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Un tramway nommé désir

 

 

C’était une nouvelle aventure pour Jack sous deux aspects. Déjà, il n’était jamais allé en Autriche. Et il ne s’était certainement jamais rendu sur le terrain en tant qu’espion pour retrouver un commando d’assassins. Si l’idée de mettre un terme à l’existence d’individus qui aimaient tuer des Américains semblait une bonne chose derrière un bureau sis à West Odenton, Maryland, une fois dans le fauteuil 3A d’un Airbus A330, à onze mille mètres au-dessus de l’océan Atlantique, ça devenait soudain beaucoup plus coton. Enfin, Granger lui avait dit qu’il n’aurait pas vraiment grand-chose à faire. Et ça lui convenait parfaitement. Il savait encore tirer au pistolet – il s’entraînait au stand de tir du service de protection présidentielle, au centre de Washington, ou parfois à leur école de Beltsville, Maryland, si Mike Brennan était dans les parages. Mais Brian et Dom ne descendaient pas des gens à l’arme à feu, n’est-ce pas ? Pas en tout cas d’après le rapport du MI5 qui était arrivé sur son ordinateur. Un infarctus… comment diable simulait-on assez bien un infarctus pour pouvoir abuser un médecin légiste ? Il faudrait qu’il leur pose la question. À supposer encore qu’il y soit habilité.

Quoi qu’il en soit, la nourriture était meilleure que la moyenne pour de la tambouille servie en avion, et même une compagnie aérienne ne peut pas gâcher la gnôle tant qu’elle est encore en bouteille. Avec une bonne dose d’alcool, le sommeil vint assez vite, et son fauteuil de première était encore un bon vieux modèle à l’ancienne, pas un de ces nouveaux bidules avec cinquante options de position dont pas une seule n’était confortable. Comme d’habitude, la moitié des passagers devant lui regardaient des films toute la nuit. Chacun avait sa façon de supporter le choc du voyage, comme son père ne manquait pas d’appeler la chose. Celle de Jack Junior était de roupiller de bout en bout.

 

 

Le Wiener Schnitzel était excellent, comme l’étaient tous les vins locaux. « Je ne sais pas qui a préparé ça, mais il faudrait qu’il en cause à grand-père, conclut Dominic après l’ultime bouchée. Il pourrait peut-être lui apprendre deux ou trois trucs qu’il ignore encore.

– Le chef est sans doute italien, frérot, ou du moins, apparenté. » Brian éclusa son verre de l’excellent vin blanc local que le maître d’hôtel leur avait recommandé. Peut-être quinze secondes plus tard, ce dernier le remarqua et vint remplir le verre avant de se volatiliser à nouveau. « Merde, on aurait vite fait de s’habituer à cette cantine. C’est quand même autre chose que les rations de combat.

– Avec un peu de chance, il se pourrait bien que tu n’aies plus jamais à rebouffer ces saloperies.

– Sûr, si on continue dans ce métier », répondit Aldo, toutefois dubitatif. Ils étaient assis bien isolés dans leur alcôve. « Donc, alors qu’est-ce qu’on sait de notre nouveau sujet ?

– Un coursier, sans doute. Il transporte des messages dans sa tête – ceux qu’ils ne veulent pas envoyer via le Net. Ça aurait pu être utile de lui laver le cerveau, mais ce n’est pas le but de la mission. Nous avons un signalement, mais pas de photo ce coup-ci. C’est un peu ennuyeux. Le gars n’a pas l’air d’un gros poisson. C’est ennuyeux également.

– Ouais, je te comprends. Il aura dû embêter ceux qu’il ne fallait pas. Pas de pot. » Ses remords de conscience étaient du passé, mais il avait de plus en plus envie d’éliminer un plus gros poisson, plus près du sommet de la chaîne alimentaire. L’absence de photo pour identifier le sujet était certes un inconvénient. Ils devraient se montrer prudents. Pas question de se tromper de cible.

« Enfin, il ne s’est pas retrouvé sur la liste parce qu’il chantait trop fort à l’église, pas vrai ?

– Et ce n’est pas non plus le neveu du pape, acheva Brian. Je suis bien d’accord avec toi, vieux. » Il consulta sa montre. « Bon, c’est l’heure de se pieuter, frérot. Faut qu’on voie demain qui se ramène. Comment sommes-nous censés le retrouver ?

– Le message disait que c’est lui qui nous contactera. Merde, peut-être qu’il va descendre au même hôtel, qui sait ?

– Le Campus a quand même une drôle de notion de la sécurité, tu trouves pas ?

– Ouais, c’est pas comme dans les films. » Dominic étouffa un petit rire.

Il fit signe pour l’addition. Ils n’avaient pas pris de dessert. Dans un établissement tel que celui-ci, ça risquait d’être fatal. Cinq minutes encore, et ils étaient au lit.

 

 

« Tu te crois malin, hein ? » demanda Hendley. Il était en conversation avec Granger, tous deux sur la ligne cryptée de leur domicile respectif.

« Gerry, tu m’as dit d’envoyer un spécialiste du renseignement, d’accord ? Qui d’autre pouvions-nous enlever à Rick ? Tout le monde n’arrête pas de me dire à quel point ce gamin est brillant. OK, eh bien, qu’il brille sur le terrain.

– Mais c’est un bleu, protesta Hendley.

– Et pas les jumeaux ? » rétorqua Granger, du tac au tac. Mouché. Désormais, tu me laisseras gérer ma boutique comme je l’entends, pensa-t-il, le plus fort possible. « Gerry, il ne va pas se salir les mains et, à la sortie, cela fera sans doute de lui un meilleur analyste. Il a un lien de parenté avec eux. Ils le connaissent. Il les connaît. Ils lui feront confiance et croiront ce qu’il a à leur dire. Et Tony Wills soutient qu’il est le plus brillant jeune analyste qu’il ait vu depuis qu’il a quitté Langley. Bref, il est parfait pour la mission, non ?

– Il est trop jeune dans le métier. » Mais Hendley savait qu’il perdait la partie.

« Qui ne l’est pas, Gerry ? Si nous avions des gars disponibles avec de l’expérience dans ce domaine, ils feraient partie de notre équipe.

– Si jamais ça merde…

– Alors, je pars en fumée. Je le sais. Bon, tu me laisses regarder la télé, à présent ?

– On se voit demain, dit Hendley.

