CHAPITRE VI
— C'est faux et injuste ! cria la brune. Ses yeux lançaient des éclairs. Elle parlait un dialecte du sud de l'Angleterre.
— Je suis Myriam Gracand, biochimiste, membre de l'équipe du navire de recherches européen Capella dont vous trouverez les restes dans l'espace. A ma droite, voici mon assistante Horace Pilgron et à ma gauche l'officier radio Louise Lebeau. Nous sommes arrivées sur Vénus le 22 juillet 2010 avec un canot de débarquement, nous nous sommes installées dans la coupole pressurisée bâtie plus tôt et avons appris peu après que le Capella, pour des raisons inexplicables, avait explosé. Les deux gardiens de la base, les ingénieurs Jan Vrondanen et Tôrken Gunnardson ont disparu il y a quatre semaines alors qu'ils étaient désespérément à la recherche d'eau potable. Nous sommes seules, monsieur ! Notre espoir de trouver en vous notre sauveur paraît cependant trompeur.
— Les indications correspondent à la réalité, dit une voix sortant du mini-haut-parleur de mon émetteur-récepteur de poignet.
Ahmid el Haifara avait vérifié les déclarations à l'aide de nos documents.
Le Capella, un navire spécial de l'Union Européenne, avait effectivement explosé le 22 juillet 2010 sur une orbite vénusienne. Nul ne savait s'il s'agissait d'un accident ou d'un attentat.
Nous avions la liste des membres de l'équipage. A ce point de vue, le CESS avait bien travaillé. Nous connaissions naturellement chaque astronef qui au cours des dernières années avait poussé en direction des planètes solaires.
— Je vous en prie, répondez ! supplia Horace Pilgron, désespérée. (Petite et de peu d'apparence, elle se tenait près de la biochimiste.) Notre oxygène se fait rare. La base n'était pas encore complètement équipée. Nos réserves d'eau sont épuisées. La nourriture déshydratée ne peut plus être préparée. Vous êtes venus avec le 1418. Nous connaissons le navire et savons qu'il a été mis en état de vol par le CESS. Par conséquent, nous pouvons supposer que nous parlons à un officier du CESS ou du moins à un homme.
— Et même si vous étiez le diable en personne, aidez-nous ! supplia Louise Lebeau et elle se mit à pleurer. (Ses paroles n'étaient plus guère compréhensibles.) Laissez-nous entrer.
De l'autre côté de ce singulier terrain d'atterrissage une tempête de sable a éclaté. Nous ne trouvons plus la coupole pressurisée.
— Au moins répondez ! demanda la biochimiste. Mon Dieu, ça n'est pas vrai !
Je n'étais pas encore disposé à brancher notre prise de son. L'enregistrement image extérieur fonctionnait d'autant mieux.
Les trois femmes portaient des spatiandres de type Vénus avec des casques à demi transparents. L'équipement était sans nul doute de fabrication terrienne. Les émetteurs-récepteurs des casques fonctionnaient exactement sur l'Euro-fréquence. Tout était exact !
Dogendal se manifesta.
— Chef, j'ai la coupole sur l'écran de détection proche. Les renseignements sont également exacts. Il s'agit d'un abri du type de ceux de nos commandos de débarquement. Il se trouve en plein désert, de l'autre côté de l'aire d'atterrissage. Il ne résistera plus longtemps à l'ouragan. Il est fort possible que la coupole ait été dressée par les techniciens du Capella avant que le navire n'explose.
— J'en suis fermement convaincu, Jim, répondis-je sans prêter attention, intentionnellement, à la nervosité croissante des hommes présents ; je savais depuis longtemps que mon comportement ne recevait pas un accueil favorable.
Vingt minutes plus tôt, lorsque les femmes avaient surgi, l'ambiance avait été tout autre. On avait pensé à un tour des Soghmoliens ou à d'autres effets inexplicables. Mais dans l'intervalle on s'était laissé convaincre.
Le changement d'opinion était principalement imputable à Kiny. Elle avait sondé le contenu du conscient des jeunes femmes et constaté qu'elles n'avaient qu'un seul désir : être sauvées.
Elles étaient désespérées, torturées par une angoisse mortelle et voyaient dans le 1418 un astronef uniquement envoyé pour elles.
— Ne dois-je pas ouvrir le sas inférieur, général ? demanda Stepan Tronsski.
