III

PREMIÈRE MAILLE

Pendant ce récit, la nuit était venue, mais un groupe de buveurs restait encore en possession d’une table devant l’hôtellerie Cassegrain.

– Bon ! dit Caillebotte, c’est la bande à Germain ; ils en ont encore pour une heure. Nous pouvons dîner.

Et, posant Thaddée en sentinelle à la fenêtre, il alla chercher au rez-de-chaussée et rapporta sur un plateau une moitié de pâté, du fromage, des cerises et du vin, de quoi se remonter l’estomac et se préparer à tout événement.

Thaddée, plein de confiance dans son nouvel ami, convaincu que, grâce à lui, il ne tarderait pas à arracher Pervenche aux mains de son ravisseur, fit honneur à ce repas improvisé, tout en surveillant, à travers la persienne, les portes de l’auberge.

À dix heures, le silence se fit. La bande à Germain remonta par la ruelle. La nuit était profonde.

– C’est le moment de changer d’observatoire, dit Caillebotte à Thaddée.

Et lui jetant sur l’épaule un large plaid, s’armant d’une paire de revolvers, passant autour de sa taille une cordelette solide d’une dizaine de mètres, dont il se fit une ceinture, il descendit et sortit sans bruit par la porte donnant sur la berge et se glissa dans la nuit noire, toujours suivi de Thaddée, jusqu’à la Marne.

Là une barque légère était amarrée par une chaîne fermée d’un cadenas.

– Va te coucher au gouvernail, dit-il à l’enfant.

Et lui-même, immobile dans les joncs, les yeux fixés sur la maison Cassegrain, il attendit.

À ce moment, derrière Petit-Bry ; la lune se levait.

– Mauvaise affaire ! dit Caillebotte en lui-même. Enfin, s’ils vont où je pense, nous couperons par les îles.

Un mouvement se produisit sur la berge déserte.

Un filet de lumière jaillit de la porte de l’auberge entre-bâillée, et trois hommes, en sortant avec précaution, se dirigèrent vers un canot massif qui se balançait lourdement à côté de la boutique à poissons.

– Bon ! pensa Caillebotte, s’ils prennent le Patapouf, ils ne fileront pas beaucoup de nœuds à l’heure !

Cassegrain en personne détacha le canot, y plaça les avirons, le gouvernail, et le hala de la chaîne au plus près du bord, sans doute pour faciliter un embarquement difficile.

Sa complicité était évidente.

Les deux hommes qui l’accompagnaient, après s’être assurés que personne ne passait plus sur la route, rentrèrent un instant dans la salle basse et en sortirent aussitôt, portant dans un châle une forme humaine, qui n’était autre que Pervenche.

Ils l’installèrent sur des coussins, à l’arrière du canot, se placèrent aux avirons et firent signe à Cassegrain que le moment était venu.

D’un vigoureux coup de pied, l’hôtelier détacha la barque de son lit de vase et la lança au courant.

Les deux rameurs, qui semblaient familiarisés avec la manœuvre, nagèrent vigoureusement, et le canot glissa dans la direction de Nogent.

Caillebotte les laissa passer.

Il attendit que Cassegrain fût rentré au logis.

Et, à son tour, lançant sa légère embarcation à l’autre rive, d’un seul coup d’aviron il se trouva sans bruit dans la région d’ombre de la côte de Petit-Bry et, filant hardiment à travers les saules, il put suivre le canot de fort près sans bruit et sans danger d’être vu.

Arrivés près du pont du chemin de fer, les gens du canot parurent hésiter. C’était jour de bal, la grève était pleine de promeneurs, les cafés illuminés a giorno. À chaque instant, des gamins allumaient au bord de l’eau des feux de Bengale. Des périssoires, éclairées par des lanternes vénitiennes, circulaient dans tous les sens.

Après avoir stoppé un instant et s’être consultés, ils tournèrent sur place et s’engagèrent dans le chenal qui conduit au sud de l’île des Loups.

Caillebotte, qui les avait devinés, les précédait cette fois et, cantonné dans l’ombre projetée par le viaduc, il les attendait en bonne situation pour voir où ils débarqueraient.

Ce fut au premier pilotis.

Mais le temps qu’ils mirent à arrimer leur barque, pour en sortir plus facilement la jeune fille, suffit amplement à Caillebotte pour se trouver sur leur passage, caché dans les broussailles avec Thaddée.

Il eut un moment la tentation de profiter de leur surprise pour leur arracher Pervenche, les bousculer dans la Marne et regagner victorieusement son canot en les laissant barboter et boire un coup.

Mais c’était peut-être risquer beaucoup.

Puis, il ne s’agissait pas seulement de délivrer la sœur de Thaddée, il fallait encore essayer de pénétrer le mystère de cet enlèvement, et la maison où on la conduisait était bonne à connaître.

Aussi, contenant l’impatience de Thaddée, il lui fit comprendre que le moment d’agir n’était pas venu, et, avec des précautions de Peaux-Rouges, ils suivirent les deux coquins jusqu’au centre de l’île.

Ils arrivèrent devant une sorte de grand chalet placé sur le point culminant de l’île, au milieu d’un petit parc entouré de murs.

Mais les murs n’étaient pas bien hauts. Caillebotte se dit qu’on les franchirait aisément.

Là, comme à l’auberge Cassegrain, ils étaient attendus.

