LE sentier décrivait tant de lacets que je pensais atteindre bientôt le col du mont Amagi. Je voyais approcher l’averse qui blanchissait le bois épais de cryptomérias et qui me pourchassait depuis le pied de la montagne avec une vitesse terrifiante.
J’avais vingt ans ; j’étais coiffé d’une casquette de lycéen, vêtu d’un kimono bleu foncé à petits motifs blancs et d’un ample pantalon plissé ; je portais sur le dos ma sacoche d’écolier. Parti tout seul en voyage quatre jours auparavant pour visiter la presqu’île d’Izu, j’avais passé la première nuit dans la station thermale de Shuzenji, puis les deux suivantes dans celle de Yugashima ; maintenant, juché sur mes hautes getas de bois dur, j’entreprenais l’ascension du mont Amagi.
L’automne en cet amoncellement de montagnes, les forêts vierges, les vallées profondes, me charmaient, certes, mais pourtant je pressai le pas, le cœur gonflé par mon espoir ; et puis, de grosses gouttes de pluie commençaient à me fouetter. Je gravis donc rapidement les zigzags abrupts du sentier pour parvenir enfin devant une maison de thé qui montait la garde à l’entrée nord de la passe d’Amagi. Là, je fis halte, ayant trouvé refuge et merveilleusement comblé dans mon attente : je venais de reconnaître la petite troupe de forains.
Me voyant debout, la danseuse se souleva pour m’offrir le coussin sur lequel elle était assise, le retourna poliment et le disposa près d’elle.
« Mmm ! » marmonnai-je, et de m’asseoir.
C’est que j’étais hors d’haleine après avoir escaladé cette montagne au pas gymnastique, et pris de court aussi. Le remerciement que j’aurais voulu formuler resta coincé dans ma gorge. Pour dissimuler le trouble que j’éprouvais à me trouver soudain en face de la danseuse, et si proche, je tirai du tabac de ma manche ; elle disposa devant moi le cendrier placé d’abord près d’une de ses compagnes.
La danseuse semblait âgée d’environ dix-sept ans ; elle était coiffée dans un style traditionnel que je voyais pour la première fois, mais qui s’harmonisait avec son visage aux traits fermes tout en le faisant paraître très menu. Elle évoquait assez bien l’une de ces héroïnes qui peuplent les romans populaires. Quant à sa compagne, c’était une femme d’une quarantaine d’années. Il y avait encore deux jeunes filles et un jeune homme qui pouvait avoir vingt-cinq ou vingt-six ans. Celui-ci portait une veste courte et large en cotonnade bleue, marquée dans le dos de l’emblème d’un des hôtels d’une station thermale de Nagaoka.
J’avais à deux reprises déjà rencontré cette petite troupe de forains. D’abord près du pont de la Yugawa, sur la route de Yugashima. Ils se rendaient alors à Shuzenji. La danseuse portait un tambourin. Je m’étais retourné plusieurs fois pour mieux les voir, et j’avais alors éprouvé le sentiment d’être devenu un véritable voyageur. Ensuite, pendant ma seconde nuit à Yugashima, ils étaient venus se produire à l’auberge où j’étais descendu. Perché sur l’escalier, à mi-étage, j’avais contemplé de tout mon être la jeune fille qui évoluait sur le plancher de bois, à l’entrée de la maison.
L’autre jour à Shuzenji, puis à Yugashima ce soir-là… Ils devaient donc passer le mont Amagi et suivre la route qui pique vers le sud et traverse la station thermale de Yugano. Sur la foi de cette conclusion peut-être arbitraire, j’avais pressé le pas. Et alors, entrant dans la maison de thé pour m’abriter de l’averse, je les avais vus, ce qui comblait mes vœux, et j’en étais tout confus.
Au bout d’un moment, une vieille, tenancière de cet établissement, me conduisit dans une autre salle. Il n’y avait pas de porte coulissante – il me parut qu’elles ne servaient pas d’habitude. Je contemplais, en dessous de moi, la vallée, tellement profonde que le regard s’y perdait. Il faisait un froid noir ; j’avais la chair de poule, je frissonnais et je claquais des dents. Lorsque je dis à la vieille qui me servait du thé combien j’étais transi, elle m’emmena dans la pièce qu’elle se réservait, à elle et à son mari.
Je devais y trouver un foyer ouvert ; la chaleur me frappa le visage quand je fis glisser la porte. Pourtant, sur le seuil, j’hésitai. Devant moi, gonflé comme un noyé, pâle, un vieillard assis posait sur moi un regard morne, et ses yeux paraissaient décomposés jusqu’aux pupilles. Il était enseveli sous des paperasses, des sachets, qui s’empilaient autour de lui. Je restai pétrifié, fasciné par cette apparition fantastique, par cette créature de la montagne dans laquelle j’avais peine à reconnaître un homme, et vivant.
« Je vous demande bien pardon, monsieur, de vous mettre en présence d’un pareil vieillard, mais ne craignez rien : c’est mon vieux mari. Vous le trouvez bien laid, mais je vous demande la permission de le laisser là, car il ne peut plus bouger. »
Après s’être excusée de la sorte, elle m’entretint de lui. Depuis longtemps, cet homme vivait paralysé – totalement paralysé. Cet amas de papiers, c’étaient des lettres venant de divers pays, lui indiquant des traitements pour son mal, et ces tas de sachets, des emballages de produits pharmaceutiques qu’il avait pu faire venir de l’étranger. Chaque fois qu’il entendait parler de médications nouvelles par des voyageurs, ou quand il trouvait des réclames de drogues dans les journaux, il tâchait de se les procurer, vivant dans la contemplation de toutes ces lettres et de tous ces sachets, sans jamais consentir à ce qu’on en jetât un seul. Ainsi s’était, en quelques années, édifiée cette montagne.
Ne trouvant rien à répondre à la vieille, je me penchai sur le foyer. Une automobile qui traversait la montagne ébranlait la maison.
Pourquoi, me demandai-je, ce vieillard ne voulait-il pas descendre de ce col où il faisait si froid dès l’automne, et que la neige allait bientôt blanchir ?
Le feu brûlait si fort que mes vêtements dégageaient de la vapeur et j’en éprouvais un réel mal de tête. La vieille, pendant ce temps, bavardait avec les forains dans la salle de restaurant :
« Ce n’est pas croyable ! C’est la petite que vous ameniez ici jadis ? Déjà si grande ? Vous devez être heureux d’avoir une demoiselle comme cela. Que les filles poussent vite ! Elle est si jolie ! »
Au bout d’une petite heure, je compris à certains bruits que les forains s’en allaient. Rien ne me retenait, moi non plus ; cependant, malgré ma crainte de les perdre, je n’osai me lever. Assis près du foyer, irrité, je parvins à me persuader que je saurais les rejoindre en une seule étape, même en prenant un ou deux kilomètres de retard sur eux, car il y a des limites aux distances que peut couvrir une femme, si rompue soit-elle aux voyages à pied.
Loin de la danseuse et de ses compagnons, mon imagination prenait son essor, comme si leur absence l’avait libérée.
Je questionnai mon hôtesse, qui venait de les voir partir.
« Où passeront-ils la nuit ?
— Sait-on jamais où couchent des gens de cette espèce ? Ils passeront la nuit où ils trouveront des badauds ! Ils n’ont probablement rien prévu pour ce soir. »
Sa façon de s’exprimer, révélant un si profond mépris, m’exaspéra tant que j’aurais été tenté d’inviter la danseuse à partager ma chambre cette nuit-là.