Je tournai la tête.
Tronsski, chef d'une escadrille russe de chasseurs spatiaux, détaché chez nous comme officier de liaison, avait posé son radiant de côté.
— Dans cette tenue, certainement pas, répliquai-je en regardant d'une manière significative sa combinaison de combat. Attendez !
— Mais elles étouffent ! se révolta-t-il. (Son large visage était blême.) Général, même s'il s'agissait de criminelles, elles ne viendraient jamais à bord avec une bombe ou quelque chose de ce genre. Après tout, Anne Burner et Kiny peuvent les fouiller minutieusement.
— On attend, Stepan ! Maykoft...
Le capitaine s'avança. Derrière lui apparurent trois hommes dont Diego Corista que nous avions sorti de l'enfer sur Mars.
— Maykoft, examinez la coupole pressurisée. Faites attention à tous les détails. J'aimerais savoir ce qui s'est passé là-bas. Emportez un enregistreur-identificateur à retardement et reconstruisez les événements du 22 juillet. Utilisez un glisseur énergétique martien à champ répulsif. Fermez sa coupole et sortez le canon. A deux kilomètres environ du navire, déchargez des jerricans d'eau, des bouteilles d'oxygène et des boîtes de conserve. En aucun cas vous n'embarquerez les femmes. Revenez aussitôt si quelque chose ne vous paraît pas clair.
Sans un mot il toucha du bout des doigts son casque et le ferma. Puis il passa le radiant sur son épaule et disparut avec ses trois compagnons.
Annibal, allongé sur une couchette anti-g, avait déployé ses antennes psi. Kiny s'était alignée sur son flux d'impulsions et le soutenait.
Je n'avais activé qu'une fraction de mes sens psi afin d'entendre les appels vidéo des jeunes femmes.
— Elles perdent la tête. La panique se répand, signala le nabot par télépathie. Il n'y a pas l'air d'y avoir de danger. A vrai dire...
— Quoi ? l'interrompis-je nerveusement.
— Nous ne trouvons aucun « tirant d'eau ». Tout homme a des souvenirs, des sensations de toute sorte et autres choses. Ces femmes ne pensent qu'à être sauvées, rien d'autre. Aucune impulsion relative aux heures écoulées, aux parents, frères et sœurs ou amis. Je vois nettement l'atterrissage, le contact radio interrompu avec le Capella puis les trois mois de détresse et de désespoir. Cela peut-il ou doit-il signifier quelque chose ?
— Pas avec certitude, prévint Kiny. N'agissez pas sans réfléchir, Thor, Le contenu de leur conscient est grand ouvert sous nos « yeux ». J'avoue qu'à la place des femmes je ne penserais pas exclusivement au 1418 et au comportement de son équipage. Mais il est fort possible que ces femmes soient si épuisées qu'elles ne soient plus capables d'autres sentiments.
Je perdis mon assurance bien que mon instinct me mît en garde avec de plus en plus d'insistance.
Annibal qui, ayant suivi le même entraînement que moi, pressentait lui aussi les événements sur la base d'émotions psi, ne se sentait pas à l'aise lui non plus.
— Attendons, mon grand, me conseilla-t-il. Nul doute que ces femmes sont dans la détresse. Je me demande toutefois dans quel genre de détresse ? Il m'intéresserait de connaître la pression d'oxygène dans leurs systèmes de survie et la quantité de liquide qu'elles ont effectivement sur elles. Je retourne à mon enquête psi. Terminé.
Quand je sortis de ma phase de concentration, Tronsski n'était pas le seul au bord de la mutinerie. Même Lobral, toujours pondéré et maître de soi, me lançait des regards chargés de reproche.
Dogendal était devenu un paquet de nerfs et Allison abandonna définitivement ses essais d'analyse.
Il frappa du poing sur le bord métallique du calculateur et s'approcha.
— Mettez un terme à la procédure, Konnat, exigea-t-il d'un ton cassant. Depuis quand laisse-t-on mourir trois femmes dans le désert ? Je ne trouve pas de mots pour qualifier votre comportement. Quand elles ont soudain surgi, j'ai moi aussi subi un choc mais c'est passé. Elles sont réellement en danger de mort.
J'écoutais d'une oreille les appels de plus en plus pressants des femmes.
Allison avait raison quand il affirmait qu'elles n'avaient plus beaucoup de temps.
