PROLOGUE

Preston G. Kojavic ferma les yeux, appuya son poing droit dans la paume de sa main gauche et dit avec ferveur :

       Fais que le constructeur ou le dernier contrôleur de ce détecteur ait commis une erreur. Une erreur qui provoque ces faux positifs d'écho. Ce n'est pas possible, pas ici dans cette région déserte !

Sa prière ne fut pas entendue. Les sirènes d'alarme couvrirent tous les autres bruits. Quand, sur un ton plaintif elles se turent, on ne prêta pas attention à Kojavic, le premier officier de détection et de transmissions du Titanic.

       Paré au combat, liberté de tir... Ouvrez le feu ! grondèrent les haut-parleurs de l'intercom. Ici le commandant. Lovotch, voyez ce que vous pouvez tirer de votre célèbre canon martien. Allez... tirez donc ! Vous ne croyez tout de même pas que si quelqu'un relève notre position, c'est pour s'amuser ? Kojavic... !

Par un gros effort de volonté, l'officier de détection sortit de sa profonde méditation. Nul mieux que lui ne savait que les ordres non seulement arrivaient trop tard mais étaient aussi inutiles.

Ils auraient même été inutiles si Flechter Pirrom avait aperçu l'étranger une heure plus tôt. On ne pouvait ni échapper ni tenir tête à un croiseur lourd de classe Kashat.

Le seul moyen de n'être pas pulvérisé par un géant de deux cent cinquante mètres de diamètre de l'ancienne flotte martienne, c'était de ne le rencontrer en aucun cas. Mais cela s'était produit !

       Kojavic... ! rugit de nouveau Pirrom.

Son large visage apparut sur un écran au-dessus des commandes d'accord par vernier de Kojavic.

       Détection, commandant... Capitaine Kojavic, répondit-il enfin. Commandant, c'est effectivement un croiseur martien. Je pense...

       Votre opinion ne m'intéresse pas ! Transmettez vos résultats de relèvement aux calculateurs de la centrale d'artillerie. Et aussi les données du détecteur martien.

Kojavic éclata d'un rire amer.

       Le détecteur fonctionne, commandant, mais les symboles en couleurs ne me sont d'aucune utilité. Si l'appareil martien dans le poste d'artillerie réagit mieux, on aura peut-être une coordination raisonnable des deux résultats. Il vaudrait mieux se fier aux fabrications terriennes, commandant. Mes palpeurs radar fonctionnent avec une précision trop grande à mon goût. La sphère d'acier sort du vide spatial. Nous... Attention, un écho énergétique dur ! Le croiseur augmente sa poussée de freinage. Et il dresse un écran protecteur. Mais cela s'est produit il y a déjà quelques secondes ! Mes échos reviennent seulement maintenant. Pendant ce temps, le Kashat a parcouru au moins un million de kilomètres, malgré sa décélération ! Lors du premier contact, il avait presque la vitesse luminique. C'est ce que j'ai pu déduire de la détection martienne avant qu'elle ne fournisse des données incompréhensibles. Nous...

Il fut interrompu par le vacarme d'un canon qui n'était pas de fabrication humaine. Le bruit était insolite, surtout le recul d'une fusion nucléaire contrôlée qui se déroulait dans la culasse à réaction du canon martien.

Le vacarme assourdissant s'apaisa. Le Titanic était une construction à membrure en treillis; ses divers réservoirs étaient suspendus librement et la cellule sphérique de l'équipage était placée côté proue. Le croiseur fut sérieusement secoué.

Kojavic était affaissé dans son fauteuil à demi renversé. Il fut le premier parmi les survivants à voir, sur deux écrans de télévision interne, le chaos dans la coupole d'artillerie.

Avant que le Département Spatial de l'USSF n'ait ordonné la transformation du croiseur plasmique, deux lance-roquettes lourds étaient installés dans la tourelle.

Le tir sans recul de ces armes de combat à distance n'aurait jamais posé de problèmes à l'assemblage de la membrure du Titanic. Mais on avait enlevé les lanceurs et monté à leur place un canon martien de plus petit calibre qui avait été découvert sur la Lune.

Tous à bord du croiseur connaissaient les réserves des spécialistes en statique. Le violent recul d'un processus de fusion nucléaire était déjà très grave pour un petit croiseur martien du type du 1418 et ne pouvait être neutralisé sans dégâts que par des champs énergétiques répulsifs contrôlés avec précision.

Naturellement on avait équipé le Titanic d'un amortisseur énergétique de recul, mais personne ne savait si l'appareil fonctionnerait correctement à l'instant décisif.

Des savants tels que le professeur Emmanuel Scheuning, physicien du CESS, avaient mis les hommes en garde, avec insistance. Les étrésillons en acier léger du navire n'étaient pas adaptés à de tels efforts. On pouvait déjà s'estimer heureux que la coque, apparemment fragile, supporte sans se déformer les fortes poussées du propulseur atomique logé en poupe. En tout cas on avait pu calculer ceci statiquement et y parer par des étais.

Le seul élément clos et donc résistant du

Titanic était l'habitacle sphérique avant comprenant les lieux de séjour et salles de commande. L'habitacle et le propulseur de poupe étaient reliés par la construction en treillis dont les cavités contenaient de nombreux conteneurs de charge utile, de formes les plus diverses.