La pluie devenait plus fine, la cime de la montagne s’éclairait. La vieille s’évertuait à me retenir et à me convaincre que le temps se remettrait au beau dans une dizaine de minutes, mais je ne tenais plus en place.
« Mon pauvre monsieur, soignez-vous. Bientôt il fera froid ! » dis-je de tout mon cœur, quand je me relevai.
Le vieillard hocha faiblement la tête en tournant vers moi ses yeux jaunis au regard pesant.
« C’est trop ! criaillait sa femme en me poursuivant. Je n’en mérite pas tant ! Vous êtes trop bon ! Je ne sais comment vous remercier. »
En dépit de mes refus, elle insista pour me faire un bout de conduite, serrant dans ses bras ma sacoche qu’elle ne voulait pas me rendre. Elle me suivit de son pas trottinant pendant une centaine de mètres, répétant sans se lasser : « Ce n’était pas la peine, ce n’était pas la peine ; excusez-moi de vous avoir si mal reçu. Votre visage restera toujours gravé dans ma mémoire. Je vous remercierai mieux de votre générosité lors de votre prochaine visite. Ne manquez pas de revenir chez nous, je ne vous oublierai pas. »
Comme je ne lui avais donné qu’une pièce d’argent de cinquante sens, ses remerciements me tiraient presque des larmes, mais sa marche lente et vacillante ne m’en agaçait pas moins, car j’étais impatient de rejoindre la danseuse.
Nous arrivâmes enfin au tunnel. « Merci beaucoup, mais vous avez laissé votre vieux mari seul, il vous attend ! » Finalement, et bien à contrecœur, elle me restitua ma sacoche. Je m’enfonçai dans la galerie. L’eau froide y coulait goutte à goutte. À l’autre extrémité, une petite bouche de clarté s’ouvrait sur le sud de la presqu’île d’Izu.
Le sentier du col, bordé d’un côté par une barrière peinte en blanc, jaillissait en zigzaguant, tel un éclair, de la bouche du tunnel. Au fond de la perspective qui s’offrait à mes yeux comme une maquette, je distinguais mes forains.
J’avais parcouru cinq cents mètres à peine que je les rejoignais mais, n’osant ralentir subitement mon allure, je dépassai les femmes en affectant un air indifférent. L’homme, qui marchait seul en tête, à vingt mètres d’elles, s’arrêta quand il me vit.
« Vous allez vite…, me dit-il. Le temps s’est remis au beau. Quelle chance ! »
En laissant échapper un soupir de soulagement, je réglai mon pas sur le sien et continuai de cheminer à sa hauteur. Il se mit à me questionner. Les femmes, voyant que nous commencions à bavarder, accoururent vers nous.
L’homme portait une malle d’osier sur le dos. La femme de quarante ans tenait un petit chien dans les bras. L’aînée des jeunes filles était chargée d’un ballot enveloppé dans un carré d’étoffe et la seconde d’une grande malle d’osier, elle aussi. Quant à la danseuse, elle avait, arrimé sur le dos, un petit tambour et son support.
L’aînée des jeunes filles engagea peu à peu la conversation. « C’est un lycéen », dit-elle à la danseuse en aparté. « C’est vrai », répondit celle-ci avec un petit rire. « Je le sais, parce que les lycéens viennent visiter notre île. »
Ces gens venaient du port de Habu, dans l’île d’Oshima. Ils me racontèrent qu’ils voyageaient sans arrêt depuis leur départ de l’île, au printemps dernier. Maintenant, comme ils n’étaient pas équipés pour l’hiver et que le froid venait, ils prenaient le chemin du retour en traversant les stations thermales de la presqu’île d’Izu ; mais ils demeureraient une dizaine de jours dans le port de Shimoda.
Mon cœur se grisait de poésie, surtout à les entendre évoquer Oshima, tandis que je contemplais la belle coiffure de la danseuse.
Je lui posai diverses questions sur ce port.
« Beaucoup d’étudiants viennent se baigner à la mer, n’est-ce pas ? fit-elle, s’adressant ostensiblement aux jeunes filles.
— Oui, en été, répliquai-je en me retournant vers elle.
— Même en hiver, dit-elle, confuse.
— En hiver aussi ? »
Elle pouffait en regardant ses compagnes.
« Peut-on vraiment nager en hiver ? » insistai-je. Elle rougit et hocha légèrement la tête, l’air fort sérieux.
« Que tu es bête ! » se gaussa la femme de quarante ans.
Le sentier descendait pendant trois lieues jusqu’à Yugano, en suivant la vallée de la Kazugawa. Dès le passage du col, les couleurs de la montagne, la teinte du ciel auraient suffi à me faire sentir que nous abordions le Midi.
Le forain et moi, toujours bavardant, devenions grands amis. Nous traversâmes ainsi de petits villages – Hagimori, Nashimoto –, et atteignîmes finalement un point d’où l’on pouvait voir, au pied de la montagne, les toits de chaume de Yugano. Je me hasardai à lui demander alors si je pourrais voyager de conserve avec eux jusqu’à Shimoda. Ce souhait parut le réjouir vivement.
Devant une pauvre auberge du village, la femme semblait prendre congé de moi lorsque le jeune homme annonça : « Monsieur désire voyager avec nous.
— Parfait, dit-elle sans façon. “Un compagnon sur la route, une amitié dans la vie.” Voilà ce qu’il faut, dit le proverbe. Même des gens de rien comme nous pourront vous adoucir l’ennui du voyage. Entrez donc avec nous pour vous reposer, monsieur. »
Les jeunes filles se tournèrent vers moi toutes les trois en me jetant des coups d’œil un peu timides, mais il me sembla néanmoins que ma demande leur paraissait fort naturelle.
Je montai jusqu’au premier étage avec eux pour déposer mon bagage. Les panneaux coulissants et, par terre, les tatamis, étaient vieux et sales. La danseuse, rougissante, nous monta du thé du rez-de-chaussée, mais sa main tremblait si fort que la tasse faillit tomber. Elle la posa sur le tatami pour éviter de la renverser, sans empêcher un peu de liquide de déborder. Je restai décontenancé par cette excessive timidité.
« Quelle horreur ! La voilà déjà troublée par l’autre sexe ! Ah, là, là ! » fit la femme de quarante ans, fronçant les sourcils d’un air à la fois surpris et contrarié, en lui jetant une serviette que la jeune fille, très confuse, ramassa pour éponger le tatami.
Cette réflexion saugrenue me fit faire un retour sur moi-même et le rêve auquel la vieille aubergiste du col avait donné des ailes retomba net. Je crus l’entendre se briser.
Soudain, la matrone s’adressa à moi.
« Le motif de votre kimono est vraiment chic. » Elle posa sur ma personne un long regard. « Cette étoffe a la même impression que celle du kimono de Tamiji. N’est-ce pas, c’est bien la même ? »
Après en avoir demandé confirmation plusieurs fois à la fille qui se tenait près d’elle, la femme ajouta :
« Je songe à mon fils que j’ai laissé dans mon pays. Il est encore à l’école. Même ce genre d’étoffe-là coûte cher maintenant. C’est ennuyeux.
— Dans quelle école va-t-il ?
— Il est en cinquième année.
— Ah ? Il est encore en cinquième année ?
— Il fréquente l’école de Kofu. J’habite Oshima depuis longtemps, mais je suis originaire de Kofu, dans la province de Kai. »
J’avais supposé que je coucherais dans la même auberge qu’eux, mais après une heure de repos, le jeune homme me conduisit vers un autre logis. Nous quittâmes le grand chemin pour descendre une centaine de mètres de sentier caillouteux et de marches de pierre. Un pont, près du bain public, tout proche d’une petite rivière, nous mena sur l’autre rive, dans le jardin de mon auberge.
