21
La soirée était déjà bien avancée quand, une fois les hypothèses analysées, disséquées et réexaminées, Eve ét Connors franchirent le seuil de leur maison.
Rôdant comme à son habitude dans le vestibule, Sumrnerset haussa un sourcil.
— Je vois que vous avez reçu votre soin du visage mensuel, lieutenant.
— Trina sera là demain. Elle pourra peut-être démomifier le vôtre.
Eve grogna en montant l'escalier.
— Zut ! J'ai été nulle. Sa pique était meilleure que la mienne. Une raison de plus d'être énervée.
— Je m'étonne que tu aies encore l'énergie de te chamailler. Je te propose une heure dans le bain à remous.
Elle fit bouger ses épaules, grimaça de douleur.
— Excellente idée. J'ai mal partout.
— Mets les jets en marche. Je vais nous chercher un grand verre de vin.
— Notre stratagème est au point.
Elle pénétra dans la salle de bains, commanda le débit d'eau, la température. Pendant que la baignoire se remplissait, elle repensa aux étapes de l'opération du lendemain.
— Nous avons pensé à tout. L'espace est plus petit, plus facile à surveiller. Peu de civils. A condition que Mme Mimoto tienne le coup, le temps de l'attirer à l'intérieur...
Le fiasco d'aujourd'hui avait ébranlé sa confiance, devina-t-il. Elle doutait.
— Oublie tout pour l'instant, lui conseilla-t-il en la rejoignant avec deux grands - très grands - verres de vin.
— Je voulais l'arrêter aujourd'hui, mais...
Elle écarquilla les yeux tandis que Connors ôtait sa chemise.
— Nom d'un chien ! Je ne savais pas que tu étais blessé.
— Hmm, murmura-t-il en se plantant devant la glace pour contempler la symphonie de bleus sur ses côtes. J'ai réussi à préserver mon second visage préféré, mais pour le reste, j'ai l'impression de m'être offert dix rounds avec le champion du monde. Quelle panique !
— Nous avons de la chance que personne n'ait fini au sous-sol de l'immeuble.
Elle enleva son chemisier et, du bout des doigts, Connors suivit les contours de ses hématomes.
— Aïe !
— Exactement.
Elle acheva de se déshabiller et s'immergea dans l'eau.
— Que c'est bon ! Merci petit Jésus !
— Après le bain, on pourra jouer au docteur... Bon sang, Eve ! Cette eau est brûlante !
Elle souleva une paupière.
— Tu verras, une fois dedans, c'est divin. Jets à pleine puissance ! Mmmm !
Il ne put s'empêcher de rire en se glissant à ses côtés. Il s'empara de son verre de vin.
— Quand j'aurai bu tout ça, je me sentirai presque humain.
— Allons, gros dur, ce n'est pas la première fois qu'on te défonce les côtes.
— Je suis plus vieux, répliqua-t-il.
— Mais pas plus mou.
Pour le lui prouver, elle lui caressa le torse. Il esquissa un sourire.
— Tiens ! Tiens ! Aurais-tu par hasard envie d'un maelstrôm d'une autre sorte ?
— Je te dois au moins cela.
Elle changea de position pour se placer à califourchon sur lui. Une lueur de désir vacilla dans les prunelles de Connors.
— Combien de fois t'es-tu fait tabasser à cause de moi depuis qu'on se connaît ? reprit-elle.
— Il y a longtemps que j'ai cessé de compter.
Il lajssa courir ses mains dans son dos tandis qu'elle le prenait en elle.
— Ah ! Tu as le don de me faire oublier mes soucis.
— Urgence médicale, répliqua-t-elle en commençant à le chevaucher.
— Je suis un patient docile.
— C'est bon, souffla-t-elle tout contre ses lèvres. C'est bon.
Lentement, tout en fluidité dans les eaux tourbillonnantes, ils s'abandonnèrent au plaisir.
— C'est bon d'être chez nous, soupira-t-elle.
— Toujours.
— Maintenant que nous sommes redevenus humains, restons ici et savourons.
Paupières closes, il la serra contre lui, et savoura.
Elle se sentait beaucoup mieux. Cependant, Connors lui interdit de se rhabiller tant qu'il n'aurait pas passé une baguette magnétique sur ses ecchymoses et appliqué une poche de glace sur son visage.
