes, d’amitié loyale.

Jamais un mot de tendresse ne s’était échappé de mes lèvres… Je me serais bien gardé de risquer le moindre aveu… À quoi bon les paroles quand les faits parlent d’eux-mêmes ? Mlle Émilienne était femme. Elle m’avait bien vite deviné et compris, et me savait bon gré de ma réserve. Nos esprits s’étaient fondus, nos cœurs se répondaient ; nous le savions et, d’un regard, d’un serrement de main, nous nous étions ainsi mystérieusement fiancés. Nous nous disions qu’une heure viendrait où nous pourrions penser tout haut, et nous l’attendions sans impatience, car nous étions déjà aussi sûrs l’un de l’autre que si nous eussions échangé des serments.

Cependant je sentais un mystère dans la vie de Mlle Émilienne. Sans en être certain, je croyais bien que Bitard devait le posséder en partie. L’amitié très vive qu’elle portait au vieil invalide me donnait lieu de penser qu’il avait dû la connaître bien jeune. Peut-être l’avait-il vue naître… Mais comme aucune allusion n’était jamais faite au passé entre eux, devant moi, du moins, je m’étais interdit toute question indiscrète.

Un incident me démontra que je ne me trompais pas.

Un soir que je revenais de la bibliothèque de l’Arsenal, je m’étais arrêté à causer dans-la cour avec Bitard et Zélie, quand Mlle Émilienne rentra elle-même. Elle était sortie pour reporter une guirlande de fleurs rue du Caire, et jamais, dans cette petite course qui se reproduisait plusieurs fois par semaine, sur les cinq heures du soir, il ne lui était rien arrivé. D’ailleurs, sa mise, d’une grande simplicité, toujours sombre ; le voile épais dont elle enveloppait son visage, dénotait trop bien la femme qui ne veut pas être remarquée, et lui permettait d’aller et de venir sans encombre. Mais ce soir-là, nous fûmes tous frappés de l’émotion à laquelle elle semblait en proie.

– Mon Dieu ! mademoiselle, lui dis-je, vous semblez toute tremblante…

– Que se passe-t-il, mademoiselle Mimi ? s’écria Bitard.

Mais déjà, se sentant chez elle, dans sa maison, entourée d’amis, elle s’était remise et avait repris son sang-froid.

– Ce n’est rien, dit-elle, d’un ton à couper court à toute nouvelle question de ma part.

Puis s’adressant à Bitard :

– J’ai une petite course à vous faire faire, mon ami venez donc me trouver dans un quart d’heure, le temps d’écrire une lettre.

Elle allait traverser la cour et gagner l’escalier sans me rien dire, mais elle retourna la tête de mon côté, avant de s’éloigner, et sans doute frappée de l’inquiétude qui se lisait dans mes regards :

– Vous vous disposiez à remonter, monsieur Urbain, me dit-elle ; venez, nous regagnerons notre logis ensemble.

Je m’inclinai et la suivis.

Au premier palier elle s’arrêta.

– Si vous ne comptiez pas sortir ce soir…

– Mais je n’ai nullement l’intention de m’éloigner… Auriez-vous besoin de moi ?

– Je ne sais encore… En tout cas, quand Bitard sera revenu de la course que je vais lui faire faire, il ira vous prévenir ; peut-être aurai-je un mot à vous dire…

– Vous savez que vous pouvez disposer entièrement de moi.

Elle me regarda longuement, en silence. Une légère rougeur couvrit ses joues ; puis, au bout d’un instant :

– Je le sais, répondit-elle de sa voix grave et douce. Puis elle rentra chez elle après m’avoir tendu la main et avoir serré la mienne.

Vous sentez à quel point je devais être intrigué.

Quel pouvait être cet événement qui semblait la décider à parler et qu’allais-je apprendre ?

J’avais le cœur serré par un pressentiment. Je voyais déjà nos relations si douces troublées, peut-être interrompues.

Le soir, vers huit heures et demie, j’entendis Bitard revenir avec la réponse attendue.

Un quart d’heure après, il frappait à ma porte.

– Mlle Mimi veut vous parler, me dit-il ; elle vous attend ; j’ai laissé la porte tout contre.

Bitard avait, en me disant cela, un air préoccupé, triste et sombre, qui me frappa.

Et me quittant sur le palier, il descendit l’escalier devant moi.

Pour la première fois j’allais la voir seul à seule.

J’eus un battement de cœur.

Et pourtant l’ensemble des circonstances qui amenaient ce tête-à-tête ne me permettait pas de m’y tromper : il y avait une catastrophe dans l’air.

Mlle Émilienne m’attendait dans cette chambre même où nous avions soigné et veillé Zélie. Elle était assise à un petit bureau. Plusieurs lettres, déjà cachetées, étaient devant elle, et la lampe, placée haut sur la tablette de marbre de ce secrétaire, lui mettait le visage en pleine lumière.