Je me trouvais dans le grand bain quand le forain vint me rejoindre. Il me raconta qu’il avait vingt-quatre ans, que sa femme avait perdu deux enfants par des fausses couches ou des accouchements prématurés et d’autres confidences du même genre. Moi, j’avais présumé, d’après la marque imprimée sur le dos de sa cotte bleue, qu’il venait de Nagaoka. Son visage plutôt intellectuel ainsi que sa façon de s’exprimer m’avaient fait imaginer qu’il accompagnait ces femmes par curiosité, ou par amour pour l’une d’elles, dont il aurait porté les bagages.
Sitôt sorti de la salle de bain, je déjeunai. Nous étions partis de Yugashima ce matin-là vers huit heures et il allait être trois heures de l’après-midi. Le jeune homme me quitta pour retourner vers sa misérable auberge et, levant la tête vers moi, me salua du jardin.
« Achetez-vous des kakis avec cela ! Pardonnez-moi de vous le jeter d’en haut ! » dis-je en lui lançant quelques piécettes enveloppées dans un morceau de papier. Il s’éloignait en refusant mais, s’apercevant que l’argent restait par terre, il revint sur ses pas pour le ramasser. « Ce n’est vraiment pas la peine », fit-il en me le renvoyant. L’argent tomba sur le toit de chaume. Je le relançais une fois encore. Alors il le prit et s’en alla.
Vers le soir, une pluie violente se mit à tomber. Le paysage de montagne, blanchi par l’averse, perdait toute profondeur. La rivière qui coulait devant l’auberge, devenue trouble et jaune en un instant, grondait fort. À la pensée que ce déluge allait empêcher la danseuse et ses compagnons de venir, je ne tenais plus en place et je me baignai plusieurs fois pour tenter de retrouver mon calme. Ma chambre était sombre. Une lampe suspendue dans une ouverture carrée, ménagée au sommet de la paroi mobile qui me séparait de mon voisin, devait éclairer les deux pièces en même temps.
Un lointain tambourinage me parvint à travers le bruit de la pluie battante. J’écartai les volets coulissants avec tant de violence que j’aurais pu les briser ; je me penchai au-dehors. Il me sembla que le son se rapprochait. Le vent chargé de gouttes me frappait au visage. Yeux clos, oreille tendue, je m’efforçai de deviner le cheminement de ce rythme. Un moment après, je perçus la musique du shamisen. J’entendis de longs cris de femmes et des rires bruyants. Je compris que les artistes venaient d’être admis dans la salle d’une autre auberge, en face de la leur. Je distinguai deux ou trois voix de femmes et trois ou quatre voix d’hommes. Sans doute les forains viendraient-ils jusqu’à mon auberge après avoir fini leur numéro. J’attendis donc. Pourtant, j’eus bientôt l’impression que la gaieté des banqueteurs tendait à dégénérer ; ils allaient faire du vacarme. Des cris stridents, avinés, transpercèrent la nuit.
Je restai longtemps immobile, aux aguets, irrité, près des volets ouverts. Chaque fois que les battements du tambour parvenaient jusqu’à moi, la lueur vacillante de l’espoir se ranimait dans mon cœur.
« Ah, me disais-je, elle est toujours assise là-bas, elle attend en jouant du tambour, dans la salle de banquet… »
Quand l’instrument se tut, je fus on ne peut plus inquiet ; je m’abîmai jusqu’au tréfonds du bruit de la pluie.
Un moment après – jouait-on à chat, dansait-on, là-bas ? –, un bruit de piétinement désordonné retentit et se prolongea quelque temps. Puis ce fut le silence complet.
J’essayais de rendre mes yeux plus perçants, je tentais de comprendre ce que pouvait signifier ce calme, et tremblais dans mon angoisse qu’au cours de cette nuit qui passait la danseuse ne fût souillée.
Je refermai les volets et m’étendis, mais la douleur me suffoquait. Je pris encore un bain, en agitant l’eau violemment.
L’averse se calma. La lune parut. La nuit d’automne baignée de pluie s’étendait claire et lucide. Je me dis que je n’y pouvais plus rien, désormais, quand bien même je me précipiterais, pieds nus dans ma hâte, hors de la salle de bain.
Il était deux heures passées.
Le lendemain matin, dès neuf heures, le jeune forain vint me rendre visite. Comme je me levais à l’instant même, je lui proposai de partager mon bain. Ce jour-là, dans cette région déjà méridionale de la péninsule d’Izu, le ciel était d’une beauté radieuse et le temps printanier. La rivière qui coulait en contrebas de la salle de bain, grossie par la pluie, semblait charrier des rayons de soleil. Ma douleur de la nuit précédente ne me parut plus qu’un mauvais rêve.
Pourtant je dis au forain :
« On était bien gai jusqu’aux petites heures, hier soir !
— Bah ! Vous pouviez entendre ?
— Je pense bien que je pouvais entendre !
— Ce sont les gens du cru. Du tapage, voilà tout ce qu’ils savent faire. Ce n’est pas intéressant. »
Devant son air indifférent, je me gardai d’insister ; il s’exprimait vraiment comme si cela ne prêtait pas à conséquence.
« Elles sont au bain dans l’auberge d’en face. Les voilà qui viennent ! Peut-être nous ont-elles reconnus… »
Je suivis des yeux la direction vers laquelle il pointait son index : sur la rive opposée, dans le bain public de cette autre auberge, sept ou huit silhouettes flottaient vaguement dans la buée. Puis aussitôt je vis une femme nue sortir en courant de la salle de bain sombre. Elle s’arrêta tout au bout de la véranda du vestiaire dans une telle posture qu’elle risquait de basculer sur la berge, et cria quelques mots en étendant les bras aussi loin que possible. Elle n’avait même pas une serviette sur elle. C’était la danseuse.
À la vue de ce corps blanc, de ces jambes sveltes comme de jeunes paulownias, je sentis de l’eau fraîche couler dans mon cœur et, poussant un profond soupir, soulagé, je souris paisiblement.
Elle n’était encore qu’une enfant. Enfant au point que, tout à la joie de nous apercevoir, elle sortit nue dans le soleil et se haussa sur la pointe des pieds. Mon sourire s’attarda longtemps sur mes lèvres, une joie claire m’emplissait ; j’en eus la tête comme nettoyée.
C’était sa chevelure trop épaisse qui la faisait paraître âgée de dix-sept ou dix-huit ans, outre qu’elle s’habillait de façon à passer pour une jeune fille. J’avais commis une erreur de jugement stupide.
Je me trouvais dans ma chambre avec le forain quand la plus âgée de ses compagnes vint admirer un parterre de chrysanthèmes du jardin de l’auberge. La danseuse la suivait, elle arrivait au milieu du pont, mais la matrone sortit des bains et tourna la tête vers les jeunes personnes. La danseuse, haussant les épaules, s’en retourna bien vite en riant, avec l’air d’une petite fille qui s’attend à être semoncée. La femme s’approcha du pont et m’interpella :
« Veuillez donc nous rendre visite ! » et l’aînée des jeunes filles répéta : « Veuillez donc nous rendre visite. » Puis elles s’en retournèrent.
Le jeune forain, lui, s’attarda jusqu’à la nuit tombée. Le soir, alors que j’avais engagé une partie de go avec un colporteur qui vendait des papiers en gros, j’entendis soudain résonner le tambour dans le jardin de l’auberge.
« Voici les forains, dis-je en faisant le geste de me lever.