— Donne-moi ça, ordonna-t-elle. Tes bleus sont plus impressionnants que les miens.
Il s'exécuta, mais la fit pivoter de manière à ce qu'elle puisse se voir dans la glace.
— Merde ! grogna-t-elle en tâtant son cocard. Il ne va pas disparaître d'ici samedi.
— Ce ne sera pas le premier mariage auquel tu assistes avec un œil au beurre noir. Rappelle-toi le nôtre. Trina va t'arranger ça.
— Pitié ! Au fait, dois-je appeler Louise, à propos de demain ?
— Summerset s'est occupé de tout.
— Il y avait une répétition, il me semble.
Connors l'embrassa sur le bout du nez.
— Organisé.
— Je veux vérifier avec Baxter et Trueheart que tout est en place chez les Mimoto.
— Si ça peut te rassurer, l'encouragea-t-il. J'ai deux ou trois affaires à régler de mon côté. Ensuite, nous dînerons.
Ils se réfugièrent chacun à une extrémité de la chambre avec leurs communicateurs. Quand Connors raccrocha, il découvrit Eve assise sur le canapé, le front plissé.
— Un problème ?
— Non, ils sont là, la maison est sécurisée. Ils se relaieront toute la nuit, au cas où. Baxter m'a dit que Mme Mimoto et son mari sont d'accord. Voire enthousiastes.
— Tu as discuté avec eux il y a à peine quelques heures.
— Je sais, et ils étaient d'accord. Ils sont solides. C'est juste que je m'attendais à plus de nervosité, plus de questions.
Au lieu de quoi ils ont fait la cuisine. Avec de vrais ingrédients. Baxter m'a raconté qu'ils étaient sortis exprès acheter de quoi préparer un repas maison pour Trueheart et lui.
— Qu'ont-ils mangé ?
— Poulet rôti, purée de pommes de terre, haricots verts.
Que de l'authentique. Ils ont dû dépenser une fortune. Et pour le dessert, ils ont eu droit à une tarte au citron. Tout ça pour deux flics ! Baxter est amoureux d'elle. Demain, elle ouvrira sa porte à l'homme dont elle sait qu'il veut la violer, la brutaliser et la tuer. Mais elle a confectionné une tarte pour deux flics.
— Vous n'avez pas l'habitude d'être traités avec gentillesse et courtoisie.
— Ils ont mis leur chambre d'amis à leur disposition pour qu'ils puissent se reposer. Justement, notre assassin veut éliminer une personne capable de ce genre de geste. Et ça ne me surprend pas. J'étais en train de me demander si c'est une bonne ou une mauvaise chose.
— Ce qui fait de toi un bon flic, et que tu te poses cette question ne te rend que meilleur.
Il déposa un baiser sur son cocard.
- Si on allait se chercher une part de poulet rôti ?
Deke et Charity Mimoto vivaient dans un agréable pavillon de White Plains. Bénéficiant de l'afflux de jeunes citadins prospères, ce secteur ancien et paisible avait bien vieilli -
grands arbres et jolis jardins aux pelouses bien tondues, trottoirs refaits, habitations fraîchement repeintes.
— Nous sommes ici depuis cinquante-trois ans, confia Charity. Nous voulions fonder notre famille dans un quartier où nos enfants pourraient jouer dehors sans crainte. Mon Deke est un bricoleur hors pair. Au fil des ans, il a beaucoup travaillé dans cette maison. De mon point de vue, un homme capable de colmater une fuite des W-C vaut bien un millionnaire. Votre mari est-il habile de ses mains ? s'enquit-elle en désignant l'alliance d'Eve.
Celle-ci décida que c'était la première et la dernière fois qu'elle se demanderait jamais si Connors avait jamais réparé une fuite des W-C.
— A sa façon.
— Deke a construit lui-même le solarium et aménagé le sous-sol en une vaste salle de jeux. Je ne sais plus combien de fois il a modernisé la cuisine ou l'une des salles de bains. Nous aimons suivre les tendances.
— Vous avez une très jolie maison, madame Mimoto.
Cependant, Eve s'intéressait davantage à la disposition des pièces qu'aux comptoirs flambant neufs.