Du point de vue statique, c'étaient là des masses qui lors de chaque manœuvre devaient être prises en charge par l'assemblage.

Les raisons ne manquaient pas pour mettre en garde contre l'installation d'un canon martien à haute énergie. Tant qu'il ne tirait pas, ce n'était qu'une masse à emporter. Mais quand il tirait... !

Kojavic interrompit ses réflexions. On avait déjà discuté au moins cent fois de ce sujet. Si le neutralisateur de recul provenant du legs martien fonctionnait parfaitement, on pouvait peut-être courir ce risque ; mais seulement en cas de péril extrême !

C'était pour cette raison que le canon n'avait jamais été testé. Les responsables du Département Spatial l'avaient interdit, faisant remarquer qu'il était réservé aux cas de danger alpha.

Ce cas s'était présenté. Tous à bord de l'astronef savaient que quatre jours plus tôt, le 21 octobre 2010, la périlleuse opération martienne du CESS avait en partie échoué.

L'un des deux grands astronefs soghmoliens avait pu s'enfuir. Et maintenant, le 25 octobre, à 15 h 43 heure du bord, le géant sphérique apparaissait, contre toute présomption, dans le système solaire interne. Précisément sur la grande trajectoire orbitale que décrivait le Titanic depuis une semaine autour de la planète Vénus.

Sa mission de recherche militaire était loin d'être terminée. On avait voulu atterrir avec deux chaloupes pour élucider le mystère de la colonie martienne présumée, sur Vénus.

Kojavic n'avait jamais cru que dans l'enfer de tempêtes de sable, là-bas au-dessous d'eux, il pût y avoir une ville martienne du style de Zonta ou même de Topthar.

Maintenant il le croyait ! Le commandant soghmolien du croiseur lourd paraissait posséder lui aussi des informations certaines, sinon il ne se serait pas risqué à pénétrer encore plus avant dans le système solaire avec son vaisseau de prise.

Même le CESS avait cru que le géant Kashat se trouvait sur le chemin de retour vers le système d'Eryyna où Soghmol était la quatrième planète.

Kojavic, comme étourdi, avait les yeux fixés sur les décombres que lui montrait une caméra encore en fonctionnement.

La tourelle d'artillerie escamotable avait été arrachée ainsi que le dispositif hydraulique permettant de la rentrer ou de la sortir. Le canon martien brillait d'un rouge vif. L'amortisseur de choc installé à côté crachait de sombres nuages de fumée.

Les huit hommes d'équipage étaient tous morts. Mais les pertes devaient être plus grandes car dans les secteurs voisins, plus personne ne répondait.

Le capitaine Léo Lovotch, chargé de l'armement du bord, se manifesta soudain.

       Centrale d'artillerie au commandant : panne totale de la tourelle SA, plus aucun signe de vie. Tous les indicateurs de mesure à zéro. Nom d'un chien, n'ai-je pas toujours dit qu'il ne fallait pas donner à un astronef le nom d'un paquebot coulé ! Il faut...

       Devriez garder vos superstitions pour vous ! cria le commandant Pirrom depuis le poste central.

Kojavic entendait ces paroles comme dans un rêve. Si le croiseur martien ne tirait pas, on pourrait peut-être réparer les dégâts et rentrer sur Terre.

Mais Kojavic se doutait instinctivement que ces créatures intelligentes des profondeurs de l'espace ne les épargneraient pas.

Personne, sauf lui, ne vit la silhouette du géant Kashat grandir. La distance entre les deux nefs devait être descendue à moins de 300000 kilomètres.

       ... défendre enfin ! exigea Pirrom. Il y a bien quelque chose qui fonctionnera. Feu !

Involontairement, Kojavic ne put s'empêcher de rire. Cela l'effraya. Ses doigts s'activèrent automatiquement sur les commandes.

Au-dessus de lui, sur le côté, les contrôles de l'hyper-émetteur martien s'allumèrent. Contrairement au canon énergétique, il fonctionnait parfaitement et se laissait manipuler.

Quand Kojavic aperçut le visage d'un homme en uniforme, il se mit à parler avec rapidité et accentuation. Il se doutait qu'il n'avait plus beaucoup de temps.

— Croiseur Titanic — Jour de juin — Jour de juin. Ici le capitaine Kojavic, chef de la détection. Sommes attaqués par croiseur Kashat. Notre canon énergétique a explosé. Attendons l'assaut. Position comme annoncé, orbite de deux heures au-dessus de Vénus. D'en bas, aucune réaction ; ni appel ni assistance de la part d'un cerveau dirigeant martien. Commandant tire des roquettes sur le croiseur lourd. Faisons demi-tour à poussée maximale. Sérieux ébranlements. Echo d'énergie sur l'indicateur martien. Nous...

Les hommes dans le quartier général du CESS virent un éclair aveuglant sur leurs écrans. La voix de Kojavic s'était tue.

Deux stations spatiales annoncèrent un violent dégagement d'énergie près de Vénus.

La boule de gaz d'un blanc éclatant fut aperçue peu après avec les télescopes des stations. Sa position était la même que la dernière position du croiseur plasmique Titanic.