— Ouais, ouais, aucun intérêt ! Allez, allez, monsieur, c’est à vous de jouer. Je pose mon pion », rétorqua mon adversaire, empoigné par le jeu, en pianotant sur le damier.
Je me rongeais d’inquiétude. Il me sembla bientôt que les artistes s’en allaient et j’entendis dans le jardin la voix du jeune forain qui me criait : « Bonsoir ! »
Alors je sortis sur le balcon ; de la main, je leur fis signe d’entrer. Ils se dirigèrent vers la porte. Je perçus quelques chuchotements. Les trois jeunes filles, marchant derrière le jeune homme, me saluèrent à la façon des geishas, en posant les mains à plat sur le bord de la galerie couverte, devant la maison. Sur le tableau de go, ma situation devint soudain critique.
« Il n’y a plus rien à faire, j’abandonne la partie, déclarai-je.
— Pas du tout. Au contraire, je me trouve dans un bien plus mauvais cas que vous. De toute façon, je n’ai pas gagné beaucoup de terrain. »
Sans accorder un regard aux artistes, le marchand de papier posait ses pions avec une application toujours croissante, étudiant longtemps, et une à une, toutes les croix du tableau. Les jeunes filles rangèrent le tambour et le shamisen dans un coin de la pièce et commencèrent sur un échiquier une partie de go simplifié. Je finis par perdre ma partie, qui s’était pourtant à un certain moment bien présentée pour moi. Le marchand, tenace, me harcelait :
« Si nous en disputions une autre ? Une dernière, je vous prie », mais je me contentai de sourire sans répondre et, se résignant, il se leva.
Les jeunes filles s’approchèrent du damier.
« Ferez-vous encore une tournée ce soir ?
— Encore une, oui », fit le forain en regardant les jeunes filles, mais il enchaîna : « Nous pourrions nous arrêter pour une fois ? Qu’en pensez-vous ? Si nous lui demandions la permission de nous distraire un peu chez lui ?
— Quelle bonne idée ! Quelle bonne idée !
— N’allez-vous pas vous faire gronder ?
— Bah ! D’ailleurs, c’est bien en vain que nous cherchons des clients ! »
Ils restèrent jusqu’à minuit devant le damier. Après le départ de la danseuse, comme je me sentais l’esprit en mouvement et que je n’avais pas la moindre envie de dormir, je sortis sur la galerie pour appeler le marchand de papier :
« Monsieur ! Monsieur !
— Voilà ! »
Le vieux colporteur – il allait sur la soixantaine – jaillit de sa chambre.
« Nous allons veiller. Nous jouerons toute la nuit. Voulez-vous ? »
Moi aussi, j’étais d’humeur très combative.
Nous avions formé le projet de quitter Yugashima le lendemain matin à huit heures. M’étant couvert d’une casquette de sport achetée près du bain public, je fourrai ma coiffure de lycéen dans ma sacoche et me dirigeai vers la vilaine auberge où logeaient les forains, en bordure du grand chemin. Leur chambre s’ouvrait largement sur le balcon. J’entrai donc, n’ayant pas soupçonné qu’ils pourraient être encore couchés.
Je restai planté sur le seuil, bien embarrassé : la danseuse était étendue, rougissante, à mes pieds, dans un lit qu’elle partageait avec une autre jeune fille. Elle se cacha le visage dans les mains d’un geste brusque. L’épaisse couche de fard qu’elle portait la nuit précédente lui plâtrait encore le visage mais le rouge à lèvres et le trait vermillon du coin des yeux avaient un peu bavé. Son attitude, son émotion me troublèrent. Elle se retourna dans le lit comme si la lumière l’éblouissait, puis se glissa hors des couvertures et vint s’agenouiller dans le couloir.
« Tous mes remerciements pour votre accueil d’hier soir », me dit-elle avec un salut plein d’élégance, tandis que moi j’étais tout gauche.
Le forain partageait sa couche avec la plus âgée des personnes. Avant de les découvrir ainsi, je n’aurais jamais soupçonné qu’ils fussent mariés.
« Je vous prie de m’excuser, me dit la femme de quarante ans, à demi sortie du lit. Nous pensions nous mettre en route ce matin, mais on nous demande ce soir, alors nous repoussons notre départ jusqu’à demain. S’il vous faut absolument partir aujourd’hui, nous vous retrouverons à Shimoda. Nous comptons descendre à l’auberge Koshuya – vous n’aurez pas de peine à la trouver. »
J’éprouvais le sentiment d’être rejeté.
« Ne pourriez-vous attendre aussi ? Notre mère insiste pour que nous prolongions notre séjour de vingt-quatre heures, mais vous, vous voyageriez plus agréablement avec des compagnons de route. Partez donc seulement demain, avec nous, fit l’homme.
— Mais oui, c’est cela, reprit la femme. Je vous prie de vouloir nous excuser d’avoir eu ce caprice, alors que vous aviez accepté notre compagnie. Nous nous mettrons en route demain, quand bien même le ciel nous tomberait sur la tête. Après-demain, ce sera le quarante-neuvième jour anniversaire de la mort du bébé que nous avons perdu pendant le voyage. Nous avions résolu de tenter l’impossible pour célébrer cet anniversaire dans notre cœur à Shimoda ; nous pressions le pas pour y arriver avant cette date-là. Il est peu poli de vous y convier ainsi, mais puisqu’une étrange fatalité nous rapproche, puis-je vous demander de venir prier avec nous après-demain ? »
Je me décidai donc à repousser mon départ et je descendis.
En attendant le lever de mes amis, je bavardai un moment avec un homme de l’auberge, devant le comptoir malpropre. Bientôt le forain m’invitait à l’accompagner en promenade. Nous empruntâmes un peu le grand chemin qui descendait vers le sud, et découvrîmes un joli pont. Là, le jeune homme, s’accoudant à la balustrade, entreprit de me raconter sa vie.
Il avait fait partie pendant un certain temps de la troupe du Shimpa de Tokyo, celle qui représente la tendance moderne du théâtre classique. Il lui arrivait encore, disait-il, de jouer de temps à autre sur une scène du port d’Oshima…
Des ballots que transportaient les forains sortait un appendice en forme de jambe : un fourreau de sabre. C’était, m’expliqua-t-il, qu’il interprétait, dans les banquets, des passages de certaines pièces du théâtre classique. La malle d’osier contenait les costumes de la troupe ainsi que des objets de ménage : marmites, bols, etc.
« J’ai raté ma carrière, dit-il, et je suis tombé bien bas, mais mon frère aîné succède dignement à notre famille, à Kofu. Donc, on n’a plus besoin de moi.
— Je vous croyais originaire de Nagaoka.
— Ah, vraiment ? L’aînée, c’est ma femme. Elle a dix-neuf ans, un an de moins que vous. Pendant le voyage, elle a mis au monde un bébé né avant terme, qui est mort au bout d’une semaine. Elle-même n’est pas encore rétablie. La vieille est sa vraie mère, mais la danseuse est ma sœur.
— Ah, c’était d’elle que vous me parliez quand vous disiez avoir une sœur de quatorze ans ?
— C’est cela. Je n’avais pas du tout l’intention de l’entraîner dans une existence pareille, mais il y a des raisons… »
Il me dit qu’il se prénommait Eikichi, sa femme Chiyoko, sa sœur Kaoru. L’autre jeune fille, âgée de dix-sept ans et répondant au prénom de Yuriko, venait d’Oshima. C’était une employée de la petite troupe. Eikichi, devenant très sentimental, fixait ses regards sur le peu profond ruisseau ; son visage le montrait bien près des larmes.