À la grille entr’ouverte, un petit jardinier bancroche, une lanterne à la main, semblait en faction.

Il s’effaça rapidement pour les laisser passer dès qu’il les aperçut.

Puis, au moment de refermer la grille, élevant sa lanterne et regardant autour d’eux :

– Eh bien ! dit-il, et le petit muet ? Il est resté au bateau ?

– Ah ! bon, répondit l’homme, qui avait encore le front bandé, il est loin, s’il court toujours.

– Comment ! s’écria l’autre, en refermant la grille d’un double tour de clef, vous l’avez laissé filer comme cela, Brin-d’Amour ; eh bien ! ma parole, j’aime mieux être dans ma peau que dans la vôtre… Quand M. le baron saura cela…

– Vous l’avez vu ?

– À trois heures, et il a dit que vous l’attendiez demain avec la voiture chez Cassegrain. Il passera vous donner ses ordres dans la matinée… Tenez-vous bien et préparez votre boniment.

– Le fait est qu’il n’est pas commode, le Coppola, grommela Brin-d’Amour en s’éloignant, mais assez haut pour que le nom parvint encore aux oreilles de Caillebotte.

Il faillit pousser une exclamation de surprise ; mais il se mordit la langue.

– Encore le Coppola, se dit-il. Son dossier se corse. Voilà qui devient intéressant.

Juché sur la crête du mur, il les suivit de l’œil à travers l’allée qui conduisait à la maison.

Ce qui l’étonnait, c’était l’état inerte de la jeune fille. Il semblait que le sentiment et la vie fussent absents de ce corps enveloppé comme dans un linceul.

Il eut peur que ces brutes ne l’eussent étouffée sans y prendre garde, en voulant simplement contenir ses cris.

– S’il en est ainsi, il faut agir promptement, pensa-t-il.

Et, se penchant vers Thaddée, resté au pied du mur :

– Je vais sauter dans la place, dit-il, puis je te jetterai par-dessus le mur le bout de ma corde à nœuds, tu t’y accrocheras et je te hisserai jusqu’à la crête ; de là, tu sauteras dans mes bras.

Thaddée fit signe qu’il avait bien compris et qu’il était prêt.

Et trois minutes après, blottis près du chalet, ils attendaient le départ des deux agents de Coppola.

Un quart d’heure se passa.

Caillebotte se demandait si les drôles allaient changer d’avis et séjourner au chalet une partie de la nuit.

Mais enfin, sous la véranda, Brin-d’Amour, le postillon et le jardinier boiteux, portant toujours sa lanterne, reparurent. Ils avaient l’air tous trois préoccupés, discutant avec animation.

Quand ils eurent descendu le perron, Caillebotte saisit quelques phrases.

– La dose était peut-être un peu forte, disait Brin-d’Amour.

– Si elle est vraiment trop forte, ça fera une belle affaire ! grommela le jardinier.

– Dame ! dit le postillon, elle faisait rage et tapage, criant, se débattant, appelant à l’aide… Sans cela, nous n’aurions jamais pu la transporter jusqu’ici !

– Et si elle n’en revient pas ?

Caillebotte eut une sueur froide. Thaddée, qui avait compris, lui serrait la main nerveusement à la broyer.

– Laisse donc, reprit Brin-d’Amour, j’ai dit à la vieille Jacinthe de lui entonner du café noir à gogo, et dans deux heures il n’y paraîtra plus.

– Les misérables ! murmura Caillebotte, pendant qu’ils s’éloignaient, regagnant la loge du jardinier.

Et retenant Thaddée, qui voulait s’élancer vers la maison :

– Patience, mon enfant ; pour la sauver, il faut que nous soyons les maîtres du logis. Ces deux gredins loin d’ici, nous n’aurons plus affaire, je crois, qu’à ce jardinier, et là-haut à une vieille femme. C’est besogne facile, et nous allons commencer par nous assurer du jardinier.

Ils se rapprochèrent de l’allée où se trouvait la porte d’entrée.

Brin-d’Amour et son compagnon s’étaient assis un instant dans le pavillon attenant à la grille, et, par la porte entr’ouverte, on les voyait trinquant et haussant le coude.

Ils sortirent. Le jardinier, son trousseau de clefs à la main, leur ouvrit la grille.

Au moment de sortir, Brin-d’Amour s’approchant d’une niche béante et vide, s’écria avec un sentiment très vif de surprise et de regrets :

– Où donc est Melmoth ?

– À l’École vétérinaire depuis deux jours… Oh ! ce n’est rien, une piqûre de guêpe à la patte ; mais il fallait l’inciser et la brûler… il est resté là-bas.

– Voilà qui est fâcheux.

– Pourquoi ?

– Parce que, mon camarade, entre nous soit dit, tu n’es ni ingambe ni solide, et que Melmoth est nécessaire ici pour tenir en respect les curieux.

– Que crains-tu ?

– Je ne sais, mais le particulier à qui j’ai eu affaire tantôt m’a tout l’air de se mêler de ce qui ne le regarde pas, et s’il nous avait suivis…

– Bah ! dit le postillon, quand je t’ai relevé, j’ai cherché l’homme de droite et de gauche, il avait filé sans demander son reste.

– En tout cas, ouvre l’œil, Clochepied.