Sa figure était grave, mais son attitude résolue.

Elle me montra un fauteuil en face d’elle, et je m’assis pendant qu’elle fermait la dernière lettre écrite.

Puis, repoussant toute cette correspondance, elle posa le bras sur l’angle du bureau et me regarda avec un sourire triste, où je crus deviner de la compassion.

– Monsieur Urbain, me dit-elle, je veux vous prouver que je ne suis pas ingrate et que, si vous m’accordez certaines qualités de dignité, de fermeté et de persévérance, il faut y joindre la franchise. Un événement imprévu me force à quitter cette maison sur l’heure, et ce sont des adieux que je vous fais.

– Ô mon Dieu ! m’écriai-je malgré moi, me sentant faiblir comme si j’allais tomber en faiblesse.

Elle sembla éprouver le contrecoup de mon émotion trop visible, et sa voix trembla légèrement.

– Je subis cette séparation sans l’avoir cherchée, croyez-le, et, comme à vous, elle m’est cruelle, car votre… amitié, bien qu’elle ne date pas de loin, m’était précieuse. Mais, en quelques mots, vous mettant au fait, je vous ferai comprendre que je ne puis hésiter. Je vous ai dit qu’un grand chagrin, une douloureuse injustice avaient tué ma pauvre mère. En me condamnant à l’obscurité et à la retraite où j’ai vécu, je croyais avoir dérouté pour un temps ses persécuteurs, qui sont aussi les miens. Pour eux, à un moment donné, je puis devenir un danger, si je mène à bien la tâche que je me suis imposée. Eh bien ! ce soir, j’ai été suivie par le plus acharné d’entre eux, et les voilà qui possèdent le secret de ma cachette. Si je ne les devance, si je ne prends pas immédiatement le parti de disparaître de nouveau, avant huit jours ils auront combiné, grâce à leur puissance, qui est grande, quelque infaillible moyen pour me lier les mains et m’arracher la langue. Heureusement que ma présence d’esprit ne m’a pas abandonnée, et que l’homme qui m’a suivie ne sait pas que je me suis aperçue de sa présence et que je l’ai reconnu sous son déguisement. Il se croit donc sûr de me forcer au gîte. Mais dans une heure je serai loin, et, grâce aux précautions que je prendrai, j’ai la conviction que je lui ferai perdre ma piste.

– Mais en tout cela vous avez besoin qu’on vous assiste, qu’on veille sur vous, qu’on vous protège ! m’écriai-je. Ne voulez-vous pas me confier ce rôle et doutez-vous de mon dévouement ?

– Je voudrais vous donner cette marque de confiance et d’amitié ; mais ce serait compromettre le secret de ma nouvelle retraite. Ils apprendront bien vite quelles personnes, dans ce logis de la rue Charlot, ont été, plus ou moins directement, mêlées à mon existence, et vous seriez aussitôt, monsieur Urbain, l’objet d’une surveillance de tous les instants. Et le jour où vous viendriez frapper à la porte de ma nouvelle demeure, leurs agents marcheraient sur vos talons, sans que vous vous en doutiez.

La pensée de la perdre me fit oublier toute réserve, et je m’écriai avec vivacité :

– Mais rien ne me retient plus ici désormais… Ne puis-je, ce soir même, fuir comme vous, disparaître en même temps, avec le même mystère, et aller vivre à deux pas de votre nouvelle retraite, pour être prêt à accourir au jour du danger ?

Mais Émilienne, me jetant un long regard de reproche :

– Voulez-vous donc, mon ami, donner à ceux qui me haïssent le droit de me déshonorer.

– Excusez-moi, je souffre ; la pensée de ne plus vous revoir me paraît impossible à supporter… Vous me demanderiez le sacrifice de ma vie, que ce serait me demander moins que cette séparation… Mais vous ne pouvez me comprendre… Si vous saviez…

– Je sais, mon cher Urbain, que vous êtes un cœur loyal et que vous trouverez la force de vous résigner. Car vous tenez à mon amitié. Tout d’abord votre subite installation dans cette maison, au lendemain d’une rencontre qui ne vous autorisait pas à une telle démarche, m’avait mise en défiance, et, je ne le vous cache pas, j’ai été quelque temps à revenir de mes préventions et de mes craintes. Les circonstances vous ont servi en vous permettant de vous montrer à moi ce que vous êtes, un esprit droit, une âme délicate, et j’ai pardonné le petit coup de tête par lequel vous aviez débuté.

Peu à peu, je ne le vous cacherai pas, mon ami, vous avez conquis de véritables droits à mon estime, et, si je pouvais vous accepter pour défenseur, je le ferais aujourd’hui, bien sûre que vous ne me feriez pas repentir de mon abandon. Mais, croyez-moi, la séparation est inévitable…

– Hélas !