Au retour, je trouvai la danseuse débarbouillée, accroupie sur le bord du chemin, qui caressait la tête du petit chien. Quand l’envie me prit de retourner à mon auberge, je lui demandai :
« Voulez-vous venir chez moi ?
— Oui, mais pas seule…
— Avec votre frère, alors.
— Attendez-nous un instant. »
Un peu plus tard, le jeune homme arrivait chez moi.
« Et les autres ?
— Elles… C’est que notre mère est sévère ! »
Mais tandis que nous étions en train de jouer au go simple, les jeunes filles passèrent le pont et grimpèrent d’un pas allègre au premier étage. Elles s’agenouillèrent dans le couloir pour me saluer avec leur politesse habituelle, mais elles hésitaient visiblement à entrer. Chiyoko se releva la première et je déclarai :
« Voilà, c’est ma chambre. Entrez donc sans cérémonie. »
Après avoir joué pendant une heure, les artistes se dirigèrent vers la salle de bain de l’auberge en m’invitant à les y rejoindre, mais la présence des trois jeunes femmes me fit écarter cette proposition. Je déclarai cependant que j’irais plus tard. Bientôt, la danseuse remontait seule chez moi pour me transmettre un message de sa belle-sœur : « Elle dit que vous veniez. Elle vous frottera le dos. »
Au lieu d’aller me baigner, j’entamai une partie de go simple avec elle et l’y trouvai beaucoup plus forte que je ne l’aurais supposé.
Quand nous avions organisé un tournoi, elle avait battu facilement son frère et ses compagnes ; moi qui l’emportais à ce jeu sur la plupart de mes adversaires, je ne pus gagner qu’au prix d’un réel effort. C’était agréable d’avoir à jouer serré.
Au début, parce que nous étions seuls, elle tendait la main de loin pour poser les pions, mais petit à petit, absorbée par la partie, elle se penchait sur le damier. Sa chevelure noire, d’une exceptionnelle beauté, venait me toucher la poitrine.
Soudain, rougissant, elle s’exclama :
« Je vous demande pardon, il faut que je vous quitte, je vais me faire gronder. » Sur ces mots, elle disparut brusquement, plantant là ses pions.
La mère se tenait devant le bain public. Chiyoko et Yuriko, sorties en toute hâte, s’enfuirent vers leur auberge sans remonter au premier étage. Eikichi passa encore la journée chez moi, du matin jusqu’à la nuit tombée.
La patronne de l’auberge, femme simple et naïve, me déconseilla de l’inviter. « On ne sert pas les gens de cette espèce », me disait-elle.
Ce soir-là, c’est moi qui leur rendis visite. La danseuse était en train de prendre une leçon de shamisen avec la matrone. Quand elle me vit elle s’arrêta mais, pressée par son professeur, elle reprit son instrument. Elle chantait aussi, très doucement ; pourtant, chaque fois qu’elle élevait un peu la voix, la femme lui répétait : « Ne force pas, te dis-je ! »
De l’endroit où je me trouvais, je pouvais observer Eikichi qui rugissait on ne sait trop quoi dans une salle, au premier étage d’un restaurant situé plus loin.
« Mais qu’est-ce donc ?
— De la musique de nô.
— La curieuse musique de nô que voilà !
— C’est un homme universel. Il nous réserve bien des surprises ! »
Un voyageur d’une quarantaine d’années, volailler de son état à ce qu’on disait, et qui louait une chambre dans cette misérable auberge, fit glisser la cloison coulissante pour appeler les jeunes filles en leur proposant un bon repas.
La danseuse pénétra dans la chambre voisine en compagnie de Yuriko, chacune tenant sa paire de baguettes à la main. Elles achevèrent les reliefs de poulet du marchand. En rentrant dans sa chambre avec elles, l’homme avait tapé sur l’épaule de Kaoru, mais la matrone, avec une expression féroce, s’était écriée :
« Holà ! Ne touchez pas à cette petite ! Elle est encore jeune fille ! »
La danseuse insista beaucoup auprès du volailler pour qu’il lui lise un passage d’un livre intitulé Aventures d’un Seigneur errant, mais il ne devait pas tarder à s’en aller. N’osant me demander de poursuivre cette lecture, la jeune fille dit à plusieurs reprises quelques mots à la matrone pour exprimer ce souhait d’une façon détournée. Je pris donc le volume de contes, non sans nourrir d’ailleurs une arrière-pensée. Répondant à mon espoir, la danseuse se glissa plus près de moi. Quand je commençai ma lecture, elle approcha son visage sérieux si près, si près, qu’il touchait presque mon épaule, en fixant mon front avec de grands yeux brillants, sans battre jamais des paupières. Je supposais que c’était son expression habituelle quand on lui faisait la lecture : je l’avais observée tandis que le marchand de volailles lisait. Elle avait approché son visage tout contre lui, ses grands yeux noirs jolis et brillants ; c’était ce qu’elle avait de mieux. Le galbe de ses longues paupières bien modelées me parut d’une indicible beauté. Je trouvais à son sourire la grâce d’une fleur qui s’épanouit. Une fleur, oui vraiment, voilà ce qu’elle évoquait.
Un moment après, une servante de l’auberge vint la quérir. Après s’être préparée, la jeune fille me dit :
« Je reviens bientôt. Ayez la gentillesse de m’attendre ; vous me ferez encore un peu la lecture. »
Sur ces mots elle sortit du couloir et posa les mains sur la galerie en guise de salutation.
« À tout à l’heure !
— Surtout ne chante pas », lui recommanda la matrone. La danseuse, chargée de son instrument, acquiesça d’un léger signe de tête. La femme se tourna vers moi :
« Sa voix se fait en ce moment. »
La danseuse, agenouillée bien comme il faut, battait du tambour au premier étage du restaurant.
Elle me tournait le dos. Je la voyais avec une telle netteté que j’aurais pu la croire dans la pièce voisine. Au rythme du tambour, mon cœur se mit à battre joyeusement.
« Avec le tambour, la salle s’égaie », fit la matrone qui regardait du même côté que moi.
Chiyoko et Yuriko se trouvaient aussi dans cette salle de restaurant. Au bout d’une heure environ, les quatre artistes rentrèrent ensemble.
« C’est tout », dit la danseuse, laissant tomber quelques pièces de cinquante sens de son poing sur la paume ouverte de sa mère.
Je repris la lecture des Aventures du Seigneur errant, mais bientôt les forains se remirent à parler du petit enfant qu’ils avaient perdu au cours de ce voyage. Ils répétaient que c’était un bébé transparent comme de l’eau, qui n’avait même pas la force de crier ; pourtant il avait respiré pendant huit jours.
La bienveillance que je témoignais habituellement à mes compagnons – une bienveillance dépourvue de curiosité ou de mépris, comme si j’oubliais à quelle caste ils appartenaient – semblait les avoir touchés. Il fut, à mon insu, décidé que j’irais loger chez eux quand nous serions à Oshima.
« Le monsieur serait bien chez le grand-père. Sa maison est la plus grande ; elle serait tranquille si nous en faisions sortir le vieux. Il pourrait y demeurer le temps qu’il voudrait pour travailler, disaient-ils entre eux.
— Nous possédons deux petites maisons dont l’une, située du côté de la montagne, est presque vide », m’expliqua la femme.
En janvier ils devaient jouer une pièce de théâtre ; je prêterais la main.
Je me rendis compte alors qu’ils se formaient encore une vision plutôt optimiste et plaisante de leur existence voyageuse, que l’arôme du terroir les émouvait toujours, et qu’ils étaient loin de se trouver aussi malheureux que je l’avais d’abord imaginé. Je compris aussi que les liens affectifs qui les unissaient étaient d’autant plus forts que ces gens appartenaient à la même famille. Yuriko seule, leur employée, restait taciturne devant moi. Elle avait, il est vrai, l’âge où les filles deviennent timides.