— Nous avons élevé nos enfants ici et, désormais, nous y recevons nos petits et arrière-petits-enfants. Nous n'avons rien dit à nos proches. En général, chez nous, tout le monde est au courant de tout, ce n'est donc pas dans nos habitudes.
— J'apprécie votre coopération, madame Mimoto. Notre objectif est de vous protéger et d'appréhender cet homme.
Après quoi, nous vous laisserons tranquille.
— Oh, mais vous ne nous dérangez pas du tout ! protesta Charity. Nous sommes enchantés d'avoir David et Troy à la maison, ajouta-t-elle, visiblement flattée d'appeler Baxter et Trueheart par leurs prénoms. Ils sont si gentils ! Prenez donc un muffin. Je les ai faits ce matin.
— Je...
— Allez ! Vous n'avez rien à craindre pour votre ligne.
— Merci. Madame Mimoto, j'aimerais revoir ce qui a été prévu avec vous, les endroits où seront postés les officiers.
Votre sécurité passe avant tout.
— Asseyez-vous. Je vais chercher du café.
Eve dégusta un muffin - exceptionnel - et but du café - pas si mauvais - en passant en revue toutes les étapes de l'opération.
À l'entendre évoquer fuites de W-C et pâtisseries, Eve craignait que cette femme n'ait pas compris les risques encourus. A tort.
Mme Mimoto posa les bonnes questions, fournit les bonnes réponses. Si elle donnait l'impression d'une femme confinée dans sa cuisine, elle n'en était pas moins intelligente et avait du cran.
— Avez-vous d'autres questions ? Est-ce que quelque chose vous gêne ou vous met mal à l'aise ?
Charity tapota la main d'Eve.
— Cessez de vous inquiéter. Vous êtes une angoissée, comme ma Serenity. L'anxiété provoque des migraines et une mauvaise digestion.
— Madame Mimoto, si vous permettez, vous n'avez pas peur ?
— Pourquoi aurais-je peur avec tous ces flics éparpillés partout ? Allez-vous le laisser me faire du mal ?
— Non, madame, je vous le promets. Il n'empêche que nous vous demandons d'ouvrir votre porte à un meurtrier.
Cela dit, je vous le répète, nous réussirons peut-être à le coincer dehors. Nous avons de quoi l'arrêter.
— Mais ce serait encore mieux pour vous si vous pouviez l'appréhender à l'intérieur, après qu'il aura essayé de me droguer. L'une de mes filles est juge, et nous comptons plusieurs avocats parmi nous. Des flics aussi. Je sais à quoi m'en tenir.
Elle se pencha en avant.
— Savez-vous ce que je veux, mon petit ? Je veux que vous ne preniez pas de gants pour attraper ce salaud. Et je veux en être.
Eve retint un sourire.
— C'est notre intention.
— Tant mieux. Un autre muffin ?
— Non merci, sans façons.
Eve se leva à l'instant où MacMasters entrait.
— Désolé de vous interrompre. Madame Mimoto, votre mari aimerait savoir si vous pourriez lui donner un coup de main quand vous aurez une minute.
— Il ne trouve pas ses chaussettes porte-bonheur, devina-t-elle en secouant la tête. Soixante-dix ans que ça dure.
Servez-vous du café.
En croisant MacMasters, elle lui tapota le bras.
— On va l'arrêter aujourd'hui. Votre petite pourra reposer en paix.
MacMasters fixa le sol, le visage crispé. Eve vint vers lui.
— Jonah, j'ai une question à vous poser, et j'aimerais que vous me disiez la vérité : le fait de l'arrêter vous suffira-t-il ?
Il la regarda dans les yeux.
— Vous voulez savoir si vous pouvez me faire confiance.
— En effet. Je ne suis pas à votre place, mais je comprends parfaitement votre dilemme.
— J'ai pensé le tuer. Ce serait facile. Vous vous doutez bien que j'y ai pensé.
— Si vous aviez prétendu le contraire, je ne vous aurais pas cru.
Elle ne parvenait pas à déchiffrer son expression.
— J'aime à penser que vous ayez pesé le pour et le contre.
La satisfaction que ce geste pourrait vous procurer et les conséquences qui s'ensuivraient. Votre épouse a besoin de vous.