– Bonne nuit, vieux. »

 

 

Honeybear surfait sur le Net, bavardant avec une certaine Eisa K69 qui disait avoir vingt-trois ans, mesurer un mètre soixante pour cinquante-quatre kilos, avec des mensurations correctes mais pas exceptionnelles, des cheveux bruns, des yeux bleus, et un esprit inventif et pervers. Elle était également bonne dactylo. En fait, même si Fa’ad n’avait aucun moyen de le savoir, c’était un homme, cinquante ans, comptable, à moitié saoul et plutôt seul. Ils bavardaient en anglais. La « fille » à l’autre bout de la ligne disait qu’« elle » était secrétaire à Londres. Une ville que le comptable autrichien connaissait bien.

« Elle » était assez réelle pour Fa’ad, qui bientôt se prit au jeu de son fantasme. Ce n’était pas aussi bien qu’une vraie femme, et de loin, mais Fa’ad était prudent dans l’assouvissement de ses passions en Europe. On ne pouvait jamais savoir si la fille dont on louait les services n’appartenait pas au Mossad et ne serait pas tout aussi ravie de vous la couper que de se la fourrer dans la chatte. Il ne redoutait pas tant que ça la mort mais, comme tous les hommes, il avait effectivement peur de la souffrance.

Quoi qu’il en soit, le fantasme dura près d’une demi-heure, et le laissa suffisamment repu pour qu’il prenne note du contact au cas où « elle » réapparaîtrait sur le réseau. Il ne pouvait pas se douter qu’un comptable tyrolien l’avait inscrit lui aussi dans son fichier de contacts avant de retrouver son lit solitaire et froid.

 

 

Quand Jack s’éveilla, les stores des hublots étaient relevés et laissaient apparaître les teintes gris violacé de montagnes, près de sept mille pieds en dessous. Sa montre lui apprit qu’il était à bord depuis bientôt huit heures, dont sans doute six de sommeil. Pas si mal. Il avait une légère migraine à cause du vin, mais le café du réveil était excellent, tout comme la croissanterie, qui se combinèrent pour le mener dans un état de semi-veille alors que le vol 94 s’apprêtait à atterrir.

L’aéroport n’était pas si grand que ça, si l’on considérait que c’était le principal point d’entrée d’un État souverain, mais l’Autriche avait à peu près la population de New York, qui disposait de trois aéroports. L’appareil se posa dans un chuintement et le commandant de bord les accueillit sur sa terre natale, leur annonçant qu’il était neuf heures cinq, heure locale. Donc il aurait une journée pour rattraper un sérieux décalage horaire mais, avec un peu de chance, il serait à peu près opérationnel le lendemain.

Il passa sans encombre les formalités d’immigration – le vol n’avait été qu’à moitié plein -, récupéra ses bagages et sortit de l’aérogare prendre un taxi.

« Hôtel Impérial, je vous prie.

– Où ça ? demanda le chauffeur.

– Hôtel Impérial », répéta Ryan.

Le chauffeur réfléchit un moment. « Ach, so, Hôtel Impérial, ja ?

– Das ist richtig », lui assura Junior qui se cala contre le dossier pour profiter du trajet. Il avait cent euros sur lui et supposa que ça devrait suffire, sauf si le gars avait suivi les cours de l’école des taxis new-yorkais. De toute manière, il y aurait des distributeurs de billets dans les rues.

Le trajet prit une demi-heure, au milieu de la cohue de l’heure de pointe. À une ou deux rues de l’hôtel, il passa devant un concessionnaire Ferrari, ce qui était une nouveauté pour lui : il n’avait vu jusqu’ici des Ferrari qu’à la télé et s’était demandé, comme tout jeune homme de son âge, quel effet ça pouvait faire d’en conduire une.

Le personnel de l’hôtel l’accueillit comme un prince à sa descente du taxi et le conduisit à une suite au troisième dont le lit lui parut certes fort accueillant. Il commanda aussitôt un petit déjeuner et déboucla ses valises. Puis il se rappela ce qu’il faisait ici et décrocha le téléphone, demandant à la réception qu’on lui passe la chambre de Dominic Caruso.

« Allô ? » C’était Brian. Dom était sous la douche plaquée or.

« Salut, cousin, c’est Jack, entendit-il au bout du fil.

– Jack qui ?… une minute… Jack ?

– Je suis à l’étage au-dessus, marine. Mon avion est arrivé il y a une heure. Monte me voir, qu’on puisse causer.

– D’accord. Laisse-moi dix minutes, dit Brian avant de se diriger vers la salle de bains. Enzo, tu devineras jamais qui est au-dessus.

– Qui ? demanda Dominic, en finissant de s’essuyer.

– Je te réserve la surprise, vieux. » Brian réintégra le salon, sans trop savoir s’il devait rire ou dégueuler tandis qu’il parcourait l’International Herald Tribune.

 

 

« Putain de merde, tu te fous de nous, lâcha Dominic quand la porte s’ouvrit.

– Tu devrais voir les choses de mon côté, Enzo, répondit Jack. Allez, entrez.

– La bouffe est bonne au Motel 6, hein ? observa Brian, suivant son frère.

– À vrai dire, je préfère l’Holiday Inn Express. J’avais besoin d’ajouter un diplôme à mon CV, tu vois ? » rit Jack avant de leur faire signe de s’asseoir. « Il me reste du café.

– Ils savent le faire, ici. Je vois que tu as découvert les croissants. » Dominic se servit une tasse avant d’en voler un. « Putain mais pourquoi c’est toi qu’ils ont envoyé ?

– J’imagine que c’est parce que vous me connaissez tous les deux, dit Junior en beurrant son second croissant. Vous savez quoi, vous me laissez finir de déjeuner, puis on pourra faire un tour jusqu’au concessionnaire Ferrari, à côté, et on parlera de tout ça. Qu’est-ce que vous pensez de Vienne ?

– On est juste arrivés hier après-midi, Jack, l’informa Dominic.

– Je l’ignorais. Je crois savoir toutefois que vous n’avez pas perdu votre temps à Londres.

– C’était pas mal, en effet, répondit Brian. Mais on t’en causera plus tard.

– D’accord. » Jack continua son petit déjeuner tandis que Brian retournait à son International Herald Tribune. « Ils en font toujours tout un plat à la maison avec ces attentats. J’ai dû me déchausser à l’aéroport. Veine que j’aie eu des chaussettes propres. On dirait qu’ils essaient de voir si quelqu’un ne cherche pas à quitter précipitamment le pays.

– Ouais, c’était vraiment moche, tout ça, observa Dominic. T’as quelqu’un dans tes connaissances qui s’est fait buter ?