Il fit un pas pour sortir, puis se ravisant :

– J’ai presque envie de coucher ici, dit-il, tandis que François retournera chez Cassegrain.

– Oh ! pour cela, c’est impossible, répondit le jardinier ; la consigne est formelle : hors Jacinthe et moi, le duc ne tolère personne ici… Et comme il arrive parfois à l’improviste, même la nuit…

– Alors, je m’en lave les mains, dit Brin-d’Amour. La petite, maintenant, c’est ton affaire ; tu sais qu’elle vaut cher, garde-la bien.

– Sois tranquille.

– Et si l’homme au veston de velours fait mine de forcer la porte, reçois-le à coups de revolver…

Puis, se parlant à lui-même et se tournant vers le dehors comme s’il croyait pouvoir être entendu de son adversaire inconnu :

– Toi, dit-il, si tu me retombes jamais sous la patte, numérote tes os ; je te paierai ma dette avec les intérêts.

– À demain, leur dit Clochepied.

Et il ferma la serrure, le gros verrou de sûreté, posa deux barres cadenassées par-dessus des volets de fer, et, rassuré par ce luxe de précautions :

– Et maintenant, dit-il, l’olibrius à Brin-d’Amour peut venir s’il veut. Je le défie bien de mettre le pied dans le parc.

– Il ne faut jamais défier personne, mon garçon, si on craint les mécomptes, dit une voix à son oreille.

Et une main de fer se posa sur son épaule.

Il allait crier à l’aide, mais le canon d’un revolver brilla à deux pouces de son nez.

– Ne souffle mot, où je te brûle.

– Je me tais, fit-il tout tremblant.

– Tes clefs ?

Il les donna.

– Maintenant, marche devant, sans te retourner, droit au chalet. Au moindre geste suspect, je te casse la tête.

Clochepied fit signe qu’il était prêt à obéir en tout, et marcha.

Arrivé au perron, il gravit si rapidement les marches, que Caillebotte, fixé sur ses intentions, cria :

– Halte ! ou je tire.

Clochepied, qui avait espéré, une fois dans le vestibule, pouvoir se mettre en défense, comprit qu’il avait affaire à plus fin que lui, et s’arrêta.

– Lève les bras en l’air.

Il obéit.

– Fouille les poches de sa veste, dit Caillebotte à Thaddée. Il a des armes.

En effet, Thaddée trouva dans chaque poche un revolver.

– Bien… Il avait envie de mordre, paraît-il.

Et Caillebotte, lui mettant de nouveau la main sur l’épaule, le fit entrer d’abord dans le vestibule, puis dans une petite pièce du rez-de-chaussée, placée sous la cage de l’escalier principal, et qui servait d’office. Une maîtresse poutre, correspondant avec la charpente de l’escalier, occupait le milieu de la pièce.

– Voilà mon affaire, dit Caillebotte.

Et collant Clochepied le dos à la poutre, il lui attacha les mains de l’autre côté du pilier, le saucissonna d’une corde solide, depuis les chevilles jusqu’aux aisselles, et lui laissant pour le moment la tête libre, afin qu’il pût répondre à ses questions :

– Mon ami, lui dit-il, la franchise est la vertu des faibles. Un malheur est si vite arrivé, la détente d’un pistolet est chose si sensible, et la mort d’un jardinier fait si peu de bruit dans le monde, que jamais ta prudence n’a pu être mise à une plus grave épreuve. Réponds donc avec conscience. Tu es seul ici avec la vieille Jacinthe ?

– Oui, dit l’autre, ébahi qu’il connût le nom de la femme de charge.

– Absolument seul ?

– Il y avait tout à l’heure Brin-d’Amour et François ; ils sont loin maintenant, et il n’y a jamais personne autre que Jacinthe et moi au chalet.

– Bien. Où a-t-on porté la jeune fille ?

– Au premier étage, dans les appartements de M. le duc.

– Elle est malade ?

– On l’avait endormie pour qu’elle ne résistât pas.

– Avec du laudanum ?

– Oui, et Jacinthe cherche à la réveiller.

– Il suffit… Nous reprendrons tout à l’heure cette conversation.

Et avisant une serviette d’office, il la déchira en deux, et dextrement il bâillonna le jardinier.

– C’est pour t’épargner la tentation d’appeler à l’aide, mon garçon. À tout à l’heure !

Et refermant à clef la porte de cet office sans issue, muni de la lanterne que Thaddée avait prise dès le premier moment sur le seuil de la loge du jardinier, il monta au premier avec le jeune garçon.

Les portes étaient restées entre-bâillées ; une lueur les guida.

Partout des tapis épais étouffaient le bruit de leurs pas. Ils arrivèrent, après avoir traversé lentement deux salons, à une chambre à coucher, où du seuil ils virent, étendue sur le lit, tout habillée, une jeune fille dans une effrayante immobilité.

Thaddée ne put se contenir, et, ne laissant, le pauvre muet, échapper de sa gorge qu’un gémissement rauque, il s’élança vers sa sœur.

Une vieille femme, poupine et dodue, à la face béate dans son bonnet tuyauté, le menton gras et la lèvre lippue, versait, d’une cafetière dans un bol, une lampée de liquide noir, dont elle semblait humer la vapeur avec un certain plaisir égoïste. À l’entrée brusque de Thaddée, elle se retourna stupéfaite ; mais l’aspect sévère de Caillebotte, avec son argument à six coups au bout du bras, lui coupa la parole, et elle se précipita à terre, à genoux, puis à plat ventre, demandant grâce d’une voix mourante.