— J'ai envie de le tuer. Je veux qu'il souffre. J'aimerais pouvoir vous affirmer que l'insigne, ce qu'il symbolise m'en empêcherait. Je veux qu'il souffre, répéta MacMasters. Chaque matin jusqu'à la fin de mes jours, je me réveillerai en songeant que ma fille nous a quittés.
Il inspira profondément, expira.
— Je veux pouvoir me réveiller chaque matin jusqu'à la fin de mes jours en sachant qu'il paie le prix de son crime. Je veux être là pour le voir plonger. Vous pouvez me faire confiance. Et si ça ne suffit pas...
Il dégaina son arme, la lui tendit.
— C'est inutile.
Il opina, remit le pistolet dans son étui.
Eve monta à l'étage tandis que les hommes de la famille Mimoto chargeaient deux 4 x 4 en prévision de l'expédition camping. En compagnie de Feeney, elle observa l'activité depuis le QG de la DDE installé dans Je bureau de Deke. Photos et trophées encombraient la pièce.
— Le vieux a joué au base-bail au lycée, à l'université et en ligue Double A. Recruté par les Yankees, il a tenu une saison et marqué trois cent cinquante-trois points.
— Quelle position ? s'enquit Eve, intriguée, en examinant de plus près les coupes.
— Receveur. Puis il s'est blessé au genou et a dû tout lâcher. Il est devenu enseignant et coach de base-bail au lycée. Il a gagné ses galons de directeur d'établissement, puis d'administrateur de comté, a tâté de la politique.
Presque tous les étés, il a travaillé dans le bâtiment. Un sacré bonhomme, déclara Feeney, admiratif. Tout à l'heure, il m'a interrogé sur mon matériel. J'espère être moitié aussi bien que lui quand j'aurai son âge.
Eve pivota vers lui.
— Ai-je pris la bonne décision, Feeney ? D'inclure MacMasters ?
— Quel est ton sentiment ?
— Oui.
— Alors cesse de te tracasser.
Eve revint à l'écran et regarda les Mimoto. Les mains sur les hanches, Charity aboyait des ordres à ses hommes. Un matin comme un autre, en apparence, songea-t-elle. Une belle journée d'été. Une famille unie, heureuse.
M. Mimoto étreignit son épouse, lui chuchota quelques mots à l'oreille.
— Il est inquiet ?
Feeney fit signe que non.
— Il a pourtant de quoi l'être. Je lui ai posé la question, pensant qu'il avait peut-être besoin d'un petit discours d'encouragement. Il m'a répondu que sa Charity était assez grande pour se débrouiller. Il en était fier. J'avoue que je ne serais pas surpris si elle descendait ce fils de pute sans notre aide.
— On va l'arrêter aujourd'hui. Votre petite pourra reposer en paix.
MacMasters fixa le sol, le visage crispé. Eve vint vers lui.
— Jonah, j'ai une question à vous poser, et j'aimerais que vous me disiez la vérité : le fait de l'arrêter vous suffira-t-il ?
Il la regarda dans les yeux.
— Vous voulez savoir si vous pouvez me faire confiance.
— En effet. Je ne suis pas à votre place, mais je comprends parfaitement votre dilemme.
— J'ai pensé le tuer. Ce serait facile. Vous vous doutez bien que j'y ai pensé.
— Si vous aviez prétendu le contraire, je ne vous aurais pas cru.
Elle ne parvenait pas à déchiffrer son expression.
— J'aime à penser que vous ayez pesé le pour et le contre.
La satisfaction que ce geste pourrait vous procurer et les conséquences qui s'ensuivraient. Votre épouse a besoin de vous.
— J'ai envie de le tuer. Je veux qu'il souffre. J'aimerais pouvoir vous affirmer que l'insigne, ce qu'il symbolise m'en empêcherait. Je veux qu'il souffre, répéta MacMasters. Chaque matin jusqu'à la fin de mes jours, je me réveillerai en songeant que ma fille nous a quittés.
Il inspira profondément, expira.
— Je veux pouvoir me réveiller chaque matin jusqu'à la fin de mes jours en sachant qu'il paie le prix de son crime. Je veux être là pour le voir plonger. Vous pouvez me faire confiance. Et si ça ne suffit pas...
Il dégaina son arme, la lui tendit.
— C'est inutile.
Il opina, remit le pistolet dans son étui.