– Non, Dieu merci. Même papa n’a eu personne, et pourtant, avec tout le monde qu’il connaît dans le milieu de la finance… Et vous, les gars ? »

Brian le regarda d’un drôle d’air. « Nous non plus, personne qu’on connaissait. » Il espéra que l’âme du jeune David Prentiss n’en serait pas froissée.

Jack finit son dernier croissant. « Le temps de prendre une douche, et je vous laisse me servir de guide. »

Brian termina son journal et alluma la télé sur CNN – la seule chaîne américaine disponible à l’Impérial -pour regarder le bulletin de cinq heures à New York. Les dernières victimes avaient été inhumées la veille et les journalistes demandaient aux familles éplorées comment elles supportaient la perte de leurs proches. Quelle question conne ! ragea le marine. Comme s’il fallait retourner le couteau dans la plaie ! De leur côté les politiciens déliraient sur le thème de y-a-qu’a-y-faut.

Eh bien, songea Brian, c’est ce qu’on fait pour vous, les gars. Mais si jamais ils le découvraient, sûr qu’ils en chieraient dans leur culotte de soie. Ce qui n’était pas pour lui déplaire. Quelqu’un devait rattraper la balle au bond, et c’était désormais son boulot.

 

 

Au Bristol, Fa’ad se réveillait tout juste. Lui aussi avait commandé du café et des croissants. Il devait retrouver un coursier le lendemain pour recevoir de lui un message qu’il retransmettrait à son tour le moment venu. L’organisation opérait avec un maximum de sécurité pour ses communications importantes. Quant aux messages réellement sérieux, ils n’étaient transmis que de vive voix. Les messagers ne connaissaient que leurs homologues à chaque bout de la chaîne, ce qui limitait les cellules à trois individus seulement, encore une leçon apprise de feu l’espion du KGB. Le message provenait de Mahmoud Mohammed Fadhil qui arrivait du Pakistan. Un tel système pouvait être cassé mais seulement au terme d’un long et pénible travail de police qui pouvait être aisément réduit à néant pourvu qu’un seul individu se retire de la chaîne. Le problème est que ce retrait imprévu d’un seul maillon pouvait empêcher un message d’atteindre sa destination, mais cela ne s’était pas encore produit, et l’on espérait que ça continuerait. Ce n’était somme toute pas une mauvaise vie pour Fa’ad. Il voyageait beaucoup, toujours en première, ne descendait que dans des hôtels cinq étoiles et, dans l’ensemble, tout cela était plutôt agréable. Il en éprouvait à l’occasion un brin de culpabilité. D’autres accomplissaient ce qu’il jugeait être des actes admirables et dangereux, mais lorsqu’il avait pris le boulot, on lui avait expliqué que l’organisation ne pouvait fonctionner sans lui et ses onze camarades, ce qui était excellent pour son moral. Tout comme de savoir que sa fonction, bien que de première importance, restait également assez sûre. Il recevait des messages et les faisait passer, souvent aux agents mêmes, qui tous le traitaient avec le plus grand respect, comme s’il était lui-même l’auteur des instructions pour la mission – ce dont il ne cherchait pas à les dissuader. C’est ainsi qu’en deux jours il avait reçu de nouveaux ordres de transfert, que ce soit pour son collègue le plus proche géographiquement – Ibrahim Salihal Adel, basé à Paris – ou pour un autre agent, pour l’heure inconnu. Il saurait de qui il s’agissait et procéderait aux transmissions nécessaires, avant d’agir ensuite en conséquence. Le boulot était à la fois ennuyeux et passionnant, et entre les horaires confortables et le risque zéro pour sa personne, c’était décidément facile d’être un héros du mouvement, comme il aimait à se considérer parfois.

 

 

Ils prirent à pied le Kartner Ring en direction de l’est ; presque tout de suite, le boulevard obliquait au nord-est en prenant le nom de Schubertring. Sur le trottoir nord se trouvait le concessionnaire Ferrari.

« Alors, les gars, où vous en êtes ? » demanda Jack. Ils étaient en pleine rue mais, avec la circulation alentour, ils ne risquaient pas d’être espionnés par un micro.

« Deux de moins. Encore un à éliminer, ici même à Vienne, puis on repart, pour je ne sais où. Je pensais plus ou moins que tu serais au courant », observa Dominic.

Jack hocha la tête. « Négatif. On m’a pas briefé là-dessus.

– Pourquoi t’ont-ils envoyé ? » Cette fois, c’était Brian.

« Je suis censé anticiper vos décisions, je suppose. Vous fournir des tuyaux et jouer en quelque sorte les consultants. C’est en tout cas ce que m’a dit Granger. Je sais ce qui s’est passé à Londres. On a eu des tas d’infos confidentielles des Rosbifs – enfin, indirectement. Le cas a été classé comme une banale crise cardiaque. Pour Munich, je ne sais pas grand-chose. Qu’est-ce que vous pouvez me dire ? »

Ce fut Dominic qui répondit. « Je l’ai eu à la sortie de la mosquée. Il s’est écroulé sur le trottoir. Une ambulance est arrivée. Les secouristes l’ont soigné sur place puis emmené à l’hosto. C’est tout ce que je sais.

– Il est mort. On l’a su par une interception, leur dit Ryan. Il était accompagné par un certain "Honeybear" sur le Net. Celui-ci a vu son pote s’effondrer et l’a signalé à un gars portant le pseudo MoHa56, installé quelque part en Italie, croit-on. Le type de Munich – au fait, il s’appelait Atef – était un agent recruteur et un coursier. On sait qu’il a recruté un des tireurs de la semaine dernière. Donc, vous pouvez avoir la certitude qu’il avait mérité sa place sur la liste.

– On sait. Ils nous l’avaient dit, indiqua Brian.

– Comment les éliminez-vous, au juste ?

– Avec ça. » Dominic sortit le stylo en or de sa poche de veston. « Tu sors l’aiguille en faisant pivoter la pointe, comme ça, et tu la plantes si possible dans le cul. Ça injecte une substance appelée succinylcholine, et le truc gâche franchement la journée du gars. La drogue se métabolise dans le sang même après la mort et elle est quasiment indétectable, sauf si le médecin légiste est un génie, et un génie chanceux, qui plus est.

– Ça paralyse ?

– Ouaip. Il s’effondre, incapable de respirer. Faut une trentaine de secondes pour que le produit fasse effet : le gars tombe raide, et ensuite ce n’est plus qu’une question de mécanique. Ça ressemble a posteriori à un infarctus et les examens de labo le confirment, en plus. Parfait pour ce qu’on veut faire.