Je décidai de prendre une mesure qui rassura aussitôt tout le monde. Lobral poussa un soupir de soulagement quand j'appuyai sur la touche jaune de la prise de son.
Au préalable j'annonçai à l'équipage :
— HC-9 à tous : je vais appeler les femmes. Mes craintes semblent sans fondement. Poste des machines, répondez...
L'ingénieur Snofer, scientifique du CESS et spécialiste en propulseurs et ultra-générateurs martiens, apparut aussitôt sur un écran.
— Snofer, faites tourner vos générateurs de courant à la puissance de secours et passez sur l'alimentation de l'écran énergétique. J'aimerais qu'en cas de nécessité les champs défensifs puissent être activés en une fraction de seconde.
— Compris. Je vous fais ce plaisir, si cela peut vous rassurer ! répondit-il ironiquement.
Le grondement des bancs-convertisseurs me rassura effectivement. Mes yeux semblaient vouloir se fixer comme des sangsues sur les écrans.
La raison me conseillait des mesures d'humanité. Mon flair du danger se faisait entendre, sous-jacent. J'étais ballotté d'un flot de sentiments à l'autre.
Quand j'appuyai sur la touche, les trois femmes couraient déjà pour quitter l'aire d'atterrissage. Elles avaient entendu le grondement et prises de panique, avaient réagi.
— Elles pensent que nous sommes sur le point d'appareiller, m'informa Kiny.
J'inclinai involontairement la tête. Cette réaction elle aussi paraissait raisonnable. Mais... aurais-je pris la fuite à la place de personnes demandant de l'aide ? Ne serais-je pas simplement resté sur place pour courir ma chance ?
Lorsqu'on voit déjà la mort par asphyxie dans les yeux et que l'on est contraint de croire que les sauveurs ne sont pas des sauveurs, fuit-on alors devant le flux de particules atomiques d'un propulseur qui mettrait un terme, en une seconde, à toutes les souffrances ?
— Oui, l'instinct de conservation superpuissant se charge de vous y pousser, me fit comprendre Kiny. Mais les femmes ne renoncent pas, Thor ! Elles s'arrêtent.
J'observais chaque scène sur les écrans. Certaines choses me frappaient mais je ne savais pas pourquoi elles m'inquiétaient.
La spirale lumineuse du microphone martien planait devant mes lèvres. Finalement je me mis à parler.
— Le général de brigade HC-9, agent spécial du CESS, à Myriam Gracand : j'ai entendu vos déclarations et je les ai fait analyser. Nous allons vérifier notre coupole pressurisée mais d'abord vous ravitailler en oxygène et en eau. Prenez garde au glisseur qui va être débarqué. Maintenant commencez par vous calmer. Nous devons être prudents. Sur l'aire d'atterrissage vous êtes à l'abri de la tempête de sable.
Horace Pilgron se mit alors à pleurer elle aussi. La biochimiste semblait avoir les nerfs les plus solides.
— Ah enfin ! dit sa voix de contralto. Il était grand temps. C'est donc bien le 1418 du CESS. Nous pensions déjà que nous poursuivions un fantôme. Pourquoi ne nous laissez-vous pas monter à bord ? Il n'est pas facile de mettre en place les nouvelles bouteilles d'oxygène dans les armatures dorsales.
— Deux gestes suffisent, pas plus. Vous y arriverez certainement. Je ne veux pas vous laisser mourir, bien entendu, mais mes mésaventures avec Nang-Tai me contraignent à prendre d'extrêmes précautions. Comprenez-moi donc. Dès que la coupole aura été fouillée, vous pourrez monter à bord. Une question : pourquoi n'avez-vous pas appelé au secours par radio ? Vous avez une spécialiste dans votre équipe.
— L'appareil de la coupole servait seulement à entrer en liaison avec la nef mère, général. En tout cas il eût été trop faible pour nous permettre de joindre la Terre depuis le sol. Par ailleurs il a été rendu inutilisable. Jan Vrodanen l'a mis en pièces lors d'une de ses crises de folie. Cela s'est produit peu avant la recherche manquée d'eau, il y a quatre semaines.
J'inclinai la tête. Je n'avais pas connu Jan Vrondanen mais je savais comment pouvaient réagir des hommes en difficulté dans l'espace. Des crises de ce genre arrivaient souvent.