Eve monta à l'étage tandis que les hommes de la famille Mimoto chargeaient deux 4 x 4 en prévision de l'expédition camping. En compagnie de Feeney, elle observa l'activité depuis le QG de la DDE installé dans le bureau de Deke. Photos et trophées encombraient la pièce.
— Le vieux a joué au base-bail au lycée, à l'université et en ligue Double A. Recruté par les Yankees, il a tenu une saison et marqué trois cent cinquante-trois points.
— Quelle position ? s'enquit Eve, intriguée, en examinant de plus près les coupes.
— Receveur. Puis il s'est blessé au genou et a dû tout lâcher. Il est devenu enseignant et coach de base-bail au lycée. Il a gagné ses galons de directeur d'établissement, puis d'administrateur de comté, a tâté de la politique.
Presque tous les étés, il a travaillé dans le bâtiment. Un sacré bonhomme, déclara Feeney, admiratif. Tout à l'heure, il m'a interrogé sur mon matériel. J'espère être moitié aussi bien que lui quand j'aurai son âge.
Eve pivota vers lui.
— Ai-je pris la bonne décision, Feeney ? D'inclure MacMasters ?
— Quel est ton sentiment ?
— Oui.
— Alors cesse de te tracasser.
Eve revint à l'écran et regarda les Mimoto. Les mains sur les hanches, Charity aboyait des ordres à ses hommes. Un matin comme un autre, en apparence, songea-t-elle. Une belle journée d'été. Une famille unie, heureuse.
M. Mimoto étreignit son épouse, lui chuchota quelques mots à l'oreille.
— Il est inquiet ?
Feeney fit signe que non.
— Il a pourtant de quoi l'être. Je lui ai posé la question, pensant qu'il avait peut-être besoin d'un petit discours d'encouragement. Il m'a répondu que sa Charity était assez grande pour se débrouiller. Il en était fier. J'avoue que je ne serais pas surpris si elle descendait ce fils de pute sans notre aide.
Eve posa la main sur l'épaule de Feeney.
— Moi non plus. Cependant, tâchons de la devancer. Ah !
Les voilà qui partent.
Charity agita la main, puis revint vers la maison, s'arrêtant au passage pour arracher une mauvaise herbe par-ci, parlà.
Un moment plus tard, Eve entendit des notes de piano.
— Sympa, murmura Feeney au bout de quelques mesures seulement. C'est agréable d'écouter un classique, surtout bien joué.
— Mouais... C'est quoi, du Beethoven ?
— Décidément, soupira Feeney. Je ne sais pas où je me suis trompé avec toi. Tu n'as aucune culture. C'est du Springsteen. Le Chef.
— Chef de qui ?
Feeney secoua la tête d'un air dégoûté.
— Désespérant ! Sors d'ici et envoie-moi Jamie.
— Entendu. Vérifie une dernière fois les yeux et les oreilles.
Elle effectua une ultime inspection de la maison, contrôlant les positions de ses hommes, testant les communicateurs. Cette fois, ils n'avaient pas droit à l'erreur.
Elle rejoignit Peabody dans ce que Charity avait baptisé son boudoir, attenant au séjour.
— Joli morceau, commenta Peabody.
— Il paraît, oui. Il va d'abord la contacter sur son communicateur de poche pour qu'elle l'accueille à la porte.
C'est sa façon de s'assurer qu'elle est seule, que la maison est vide. Il reproduit le même schéma qu'avec Deena.
Quartier agréable, la plupart des résidents sont à leur bureau. Elle a préparé un en-cas. C'est son habitude, sa manière d'être. Il le sait.
— L'heure approche, mais elle continue tranquillement à jouer du piano, observa Peabody.
— Elle aurait fait un bon flic.
Eve jeta un coup d'oeil au mini-écran qui lui offrait une vue complète de la salle de séjour.
Elle avait posté des hommes à l'intérieur et à l'extérieur, , certains, telles Peabody et elle, à quelques mètres de Charity.
Elle ne le laisserait pas lui faire de mal.
Mais elle avait absolument besoin qu'il pénètre dans la maison. Il ne flairerait pas le piège.
— On l'a ! annonça Jenkinson dans son oreillette. Il se dirige à pied vers l'est. Chemise bleu marine, pantalon marron, casquette de base-bail, lunettes de soleil. Il a un sac à dos noir et un bouquet de fleurs à la main.