– Merde, souffla Jack. Alors comme ça, vous étiez à Charlottesville, aussi, hein ?

– Ouais. » C’était Brian « Pas vraiment marrant. J’ai un môme qui m’a clamsé dans les bras, Jack. C’était franchement dur.

– Ouais, jolis cartons, quand même.

– Ils n’étaient pas très malins, tempéra Dominic. Pas plus que des loubards. Aucun entraînement. Ils n’assuraient même pas leurs arrières. Je suppose qu’ils s’étaient imaginé que c’était pas nécessaire, avec des armes automatiques. Mais les faits leur ont donné tort. On a eu du bol, malgré tout… Putain ! observa-t-il, alors qu’ils approchaient des Ferrari.

– Merde, c’est vrai qu’elles sont chouettes », confirma d’emblée Jack. Même Brian était impressionné.

« Ça, c’est la vieille, leur expliqua Dominic. La 575M. V-12, cinq cents chevaux, six vitesses, deux cent vingt mille billets pour avoir le droit de partir avec. Mais celle qui est vraiment cool, c’est la Ferrari Enzo. Une vraie bombe, les mecs. Six cent soixante chevaux. Même qu’ils l’ont baptisée de mon nom. Vous la voyez, là-bas, à l’angle opposé ?

– Combien, celle-là ? demanda Junior.

– Plus près de sept cent mille que de six cents. Mais si tu veux taper au-dessus, faudra que t’appelles Lockheed, à Burbank. » Et il est vrai que les deux prises d’air, à l’avant, faisaient penser à des tuyères de réacteurs. Tout l’engin ressemblait au moyen de transport personnel du richissime tonton de Luke Sky-walker.

« On s’y connaît toujours autant en bagnoles, hein ? » observa Jack. Un jet privé devait sans doute biberonner moins, mais c’est vrai que la bagnole avait l’air cool.

« Il aimerait mieux dormir avec une Ferrari qu’avec Grâce Kelly », ricana Brian. Ses propres priorités étaient un peu plus classiques, bien sûr.

« Une voiture, c’est plus fidèle qu’une fille, les mecs. » Ce qui était sa version personnelle de la fidélité. « Merde, je parie que cette choute doit tracer rudement vite.

– Tu pourrais passer ta licence de pilote privé », suggéra Jack.

Dominic hocha la tête. « Nân. Trop dangereux.

– Putain, le con… » Jack faillit éclater de rire. « Comparé à ce que t’es en train de faire ?

– Junior, ça, j’en ai l’habitude, tu vois ?

– Si tu le dis, vieux. » Jack se contenta de secouer la tête. Merde, c’étaient de chouettes bagnoles. Il aimait bien son Hummer. Dans la neige, il pouvait passer partout, dans une collision sur la nationale, il s’en tirerait gagnant, et si l’engin n’était pas franchement sport, quelle importance ? Mais le petit garçon qui sommeillait en lui pouvait comprendre l’étincelle qu’il lisait dans le regard de son cousin. Si Maureen O’Hara avait été une voiture, peut-être aurait-elle été l’une de celles-ci. D’ailleurs le rouge de la carrosserie se serait bien assorti à la couleur de ses cheveux. Au bout de dix minutes, Dominic estima qu’il avait assez bavé et il reprit son chemin.

« Donc, on sait tout ce qu’on peut savoir sur le sujet, excepté la tête qu’il a ? demanda Brian, au bout de quelques pas.

– Exact, confirma Jack. Mais selon toi, combien d’Arabes sont descendus au Bristol ?

– Il y en a un paquet à Londres. Non, le truc, ça va être de réussir à identifier le sujet. Accomplir le boulot en pleine rue ne devrait pas être trop difficile. »

Et un coup d’œil alentour révéla que ça semblait probable. La circulation n’était pas aussi dense qu’à New York ou à Londres, mais ce n’était pas non plus Kansas City la nuit tombée, et remplir la mission en plein jour avait ses attraits. « J’imagine qu’on planquera à l’entrée principale et près de l’entrée latérale, s’il y en a une. Est-ce que tu peux voir si tu peux obtenir plus de données du Campus ? »

Jack consulta sa montre et fit le calcul mental. « Ils devraient ouvrir la boutique d’ici deux heures à peu près.

– Alors, vérifie ton courrier électronique, lui dit Dominic. Nous, on va faire un tour et chercher un sujet qui réponde au signalement.

– D’accord. » Ils traversèrent la rue et reprirent la direction de l’hôtel. De retour dans sa chambre, Jack se laissa tomber sur le lit et fit un somme.

 

 

Il n’avait rien à faire pour le moment, songea Fa’ad, alors autant prendre un peu l’air. Vienne avait tant à offrir et il n’avait pas encore vu tout ce qu’il y avait à voir. Aussi s’habilla-t-il convenablement, comme un homme d’affaires, avant de sortir.

 

 

« Bingo, Aldo. » Dominic était physionomiste comme tous les flics et ils lui étaient quasiment rentrés dedans.

« N’est-ce pas…

– Si ! Le copain d’Atef à Munich. Tu veux parier que c’est notre gars ?

– Pari de dupe, frérot. » Dominic répertoria la cible : Arabe en diable, taille moyenne, un mètre soixante-quinze environ, carrure plutôt élancée, soixante-dix kilos, cheveux bruns, yeux noisette, nez légèrement proéminent, tenue classique et coûteuse, le genre homme d’affaires, démarche assurée. Ils s’approchèrent à moins de trois mètres, évitant de le fixer, même derrière leurs lunettes noires. On t’a eu, connard. Qui que soient ces types, ils ne savaient pas qu’on pouvait se cacher en pleine rue. Les jumeaux gagnèrent un angle.

« Merde, plutôt fastoche, observa Brian. Et maintenant ?

– On attend que Jack contacte la maison mère et, en attendant, on reste tranquilles, Aldo.