— Je comprends. Notre glisseur atteint justement le sol. L'équipage ne va pas rester là mais poursuivre aussitôt sa route. Quand vous enclencherez vos bouteilles d'eau et d'oxygène, fixez votre attention sur les environs. Au-dessus de Vénus se trouve un croiseur lourd soghmolien. La situation n'est pas claire. Il est possible que le commandant me prenne pour Nang-Tai. Je n'ai pas encore eu l'occasion de lui expliquer personnellement la situation. Vous faites attention, d'accord ? En cas de nécessité, je vous ferai entrer dans le sas, même si la coupole n'a pas encore pu être fouillée.
Je perçus les profonds soupirs de soulagement des trois cosmonautes.
— Merci beaucoup, général. Je comprends certaines choses, répondit la scientifique. Naturellement nous ne connaissons pas les derniers événements mais je crois maintenant que nous avons entendu les Soghmoliens il y a juste quatre jours en temps terrestre. Un gros navire est apparu au-dessus du pôle nord.
— Je ne puis rien en dire.
Soudain elle rit. Le grossissement montra son visage et une partie de ses cheveux noirs.
— Bien sûr. Les agents du CESS sont toujours prudents. Mais je vous en prie, comprenez-nous vous aussi. Je n'exigerai certainement aucune justification d'identité de votre part, même si vous étiez Nang-Tai. Fautes de grives on mange des merles, dit-on sur Terre.
Je m'excusai, coupai la liaison vidéo et me tournai vers un autre écran sur lequel on voyait le glisseur de Maykoft. Le petit propulseur nucléaire se mettait justement en marche, engendrant le coussin énergétique répulsif.
Je donnai encore quelques directives à Maykoft puis je m'enquis ensuite des souhaits de Listerman.
— Ici la centrale de tir, répondit-il. Mon viseur automatique est toujours pointé sur les nouvelles venues. Je peux sans doute le couper, n'est-ce pas ?
Quand je répondis, Kenji Nishimura plissa les yeux. Sinon, pas un muscle de son large visage osseux ne bougea.
— Pour l'instant, abstenez-vous-en ! Attendez que la vérification soit terminée. Vos canons ne partiront certainement pas tout seuls.
— Si vous n'appuyez pas sur le commutateur d'urgence du poste central, sûrement pas. OK, général. Le viseur continue à fonctionner, bougonna-t-il.
Allison rit doucement.
— Les paroles aimables ont un autre son. Combien de temps encore voulez-vous poursuivre cette absurdité ? Personne ne peut se comporter plus normalement que ces trois femmes. Allez... laissez Listerman déconnecter le viseur.
— Quand Maykoft et son glisseur seront assez loin. Je ne veux courir aucun risque.
— Le ravitaillement pour les femmes est déjà sur le terrain. Le véhicule disparaît derrière le grillage répulsif que le commandant de Vénus a manifestement dressé pour protéger l'aire d'atterrissage. Je me demande comment il se fait que Maykoft puisse le franchir sans problème ! Il semble être dehors, dans l'ouragan.
— Vraiment ? dis-je d'un ton cassant car je le voyais moi aussi. La liaison vidéo avec Maykoft paraissait bonne. Le treillage énergétique pouvait être franchi sans façon. Par conséquent les trois cosmonautes avaient pu elles aussi le passer.
Elles coururent vers les bouteilles d'oxygène. Quand elles les eurent atteintes, j’appuyai en un éclair sur le commutateur principal des commandes à opérateur unique.
Je vis la bouche d'Allison grande ouverte par l'effroi mais je ne perçus aucun cri.
Tout son fut couvert par le grondement infernal d'un canon de bâbord.
Allison, Stepan Tronsski et tous les autres qui étaient debout, sans appui, tourbillonnèrent à travers le poste central comme des feuilles mortes. Seul Kenji Nishimura s'était allongé à temps sur sa couchette anti-g et s'était attaché.
Le flot de feu violet fouetta l'air et frappa à l'endroit où les trois femmes se penchaient justement vers l'oxygène salutaire. Le viseur automatique de Listerman fonctionnait vraiment parfaitement.
Avant que l'énorme onde de choc n'ait pu atteindre le navire, les écrans protecteurs préactivés furent dressés. Un flot de feu hurla autour de nous mais il fut brisé par les champs E et détourné.