– Peut-être n’aura-t-elle qu’un temps. Si je puis abréger votre épreuve, ne doutez pas que ce ne soit pour moi une joie de le faire. Qui sait ? Dans ma nouvelle retraite, je trouverai peut-être un moyen de vous tenir au courant de mes espérances… et, si je croyais même sans imprudence pouvoir un jour vous permettre une courte visite…

– Ah ! vous me rendez la vie…

– Je ne m’engage à rien, reprit-elle avec son doux sourire ; je veux seulement que vous sachiez bien que, dans la limite des choses possibles et prudentes, mes propres désirs vont au-devant de vos espérances… Mais l’heure est venue… Adieu, ami…

Et elle me tendit sa main, que, les larmes aux yeux, je couvris de baisers, en murmurant :

– Émilienne,… chère Émilienne !…

Bitard entrait à ce moment. Je dus me remettre et me contenir.

– La voiture est en bas, dit-il.

– Je suis prête, répondit Émilienne ; puis se tournant vers moi : Vous avez ma promesse, mon ami, et, vous le savez, personne ne doit me suivre, sous peine de faire le jeu de mes ennemis ; personne, pas même Bitard.

Le vieil invalide mâchonna un grognement.

Du geste, elle me congédiait. Je rentrai chez moi accablé ; et, le cœur palpitant, caché derrière mes rideaux, je la vis monter en voiture.

Jamais je ne sentis mieux qu’à ce douloureux instant quelle place elle tenait dans ma vie.

Et c’était justement le jour où j’obtenais la preuve que j’avais triomphé de ses défiances et peut-être conquis plus que son amitié, qu’il me fallait renoncer à la voir.

Mais je n’étais pas au bout de mes épreuves.

Bitard me tenait toujours fidèlement compagnie. Seulement il s’était fait taciturne. Et quand, par hasard, le nom d’Émilienne était prononcé, il ne me répondait plus que par des monosyllabes, comme s’il craignait de laisser échapper un mot de trop.

Chaque jeudi, il sortait pour se rendre chez le notaire de notre amie. C’était par lui qu’il devait en recevoir des nouvelles et m’en transmettre, s’il en parvenait qui me dussent être communiquées.

Nous attendîmes ainsi trois semaines, et je vivais dans une fièvre perpétuelle. Je rêvais que toutes sortes de dangers la menaçaient et je ne pouvais comprendre son obstination à éloigner d’elle les amis dévoués capables de la protéger et de la défendre. D’avance, il semble que je devinais la catastrophe.

Le quatrième jeudi, Bitard ne revint pas.

Il prévint seulement Mme Bellamy, par un petit mot griffonné au crayon sur un bout de papier, qu’une affaire urgente le retiendrait quelques jours absent. Et il terminait son billet par ces mots : « Dites à M. Urbain qu’il aura bientôt de mes nouvelles. »

Ma première pensée fut qu’il avait dû rejoindre Émilienne, où elle avait su trouver une retraite sûre, et qu’il me fournirait bientôt l’occasion de la revoir. Et j’eus un regain de patience. Mais, de peur de m’absenter juste au moment où son appel me parviendrait, je me consignai dans ma chambre et n’en sortis plus. Et je n’ai pas besoin de vous affirmer si je comptais les jours.

Il y en avait dix que Bitard était parti, quand Zélie me monta une lettre qui ne contenait que deux lignes sans signature. Un commissionnaire l’avait apportée et était reparti aussitôt, disant que la course était payée et qu’il n’y avait pas de réponse.

La lettre était évidemment de la main d’une femme, tracée d’une écriture anglaise fine et déliée… Elle m’assignait un rendez-vous pour le lendemain, à trois heures, à la pépinière du Luxembourg, devant la statue de Velléda. On me recommandait le secret le plus absolu.

Pour moi, Émilienne seule pouvait être l’auteur de cette lettre, et je pensai que la crainte qu’elle ne tombât en des mains étrangères l’avait seule empêchée de lui donner une autre forme plus directe et plus intime. Je ne connaissais pas son écriture. Par discrétion, je ne voulus pas montrer même l’enveloppe à Zélie, qui aurait pu me renseigner avec certitude, et je partis le lendemain pour le Luxembourg, persuadé que c’était elle que j’allais trouver au rendez-vous.

Mais la déception la plus cruelle m’attendait. Cette lettre n’était qu’un piège, comme vous l’allez voir. J’arrivai, ai-je besoin de le dire, bien avant trois heures, et, comme je m’asseyais sur le banc voisin de la statue, un de mes anciens camarades d’école vint à passer, et, me reconnaissant, s’arrêta pour me parler, ce qui m’irrita fort. Il s’aperçut de mon impatience.

– Bon Dieu ! mon ami, me dit-il, vous avez tout à fait l’air de me donner au diable. Vous attendez ici quelqu’un… et vous craignez le tête-à-tête à trois ! Que ne le disiez-vous ? Je me retire.

Je protestai si mollement, qu’il comprit et s’en alla en ricanant.