Je quittai leur auberge à minuit passé. Les jeunes filles me reconduisirent jusqu’à l’entrée. La danseuse disposa mes getas devant moi puis passa la tête par la porte pour regarder le ciel clair.
« Ah ! La lune ! Demain, nous serons à Shimoda. J’en suis heureuse. Quand la cérémonie du quarante-neuvième jour sera finie, je me ferai acheter un peigne par ma mère. Et puis il y a encore bien d’autres choses intéressantes. Vous voudrez bien m’emmener voir le cinématographe ? »
Ce port de Shimoda dégage une atmosphère très particulière, et les forains quand ils partaient en tournée vers les stations thermales d’Izu ou de Sagami en conservaient, tout au long du voyage, la nostalgie, comme d’une petite patrie.
Chacun reprit le bagage qu’il portait au passage du col. Le petit chien, que la matrone serrait contre elle, semblait rodé aux voyages ; il posait les pattes de devant sur l’avant-bras de sa maîtresse. Après avoir franchi la limite du canton de Yugashima, nous nous engageâmes de nouveau dans une région montagneuse. Nous tournâmes nos regards vers le soleil du matin : il se levait sur la mer et réchauffait les coteaux. En aval de la rivière Kazugawa s’ouvrait, lumineuse, la côte de Kazu.
« C’est là-bas, Oshima ?
— Puisqu’elle paraît déjà si grande, c’est tout près ! fit la danseuse. Vous pourriez nous faire le plaisir de venir chez nous ? Je vous en prie ! »
Était-ce parce qu’il faisait trop beau ? La mer d’automne, si proche du soleil et couverte d’un brouillard léger, me parut printanière. L’endroit où nous étions parvenus devait être à une vingtaine de kilomètres de Shimoda. Pendant quelque temps, la mer se découvrit et se cacha tour à tour à nos yeux. Soudain, Chiyoko se mit à chanter d’une voix insouciante.
Mes compagnons me demandèrent, pendant le trajet, si je préférais emprunter, pour traverser la montagne, un raidillon qui nous ferait gagner deux kilomètres ou le grand chemin, plus facile. J’optai bien entendu pour le raccourci.
C’était un sentier abrupt passant sous l’ombrage d’un bois et recouvert d’un tapis de feuilles mortes glissantes. Je forçai l’allure, appuyant rageusement les mains sur les genoux pour me redresser les jambes, d’autant plus que le souffle commençait à me manquer.
En quelques instants, j’avais laissé mes compagnons loin derrière moi. Je pouvais entendre leurs voix qui me parvenaient à travers les arbres, mais seule la danseuse m’avait accompagné. Troussant bien haut son kimono, elle marchait à vive allure, me suivant à deux mètres de distance, sans allonger ni rétrécir cet intervalle. Lorsque je me retournai pour lui dire quelques mots, elle fit halte, surprise, et me sourit. Je m’arrêtai, dans l’espoir qu’elle me rattraperait, mais elle fit halte aussi, quand elle me répondit, ne commençant d’avancer qu’au moment où je me fus remis en marche.
Nous empruntâmes bientôt une sente plus étroite, plus tortueuse encore, et je pressai davantage le pas, mais elle, avec application, me suivait toujours à deux mètres. La paix régnait sur la montagne. Nous avions pris tant d’avance sur les autres que nous ne les entendions même plus.
« Dans quel quartier de Tokyo se trouve votre maison ?
— Je suis interne au lycée.
— Moi aussi, je connais Tokyo ; j’y suis allée danser à la saison des cerisiers en fleur, mais j’étais encore petite et je ne me rappelle rien. »
Elle continuait à me questionner, à sa manière un peu décousue.
« Avez-vous toujours votre père ? » et : « Connaissez-vous déjà Kofu ? » Elle me parlait aussi du film qu’elle aimerait voir à Shimoda, puis du bébé qui était mort.
Sortant du bois, nous nous trouvâmes au sommet de la montagne.
La danseuse posa son tambour sur un banc qui se trouvait là, dans l’herbe sèche, et sortit un mouchoir pour s’éponger. Elle s’apprêtait à s’épousseter les pieds quand brusquement, d’un geste vif, elle s’accroupit devant moi pour nettoyer le bord interne de mon large pantalon. Je sursautai, reculai ; la jeune fille tomba légèrement sur les genoux.
Sans se relever, elle tourna tout autour de moi, m’essuya, puis rajusta les pans de son kimono. En me voyant prendre une inspiration profonde, elle me dit : « Asseyez-vous ! »
Une volée d’oiseaux vint s’abattre près du banc, et telle était la quiétude, sur cette montagne, qu’on entendait crisser les feuilles mortes sur lesquelles ils se posaient.
« Pourquoi marcher si vite ? »
Je pianotai sur le tambour qui vibra. Les oiseaux prirent leur vol.
« Ah, je boirais volontiers un peu d’eau !
— Je vais vous en chercher. »
Mais au bout d’un moment elle ressortit les mains vides du bosquet jauni.
« Que faites-vous, lui demandai-je, quand vous séjournez à Oshima ? »
Elle entama une histoire confuse, en énumérant deux ou trois noms de filles. Je ne comprenais pas bien où elle voulait en venir ; j’avais l’impression qu’il s’agissait de Kofu plutôt que d’Oshima. Elle égrenait ses souvenirs comme ils lui revenaient, et parlait probablement de ses petites camarades de l’école primaire où elle avait passé deux ans.
Une dizaine de minutes s’écoulèrent avant que les trois jeunes gens parviennent au sommet, suivis, dix minutes encore plus tard, par la matrone.
Lors de la descente, je restai délibérément en arrière avec Eikichi ; nous avions parcouru deux cents mètres en bavardant quand la danseuse remonta vers nous en courant.
« Il y a une source plus bas ! Elles disent que vous veniez tout de suite, parce qu’elles vous attendent pour boire. »
À ces mots, je me mis à courir. L’eau vive jaillissait parmi les roches, sous les ombrages. Les femmes se dressaient autour de la source.
« Buvez avant nous, monsieur. Je crains que l’eau ne se trouble quand nous y aurons mis les mains. Et puis, une fois que les femmes y auront bu, la source en sera souillée. »
Je me désaltérai, me servant de mes mains dont j’avais formé une coupe. Les femmes s’attardèrent longuement en cet endroit, s’épongeant à loisir avec une serviette humide qu’elles tordaient.
Pour redescendre, nous empruntâmes la route de Shimoda. Nous vîmes s’élever des colonnes de fumée des charbonnières, et nous nous reposâmes sur des tas de bois de charpente entreposés au bord du chemin.
Au beau milieu du sentier, la danseuse s’était accroupie près du petit chien dont elle débroussaillait les poils avec un peigne rose.
La matrone la réprimanda :
« Tu vas casser les dents.
— Tant pis, j’en achèterai un neuf à Shimoda. »
Comme, depuis mon passage à Yugano, je souhaitais conserver cet objet, qui fixait le chignon de la danseuse sur le sommet de sa tête, je ne trouvais pas indiqué de l’utiliser pour le chien.
Je partis en avant avec Eikichi, en déclarant que ces bambous dont nous apercevions des faisceaux nous seraient bien utiles comme bâtons. La danseuse me poursuivit en courant : elle en portait un, plus haut qu’elle.
« Que veux-tu faire de cela ? » lui demanda le jeune homme.
Un peu hésitante, elle me le tendit.