Au-dehors, le revêtement métallique de l'aire d'atterrissage se liquéfia. Une colonne de flammes s'éleva dans le ciel sur mille mètres de haut, déchira là-bas les nuages de sable qui passaient et les plongea dans une lumière rouge foncé.
Le coup ressemblait à une explosion nucléaire qui aurait incontestablement anéanti le 1418 sans les écrans protecteurs défensifs.
Les forces qui pouvaient volatiliser un croiseur martien étaient phénoménales. Elles n'étaient toutefois pas assez puissantes pour pouvoir neutraliser une autre arme.
Nous entendîmes un chantonnement simplifiant jusqu'au grincement d'une scie soumise à de trop gros efforts.
Au même moment, trois spirales énergétiques vertes jaillirent du brasier atomique. Elles se balancèrent, apparemment paisibles dans la sphère de gaz, passèrent et repassèrent ensuite à toute allure jusqu'au moment où elles s'affaissèrent sur elles-mêmes et s'éteignirent.
A cet instant seulement le grincement décrût. Peu après ce fut le silence.
Abasourdi, je tournai la tête. Ma main flottait au-dessus de la commande manuelle.
Grâce à ses forces d'ours, Allison avait pu s'agripper à mon fauteuil. Son visage était bouleversé.
— Cela fit très mal, n'est-ce pas ? demandai-je d'une voix assez forte pour être entendue.
Dans ma tête des chutes d'eau semblaient mugir. Mes compagnons n'avaient pu s'en tirer à meilleur compte.
— Quel bruit croyez-vous que vous auriez perçu si les trois bombes martiennes à hyper-sons avaient explosé devant le navire sans protection ou à l'intérieur du 1418 ? Messieurs, je dois avouer que mon hésitation a été d'une durée impardonnable ! Cela ne m'arrivera plus.
Presque dix minutes se passèrent avant que l'agitation ne se soit calmée. On était tout de même tombé d'accord pour reconnaître que les trois créatures n'étaient pas des femmes. Ou peut-être que si ? S'agissait-il éventuellement de survivants suggestionnés du Capella ?
L'appel vidéo de Maykoft me libéra des derniers doutes.
— Chef, nous avons bien surmonté l'explosion et la tempête de sable. Nous sommes dans la coupole. Ici il y a cinq morts : trois femmes et deux hommes. Les corps sont momifiés mais le docteur Tarescu semble avoir fait une découverte désagréable. Un instant, je commute l'image.
J'entendis quelqu'un déglutir bruyamment. C'était Annibal. Sa pomme d'Adam se déplaçait constamment. J'avais rarement vu le nabot aussi bouleversé.
— Ces sauvages ! chuchota-t-il. Ça ne peut être vrai !
— Ici Phram Tarescu, dit une voix.
Au même moment nous vîmes sur un écran la prise de vue de sa micro caméra.
— Les cinq Terriens sont morts par manque d'oxygène. Les hommes semblent avoir choisi le suicide quand la situation fut sans issue. Les blessures par balles l'indiquent. Les femmes ressemblent aux créatures qui nous ont été présentées comme Gracand, Pilgron et Lebeau. Les dépouilles mortelles sont momifiées mais il y a peu de temps encore elles devaient porter les spatiandres vénusiens. Les combinaisons pressurisées leur ont été enlevées récemment ! Mais il y a encore autre chose.
— Quoi donc ? demandai-je, la langue pâteuse ; l'horreur menaçait de me terrasser.
— Il ne m'est pas facile d'exprimer mes soupçons mais j'ai une certaine expérience en la matière. Nous aussi nous utilisons, pour diverses expériences, un tissu paraissant mort pour pouvoir réactiver au moins une cellule. En elle sont ancrées toutes les caractéristiques, comme de micropierres de construction, et le cas échéant elles peuvent être reconstruites.
— Qu'avez-vous constaté, docteur ? l'interrompis-je, la respiration difficile.
— Vraisemblablement, la solution de l'énigme. De grandes quantités de tissu ont été prélevées sur le corps des femmes. Si la science soghmolienne s'y entend à fabriquer à partir de cela une imitation biologiquement vivante, vous avez effectivement tiré sur trois Terriennes, ou sur ce qui vient d'elles et a été synthétiquement multiplié. Mais ne vous faites pas de souci à ce sujet.
— Inhumez les dépouilles mortelles, le priai-je, abattu.