– Bien reçu, compris, frérot. » Machinalement, il vérifia dans sa poche que le stylo en or était bien en place, comme il aurait pu vérifier l’étui de son automatique Beretta M9 lorsqu’il était en uniforme et sur le terrain. Il se faisait l’effet d’un lion invisible dans une savane kenyane pleine de wildebeest. Ce n’était guère mieux. Il pouvait se choisir le gibier qu’il voulait tuer et dévorer, et le pauvre bougre ne se rendrait même pas compte qu’il était pisté. Il se demanda si les collègues de leur bonhomme percevraient l’ironie de voir une telle tactique utilisée contre eux. Ce n’était pas ainsi que les Américains étaient habitués à agir, mais d’un autre côté, toute cette mythologie du règlement de comptes dans la rue principale à midi était un truc inventé par Hollywood, n’est-ce pas ? Le boulot d’un lion, ce n’était pas de risquer sa vie, et, comme on leur avait dit pendant leur instruction, si vous vous retrouviez dans un combat à la loyale, c’est que vous ne l’aviez pas bien préparé auparavant. Le combat à la loyale, c’était bon aux Jeux olympiques, mais on n’était pas aux JO. Aucun chasseur de grands fauves ne s’avançait devant un lion en faisant du bruit et en brandissant un sabre. Non, il faisait ce qui était sensé : il se planquait derrière une souche et réglait ça avec un fusil à deux cents mètres de distance. Même les guerriers massai du Kenya, pour qui tuer un lion était le rite de passage à l’âge adulte, avaient le bon sens de le faire par petites escouades de dix et, dans le lot, il n’y avait pas que des adolescents, pour être sûrs que c’était bien la queue du lion qu’ils ramèneraient au kraal. La question n’était pas d’être brave mais d’être efficace. Faire ce boulot était déjà bien assez dangereux. Alors, vous faisiez de votre mieux pour éliminer tout facteur de risque inutile. C’était un travail, pas un sport.

« On l’élimine ici, en pleine rue ?

– Ça a déjà marché, Aldo, non ? J’imagine pas qu’on puisse le frapper au beau milieu des salons de l’hôtel.

– Capito, Enzo. Bon, à présent, qu’est-ce qu’on fait ?

– On joue les touristes, j’imagine. L’opéra a l’air assez imposant. Allons y jeter un œil… les affiches disent qu’ils donnent la Walkyrie de Wagner. Je ne l’ai jamais vu, ce truc-là.

– Moi, je n’ai jamais vu d’opéra de ma vie. Je suppose que je devrais un de ces jours ; ça fait partie de l’âme italienne, non ?

– Oh ouais, j’ai de l’âme à revendre, mais j’ai un faible pour Verdi.

– Mon cul. Quand est-ce que t’es allé à l’opéra, toi ?

– J’en ai quelques-uns en CD », répondit Dominic avec un sourire. Il se trouva que le bâtiment de l’opéra était un exemple superbe d’architecture impériale, conçu et construit comme si Dieu en personne devait assister aux représentations, et entièrement recouvert d’écarlate et d’or. Quels qu’aient pu être les défauts de la maison des Habsbourg, elle avait fait preuve d’un goût impressionnant. Dominic songea fugitivement à visiter aussi les cathédrales mais décida que ce ne serait pas approprié, vu la raison de leur présence ici. Au total, ils se promenèrent deux bonnes heures avant de regagner l’hôtel et de remonter dans la chambre de Jack.

« Rien du côté de la maison mère, leur annonça le cousin.

– Pas grave. On a vu le gars. C’est une vieille connaissance de Munich », rapporta Brian. Ils allèrent dans la salle de bains ouvrir les robinets, ce qui provoquerait assez de bruit pour saturer d’éventuels micros espions. « C’est un copain de M. Atef. Il était là quand on l’a dézingué à Munich.

– Comment pouvez-vous en être certains ?

– À cent pour cent, on peut pas – mais quelles sont les chances qu’il se retrouve dans les deux villes, et en plus dans le bon hôtel, mec ? raisonna Brian.

– Cent pour cent, ce serait mieux, à coup sûr, objecta Jack.

– Je suis bien d’accord, mais quand t’es du bon côté de mille contre un, tu mets l’argent sur la table et tu lances le dé, répondit Dominic. D’après les règles du Bureau, il est à tout le moins un complice identifié, quelqu’un qu’on prend à part pour l’interroger. Donc, il est sans doute pas venu ici quêter pour la Croix-Rouge, vois-tu ? » L’agent marqua un temps. « OK, c’est pas du cent pour cent, mais c’est le mieux qu’on ait, et je crois que ça vaut le coup de parier dessus. »

C’était l’heure de vérité pour Jack. Avait-il autorité pour leur donner ou non le feu vert ? Granger ne l’avait pas dit. Il devait juste servir de soutien logistique aux jumeaux. Mais qu’est-ce que ça signifiait au juste ? Super. Il avait un poste sans description de poste, et sans autorité définie. Ça ne tenait pas trop debout. Il se souvint de son père disant que les gradés du QG n’étaient pas censés anticiper les actions des hommes sur le terrain, parce que leurs hommes avaient des yeux et qu’ils étaient censés avoir été entraînés à penser tout seuls. Mais, dans ce cas précis, son entraînement était sans doute aussi bon que le leur. En revanche, il n’avait pas vu le visage de l’individu en question ; eux, si. S’il leur signifiait un refus, ils pouvaient très bien lui dire de se le mettre quelque part et, comme il ne disposait d’aucun pouvoir sur eux, ils marqueraient le point, et lui serait là, comme un gland, à se demander qui avait tort et qui avait raison. Le boulot d’espion lui apparaissait soudain bien imprévisible et il se retrouvait coincé au beau milieu du marécage sans même un hélico pour venir le tirer de là.

« OK, les gars, c’est votre mission. » Jack avait un peu l’impression de se défiler, et plus encore quand il crut bon d’ajouter : « N’empêche, je me sentirais plus à l’aise si on était sûrs à cent pour cent.

– Et moi, donc. Mais comme je t’ai dit, mec, à mille contre un, moi, je parie. Aldo ? »

Brian réfléchit un instant puis acquiesça. « Ça marche pour moi. Le gars avait l’air très préoccupé par son pote à Munich. S’il est dans le camp des bons, il a quand même de drôles d’amis. Alors, on lui règle son affaire.

– OK. » Jack soupira, s’inclinant devant l’inéluctable. « Quand ?

– Aussitôt que possible », répondit Brian. Son frère et lui discuteraient de tactique plus tard, mais Jack n’avait pas besoin d’en savoir plus.

 

 

Fa’ad décida qu’il avait de la chance. Il était vingt-deux heures quatorze. Il venait de recevoir un message instantané d’Eisa K69 qui de toute évidence avait gardé un aimable souvenir de lui.

qu’est-ce qu’on va faire ce soir ? demanda-t-il à « sa » correspondante.

j’ai réfléchi. imagine que nous sommes dans un de ces klager. Je suis une juive et tu es le kommandant… je n’ai pas envie de mourir avec les autres et je t’offre du plaisir en échange de la vie sauve…, lui proposa-t-elle.