« Je vous le donne pour vous servir de canne ; je l’ai tiré d’un faisceau, c’est le plus gros de tous.
— Il ne faut pas ! Si gros, on verra tout de suite que nous l’avons volé. Cela pourrait être gênant pour Monsieur. Va le remettre où tu l’as pris. »
La danseuse retourna sur ses pas jusqu’à l’endroit où elle avait été chercher le bambou puis revint vers nous, toujours courant. Elle m’offrait cette fois un bâton gros comme le doigt. Alors elle se laissa tomber contre le talus d’une rizière, s’adossant d’un mouvement si violent qu’elle se heurta les reins et, tout essoufflée, attendit les autres femmes.
Eikichi et moi, nous marchions en gardant une avance de dix ou douze mètres.
« Ce serait facile, s’il se faisait arracher les dents pour s’en faire poser d’autres, en or. »
Je me retournai. La danseuse marchait à côté de Chiyoko. La matrone et Yuriko les suivaient à quelques pas. J’eus l’impression qu’il était question de moi. Chiyoko devait parler de ma vilaine denture ; la danseuse proposait de me faire poser des dents en or.
Il me sembla qu’elles détaillaient ensuite mon visage, mais je n’avais même pas envie de tendre l’oreille tant j’éprouvais le sentiment que nous étions amis et que ces propos ne prêtaient pas à conséquence. La voix la plus grave continua quelque temps, puis j’entendis la danseuse.
« Il est sympathique, n’est-ce pas ?
— Sympathique, ah oui !
— Il est vraiment sympathique. C’est agréable, les hommes sympathiques ! »
Ce langage avait à mes oreilles une résonance toute simple : c’était l’expression candide et spontanée de leur penchant.
Moi-même, ingénument, je me trouvais sympathique et je contemplais la montagne lumineuse d’un cœur serein. L’intérieur des paupières me piquait un peu.
C’était à la suite de sévères réflexions sur moi-même que j’avais entrepris ce voyage dans la presqu’île d’Izu. Je ne pouvais plus supporter la mélancolie qui m’avait étreint lorsque j’avais observé combien mon caractère se trouvait aigri par ma situation d’orphelin. Le fait de paraître sympathique – dans le sens le plus courant du mot – à mes compagnons de route m’était inexprimablement précieux.
Nous approchions de la mer de Shimoda. Voilà pourquoi les montagnes étaient si claires. Décrivant des moulinets avec ma canne de bambou, je décapitais les graminées d’automne.
En chemin nous rencontrâmes, de place en place, à la limite des agglomérations, des écriteaux qui portaient cette inscription : L’entrée du village est interdite aux mendiants et aux forains.
Nous trouvâmes, tout près de la limite de la ville, à l’entrée nord, une affreuse auberge, dite hôtel de Kofu. J’y suivis les artistes jusqu’au premier étage, dans un galetas situé directement sous les combles. Lorsqu’on s’asseyait à la fenêtre qui ouvrait sur le grand chemin, la tête touchait le toit.
« Tu n’as pas mal aux épaules ? demanda plusieurs fois la matrone à la danseuse. Tu n’as pas mal aux mains ? Tu n’as vraiment pas mal aux mains ? »
La danseuse, avec de jolis gestes, mima le jeu du tambour.
« Je n’ai pas mal, je peux jouer, je peux jouer !
— J’en suis contente. »
Je soulevai l’instrument. « Oh, que c’est lourd !
— Oui, plus lourd que vous ne pensiez ! Plus lourd que votre sacoche ! » fit la jeune fille en souriant.
Les forains échangeaient gaiement des saluts avec les autres pensionnaires de la taverne, tous gens de la même catégorie : des artistes, des bateleurs. J’eus l’impression que le port de Shimoda devait offrir un asile spécial à ces oiseaux migrateurs.
La danseuse donnait des piécettes de cuivre à un petit enfant de l’auberge qui avait trottiné jusqu’à leur chambre. Moi, je voulais quitter cette maison quand la danseuse, me précédant à la porte, disposa mes getas devant moi.
« Emmenez-moi voir le cinématographe », murmura-t-elle de nouveau, très bas, comme si elle parlait à soi-même.
Son frère et moi, nous nous fîmes conduire à une hôtellerie dont le patron passait pour avoir été jadis maire de la ville. Une sorte de voyou nous accompagna pendant une partie du chemin. Après le bain, je pris en compagnie d’Eikichi mon petit déjeuner – un repas de poisson fraîchement pêché.
« Voulez-vous acheter des fleurs pour en faire l’offrande à la cérémonie, demain ? » dis-je à mon nouvel ami, qui s’apprêtait à s’en retourner, en lui mettant dans la main quelques pièces enveloppées dans un morceau de papier.
Quant à moi, je devais reprendre le bateau pour Tokyo dès le lendemain matin : j’avais épuisé mon pécule de voyage. Je prétextai quelque circonstance scolaire et les artistes, malgré leur insistance, ne purent me retenir.
Ayant dîné, moins de trois heures après le petit déjeuner je quittai seul la ville en me dirigeant vers le nord. Je franchis un pont, puis j’entrepris l’escalade du mont Shimoda-Fuji, du sommet duquel je dominais tout le port. Après cette excursion, je repassai à l’auberge de Kofu, pour y trouver les forains attablés autour d’un ragoût de poulet.
« N’en prendrez-vous pas une bouchée ? Le plat est souillé par les baguettes des femmes, bien sûr, mais cela vous fournirait une anecdote », dit la matrone, qui fit laver par Yuriko des baguettes qu’elle avait tirées de la malle d’osier.
Ils me prièrent, une fois encore, de remettre mon départ d’une demi-journée au moins, à cause de cet anniversaire qui tombait le lendemain, mais, alléguant mes obligations scolaires, je me gardai de céder.
« Alors, aux vacances d’hiver, nous irons vous chercher, tous ensemble, au bateau, répéta plusieurs fois la mère. Faites-nous savoir la date de votre arrivée. Nous vous attendrons. Ne descendez surtout pas dans une auberge. Nous irons vous chercher au bateau. »
Chiyoko et Yuriko se trouvant seules dans ma chambre un moment, j’en profitai pour leur proposer de m’accompagner au cinéma. « Je me sens mal, je suis faible d’avoir trop marché », fit Chiyoko en se pressant la main sur le ventre. Elle était pâle, en effet, et paraissait accablée de fatigue. Yuriko, confuse, baissait la tête.
La danseuse jouait au rez-de-chaussée avec l’enfant de l’auberge. Dès qu’elle m’aperçut, elle se suspendit au bras de la matrone, la harcelant pour obtenir l’autorisation de venir au cinéma, mais quand elle revint vers nous, l’air triste, elle disposa mes getas devant moi.
« Quoi ? Pourquoi ne pourrais-tu te faire inviter seule au cinématographe ? » intervint Eikichi, mais la femme n’y voulut consentir. Où était le mal ? Cette sévérité me parut extravagante.
Dans le vestibule, au moment de sortir, je vis la jeune fille qui caressait la tête du chien. Elle montrait un visage tellement froid, tellement indifférent que je n’osai même pas lui adresser la parole. Elle semblait avoir perdu jusqu’à la force de relever la tête pour me regarder.
Je me rendis donc seul à la salle de spectacle. Une commentatrice lisait à la lueur d’une petite lampe l’histoire qu’illustraient les images. Je sortis très vite pour revenir à l’auberge.
Je m’accoudai à ma fenêtre pour contempler longuement la ville sombre dans la nuit. Je crus entendre un bruit léger et continu dans le lointain. Alors, sans raison, je me mis à pleurer.
