L’inespérée bonne fortune

 

Il m’est arrivé, voici peu de jours, une fort piquante aventure dont je vais avoir l’avantage de mettre mon élégante clientèle au courant.

Il n’était pas loin de 6 heures, je sortais du Palais où la plaidoirie de mon avocat m’avait si cruellement altéré que je constatai l’urgence d’entrer à la brasserie Dreher et d’y boire un de ces bocks dont elle a seule le secret.

J’étais installé depuis deux minutes quand je me sentis curieusement observé par un grand jeune homme pâle et triste, en face de moi.

Bientôt ce personnage se leva, se dirigea vers moi, et fort poliment :

– Vous plairait-il de m’accorder quelques instants de bienveillante attention ?

– Volontiers, acquiesçai-je.

– Vous me faites l’effet, monsieur, d’un pour qui rien de ce qui est humain ne demeure étranger.

– Je suis cet un.

– Je l’avais deviné... Alors vous allez compatir. Voici la chose dépouillée de tout vain artifice : Je suis éperdument amoureux d’une jeune fille qui passe tous les soirs vers 6 heures et demie place du Châtelet. Une incoercible timidité m’en prohibe l’abord, et cependant je me suis juré de lui causer ce soir comme dit M. Francisque Sarcey dans son ignorance de la langue française.

– Si vous dites un mot de travers, comme dit Chincholle, sur M. Sarcey, je me retire.

– Restez... Alors, j’ai imaginé pour la conquête de la jeune personne en question, un truc vaudevillard et vieux comme le monde, mais qui pourrait d’autant mieux réussir.

– Parlez !

– Quand la jeune fille poindra à l’horizon du boulevard de Sébastopol, je vous la désignerai discrètement ; vous lui emboîterez le pas, vous lui conterez les mille coutumières et stupides fadaises... À un moment, vous serez insolent... La jeune vierge se rebiffera... C’est alors que j’interviendrai : « Monsieur, m’indignerai-je, je vous prie de laisser mademoiselle tranquille, etc. ! » Le reste ira tout seul.

– Bien imaginé.

– Vous vous retirerez plein d’une confusion apparente. Demain, je vous raconterai le reste, si vous voulez bien me permettre de vous offrir à déjeuner, ici même, sur le coup de midi.

– Entendu.

– Chut !... la voilà !

Elle était en effet très bien, la jeune personne, véritablement très bien.

Une sorte de Cléo de Mérode, avec à la fois plus de candeur et de distinction.

Fidèle au programme, je l’accompagnai : Mademoiselle, écoutez-moi donc ! et tout ce qui s’ensuit.

Elle ne répondit rien.

Je devins pressant.

Égal mutisme.

Impatienté, je frisai la goujaterie.

Je n’y gagnai qu’à la faire croître en beauté, en candeur, en distinction :

C’est alors que le jeune homme pâle et triste crut devoir intervenir :

– Monsieur, je vous prie de laisser cette jeune fille en paix !

La demoiselle détourna la tête, s’empourpra de colère et, d’une voix enrouée et faubourienne :

– Eh ben ! quoi ? cria-t-elle, il est malade, çui-là ! Qui qui lui prend ?

S’adressant à moi.

– Monsieur, f...ez-lui donc sur la gueule pour y apprendre à se mêler de ce qui le regarde ! En voilà un veau !

J’hésitais à frapper.

– F...ez-lui donc sur la gueule, que je vous dis, à c’daim-là !... Vous n’êtes donc pas un homme ?

Ma foi, un peu piqué dans mon amour-propre, j’obéis.

Je décochai au jeune homme pâle et triste un formidable coup de poing, qu’il para fort habilement d’ailleurs, avec son œil gauche.

Une heure après cet incident, la délicieuse enfant, véritable vierge de Vermicelli[8], m’amenait en sa chambrette du boulevard Arago et me prodiguait ses plus ultimes caresses.

 

*

 

Le lendemain à midi, exact au rendez-vous du jeune homme pâle et triste, je me trouvai chez Dreher.

Lui n’y vint pas.

Mesquine rancune ? simple oubli ?