Il aurait pu difficilement rêver fantasme plus agréable, vas-y, tu commences, tapa-t-il.

Et cela se poursuivit ainsi pendant un certain temps jusqu’à : je t’en supplie, je t’en supplie, je ne suis pas une autrichienne. je suis une étudiante en musique américaine bloquée ici par la guerre…

De mieux en mieux, ah oui ? j’en ai entendu pas mal sur les juives américaines et leur comportement de putes…

Et cela continua ainsi une heure durant. À la fin, il l’envoya quand même à la chambre à gaz. Après tout, c’était à ça qu’étaient bons les juifs, non ?

 

 

Comme de juste, Ryan était incapable de dormir. Son organisme ne s’était pas encore acclimaté aux six heures de décalage, malgré tout le temps de sommeil passé dans l’avion. La résistance de leurs équipages avait toujours été un mystère pour lui, même s’il les soupçonnait de rester tout bêtement synchronisés avec l’endroit où ils vivaient d’habitude et de négliger celui où ils se trouvaient à un moment donné. Mais pour ça, il fallait rester constamment mobile, et ce n’était pas son cas.

Il alluma donc son ordinateur et se connecta pour faire une recherche Google sur l’islam. Le seul musulman qu’il connaissait était le prince Ali d’Arabie Saoudite et ce n’était pas un fou. Il s’entendait même bien avec la petite sœur de Jack, la timide Katie, qui trouvait fascinante sa barbe impeccablement taillée. Il put télécharger le Coran et se mit à le lire. Le Saint Livre comportait cent quatorze sourates, divisées en versets, comme sa Bible. Bien entendu, il regardait rarement celle-ci, la lisait encore moins, parce que, en bon catholique, il comptait sur les prêtres pour lui en exposer les parties essentielles et lui éviter d’avoir à se taper qui avait engendré qui – ça avait pu être intéressant, et même amusant, dans le temps, mais plus aujourd’hui, à moins d’être porté sur la généalogie, qui n’était pas vraiment un sujet de conversation au dîner chez les Ryan. De toute façon, tout le monde savait que chaque Irlandais descendait d’un voleur de chevaux qui avait fui le pays pour éviter la pendaison par les infâmes envahisseurs britanniques. Toute une série de guerres en avait découlé, dont une avait failli d’un cheveu empêcher sa propre naissance à Annapolis.

C’est dix minutes plus tard qu’il se rendit compte que le Coran était à peu près la copie conforme, mot pour mot, de tout ce qu’avaient scribouillé les prophètes juifs, inspirés ou non par Dieu, bien sûr, puisqu’ils le disaient. Idem pour ce fameux Mahomet : Dieu lui aurait parlé et, jouant les secrétaires particuliers, il avait consigné tout ça par écrit. Dommage qu’ils n’aient pas eu à l’époque une caméra vidéo et un magnétoscope pour enregistrer tous ces oiseaux, mais voilà, ça n’existait pas, et comme le lui avait expliqué un curé à Georgetown, la foi, c’est la foi, et soit on croit, comme on est censé le faire, soit on ne croit pas.

Jack croyait en Dieu, bien sûr. Ses parents lui avaient enseigné les rudiments de la religion, lui avaient fait fréquenter des écoles catholiques, il avait appris les prières et les rites ; et il avait fait sa première communion, s’était confessé – l’acte de « Réconciliation » comme disait à présent l’Église de Rome – puis avait passé sa confirmation. Mais cela faisait un bout de temps qu’il n’était plus entré dans un lieu de culte. Ce n’était pas qu’il soit contre l’Église, simplement il avait grandi, et peut-être que ne plus y aller était un moyen (idiot) de montrer à papa et maman qu’il était désormais apte à décider tout seul comment il désirait mener sa vie et que papa et maman ne pouvaient plus lui donner d’ordres.

Il nota que, nulle part dans la cinquantaine de pages qu’il avait parcourues, on ne parlait de tuer des innocents pour pouvoir baiser les femmes se trouvant parmi eux, une fois au paradis. La peine pour le suicide était équivalente à celle évoquée par sœur Frances Mary en cours élémentaire. Le suicide était un péché mortel qu’on avait tout intérêt à éviter parce qu’on ne pouvait pas aller se confesser ensuite pour s’en laver l’âme. L’islam disait qu’avoir la foi, c’était bien, mais qu’il ne suffisait pas de la penser. Il fallait aussi la vivre. Un bon point, là, surtout vu selon l’enseignement catholique.

Au bout d’une heure et demie de lecture, il parvint à la conclusion assez évidente que le terrorisme avait à peu près autant à voir avec la religion islamique qu’avec les catholiques et protestants irlandais. Adolf Hitler, disaient ses biographes, s’était toujours dit catholique, jusqu’au moment où il s’était fait sauter la cervelle – à l’évidence, il n’avait pas connu sœur Frances Mary, sinon, il aurait réfléchi avant. Mais ce bonhomme était manifestement cinglé. Donc, si Jack avait bien lu, Mahomet aurait sans doute démoli les terroristes. Ç’avait été un type correct, honorable. On ne pouvait pas en dire autant de tous ses disciples, toutefois, et c’était de ceux-là que les frangins et lui devaient s’occuper.

Toute religion pouvait être déformée par la première bande de cinglés venue, songea-t-il en bâillant, et l’islam ne faisait pas exception à la règle.

« Faudra que j’en lise un peu plus, se dit-il en gagnant son lit. Ouais, faudra. »

 

 

Fa’ad s’éveilla à huit heures trente. Il devait rencontrer Mahmoud aujourd’hui, juste au bout de la rue, au drugstore. De là, ils prendraient un taxi – direction sans doute un musée – pour y effectuer le transfert de message ; il apprendrait ainsi ce qui était censé arriver et ce qu’il aurait à faire pour cela. C’était vraiment dommage qu’il n’ait pas sa résidence personnelle. Les hôtels étaient certes confortables, surtout avec leur service de blanchissage, mais là, il frisait le seuil limite.

Le petit déjeuner arriva. Il remercia le serveur et lui refila deux euros de pourboire, puis il lut le journal posé sur la desserte. Rien d’important ne semblait se produire. Il y avait des élections en Autriche et chaque camp débinait avec entrain le camp adverse, comme il semblait de mise dans tout jeu politique en Europe. C’était quand même plus prévisible chez lui, et plus facile à comprendre. À neuf heures du matin, il alluma la télé et il se surprit à consulter sa montre avec une fréquence croissante. Ces rendez-vous l’avaient toujours rendu un peu nerveux. Et si le Mossad l’avait identifié ? La réponse était évidente : ils le tueraient sans plus d’arrière-pensée que s’ils écrasaient un insecte.