Son départ me soulagea, car sa nature m’était antipathique. C’était le type du fruit sec, devenu envieux de tout succès, et incapable, dans son scepticisme d’homme avorté, de respecter un bon sentiment.

Mais mon attente n’en fut pas moins, vaine après que j’eus recouvré ma solitude. À cinq heures, j’étais encore là, et, personne n’avait paru, quand mon fâcheux repassa.

En m’apercevant à la même place, l’anxiété peinte sur la figure, il eut sans doute le désir de jouir de ma déconvenue, et, bien qu’il me connût peu endurant, il m’aborda avec un sourire railleur.

– Comment ! bredouille, mon pauvre ami ? La dame de vos pensées n’est pas venue encore ?… Eh ! eh ! sans doute elle n’aura pu quitter I’île de Beauté.

– Que voulez-vous dire ? Expliquez-vous !

Et je lui avais saisi le bras et le lui serrais si nerveusement, qu’il pâlit.

– Vous vous fâchez, reprit-il ; mettons que je n’ai rien dit je plaisantais, rien de plus…

– Pardon, lui dis-je en lui barrant le chemin, car il faisait mine de s’éloigner ; il y a des plaisanteries d’un goût douteux que j’aime à tirer au clair. À quoi et à qui faisiez-vous allusion ?

Il comprit, à mon air, qu’il fallait s’exécuter de bonne grâce, sous peine de passer un méchant quart d’heure, et, d’un ton assez penaud :

– J’ai tort, dit-il, car je parle un peu au hasard ; que voulez-vous, une vieille habitude de blague ;… c’est dans le sang. Il y a quelques semaines, je vous ai aperçu au Bas-Meudon, en compagnie de plusieurs personnes, causant avec une dame dont la distinction et la beauté ne pouvaient manquer d’attirer mon attention. Vous étiez fort absorbé et vous ne m’avez pas vu. Or, il y a trois jours, me promenant sur les bords de la Marne, le long de l’île de Beauté, j’ai revu cette même dame, que je crois avoir très bien reconnue, malgré son voile.

– À l’île de Beauté ! m’écriai-je, vous en êtes sûr ?…

– Autant que je suis sûr que voici la statue de Velléda.

– Seule ?

– Non…

Je n’osais plus le questionner ; mais il continua de lui-même :

– Avec un homme âgé,… plus près de soixante ans que de cinquante, mais qui doit avoir encore quelques prétentions… Je l’ai vue prenant congé de la personne en question à la porte d’une petite maison enfouie sous les arbres, à quelques pas du chemin de halage, dans la direction de Joinville, et je croyais, en m’armant de cette rencontre, faire une plaisanterie des plus innocentes ; excusez-moi… et ne m’en demandez pas davantage, car, en vérité, je vous en donne ma parole, je ne sais rien de plus.

– C’est bien, allez, lui répondis-je d’un air si farouche, qu’il ne se le fit pas répéter deux fois et se hâta de s’éloigner avec l’empressement de quelqu’un qui sortirait sain et sauf de la cage d’un tigre.

Émilienne à l’île de Beauté ! Était-ce possible ? Quel était ce roquentin à prétentions qu’on avait vu près d’elle ? M’avait-elle trompé ? Étais-je le jouet d’une aventurière ?

Toutes ces pensées se heurtaient dans ma cervelle avec violence, et, tout absorbé sur mon banc, je m’apercevais à peine que la nuit était venue.

Il fallut partir pourtant, et je regagnai la rue Charlot, à moitié fou de rage, dans l’état le plus déplorable.

Je montai droit chez moi sans parler à Zélie ni à Mme Bellamy. J’étais en proie à une idée fixe : prendre dans mon secrétaire les quelques centaines de francs qui me restaient encore de l’héritage de ma tante, de façon à être prêt à tout événement ; fermer ma porte à clef et m’en aller à la recherche d’Émilienne.

Quand je voulus mettre ma clef dans la serrure, je m’aperçus que la porte cédait. Je crus d’abord à une négligence de Mme Bellamy ; mais au désordre où je trouvai mes meubles, une chaise, à terre, des coussins sur une table, je me dis qu’il devait s’être passé quelque chose d’étrange chez moi.

Et j’allumai rapidement une bougie.

Du premier coup d’œil, je vis mon secrétaire forcé, béant ; le tiroir où je serrais mon argent, tout ouvert ; de tous côtés mes papiers épars ; les quelques lettres que j’avais cru devoir mettre sous clef, ouvertes et dépliées, comme si l’on se fût livré à une visite domiciliaire.

Volé,… j’étais volé, dépouillé… Oui, sans doute, puisque les quelques billets de banque qui composaient mes dernières ressources avaient été pris ;… mais le vol avait-t-il été le but unique de cette invasion de mon domicile ? Ces liasses de notes éventrées, cette correspondance dont on avait pris connaissance minutieusement et comme à loisir, permettaient bien d’autres suppositions.