Satisfait de son effet, Caillebotte ferma la porte d’entrée à double tour, s’assura que le cabinet de toilette voisin n’avait pas d’issue, et relevant ensuite la bonne femme :

– Dame Jacinthe, dit-il, on ne vous veut aucun mal. Vous obéissez à qui vous paye, c’est votre affaire, si les scrupules ne vous démangent pas la conscience. Pour le moment, il s’agit seulement, si vous ne craignez pas qu’il vous en cuise, de m’aider à combattre l’empoisonnement de cette pauvre enfant ; vous y travaillez déjà, continuons ensemble ; soyez docile, et tout finira sans encombre pour vous.

La femme de charge rajusta son bonnet, se releva en considérant d’un air indécis l’homme bizarre qui lui parlait, et ne trouvant rien de mieux que de se soumettre, elle pensa qu’une preuve de zèle ne serait pas pour la faire mal venir.

– Oh ! mais, j’ai déjà fait tout ce qu’il faut, mon bon monsieur ; l’enfant va mieux ;… elle respire, je l’ai dégrafée ;… elle est jolie comme un petit ange du bon Dieu… Oh ! ce ne sera rien ;… elle a déjà bu un grand bol ;… voilà le second… J’ai toujours du café de prêt… Voyez-vous, on passe tant de nuits blanches ici ;… oh !

Elle se mordit la langue, puis reprit :

– Ce ne sera rien,… je m’y connais,… voyez-vous :… quatre ou cinq gouttes de trop,… voilà tout, et puis, ces hommes, c’est si brutal :… ils lui avaient enveloppé la tête comme à une vraie momie ;… elle étouffait…

– Allons, fit Caillebotte avec un geste énergique, ce bol de café,… ne lambinons pas…

Et pendant que Jacinthe s’apprêtait à faire boire Pervenche, il s’approcha du lit.

Thaddée tenait la main de sa sœur, penché sur elle, il écoutait les battements de son cœur ; il se retourna vers Caillebotte le visage rayonnant, il semblait dire :

– Ne crains rien, mon bon ami, elle vit, elle vivra, elle est sauvée !

L’instinct d’un cœur aimant n’est jamais en défaut.

À la lueur des bougies qui éclairaient la chambre, Caillebotte put voir ce pâle visage s’animer par degrés, à mesure que la respiration devenait moins pénible et plus régulière.

Quand la femme de charge, soulevant la tête de Pervenche, lui fit boire à petites gorgées, non sans en répandre sur l’oreiller, ce second bol de café noir, les yeux clos jusque-là s’entrouvrirent ; un regard bleu glissa entre les cils de la blonde enfant, et Caillebotte ne put se défendre d’une émotion involontaire.

Cette tête charmante, encadrée par des flots de cheveux d’or, lui rappelaient Ophélie glissant sur le lac dans sa couche fleurie ;… mais cette Ophélie-là était vivante, la contraction des lèvres s’effaçait graduellement dans un sourire enfantin ; en dégrafant le corsage, la Jacinthe avait dégagé un cou gracieusement arrondi, et sous la chemise de fine toile à coulisse, pudiquement fermée au-dessus des épaules par un petit ruban de satin bleu de ciel, on voyait se soulever la poitrine, aux formes à la fois élégantes et robustes.

Il n’y avait pas eu, à proprement parler, empoisonnement, mais engourdissement profond, une suspension momentanée de la vie, due à la force de la potion opiacée qu’on lui avait fait prendre, et Caillebotte, qui sentait la main devenir moite, le pouls se ranimer, reprenait confiance.

Un instant, il avait été fort inquiet, non qu’il doutât qu’on pût sauver Pervenche, l’empoisonnement par le laudanum est celui qui cause le moins de désordres graves, et dont on a le plus facilement raison, quand on s’y prend à temps ; mais souvent, suivant la gravité du cas, le traitement est long, délicat ; on ne peut transporter le malade et l’exposer à l’air sans danger, et, dans ce cas, c’eût été peut-être risquer la vie de Pervenche que de vouloir l’arracher quand même des griffes du duc et du Coppola. Il l’eût fallu pourtant.

Aussi, en constatant la rapide disparition de l’état léthargique où l’on avait plongé la jeune fille, Caillebotte respira librement. Il se sentait soulagé d’un grand poids.

Elle reprenait ses sens ; il l’aida à se redresser, lui maintint le buste élevé, par des coussins, de façon à mieux triompher des dernières somnolences.

Et tirant de sa poche un flacon de sels très puissants, il lui en fit respirer avec précaution, à plusieurs reprises, les excitantes émanations.

En même temps que la vie, dans cette nature jeune et vigoureuse, le sentiment du danger couru revint, avec les forces pour la lutte. Pervenche, réveillée, se dégagea des mains de Caillebotte, par un brusque mouvement, et sauta à bas du lit.

Elle se croyait encore aux prises avec ses ravisseurs, et sa première pensée était toute à la révolte.

Caillebotte, penché vers elle, avait la figure dans l’ombre ; elle l’avait violemment repoussé sans le voir.

Mais Thaddée se précipita à son cou et la couvrit de baisers.