 

 

Dehors, Dominic et Brian se promenaient, sans but défini, c’est du moins l’impression qu’ils auraient donnée à un observateur quelconque. Le problème était qu’ils n’étaient pas seuls. Il y avait un kiosque à journaux juste au pied de l’hôtel, et le Bristol avait des chasseurs. Dominic envisagea de s’appuyer contre un réverbère pour lire un journal, mais c’était bien l’unique chose qu’on leur avait dit de ne pas faire à l’école du FBI, parce que même les espions avaient vu des films où les comédiens faisaient toujours ça. Et donc, que ce soit professionnel ou pas, réaliste ou pas, le monde entier était conditionné à se méfier de tout individu qui lisait un journal appuyé à un réverbère. Suivre un gars déjà dehors sans se faire repérer était un jeu d’enfant comparé à attendre qu’il sorte. Dominic soupira et continua de marcher.

Brian pensait à peu près la même chose. Il se disait que des cigarettes l’aideraient bien dans des moments pareils. Ça vous donnait quelque chose à faire, comme dans les films, Bogart et ses clous de cercueil sans filtre – qui avaient du reste fini par le tuer. Pas de veine, Bogie, songea Brian. Le cancer, ça devait être une vraie saloperie. Lui-même ne donnait pas vraiment à ses cibles la bénédiction du printemps, mais au moins, avec lui, ça ne traînait pas des mois, juste quelques minutes, au plus, et le cerveau criait rideau. D’un autre côté, ses victimes l’avaient cherché d’une manière ou d’une autre. Peut-être qu’elles ne partageraient pas ce point de vue, mais on devait toujours faire gaffe aux ennemis qu’on se faisait. Tous n’étaient pas des moutons bêlants et sans défense. Et la surprise, c’était toujours vache. Le meilleur atout dont on pouvait disposer sur le champ de bataille : l’effet de surprise. Si vous surpreniez l’autre gars, il n’avait pas la moindre chance de répliquer et c’était tant mieux parce que tout ça, c’était purement professionnel, rien de personnel. Comme un agneau à l’abattoir, il entrait dans une petite stalle, et même s’il levait les yeux juste à temps pour apercevoir le gars avec son marteau pneumatique, après ça, c’était un aller simple pour le paradis du bétail, où l’herbe est toujours verte et l’eau toujours fraîche, et où ne rôde aucun loup…

T’as l’esprit qui bat la campagne, Aldo, se dit soudain Brian. Les deux côtés de la rue étaient équivalents pour sa mission. Aussi traversa-t-il pour se diriger vers le distributeur de billets situé juste en face du Bristol. Il sortit sa carte, l’introduisit, composa son code, et retira cinq cents euros. Un coup d’œil à sa montre : 10 : 53. Est-ce que leur oiseau allait sortir ? Aurait-il raté un truc ?

La circulation s’était calmée. Les tramways rouges allaient et venaient en grondant. Les gens vaquaient à leurs affaires. Ils marchaient sans détourner les yeux, sauf si leur regard était attiré par quelque chose de précis. Pas de contact visuel avec les étrangers, pas de tendance instinctive à se porter vers eux. Un étranger était censé le rester, manifestement. Il appréciait la chose plus encore qu’à Munich, cette façon qu’avaient les gens d’être in Ordnung. Vous pouviez sans doute dîner directement par terre chez eux, à condition de nettoyer le plancher ensuite.

Dominic avait pris position de l’autre côté de la rue, couvrant la direction de l’opéra. Il n’y avait que deux voies possibles pour leur client. Gauche ou droite. Il pouvait ou non traverser la rue. Pas d’autres options, à moins qu’une voiture ne doive le prendre, auquel cas la mission tombait à l’eau. Mais demain était toujours un autre jour. 10 : 56 disait sa montre. Il devait être prudent, ne pas regarder l’entrée de l’hôtel avec trop d’insistance. Ça lui donnait l’impression d’être vulnérable…

Là ! Gagné ! C’était lui, pas de doute, vêtu d’un costume bleu à fines rayures, chemise blanche et cravate bordeaux, comme un gars qui se rend à une importante réunion d’affaires. Dominic le vit, lui aussi, qui se tourna pour l’aborder depuis le nord-ouest. Brian attendit de voir ce qu’il allait faire.

 

 

Fa’ad décida de jouer un tour à son ami qui arrivait. Il allait approcher par l’autre côté de la rue, juste pour changer, aussi traversa-t-il, au milieu du pâté de maisons, sinuant entre les voitures. Quand il était môme, il adorait entrer dans le corral où étaient parqués les chevaux de son père et sinuer parmi eux. Les bêtes avaient assez de cervelle bien sûr pour ne pas percuter inutilement les obstacles – on ne pouvait pas en dire autant de certains automobilistes qui remontaient le Kartner Ring, mais il parvint indemne de l’autre côté.

 

 

La disposition de la chaussée était curieuse, avec une allée pavée, comme une voie privée, une mince bordure d’herbe, puis l’artère proprement dite avec ses voitures et ses trams, puis une autre bordure d’herbe, et enfin l’autre contre-allée avant le trottoir opposé. La cible avait traversé à toute vitesse pour prendre ensuite la direction de l’ouest, vers leur hôtel. Brian prit position trois mètres derrière lui et sortit son stylo, faisant pivoter la pointe et s’assurant d’un coup d’œil qu’elle était prête.

 

 

Max Weber était un wattman qui travaillait pour les transports publics de la ville depuis vingt-trois ans, conduisant son tram dix-huit fois par jour, aller et retour, en échange d’un traitement confortable pour un ouvrier. Il se dirigeait à présent vers le nord, quittant la Schwartzenberg Platz, puis la Rennweg au moment où elle devenait la Schwartzenberg Stralîe pour tourner à gauche sur le Kartner Ring. Le feu était vert et son regard embrassa la façade décorée de l’hôtel Impérial, où aimaient descendre tous les étrangers fortunés et les diplomates. Puis il reporta son attention sur la chaussée. On ne pouvait pas éviter un obstacle avec un tramway et c’était aux automobilistes de l’éviter. Non qu’il aille vite, à peine plus de quarante kilomètres-heure, même sur le parcours de banlieue en tête de ligne. Ce n’était pas un boulot très exigeant du point de vue intellectuel, mais il l’accomplissait de manière scrupuleuse, en se conformant au règlement. La cloche tinta. Quelqu’un voulait descendre à l’angle du Kartner et de la Wiedner Hauptstraβe.