— Pour cela nous n'aurons plus le temps, intervint Maykoft. Hé ! Allison, ça va vous intéresser ! Au fond de la coupole il y a un appareil qui n'a certainement pas été construit sur la Terre. Voyez-vous la spirale en forme de pagode ? Oui... ? Bon, alors enregistrez l'image car la chose devrait bientôt exploser. Elle est d'un rouge de plus en plus vif. Messieurs, si ceci n'est pas une espèce d'émetteur par lequel les biocopies recevaient souvenirs et instructions, je veux bien rester ici jusqu'à ce que l'appareil saute. Nous disparaissons. Terminé !
Je regardai le chronographe. Il était 20 h 42, le 26 octobre 2010.
Nous vîmes le glisseur de Maykoft passer le treillage énergétique à grande vitesse. Il contourna la cuvette formée par notre trait radiant qui se refroidissait lentement. Notre tir avait ouvert, par liquéfaction, une tranchée dans le sol, d'un kilomètre de long sur environ cinquante mètres de large.
De là-bas, aucun malheur ne nous menaçait plus. Un écran énergétique plat avait verrouillé la tranchée. Le cerveau de Vénus s'en était occupé sans le moindre reproche. Il ne se manifesta même pas.
Le glisseur de Maykoft arriva devant le grand sas de charge et fut soulevé par des champs antigrav. Nous pouvions compter que les contrôles du navire découvriraient toute anomalie aussi petite fût-elle.
L'agitation à bord du 1418 s'était apaisée. On évitait mes regards et l'on faisait celui qui dès le début avait considéré les trois créatures si féminines comme des oiseaux de malheur.
Anne Burner, dont je savais qu'elle avait toujours été absolument sincère envers elle-même, ne put supporter cette situation plus longtemps. Elle s'approcha de moi.
— Konnat ! dit-elle d'une voix coupante et le regard impératif. Cessons de jouer les gens embarrassés. Comment avez-vous su que les femmes étaient des produits de synthèse et des bombes vivantes à hypersons ? Kiny n'a rien flairé. Le rayonnement individuel était donc normal et leur façon de s'exprimer m'a également convaincue. Je n'ai pas découvert une seule faute. Ma méfiance était grande, c'est pourquoi je les ai observées avec beaucoup d'attention. Je voulais finalement vous assister dans votre détresse morale mais ce me fut impossible. Comment avez-vous pu acquérir une certitude telle que vous avez tiré sans scrupule ?
Je regardai en direction d'Annibal. Par exemple ! le nabot non plus n'avait aucune idée ? Etait-ce possible ?
— Parle donc ! m'apostropha-t-il. Je l'ignore. Je devais moi aussi faire attention.
Nishimura se mit à rire. Il avait discerné la faute.
— J'ai tendu un piège aux monstres, c'est tout, expliquai-je avec lassitude. Ils prétendaient avoir atterri le 22 juillet 2010 sur Vénus. Leur petit appareil radio avait été brisé il y a quatre semaines. Il était donc surprenant que la biochimiste Myriam Gracand fût si bien informée des Soghmoliens et de Nang-Tai. Voyez-vous, en juillet 2010, il n'existait encore ni Nang-Tai, ni Soghmoliens dans le système solaire. A l'époque je m'occupais du professeur Horatio Bridgeman. Nang-Tai ne fut inventé qu'en septembre. J'ai tenu cela pour une erreur considérable dans les interprétations par ailleurs parfaites.
Annibal se frappa le front. Allison se passa la main dans la collerette de sa combinaison de combat. Nishimura riait toujours.
— Si vous n'aviez pas tiré, un instant plus tard je bondissais aux commandes, déclara le Japonais. Une chose m'avait déjà frappé ! Lorsque les réacteurs nucléaires ont été mis en marche, les femmes se sont retirées très vite; mais pas assez loin pour être réellement en sécurité lors de l'allumage des propulseurs. Elles savaient donc que nous pré-activions seulement les écrans protecteurs dont les champs ne s'étendent qu'à cent mètres.
J'approuvai de la tête. Notre électronicien et logicien en programmation avait percé à jour le fait mentionné, plus vite que nous tous. La retraite rapide avait purement et simplement attiré mon attention. Je n'avais pu me débarrasser d'un vague sentiment qui me disait que quelque chose n'allait pas.
Allison retrouva la parole. Il s'éclaircit bruyamment la voix.