C’était bien lui, son cher petit frère, revenu près d’elle ; que s’était-il donc passé ?

Elle regarda autour d’elle et vit à deux pas, la contemplant en silence, cet homme étrange, à la tête de lion, au regard si doux, tenant encore à la main le flacon qui l’avait rappelée à la vie.

La physionomie de Thaddée, sa joie, ses regards confiants, les sourires reconnaissants qu’il adressait à l’inconnu, lui disaient tout ce qui s’était passé depuis la fuite du jeune muet ; aussi, sans hésiter, se tournant vers Caillebotte :

– C’est vous qui avez sauvé Thaddée, et vous m’avez délivrée moi-même ?

– Pas tout à fait, répondit-il en souriant, j’y travaille ;… mais nous sommes encore en pays ennemi.

– Ah ! fit Pervenche avec un certain frisson.

Pour la première fois, elle aperçut Jacinthe, et l’attitude contrainte et chattemitte de la vieille montraient clairement qu’elle n’assistait pas avec sympathie à ce qui se passait. La jeune fille s’aperçut alors, en rougissant, que son corset et sa robe avaient été dégrafés, ses jupes dénouées, et, se réfugiant dans l’angle formé par le lit et la cheminée, en un clin d’œil elle eut réparé le désordre de sa toilette.

Machinalement, en rattachant et nouant les cordons de sa jupe, elle s’était approchée de la glace ; une miniature accrochée au panneau voisin, dans un cadre du velours bleu, attira ses regards.

Et se retournant vivement vers Caillebotte :

– Où sommes-nous donc ici ?… Voyez cela :… on dirait mon portrait.

Caillebotte, surpris, considéra la miniature.

En effet, on eût dit que Pervenche avait posé pour la tête de cette jeune fille blonde et rose, souriante et douce.

Mais la robe blanche, par la coupe, l’écharpe, par son style, portaient la date de la Restauration.

En regardant attentivement, Caillebotte lut même dans l’ovale du cadre la signature de l’artiste et l’année :

« Isabey. 1825. »

D’un coup d’œil, il aperçut que la découverte troublait la vieille Jacinthe.

Il lui fit signe impérativement d’approcher.

– Tu as connu l’original de ce portrait ?

– Moi, bonté divine ! et comment voulez-vous ? C’est à peine si j’ai vu quatre fois le maître du logis…

– Tu mens !

– Sur mon salut éternel. Tout ce que je sais, c’est qu’une fois, on a dit que c’était là une des sœurs de monsieur…

– Le duc…

– Oui… qui est morte depuis bien longtemps.

D’un coup d’œil Caillebotte jugea qu’il ne tirerait rien de plus de la vieille rouée, et n’insista pas.

Mais il fallait la mettre hors d’état de s’opposer, elle aussi, à leur retraite.

– Une mauvaise nuit est bien vite passée, ma bonne, lui dit-il, en la faisant asseoir sur un fauteuil. Et comme je tiens à ce que vous ne vous fatiguiez pas à courir après nous, je vais fixer vos résolutions… à ce fauteuil.

Et il lui liait les mains à chaque bras du meuble et les pieds à chaque montant. Une corde serrée à la taille la collait au dossier.

– Tenez-vous beaucoup à ce que je vous bâillonne ?… Non ! D’ailleurs, les fenêtres sont hermétiquement fermées, les volets sont clos : vous vous casseriez les cordes vocales sans aucun résultat.

Puis se tournant vers Pervenche et lui tendant une couverture de laine qu’il arracha du lit :

– Enveloppez-vous chaudement, mon enfant, il ne faut pas que l’air de la nuit vous surprenne après ce rude assaut.

Et lui-même il la drapa dans ce châle improvisé.

Pervenche se laissa faire.

Elle ne pouvait détacher ses regards de la miniature pendue au mur. Une grosse larme lui roula sur la joue.

– Pourquoi suis-je troublée, émue, malgré moi ? dit-elle… Le hasard a fait cette ressemblance peut-être,… et pourtant j’ai comme un souvenir vague d’avoir vu, dans ma première enfance, un portrait tout pareil.

– Ayez patience et confiance, répondit Caillebotte, nous trouverons le mot de ces énigmes. Mais le temps presse. La nuit s’avance ;… nous n’avons pas une minute à perdre.

Et il ajoutait à part lui :

– D’autant que j’ai encore un petit compte à régler avec maître Clochepied.

La porte de la chambre du duc soigneusement refermée à double tour sur dame Jacinthe, il en mit la clef dans sa poche, et fit descendre dans le vestibule Pervenche et Thaddée.

Là, il les fit asseoir sur un large canapé d’osier.

– Deux mots à échanger avec le jardinier, et nous partons.

Muni de la lanterne, il rouvrit l’office et détacha le bâillon de Clochepied.

– Mon garçon, lui dit-il, voilà le moment de nous séparer, et il ne tient qu’à toi que la séparation ne soit pas douloureuse.

Clochepied le regarda tout étonné.

Caillebotte, fouillant dans la poche de son gilet, en retira de l’argent.

– Dans ma main gauche, reprit-il, tu vois cent francs en belles pièces d’or trébuchantes, bien frappées et ayant cours. Dans ma main droite…

Il montra son revolver.

