Lex
Le médecin contempla longuement le petit corps chétif qu’on lui présentait. Il le retourna dans tous les sens, le palpa.
Pendant ce temps, la mère attentive, anxieuse.
– Ce ne sera peut-être pas grand-chose, fit le docteur, je ne vois pas de déviation, un peu de faiblesse seulement... Continuez le sirop antiscorbutique et faites-lui prendre tous les jours un bain d’eau de mer. Vous irez chercher trois ou quatre seaux d’eau à la mer, vous les ferez dégourdir sur le feu et vous le tremperez là-dedans pendant cinq ou dix minutes. Surtout, évitez qu’il ne prenne froid en sortant.
– Merci bien, monsieur le médecin ; alors vous croyez qu’il s’en sortira ?
– Mais oui, mais oui.
La brave femme, un peu rassurée, rhabilla son petit, mit sur le coin de la table trois francs, trois pauvres et pénibles francs (deux pièces de vingt sous, une pièce de dix sous et dix sous de sous) et se retira, salua bas l’homme de l’art.
Son enfant, c’était tout pour elle. Il lui était venu sur le tard, car elle avait plus de quarante ans, et on ne sait trop comment. Mais dès qu’il naquit, il fut l’objet d’une telle idolâtrie, que les voisins prétendirent que Césarine, la mère, était folle.
Elle s’en défendait faiblement.
– Il n’a pas de père le pauvre petit, faut ben que j’l’aime pour deux.
Au commencement, il avait bien poussé. Et puis, au bout d’un an, voilà qu’il maigrissait et que sa croissance s’arrêtait.
Sa figure pâle, mangée par deux grands yeux noirs faisait peine à voir.
Césarine ne dormait plus, ne vivait plus.
La seule idée que son enfant pouvait mourir lui causait une si terrible angoisse qu’elle ne s’y arrêtait pas. Non, répétait-elle, le bon Dieu ne serait plus le bon Dieu.
Les dernières paroles du docteur lui avaient remis un peu de baume dans le cœur.
Des bains d’eau de mer ! Si pourtant ça allait sauver son petit ! Et une hâte la prenait d’essayer le plus tôt possible, tout de suite.
Quand elle rentra chez elle, la nuit était venue.
La mer montait.
Des bains d’eau de mer ! Oh ! oui, pour sûr, ça devait être bon. Le médecin lui avait dit que ça le fortifierait.
Impatiente, elle confia l’enfant à une voisine, prit deux grands seaux de bois et marcha à la mer.
On était en morte eau. Il lui fallait aller loin sur la plage pour emplir ses seaux.
Brrr, qu’il faisait froid ! Elle avait de l’eau jusqu’aux jarrets.
Et il lui semblait sentir d’avance, sur elle, le bon effet de l’eau de mer.
C’est égal, il faisait rudement froid tout de même, et ses jupons étaient tout trempés.
Arrivée au pied de la falaise, Césarine dut s’arrêter un peu pour souffler.
Puis elle se remit en route, vaillante et pleine d’espoir.
– Hé, la bonne femme !
Quelqu’un la hélait, derrière.
Elle se retourna.
– Qué qu’vous m’voulez, l’homme ?
C’était un douanier en faction, la carabine en bandoulière, un vieux douanier à moustache grise, le type du gabelou impitoyable.
– Qu’est-ce que vous emportez dans vos seaux ?
– C’est de l’eau.
– De l’eau de mer ?
– Bédame !
– Eh bien ! il faut la jeter.
– La jeter !... Mais c’est pour des bains à mon petit qu’est malade.
– Il n’y a pas de bains, il n’y a pas de petit !... Vous n’avez pas le droit d’emporter de l’eau de mer.
D’abord, Césarine crut que le gabelou plaisantait. Elle rit, pas de très bon cœur, car elle pensait à son enfant :
– On n’a pas le dreit de prendre de l’eau à la mé ?
– Non, madame, la loi s’y oppose.
Et il prononça ce mot la Loi sur un ton si solennel, que Césarine comprit qu’il ne riait pas.
Elle discuta.
– Mais la mé est à tout le monde, pourtant !
– Vous n’avez pas le droit de prendre de l’eau à la mer !
Césarine s’indigna.
– C’est trop fort, maintenant, si le monde n’ont pas le dreit de prendre deux siaux d’eau à la mé.
– Non, madame, on n’a pas le droit.
– Mais, bon Dieu de bon Dieu, dites-moi à qui que je fais du tort ?
– C’est la Loi.
Et, las de discuter, le gabelou, d’un coup de pied, renversa les deux seaux.
– Allez-vous-en, ou je vous dresse procès-verbal.
Le Droit ! La Loi ! Procès-verbal ! Césarine ramassa ses seaux vides et rentra chez elle, affolée littéralement de stupeur et de désespoir.
C’est vrai.
On n’a pas le droit d’emprunter deux seaux d’eau à l’océan Atlantique, même pour guérir des petits malades.
Il faut adresser une demande bien en règle à l’Administration des douanes, une autre demande, non moins en règle, aux Ponts et Chaussées.
Au bout de trois mois, si le cas est pressant, on vous autorise.
Si bien que, peu de jours après cette histoire, un douanier assista, vers minuit, à une scène étrange.
Une femme échevelée dégringolait la falaise en poussant des hurlements horribles. Elle élevait en l’air un enfant entièrement nu.
La femme entra dans l’eau, hurlant toujours, et y trempa le bébé à plusieurs reprises.
Le douanier s’approcha.
L’enfant était mort et la femme était folle.