— Quoi qu'il en soit, maintenant je sais au moins pourquoi les Soghmoliens ont passé trois jours et demi sur Vénus bien qu'ils aient été éconduits par le cerveau-commandant. Ils nous tendaient un piège. Nos morts devaient leur avoir donné cette idée. Il faut donc en conclure que le commandant du croiseur comptait sur un atterrissage du 1418. C'est un type diablement rusé. Ces messieurs du CESS devraient s'en inquiéter.
— J'y pense depuis une demi-heure, déclarai-je.
La manière dont nous allions procéder par la suite se profilait de plus en plus nettement. Comme une vision. Maintenant je connaissais les craintes de l'adversaire. Désormais on pouvait prévoir ses réactions, peu importait sur quelle base. Je comprenais aussi pourquoi il s'était aussitôt retiré en plein espace après l'attaque manquée. Ses monstres attendaient déjà en bas et juste à l'endroit où, d'après les calculs, nous devions atterrir !
J'étais convaincu que son croiseur lourd s'était lui aussi dressé sur cette aire d'atterrissage marquée en bleu. Lui aussi avait été « déposé » par le cerveau de Vénus en dehors des puissantes coupoles énergétiques.
A partir de là il avait découvert l'abri de l'équipe du Capella et les morts.
Bien évidemment, quelqu'un avait dû laisser des enregistrements derrière soi. Les Soghmoliens en avaient tiré tous les détails et avaient pu s'adapter au comportement correct de leurs biomonstres.
Ensuite il ne nous restait plus qu'à atterrir. La question de savoir si le commandant soghmolien était au courant du don de télépathie d'Annibal et de moi recevait d'elle-même une réponse affirmative. Le commandant que nous avions vaincu sur Mars l'avait su car il avait été lui-même faiblement télépathe. Le commandant du croiseur lourd avait certainement été aussitôt informé, peut-être même avait-il participé par télévision à l'interrogatoire.
Une image d'ensemble presque parfaite se développa à partir de nombreux détails.
L'adversaire misait tout sur une carte pour rendre inoffensif le dangereux 1418, mais surtout Annibal et moi. Nous étions habilités à commander par suite du surstockage d'intelligence que nous avions subi et, en outre, je possédais un codateur.
Ces facteurs avaient une telle importance qu'aucun Soghmolien ne pouvait fermer les yeux là-dessus.
Arrivé à cette réflexion, j'étais convaincu que d'une manière ou d'une autre, le Soghmolien allait se manifester. Mais en aucun cas il ne se laisserait aller à se mettre en danger, lui et son irremplaçable croiseur Kashat.
C'était à nous de le mettre sur le « bon » chemin.
Steamers me présenta un calcul. Je regardai les données.
Si les trois monstres s'étaient approchés sans encombre jusqu'à cent cinquante mètres du navire, ils auraient pu obtenir un succès complet avec leurs armes martiennes.
Kiny avait aussi une déclaration à faire. Elle était abattue et se faisait consoler par Anne Burner.
— Quand il y a quelques années cet émetteur a explosé, j'ai compris ce qui m'avait échappé au cours de la surveillance télépathique. Je percevais un courant d'impulsions permanent mais que j'attribuais aux cerveaux super-activés des femmes. En fait c'était la spirale. Elle servait de transmetteur d'une émission à dimensions normales qu'elle transformait toutefois en impulsions psi et envoyait ensuite comme pierres de construction de l'information. Les produits de synthèse ne possédaient pas de cerveau, seulement un corps en fonctionnement. S'ils avaient pensé de façon autonome, le chevauchement m'aurait frappé. Par ailleurs il y avait un faisceau dirigé très délimité qui était réglé sur l'émetteur normal des bios. C'est pourquoi nous ne pouvions le repérer. Le jeu des questions et des réponses passa par ce canal. Là-haut dans le croiseur il y avait donc trois personnes avec des convertisseurs de modulation qui parlaient à la place des femmes. L'une d'elles commit l'erreur d'entrer dans le jeu Nang-Tai. A-t-elle été punie ?
Cela m'était plutôt égal. Ce qui restait gravé en moi, c'était seulement un sentiment de malaise.
Je me sentais mal à l'aise parce que le commandant étranger avait fait preuve de qualités étonnantes. Les deux autres Soghmoliens n'avaient jamais employé tous les moyens, comme lui.