Et je commençai à croire que le rendez-vous du Luxembourg ne m’avait précisément été donné que pour favoriser mes pillards et leur faire le champ libre.

Un nouvel examen fortifia cette conviction. Dans la seconde pièce, derrière mon lit, j’avais déposé une petite valise qui contenait, outre des vêtements et du linge, un portefeuille où je serrais mes papiers de famille. La valise était ouverte, on avait déplacé ces vêtements simplement, négligeant de s’en emparer… Mais le portefeuille était vide. Par bonheur, je n’avais là que des actes de notoriété dont on ne pouvait pas abuser, et qu’il m’était facile de remplacer.

J’appelai Mme Bellamy. Quand je lui eus montré l’état de mon appartement, la brave femme fut atterrée. Tout s’était passé sans bruit et personne dans la maison ne s’en était aperçu. Mais elle se souvint que vers les trois heures, une espèce d’Anglais était venu, demandant à visiter un appartement qui donnait sur la seconde cour et se trouvait à louer. L’homme l’avait retenue longuement, sous prétexte de prendre des mesures pour la largeur des panneaux, la hauteur des croisées…

– C’est pendant ce temps qu’ils ont dû faire le coup, s’écria-t-elle.

– Il n’y a pas à en douter.

– Je cours prévenir le commissaire, qu’il retrouve ces coquins…

– Non ;… la chose n’en vaut pas la peine, et je n’ai pas le temps en ce moment de me lancer dans une enquête judiciaire qui me forcerait à me tenir à la disposition du juge d’instruction et de tout le parquet.

– Mais enfin…

– Je vous en prie, n’en faites rien, cela me désobligerait.

Nous étions près de ma porte, sur le palier, comme je lui faisais ces recommandations, et machinalement mes regards se fixèrent sur l’appartement qu’avait occupé Émilienne, car je me demandais si je n’avais pas été visé comme un homme dont les secrets sont bons à connaître, par ces mêmes gens dont elle fuyait la haine audacieuse.

Tout à coup, sous la pression d’une rafale de vent qui courait l’escalier, je vis cette porte, depuis un mois fermée pour moi, s’entrebâiller et battre…

– Mais voyez donc, madame Bellamy ! m’écriai-je, ils en ont fait autant chez Mlle Mimi.

Et d’un bond je fus dans l’appartement avec la bougie que je tenais à la main.

Comme chez moi, les tiroirs étaient forcés. Mais là, les drôles avaient perdu leur peine. Car Bitard, sur l’ordre de Mlle Émilienne et après son départ, avait tout empaqueté et expédié successivement par l’intermédiaire du notaire, ne laissant dans l’appartement que les gros meubles.

La chose devenait claire et transparente. On cherchait à s’emparer de certains papiers qu’Émilienne avait en sa possession. Ne trouvant rien chez elle, on avait pensé que je pouvais en être dépositaire, et ce devait être quelque agent en sous-ordre qui avait fait main-basse sur mes billets de banque, sans s’en vanter, pendant que ses complices ou ses chefs collationnaient mes papiers, ouvraient ma correspondance et m’enlevaient mon état civil.

Pour toute fortune, il me restait ce que j’avais sur moi,… quatre-vingt-sept francs.

Il n’y avait pas moyen de vivre longtemps avec une somme aussi minime.

Mais j’avais bien souci de ce que je deviendrais quand je n’aurais plus en poche un sou vaillant.

Mon seul désir, ma seule pensée maintenant, c’était de m’assurer si bien réellement Émilienne habitait à l’île de Beauté et de me constituer dans l’ombre, sans qu’elle s’en doutât, le gardien de sa vie et de son repos, qui devaient être menacés. À mesurer l’audace de ses ennemis, je n’en pouvais plus douter.

Mais pour mettre à exécution mon plan, sans la compromettre, il fallait d’infinies précautions.

La première que je pris fut de partir de nuit pour aller prendre position. Il y avait des chances pour qu’on ne me veillât pas à cette heure où je n’avais pas l’habitude de m’absenter. Et, en effet, à dix heures, la rue Charlot, quand je sortis de chez moi, était bien réellement déserte. Personne ne me guettait, personne ne me suivit.

Une voiture rapide marchant à vide devant le square du Temple passa à ma portée je m’y jetai et me fis conduire au haut du faubourg Saint-Martin, d’un train à défier le meilleur coureur. De là, à pied, je gagnai la gare de l’Est, et prenant mon billet pour Gretz, je partis par le train de minuit trente-cinq minutes.

Et je descendis à Villiers.

Connaissant très bien le pays, à travers champs, je gagnai Joinville, pour traverser la Marne sur le pont, et j’arrivais avant le jour à l’île de Beauté, à l’endroit où, sur la foi d’un propos, peut-être mensonger, je croyais découvrir la retraite d’Émilienne.