– … Une bonne arme, qui ne trompe pas et tue son homme proprement… C’est à toi de choisir à quelle main tu veux avoir affaire. Si tu réponds franchement et sans ambages aux questions que je vais te poser, les cinq louis que voilà passeront de ma main dans ton gousset. Si tu refuses, mon Dieu, comme dernier adieu, je te casse simplement la tête, car tu m’as déjà trop vu et je ne veux pas que tu fournisses mon signalement, sans compensations… Tu m’as compris ?

– Et je choisis l’argent.

– Tu es un homme de sens.

– Questionnez… Seulement, si je suis prêt à dire ce que je sais, voyez-vous, je ne suis qu’un pauvre diable de jardinier et je ne sais pas grand’chose.

– Prends garde au revolver !

– Oh ! je ne recule pas… Questionnez.

– À qui appartient cette maison ?

– Au duc de La Roche-Jugon.

– Il a un hôtel à Paris ?

– Oui, rue du Cirque, 57.

– Quel âge a le duc ?

– Soixante-quinze ans.

– Il vit seul à Paris ?

– Avec son fils le marquis.

– Veufs tous les deux ?

– Je le crois… En tout cas, on ne parle jamais de la duchesse ni de la marquise.

– Et personne autre n’habite l’hôtel ?

– Si, le baron de Coppola et sa nièce occupent le corps de bâtiment sur le devant et ont la jouissance du jardin.

– Tu connais cette nièce du baron ?

– Elle est venue une fois ici.

– Et ?

– C’est une belle brune, très fière, pas commode, qui a l’air de les mener tous.

– Et on la nomme ?

– Mme de Frégose.

– Le vieux duc vient souvent ici ?

– De temps à autre… quand il y a des jeunesses.

– Alors il lui arrive souvent de faire enlever, comme aujourd’hui, de malheureuses enfants…

– Oh ! non… La plupart c’est de bon gré, et pour de l’argent… L’affaire d’aujourd’hui, c’est à part.

– Ah ! ce n’est pas pour la livrer au duc que maître Dupeyrat a fait amener ici la jeune fille ?…

– Je ne connais pas celui que vous nommez ; mais, d’après Brin-d’Amour, c’est pour le compte du marquis qu’il croit avoir travaillé… Quant à savoir son motif, vous comprenez qu’il ne le dit pas à son piqueur.

– Alors, c’est la première fois qu’une pareille scène de rapt se passe ici ?

Clochepied parut hésiter.

Caillebotte fit reluire le canon de son revolver.

– Non, dit Clochepied d’une voix sourde ; une fois déjà on en avait amené une autre…, une belle personne, oh ! bien belle… On la nommait la belle Mimi…

– Hein ?

Caillebotte se rappela le nom prononcé par Coppola dans sa conversation avec Urbain Ribeyrolles.

– Et il y a longtemps ?

– Il y a bientôt trois mois. C’était encore pour le compte de M. le marquis, cette fois-là ;… mais il n’a pas de chance avec les femmes qu’il enlève, M. le marquis : voilà que vous allez emmener celle d’aujourd’hui.

– Et l’autre ?

– L’autre, dès la première nuit, elle a réussi à briser les contrevents qui fermaient sa fenêtre au verrou ; elle a descendu dans le parc en nouant ses draps et elle s’est jetée à l’eau… Elle croyait se sauver à la nage sans doute ;… mais l’eau était glacée alors ;… elle aura eu quelque crampe :… on croit, qu’elle s’est noyée.

– Pauvre enfant ! murmura Caillebotte, ému.

Mais il lui revint en mémoire le doute exprimé par Coppola sur la mort de la belle Mimi, doute qui semblait appuyé sur des indices sérieux… et il reprit son interrogatoire.

– Des amis du duc et du marquis, tu ne connais que le Coppola ?

– C’est le seul qui mette jamais les pieds ici… Moi, je n’en bouge pas. Ce que je vous raconte, c’est par Brin-d’Amour, le piqueur en chef, et par François, le cocher du marquis, que je l’ai appris. Autrement, je suis de Nogent, et j’y ai toujours vécu ;… si j’en savais plus, je vous le dirais… ; mais vous êtes trop juste pour m’en vouloir parce qu’on ne m’a pas pris pour confident.

– Je ne te reproche rien, et la preuve, c’est que voilà mes cinq louis dans ton gousset, et que je te donne pleine liberté de raconter exactement et véridiquement les événements de cette nuit, sauf le détail de ton interrogatoire. Là-dessus, je te renferme, mon garçon, sûr que tu ne regretteras pas la courbature que tu me devras demain, puisque je te laisse de quoi te frictionner grassement.

Et refermant l’office, les clefs de Clochepied en main, il revint au vestibule, où Pervenche et Thaddée l’attendaient.

L’enfant avait su raconter à sa sœur tout ce qui s’était passé depuis que Caillebotte l’avait pris sous sa protection, car Pervenche, se levant, vint à lui en lui tendant la main et disant :

– Vous êtes bon !… Merci…

– Bah ! bah ! dit-il, fallait-il donc vous laisser aux mains de ces bandits ?… Mais il faut maintenant sortir et chercher une retraite sûre. Venez, chère enfant ; en bateau, nous pourrons causer tranquillement.

Quand ils eurent ouvert la grille et gagné le dehors, il referma la porte et lança le trousseau du côté du pavillon du jardinier.

– Ils auront beau jeu à carillonner demain matin. Pendant ce temps, nous gagnerons au large.

