Loup de mer

 

– Eh ben, cap’taine Dupêteau, aurons-nous de la pluie, aujourd’hui ?

– J’ vas vous dire... Si les vents tournent d’amont à la marée, ça pourrait ben être de l’eau...

– Et si les vents ne tournent pas d’amont ?

– Ça ne serait pas signe de sec.

N’insistez pas, autrement vous ne pourriez tirer aucun renseignement plus précis du bon Dupêteau qu’on honore du nom de capitaine, bien qu’il ait été, tout au plus, maître au cabotage.

Dupêteau est un météorologue confus et mal déterminé qui prédit la pluie et le beau temps sans jamais se compromettre.

D’ailleurs, il a quitté la marine dont il était un piètre ornement pour s’établir limonadier au Havre, sur le Grand Quai (Café de la Flotte). À l’heure de la marée, les clients affluent chez lui, pressés de prendre une dernière consommation avant de s’embarquer pour Trouville, Honfleur ou Caen.

Dupêteau, aimable et grave, la serviette sur le bras, contemple les libations de ces braves gens. Rien au monde, même au plus fort de la poussée, ne le déciderait à servir un vermouth sec. Mais, quand la mer commence à baisser et que le dernier bateau est parti, Dupêteau s’asseoit à sa terrasse, et, essuyant sur son front une sueur imaginaire, prononce avec accablement : Encore une marée de faite !

Des gens qui ont navigué avec lui m’affirment qu’il ne sera jamais aussi étonnant limonadier qu’il fut étrange marin.

Et, à ce sujet, les anecdotes pleuvent, innombrables. Car, sans qu’il s’en doute, Dupêteau est entré vivant dans la légende.

De Dieppe à Cherbourg, c’est à qui racontera la sienne.

Un jour, Dupêteau sortait du port de Honfleur avec son sloop, le Bon Sauveur, à destination de Caen. Au bout de quelques minutes, le vent vint à tomber complètement ; comme le courant était contraire, Dupêteau commanda : Mouille ! et l’on jeta l’ancre.

Sur le soir, la brise fraîchit. Notre ami fit hisser les voiles et, en bon garçon qu’il est, permit à ses deux matelots d’aller se coucher.

– J’ai pas sommeil, dit-il, j’ vas rester à la barre ; s’il y a du nouveau, j’ vous appellerai.

Le lendemain, au petit jour, un des hommes monta sur le pont et poussa un hurlement d’étonnement.

– Mais, n... de D..., cap’taine, nous n’avons pas bougé depuis hier soir !

– Comment, pas bougé ? répliqua tranquillement Dupêteau. S’il n’était pas de si bonne heure, j’ te dirai qu’ t’es saoul, mon pauv’ garçon.

– Mais ben sûr que non, cap’taine, que nous n’avons pas bougé... Nous v’là encore sous la côte de Vasouy.

– Cré guenon, c’est vrai !... Nous sommes p’t-être ben échoués ?

On sonda. Au moins dix brasses d’eau !

Dupêteau n’y comprenait rien et croyait à une sorcellerie, quand il se rappela subitement qu’il n’avait oublié qu’une chose la veille, c’était de faire lever l’ancre !

Un autre jour, Dupêteau descendait la rivière de Bordeaux avec la goélette Marie-Émilie, chargée de vin pour Vannes.

Presque bord à bord naviguait un grand trois-mâts.

La conversation s’engage entre les deux capitaines.

– Et où qu’ vous allez comme ça ? fit Dupêteau.

Un grincement de poulie empêcha ce dernier, un peu dur d’oreille, d’entendre la réponse. Il demanda à son mousse :

– Où qu’il a dit qu’il allait ?

– À Vannes.

– Ah ben, ça tombe rudement bien. Nous allons le suivre. C’est le tonnerre de Dieu pour y aller. Une fois je me suis trompé, je suis entré à Lorient, croyant être à Vannes.

Et il se mit en mesure de suivre le trois-mâts, à une distance de quelques encablures.

C’était à la fin de décembre.

Au bout de quelques jours de navigation, la chaleur devint excessive. Dupêteau enleva son tricot, puis sa chemise de flanelle.

– Cré guenon ! jamais j’ n’ai vu un temps comme ça à Noël !

Pourtant le voyage lui paraissait un peu long. On avait cependant un bon vent arrière.

La chaleur était devenue insupportable et Dupêteau trouvait décidément que c’était un drôle de mois de janvier.

L’eau douce manquant, l’équipage buvait le bordeaux du chargement.

Enfin on signala la terre.

Des pirogues chargées de nègres accostèrent la Marie-Émilie.

Dupêteau commençait à être inquiet. Ça ne ressemblait pas du tout au Morbihan, cette côte-là.

Il croyait être à Vannes... Il était à La Havane.

Si cette aventure vous paraît un peu invraisemblable, c’est que vous ne connaissez pas Dupêteau. Avec ce loup de mer, rien n’est impossible.