Je profitai de l’aube pour étudier l’aspect de toutes les habitations de ce petit canton, plein de villas bourgeoises, cherchant à deviner le pavillon caché sous les arbres que l’on m’avait dépeint.

Par malheur, ce signalement aurait pu servir à la plupart de ces maisonnettes, à peu près bâties dans le même style et toutes entourées d’arbres touffus qui les voilaient en partie.

Il m’avait dit : à l’extrémité de l’île de Beauté, du côté de Joinville, près du chemin de halage. Là, je distinguai une petite retraite mieux cachée que les autres, plus discrète, où de petits sentiers ombreux serpentaient à travers un gazon épais jusqu’à la porte du logis, qu’un immense rosier enlaçait de toutes parts. Ce nid charmant semblait bien digne de ma bien-aimée Émilienne ; et, me blottissant dans un bouquet d’arbres voisin, j’attendis le jour et le réveil des hôtes de cette maisonnette.

Je n’attendis pas longtemps ; comme six heures sonnaient à une horloge de Joinville, dont une fraîche brise d’ouest m’apportait directement les vibrations, la fenêtre du premier étage fut bruyamment ouverte, les volets poussés, et j’aperçus une tête blonde et barbue qui se pencha sur l’appui de la croisée.

– Ohé ! Gustave ! cria l’habitant du pavillon, déjà vêtu du tricot de canotier et coiffé du chapeau paillasson terminé par un petit cône au sommet, la coiffure en vogue sur les bords de la Marne.

– Ohé ! ohé ! répondit-on du rez-de-chaussée, dont les persiennes s’entrebâillèrent.

– Ça y est-il ?

– Clara pionce comme une souche.

– Laisse-la piquer son chien, nous la reprendrons au passage… Je vais parer le canot…

Un instant après, je vis un grand gaillard râblé, aux bras nus, sortir de la maison. Ses avirons sur l’épaule, il se dirigeait vers le quai en chantant :

Car il est en pierre,

En pierre !

C’est bien affligeant…

Et je m’enfuis.

Mais partout je retrouvai la même population de joyeux marins d’eau douce. Nulle part la trace d’Émilienne. Il me parut absurde de la chercher plus longtemps. Aurait-elle choisi un pareil milieu, bruyant et brutal, si dangereux pour une femme isolée, avec son tact si délicat et son jugement résolu ? Assurément non.

Quelque lointaine ressemblance de tournure avait dû tromper celui qui m’avait si mal renseigné.

Cependant j’avais mis trois jours à fouiller le pays. Je me disais que s’obstiner plus longtemps pouvait m’éloigner de la véritable piste. Peut-être pendant que j’errais comme une âme en peine sur les bords de la Marne, Bitard était-il revenu rue Charlot, ou m’avait-il au moins fait parvenir de ses nouvelles.

Et, bien décidé à rentrer chez moi le soir même, comme je ne pensais plus avoir besoin de me dissimuler davantage, en attendant l’heure du train de Paris, j’avais pris place sous un bosquet du restaurant qui occupe, à Nogent, le pied du viaduc du chemin de fer.

Devant la tonnelle où je dînais d’une friture, des tables étaient installées sur le quai pour les buveurs de passage.

Deux mariniers causaient à portée de mes oreilles. Non pas des canotiers amateurs, mais des gens vivant de leur pêche et des quelques sous qu’ils récoltaient à passer dans leur bateau plat les visiteurs de l’île des Loups.

Tout d’abord, absorbé par mes pensées, je ne faisais guère attention à ce qu’ils disaient, quand une vive exclamation de l’un d’eux vint provoquer ma curiosité.

– Ainsi, pas de prime… Tu ne l’as repêchée ni morte ni vivante, disait l’un.

– Ah ! bien oui, j’ai eu beau sonder la rivière,… j’ai descendu un quart d’heure sans rien découvrir.

– As-tu fait la déclaration, au moins ?

– Dame voilà,… tu comprends, quand c’est arrivé l’autre nuit, je relevais l’épervier à la pointe de l’île des Loups…

– Et on aurait voulu savoir ce que tu faisais là à cette place… Mais tu as peut-être rêvé, après tout… Tu te seras endormi dans le bachot, un quart d’heure, sous la lune, et ça vous fait voir un tas de choses pas drôles.

– Endormi ! non, mon gars… Allons donc… comme à c’t’heure, et pour ce qui est de la lune, c’est elle justement qui m’a permis de tout voir, bien que la chose se passât à cinquante brasses de moi.

– Ah !

– Oui ;… il était environ trois heures, quand de mon bachot, que j’avais glissé sous les saules de la grande rive,… tu sais la bonne place…

– Pardine !… on est toujours sûr de te trouver là.