Il installa Pervenche et Thaddée à l’arrière de son léger canot, et, prenant les avirons et s’éloignant du bord, au lieu de nager dans la direction du Perreux, tout au contraire il descendit dans la direction de Joinville.

La nuit s’était éclaircie. La lune était haute et la Marne resplendissait comme un lac d’argent.

Pourtant Caillebotte ne chercha pas l’ombre des saulées. Il était bientôt une heure du matin ; tout dormait sur la rive. Il ne craignait ni d’être vu ni d’être poursuivi.

– Nous aurions pu retourner au Perreux, dit-il, une fois au large, mais Brin-d’Amour et François couchent chez Cassegrain ; le baron de Coppola et peut-être le marquis les y viendront trouver demain ; c’était risquer une rencontre qu’il nous faut éviter à tout prix.

– Ce que vous jugez bon doit être bien, répondit Pervenche d’une voix harmonieuse et cordiale ; je m’abandonne entièrement à vous.

– Eh bien ! voici ce que j’ai combiné. Nous avons affaire à forte partie. Et l’on ne tardera pas à se mettre en campagne pour vous retrouver, car votre disparition devient une menace pour vos ravisseurs. Il faut donc vous soustraire à leurs recherches, et ce n’est qu’à Paris seulement qu’on est bien caché. Or, la vieille Jacinthe et Clochepied ne pourront raconter ce qui s’est passé qu’on ne vienne d’abord les délivrer, ce qui aura lieu seulement au matin. Nous avons quatre à cinq heures d’avance, il s’agit de les bien employer.

Il considéra un instant le ciel… À l’horizon, une ligne rougeâtre annonçait l’aurore.

– Dans trois quarts d’heure nous serons, à Joinville. Mais nous ne suivrons pas la Marne plus loin, car il faudra couper au plus court, en gagnant le petit canal de Saint-Maurice… Pourrez-vous marcher une bonne heure sans trop de fatigue ?

– Je me sens très vaillante, dit la jeune fille ; mon frère et moi nous avons été fort jeunes rompus à la fatigue, et toute une journée de marche ne nous effraierait pas.

– Alors, c’est au mieux, dit Caillebotte, qui, appuyant vigoureusement sur les avirons, sans plus s’inquiéter de chercher l’ombre, car on avait laissé déjà loin l’île des Loups et dépassé l’île de Beauté, lança la barque en plein courant.

Arrivé à la boucle, il fit descendre les enfants sur la rive droite, attacha le canot, par sa chaîne cadenassée, dans une petite remise dont il avait l’habitude, et, à la lueur du crépuscule naissant, ils longèrent sous la saulaie le bief qui les conduisait au moulin.

L’air était pur, les premiers feux du soleil rougissaient l’horizon. Sur le parcours, pas d’autres témoins que les oiseaux, s’appelant au réveil. Ils franchirent ainsi Saint-Maurice et ses moulins, l’asile, le village, et parvinrent à la grande voie qui, montant de Carrières, se dirige vers le plateau de Gravelle, par une pente des plus accentuées.

Là, à l’angle de la route de Paris, ils aperçurent à la porte d’une blanchisserie une voiture attelée, la traditionnelle guimbarde à bâche de toile cirée, le chariot couvert, tel qu’on en voit par centaines dans nos rues rapporter chaque semaine aux Parisiens leur linge des buanderies de la banlieue.

– Nous arrivons bien, dit Caillebotte, pour profiter du convoi.

Et il prit les devants, leur faisant signe de s’asseoir sur le banc de pierre de la route.

Comme il approchait de la grande porte, le maître blanchisseur, en bourgeron bleu, sortait, son fouet en main.

– Monsieur Jacques ! s’écria-t-il d’un ton à la fois surpris et joyeux, déjà en route, à pareille heure ! Vous avez besoin de moi ? Que se passe-t-il ?

– Oh ! rien de grave… Vous allez aujourd’hui à Montmartre, Matagrin ?

– Oui…, vraiment ; c’est notre jour de la place Blanche… Tout est prêt ; j’allais rouler, et nous y serions arrivés sur les six, sept heures. Mais, si je puis vous être bon à quelque chose, j’enverrai Charles,… vous savez, là, sans hésiter…

Et il fit mine de rentrer pour appeler.

Mais Caillebotte l’arrêta.

– Inutile. Il ne s’agit que d’un surcroît de charge pour Balthazar, dit-il, en claquant amicalement la large croupe du percheron gris pommelé attelé au chariot. Ces deux enfants que vous voyez là et moi-même qui les conduis à Paris, nous vous demandons place parmi les paquets…

– Ce n’est que cela… Mais vous serez trimballés comme des rois… Mon chariot est très bien suspendu… Allons ! cria-t-il de sa plus belle voix de stentor, en s’approchant de la bâche ; allons, Zoé, ourche, ourche !

Une petite blonde, qui sans doute avait sursauté à cet appel, montra sa tête frisée. Elle se frottait les yeux. Évidemment elle s’était empressée de reprendre, au fond de la guimbarde, le sommeil interrompu, en pleine nuit, par l’heure du départ.

– Eh ! là ! dit-elle en bâillant, qu’est-ce qu’il y a, p’pa ?