 

 

Là ! c’était Mahmoud. Il regardait de l’autre côté. Bien, se dit Fa’ad, peut-être pourrait-il surprendre son collègue et plaisanter un peu. Il s’arrêta sur le trottoir et parcourut du regard l’artère avant de s’engager pour traverser entre les voitures.

 

 

OK, tête de nœud, pensa Brian, réduisant la distance à tout juste trois pas et…

 

 

Ouille, songea Fa’ad. Il sentit littéralement comme une petite pique. Il l’ignora et poursuivit sa route, se glissant dans une brèche au milieu de la circulation. Il y avait un tram qui arrivait, mais il était encore trop loin pour qu’il s’en soucie. Aucune voiture ne venait de sur sa droite, aussi…

 

 

Brian continua d’avancer comme si de rien n’était. Il se dit qu’il s’arrêterait au kiosque à journaux. Ça lui donnerait un bon prétexte pour se retourner et regarder tandis qu’il achèterait ostensiblement un magazine.

 

 

Weber vit l’idiot s’apprêter à traverser les voies du tram. Cet imbécile ne savait-il pas qu’il ne devait le faire qu’à l’Ecke, où il devrait attendre au feu, comme tout le monde ? On l’enseignait aux enfants au Kinder-garten. Mais certains estimaient que leur temps valait plus que l’or, comme s’ils étaient Franz Josef en personne, revenu d’entre les morts au bout d’un siècle. Max ne changea pas de vitesse. Idiot ou pas, ce n’était pas la première fois que quelqu’un traversait ainsi devant lui…

 

 

Fa’ad sentit sa jambe droite se dérober sous lui. Qu’est-ce que c’était ? Puis ce fut sa jambe gauche et voilà qu’il tombait sans raison apparente… et puis tout un tas d’autres trucs commencèrent à lui arriver trop vite pour qu’il les comprenne, et comme s’il se voyait tomber de l’extérieur… et voilà que le tramway… arrivait !

 

 

Max réagit un peu trop lentement. Il avait du mal à en croire ses yeux. Et pourtant… Il actionna précipitamment les freins mais l’imbécile était à moins de cinq mètres et… lieber Gott !

Le tramway était doté sous le nez d’une barre anti chevauchement, précisément pour éviter ce genre d’accident, mais elle n’avait pas été vérifiée depuis plusieurs semaines et puis Fa’ad était mince – assez mince pour que ses pieds glissent sous la barre de sécurité et que son corps repousse celle-ci en l’écartant vers le haut…

… Et Max sentit l’horrible bruit du passage des roues sur le corps de l’homme. Quelqu’un allait sans doute appeler une ambulance mais autant appeler directement un prêtre. Le pauvre Schlemiel ne se rendrait jamais au rendez-vous qu’il était si pressé d’atteindre, en voulant gagner du temps au péril de sa vie. L’imbécile !

De l’autre côté de la rue, Mahmoud se tourna juste à temps pour assister à la mort de son ami. Ses yeux imaginèrent plus qu’ils ne virent le tramway faire une embardée, comme s’il voulait éviter d’écraser Fa’ad et presque aussi vite, tout son univers bascula, tandis que celui de Fa’ad sombrait à jamais dans le néant.

 

 

« Bon Dieu », songea Brian, à vingt mètres de là, un magazine entre les mains. Ce pauvre diable n’avait même pas vécu assez longtemps pour mourir du poison. Il vit qu’Enzo s’était porté de l’autre côté du boulevard, peut-être dans l’idée de l’intercepter s’il traversait, mais la succinylcholine avait agi comme prévu. Sauf que le gars n’avait pas vraiment choisi le bon endroit pour s’effondrer. Ou plutôt si, ça dépendait du point de vue. Il paya le magazine et traversa le boulevard. Il avisa un type à l’air arabe près du drugstore. Le gars avait l’air encore plus défait que les témoins. Il y avait des cris, beaucoup de mains plaquées sur la bouche, et sûr que ce n’était pas joli à voir, même si le tram s’était immobilisé juste au-dessus du corps.

« Quelqu’un va devoir nettoyer la rue au jet, observa Dominic, tranquille. Joli coup, Aldo.

– Ma foi, j’escompte un cinq virgule six du juge est-allemand. Bon, on dégage.

– Bien reçu, frérot. »

Et ils prirent à droite, devant le tabac, direction Schwartzenberg Platz.

Derrière eux, quelques femmes poussaient des cris, tandis que les hommes prenaient la chose plus sobrement, beaucoup choisissant de se détourner. Il n’y avait rien à faire. Le chasseur de l’Impérial fila à l’intérieur appeler une ambulance et le Feuerwehr. Les secours mirent dix minutes pour arriver. Les pompiers furent les premiers sur les lieux et, pour eux, l’horrible spectacle fut immédiatement éloquent. Il semblait que le contenu entier du corps s’était répandu et il était hors de question de sauver le malheureux. La police arriva bientôt et un capitaine qui était arrivé du commissariat proche, sur la FriedrichstraBe, dit à Max Weber de faire reculer sa voiture pour dégager le corps. Celui-ci avait été découpé en quatre tronçons irréguliers, comme déchiquetés par quelque prédateur préhistorique. L’ambulance, qui était arrivée à son tour, fut immobilisée pas tout à fait au milieu de la chaussée – les agents faisaient circuler les voitures mais chauffeurs et passagers prenaient leur temps pour contempler le carnage, la moitié lorgnant avec une fascination morbide et l’autre se détournant avec horreur et dégoût. Même des journalistes avaient débarqué, munis de leurs appareils photo et de leurs calepins – sans compter une équipe de télé avec ses caméscopes.

Il fallut trois sacs pour récupérer la dépouille. Un inspecteur de la compagnie de trams arriva pour interroger le wattman, que la police retenait déjà, bien entendu. L’un dans l’autre, il fallut près d’une heure pour extraire le corps, inspecter le tram et dégager la chaussée. Tout cela fut fait avec une efficacité certaine car, dès midi et demi, tout était de nouveau in Ordnung.

Excepté pour Mahmoud Mohamed Fadhil qui avait dû regagner son hôtel, allumer son ordinateur et envoyer un message électronique à Mohammed Hassan al-Din, à présent à Rome, pour lui demander des instructions.

 

 

Au même moment, Dominic était lui aussi derrière son ordinateur et composait un mail pour informer le Campus du travail de la journée et demander des instructions pour la mission suivante.