– De là, j’entends dans l’île comme un bruit de broussailles… Bon ! que je me dis, est-ce que le garde-pêche est levé et vient me pincer ?… Mais ce n’était pas ça… Sur le bord de l’île, une apparence de femme allait et venait comme indécise ; puis, tout à coup, regardant derrière elle, se croyant poursuivie sans doute, elle se mit à courir vers le viaduc ;… une saulaie me la cacha un instant ; alors, dans le grand silence qui se faisait, j’entendis, tu sais : Pleuf !… Elle s’était jetée à l’eau… ou on l’y avait jetée peut-être… Ma foi ! nargue des contraventions, je voulus voir si on pouvait la sauver, et, en deux temps, je fus à la place où elle avait dû tomber ; j’avais ma gaffe, je sondai, je barbotai un quart d’heure ;… mais rien… Quelque rapide l’aura entraînée pendant que je venais… et on ne la retrouvera peut-être qu’à Charenton… Mais, pour sûr, elle était bien tombée à la place où j’ai couru,… à preuve que, si je n’ai pas repêché la femme, j’ai toujours ramassé ça au bout de ma gaffe ;… ça se sera détaché de ses épaules quand elle a plongé…

Et il avait tiré de sa vareuse un objet qu’il montrait à l’autre marinier.

Machinalement, le cœur serré parce que je venais d’entendre, je m’approchai, quittant ma table pour mieux voir ce qu’il tenait en main ; mais tout aussitôt je poussai, en me jetant à corps perdu sur le chiffon encore humide que tenait le pêcheur, un cri terrible qui les fit retourner. Je le lui arrachai, et, tout sanglotant, je me mis à le couvrir de baisers.

Il ne songea pas à me le disputer, mon émotion parlait assez haut pour expliquer ma conduite.

Seulement, il grommela entre ses dents d’un ton de pitié :

– Il paraît qu’il connaissait la particulière… Pauvre garçon !…

Hélas ! oui, je la connaissais, la particulière, et ce foulard brodé que je tenais en main ne me permettait pas de douter qu’elle ne fût la victime que la Marne avait engloutie et jalousement gardée.

Elle l’avait brodé devant moi. Sur la soie blanche elle s’était amusée à jeter un semis de fleurettes, dessinées en quelques points, et plus d’une fois, dans nos excursions, quand venait le soir, je l’avais vue le tirer de son sac et le nouer autour de son cou pour se garantir de la fraîcheur du crépuscule.

Depuis un mois, je vivais dans l’angoisse. Mis, en face d’une certitude absolue… ou que je croyais telle alors,… j’eus un véritable accès de fièvre chaude, et je ne sais ce qui se passa sur le moment, que par ce qu’on m’en a raconté quelques jours après, quand je revins à la raison.

À plusieurs reprises, je voulus me jeter dans la Marne, non pour me noyer, mais pour gagner plus vite l’île des Loups, où j’assurais à tous que se cachaient les assassins d’Émilienne. Je voulais les punir, la venger. Il fallut se mettre à cinq pour me contenir, et, après une lutte terrible qui dura plus d’une heure, je tombai dans une effrayante prostration, qui me laissa sans défense contre le travail interne de la fièvre.

On me transporta à l’hôpital de Petit-Bry. Et c’est là qu’au bout de quelques jours d’un traitement énergique, je repris connaissance.

J’avais frisé de bien près la folie. Et le médecin me conseilla, amère ironie, de me ménager, de travailler le moins possible du cerveau, et même de faire un petit voyage d’agrément, pour changer d’air.

Et ma fortune, à ce moment, se montait à dix-neuf francs, qu’on me rendit à la sortie de l’hôpital. C’était tout ce qu’on avait trouvé sur moi, affirma-t-on. Peut-être était-ce vrai. J’avais bien pu, dans ma lutte, semer sur la grève les deux louis qui manquaient à mon compte.

Mais je ne fis pas la moindre observation. J’avais bien autre chose en tête ! Retourner à Paris ; savoir si Bitard était rentré au logis ; lui faire part de ma découverte ; puis en finir résolument avec une existence qui ne me gardait plus aucune joie, tel était mon plan de conduite. Et mon avenir tout entier se trouvait limité, dans ma pensée, à la durée de mes dix-neuf francs.

J’étais rue Charlot depuis une semaine. Je n’avais rien dit à Mme Bellamy de ce que j’étais devenu pendant ces quinze jours d’absence. À quoi bon ? On m’eût assailli de questions qui eussent été, pour mon cœur endolori, autant de coups de poignard. Je gardai mon désespoir pour moi tout seul. Or, le septième jour, il me restait tout juste, en caisse,… de quoi payer l’achat d’une corde neuve suffisamment solide, quand je reçus un mot de Bitard :

« Vous avez appris, monsieur Urbain, l’affreuse catastrophe, disait-il. Je l’ai su, et aussi que vous avez failli en mourir. Adieu. Je retourne au pays. Tâchez d’oublier.