– Vitement, fillette, arrange les paquets comme tu fais lorsque nous emmenons les petites cousines… Dispose deux cases où l’on puisse s’étendre et dormir à l’aise :… nous avons de la société. Ourche !

La petite rentra sous la bâche sans raisonner.

– Quant à vous, compère Jacques, dit le blanchisseur, vous ne refuserez pas de vous étendre derrière mon banc ; comme ça, nous pourrons causer un brin.

– Vous avez un conseil à me demander, père Matagrin ?

– Eh ! eh ! c’est chose bonne à faire quand on vous tient. Vous ne les baillez pas mauvais, j’en sais quelque chose… et, si vous n’avez pas sommeil…

– Moi, je ne dors jamais que d’un œil, et j’ai toujours une oreille ouverte. C’est vous dire que je suis tout à vous.

– Papa, dit Zoé en sautant sur le marchepied, c’est prêt, deux vrais nids d’angoras, au milieu des paquets de la marquise, qu’elle nous fait saupoudrer d’iris, des sachets, quoi !

Quelques instants après, la voiture où ils s’étaient tous confortablement installés longeait le grand parc de Nicolaï. Pervenche et Thaddée, fatigués par les événements de la nuit, s’étaient profondément endormis, suivant l’exemple de Zoé, qui ronflait comme une petite toupie d’Allemagne.

Matagrin avait pour M. Jacques, comme il avait coutume d’appeler Caillebotte, plus que de l’affection, un dévouement absolu, justifié, d’ailleurs, car il devait à Caillebotte de s’être nettement tiré, en 1871, d’une situation très fausse que lui avait faite le comité communaliste de Carrières. Il ne se dissimulait pas que M. Jacques lui avait sauvé un peu plus que la fortune et la considération, la vie. Et comme c’était un cœur chaud et une nature droite, la reconnaissance n’était pas un fardeau pour lui, et Caillebotte l’eût mis chaque jour à l’épreuve sans le lasser jamais.

– Vous avez connu Bruno, autrefois, monsieur Jacques, demanda Matagrin après avoir hésité un instant.

– Bruno, votre frère cadet… qui est parti pour le Texas il y a une vingtaine d’années ?

– Justement… Un assez triste sujet… Vous vous souvenez alors ? On l’avait fait partir un peu de force, pour apaiser une méchante affaire…

– Vous avez de ses nouvelles ?

– Il est revenu…

– Riche et corrigé.

– Ah ! bien oui. Traînant la savate, vêtu de loques, plus sacripant que jamais, irritable et sombre, comme s’il portait quelque vilain péché au fond de sa conscience. Il a reparu une nuit, ainsi qu’un revenant. J’étais seul debout et seul je sais son retour, bien qu’il couche au logis.

– Comment ? fit Caillebotte.

– Il a exigé que je lui garde le secret,… sans se décider à aucun aveu. Chaque nuit il détale et rentre dans sa cachette avant le jour. Plusieurs fois, il a paru sur le point de tout dire… il semblait se demander s’il n’y avait pas profit pour lui à se montrer plus franc… Moi, vous comprenez, pour l’encourager, je lui ai raconté ce que j’ai fait depuis son départ, tout ce qui m’est arrivé… C’est comme ça que nous en sommes venus à causer de vous… Oh ! il ne vous a pas oublié… et même j’ai idée qu’avec vous il serait plus disposé à se déboutonner…

– Vous croyez qu’il me dirait à moi ce qu’il vous cache ?

– Je crois…, je crois qu’il ne juge pas utile de me prendre pour confident, parce qu’il s’imagine qu’il s’exposerait simplement à des reproches sans compensation, tandis qu’avec vous il obtiendrait peut-être quelque excellent conseil qui mettrait un terme à je ne sais quelle situation qu’il s’est faite,… qui lui pèse, mais dont il ne saurait sortir tout seul… Voilà ce que je crois.

– Et vous voulez que je m’arrange pour le voir ?

– Dame ! si c’était un effet de votre bonté, monsieur Jacques ; je m’imagine que vous nous rendriez là un vrai service à tous et à lui tout le premier. Quand il était enfant, il n’était pas mauvais, je vous assure ; il n’était qu’étourneau, faible, trop facile à entraîner ; mais, seul, il n’eût jamais inventé le mal. Je connais bien le gars qui l’a perdu. Par malheur, je ne remettrai probablement jamais la main dessus.

Et Matagrin montrait un poing formidable, sous lequel un bœuf eût chancelé.

Caillebotte sourit, et, l’apaisant du geste :

– Je ne puis savoir quel jour j’aurai la liberté de revenir par ici. Une affaire trop grave m’occupe en ce moment. Mais dès que j’aurai paré au plus pressé, soyez tranquille, je m’arrangerai pour confesser Bruno, et pour le tirer d’affaire, s’il s’est mis dans quelque mauvais pas.

– Vous y arriverez, dit joyeusement le maître blanchisseur… Je suis bien tranquille ;… vous n’avez qu’à vouloir… Vous êtes comme qui dirait une Providence… Ah ! là, là ! que vous me mettez donc du baume dans l’âme !

– Nous voici à la barrière de Charenton. Par la Bastille, les boulevards, jusqu’au Château-d’Eau et le boulevard Magenta, nous serons à Montmartre en une heure et demie du trot dont marche Balthazar… Allons, Matagrin, je ferme l’œil gauche. Vous me réveillerez à la rue Lepic.