Le matin de mon départ, à sept heures, tandis que je prenais mon petit déjeuner, Eikichi m’interpella du chemin. Il portait un haori noir, imprimé dans le dos d’un emblème de famille – vêtement de cérémonie qu’il avait dû, supposai-je, revêtir pour assister à mon départ. Je m’aperçus qu’aucune des femmes de sa famille ne l’accompagnait et soudain le sentiment de ma solitude m’étreignit. Le jeune homme monta jusqu’à ma chambre.
« Elles voulaient, elles aussi, vous conduire au port, me dit-il, mais elles n’arrivent pas à s’éveiller parce qu’elles se sont couchées très tard hier soir. Je vous prie de les excuser. Elles disent qu’elles comptent absolument sur votre visite l’hiver prochain. »
C’était bien le vent froid d’un matin d’automne qui soufflait à travers la ville. En chemin, le jeune forain m’acheta quatre paquets de cigarettes de luxe, quelques kakis et des pastilles rafraîchissantes de la marque Kaôru. « C’est à cause de ma sœur qui s’appelle Kaoru, me dit-il avec un léger sourire. Je ne vous conseille pas les oranges pour le bateau, mais vous pouvez manger des kakis. C’est même efficace contre le mal de mer.
— Voulez-vous accepter ceci ? » demandai-je en retirant ma casquette que je lui posai sur la tête. Puis je sortis de mon sac ma coiffure de lycéen ; nous nous mîmes à rire tous deux tandis que je m’évertuais à en effacer les faux plis.
Nous approchions de l’embarcadère quand je reconnus, sur la plage, la danseuse accroupie ; cette silhouette m’émut profondément. Elle ne fit pas un geste avant que je sois arrivé près d’elle ; alors elle baissa la tête en gardant le silence. Elle avait conservé son fard de la nuit précédente, et cela me rendit encore plus sentimental. Le trait rouge du coin des yeux prêtait une fermeté puérile au visage dont l’expression me parut courroucée.
« Les autres viennent-elles aussi ? » demanda son frère.
Elle secoua la tête en signe de dénégation.
« Sont-elles toujours au lit ? »
Elle acquiesça du menton.
Tandis qu’Eikichi prenait mon billet de bateau et un ticket pour la vedette, je parlai de choses et d’autres à la jeune fille mais celle-ci gardait un silence obstiné, baissant les yeux sur l’embouchure du canal qui se déversait dans la mer. Tout au plus hocha-t-elle la tête quelques fois avant que j’aie fini de parler.
« Hé ! la vieille, dit alors un individu qui avait l’allure d’un terrassier, voilà l’homme qu’il nous faut. Monsieur l’étudiant, vous allez bien à Tokyo, n’est-ce pas ? me demanda-t-il dans le dialecte de la région. Auriez-vous la bonté de conduire cette vieille femme à Tokyo ? C’est un grand service que je vous demande là, mais je compte sur vous. Elle est bien malheureuse. Son fils qui travaillait dans la mine d’argent de Rendai-ji et sa femme viennent de passer d’une mauvaise grippe ; c’est une épidémie que nous avons eue. Ils ont laissé trois enfants ; on ne sait qu’en faire. Alors nous nous sommes consultés. Nous avons décidé de les envoyer dans le pays de la vieille. Son pays, c’est Mito. Comme elle ne sait rien, il faudrait que vous la mettiez dans le train d’Ueno, quand vous arriverez à Ryogan-jima. Cela va vous causer du dérangement, mais nous vous en prions les mains jointes. Regardez-les ! Est-ce qu’ils ne font pas pitié ? »
Sur le dos de la femme qui restait immobile, l’air ahuri, était ficelé un nourrisson. Deux jeunes enfants, l’une plus petite, l’autre un peu plus grande, âgées de trois et cinq ans, la tenaient par la main, à droite et à gauche. Je voyais dans son ballot crasseux et mal noué des boulettes de riz et des pruneaux salés. Cinq ou six mineurs s’efforçaient de la consoler. J’acceptai de grand cœur de m’en charger.
« Alors nous pouvons compter sur vous ? Ah merci ! Nous aurions dû les accompagner nous-mêmes jusqu’à Mito, mais cela ne nous est pas possible », vinrent me dire à tour de rôle les mineurs.
La vedette tanguait très fort. La danseuse, les lèvres farouchement serrées, l’air résolu, fixait les yeux ailleurs.
Je me retournai pour saisir l’échelle de corde. La jeune fille voulut me dire au revoir, mais elle n’y parvint pas, et se contenta d’incliner la tête une dernière fois. La vedette repartit vers le bateau.
Eikichi ne cessait d’agiter la casquette que je venais de lui offrir. Quand je fus au large, la danseuse se mit, elle aussi, à me faire des signes avec quelque chose de blanc.
Je m’accoudai sur la balustrade du vapeur et là, m’efforçai de ne pas détacher mes regards de Shimoda jusqu’au moment où, le bateau quittant la baie, l’extrémité méridionale de la presqu’île d’Izu me fut cachée. J’eus l’impression d’être séparé de la danseuse depuis longtemps.
J’allai jeter un coup d’œil vers la cabine de la vieille ; j’y trouvai beaucoup de gens qui formaient un cercle autour d’elle en lui prodiguant toutes sortes de consolations. Rassuré, j’entrai dans la cabine voisine. La mer de Sagami était houleuse. Je m’assis et il m’arriva de me trouver projeté par terre d’un côté ou de l’autre. Un matelot, allant de long en large, distribuait aux passagers de petites cuvettes en métal.
Je m’allongeai, me servant de ma sacoche pour poser la tête. L’esprit vide, j’avais perdu la notion du temps. Mes larmes se mirent à couler, tellement abondantes que je dus, ayant les joues froides, retourner mon oreiller improvisé.
Allongé tout près de moi se trouvait un autre garçon, le fils d’un directeur d’usine de Kazu, qui semblait éprouver de la sympathie pour moi, peut-être à cause de ma casquette de lycéen : il se rendait à Tokyo pour préparer l’examen d’entrée de l’établissement que moi-même je fréquentais.
Nous avions déjà bavardé un peu ; il m’interrogea :
« Vous serait-il arrivé malheur ?
— Non », lui répondis-je en toute franchise, je viens de quitter quelqu’un. » Il me regardait pleurer, mais pourtant je n’en éprouvais aucune gêne. Je ne pensais à rien. Il me semblait simplement que je m’endormais dans la fraîcheur d’un contentement serein.
Je ne vis pas tomber la nuit sur la mer. Pourtant des lumières brillaient sur Atami et sur Ajiro. J’étais transi, j’avais faim. Mon compagnon de voyage entama pour moi ses provisions – des boulettes de riz aux algues – emballées dans une écorce de pousses de bambou. Je dévorai son norimaki comme s’il ne s’agissait pas des provisions d’un autre. Puis je me couvris de son manteau. Je me trouvais dans un état d’esprit si limpide, si beau qu’il me devenait loisible d’accepter avec naturel n’importe quelle gentillesse.
Il me paraissait aussi tout naturel de conduire la vieille à la gare d’Ueno, le lendemain matin de bonne heure, et de lui prendre son billet pour Mito. Pour moi tout se fondait en harmonie.
La lampe de la cabine s’éteignit. Une odeur de poisson frais, de marée, montait vers le bateau et devenait plus intense. Il faisait complètement noir. Je me réchauffais à la tiédeur du corps de mon compagnon et je laissais couler mes pleurs. Ma tête se résolvait en eau claire, qui s’écoulait sans rien laisser en moi ; et j’en éprouvais une douceur paisible.