« BITARD. »

Rien de plus. Mais qu’avait-il à ajouter ? Il me confirmait mon malheur. Si un doute avait encore pu entraver mes résolutions, ces quatre lignes l’auraient anéanti.

À midi, je sortis pour acheter ma corde.

Et posément, en philosophe qui sait regarder la mort en face, je me dirigeai, en me promenant, du côté du bois de Vincennes…

Quand je pense que c’est hier, mon cher maître, que je me suis bel et bien pendu…

– Hein !

– Et que je me retrouve ce matin assis en face de vous, à cette table… je crois rêver…

– Pendu ! mon cher enfant… Que me dites-vous là ?

– La stricte vérité.

– Heureusement que votre présence… et votre appétit me prouvent que vous n’êtes pas resté longtemps entre ciel et terre.

– Non… Et j’avais fait un si joli saut du haut de la branche soigneusement choisie et éprouvée par moi, que je ne me rends pas encore bien compte de mon salut… J’aurais dû me briser la nuque de la saccade… C’est votre ami Coppola qui m’a cueilli et décroché.

– Coppola… Votre oncle… ?

– Oui ;… une parenté à tirer au clair… Donc, ce cher oncle, qui ne m’avait jamais vu, mais me semble cependant en savoir bien long sur mon compte et avoir prodigieusement fourré son nez dans mes affaires, s’est trouvé là tout à point pour me détacher de ma corde, me rattacher à la vie et me faire un bout de morale… Mais je vous affirme bien, cher maître, qu’il y eût perdu sa peine et ses paroles, sans un mot qu’il eut l’adresse de me lancer ;… le seul mot qui pût me permettre, en l’état d’esprit où j’étais, de me consentir un répit…

– Et quel est ce mot magique, mon cher Urbain ?…

– C’est le nom d’Émilienne… Le baron prétend que j’ai été dupe des apparences ; il assure qu’elle n’est point morte… Il s’est engagé à me le prouver.

– Je comprends… et je souhaite de tout mon cœur qu’il ait dit vrai… Vous méritez d’être heureux, mon cher enfant, et votre petit roman m’intéresse si fort, que je voudrais qu’il dépendît de moi de lui assurer un heureux dénouement… Mais maintenant que me voilà votre confident, je compte que vous me tiendrez au courant de vos recherches et de vos tentatives… Qui sait ? Si l’on ne peut plus me faire ma part dans une action aventureuse, il faut user de moi comme conseiller… N’hésitez pas, Urbain, dans cette crise ; venez m’exposer vos espérances, me dire vos découvertes ; nous pèserons toutes choses ensemble, et vous n’en serez que plus fort pour entreprendre ensuite…

– C’est convenu, mon excellent ami ; je ne vous cacherai rien et réclamerai vos bons avis ;… mais n’est-ce pas assez s’occuper de moi ?… Il y a bien des évènements que je brûle d’apprendre. J’ai tout un arriéré de curiosité à satisfaire. Quand j’ai commis la faute d’écolier de vous quitter si brusquement, ce ne fut pas sans regretter les grands travaux auxquels vous vouliez bien m’associer… Que de résultats admirables vous avez dû obtenir depuis !…

Urbain espérait, en ramenant la conversation sur ce terrain, arriver à connaître la nature des relations de M. de Sainte-Marie des Ursins avec les La Roche-Jugon et Mme de Frégose.

Mais un carillon l’interrompit.

Et la vieille domestique du secrétaire perpétuel, pénétrant dans la salle à manger, malgré la défense qui lui avait été faite de les déranger, annonça, en s’excusant fort, que M. le marquis de La Roche-Jugon avait une communication des plus urgentes à faire à M. de Sainte-Marie et qu’il insistait tout particulièrement pour être reçu.

– Oh ! oh ! s’écria Urbain, le sourire aux lèvres, – car il commençait à se douter que c’était sa conférence avec le savant qu’on redoutait et qu’on voulait interrompre, – ne faites pas attendre M. le marquis… Moi je passe dans votre laboratoire, j’ai à causer avec toutes ces cornues et ces fioles, mes vieilles amies d’autrefois… et, sitôt libre, vous y trouverez votre meilleur élève en fonctions… J’ai justement deux ou trois problèmes à dégager, et je puis vous attendre tout le temps qu’il vous plaira.

Et le laissant à son visiteur, Urbain passa dans le cabinet d’études.

Mais trois quarts d’heure après, on venait le prévenir, de la part de M. de Sainte-Marie, qu’une affaire des plus urgentes le forçait d’accompagner le marquis.

– Ah ! ah ! se dit le jeune homme, il paraît qu’il est encore temps de brouiller leurs cartes,… sans cela, ils ne prendraient pas tant de précautions contre nos tête-à-tête… Raison de plus pour que je mette en garde mon cher maître. Bon ! je leur servirai un tour d’honnête homme qui déroutera ces coquins.

Et il reprit, en combinant son plan, le chemin de la rue du Cirque.