Eve pensa à celui qu'il avait apporté à Deena.
— "Reçu cinq sur cinq. Personne ne bouge. Équipes A et B, attendez qu'il soit dans la boîte avant de vous déplacer.
Chacun d'entre eux confirma réception de ses ordres.
— Madame Mimoto ?
— Oui, mon petit ?
— Il n'est plus très loin. Ça va ?
— Très bien. Et vous ?
Une fois de plus, son aplomb sidéra Eve.
— En pleine forme. Il vous apporte des fleurs. Faites exactement ce que nous avons prévu, mais ensuite, vous lui expliquerez que vous allez chercher un vase. Excusez-vous et rendez-vous à la cuisine.
— C'est là qu'il va verser la drogue dans ma citronnade, n'est-ce pas ?
— Probablement. Restez dans la cuisine.
Le communicateur de poche de Mme Mimoto bipa.
— Je parie que nous savons qui c'est. Ne vous inquiétez pas. Allô ?
A l'écran, Charity sourit. Elle tenait l'appareil comme on le lui avait indiqué, afin qu'Eve puisse voir le visage du suspect.
« Te voilà, espèce de salopard, se dit Eve. Viens. Surtout n'hésite pas. »
— Bonjour, Denny ! Je pensais à vous !
— Bonjour, madame M. J'ai quelques minutes de retard.
Je voulais simplement vous prévenir et m'assurer que notre rendez-vous tenait toujours, que votre mari était bien parti.
— Bien sûr que notre rendez-vous tient toujours ! J'ai préparé une carafe de citronnade et des muffins. Mes hommes sont en route pour l'aventure ! s'exclama-t-elle en riant. Je suis ravie d'avoir un peu de compagnie avant de plonger dans ma solitude.
— Vous n'auriez pas dû vous donner autant de mal, madame M. Remarquez, si ce sont des muffins maison, je presse le pas !
« C'est ça, pensa Eve tandis que divers membres de l'équipe lui relayaient sa progression. Dépêche-toi, ordure.
»
— À tout de suite ! conclut Charity d'un ton enjoué.
Elle raccrocha, posa le communicateur sur le piano.
— Alors ? s'enquit-elle.
— Impeccable, la félicita Eve.
— Je crains d'avoir raté ma vocation, ripostat-elle en se levant pour remplir les verres. J'aurais pu être une vedette de cinéma.
Eve la vit s'assombrir, prendre une longue inspiration, afficher de nouveau une expression aimable.
— Allons-y, murmura Charity en se dirigeant vers la porte.
— Il remonte l'allée, prévint Feeney.
— Maintenez vos positions. On suit le plan à la lettre. Pas de bavardages. Attendez mon feu vert.
Elle regarda Charity ouvrir la porte d'entrée. Le visage de Darrin Pauley se fendit d'un sourire charmant.
— Vous êtes belle comme tout aujourd'hui, madame M.
— Allons, allons ! Entrez ! Oh, des marguerites ! Comme elles sont jolies !
— Je voulais vous remercier d'avoir accepté de repousser la leçon.
— Vous êtes adorable, gloussa-t-elle en humant les fleurs.
Installez-vous, buvez un peu de citronnade. Vous devez avoir soif.
— En effet.
— Les jeunes comme vous ont toujours faim. Prenez un muffin.
— Merci.
Il se débarrassa de son sac à dos, le posa au pied d'un fauteuil avant d'oter casquette et lunettes de soleil.
Charity demeura où elle était, le sourire aux lèvres.
— Comment va votre maman ?
— Bien. Mais elle travaille trop. Je regrette de ne pas pouvoir l'aider davantage.
— Je suis sûre que vous en faites plus que ce qu'elle oserait vous demander, rétorqua Charity d'un ton un peu trop sec au goût d'Eve. Quelle surprise ce sera quand vous lui jouerez votre premier morceau ! Je ne connais pas un seul garçon de votre âge qui se dévoue autant à sa maman.
— Je lui dois tout. Votre famille pense certainement la même chose de vous. Surtout vos enfants. Mais vous êtes sûre que ça ne vous dérange pas de rester le week-end toute seule ?
— Pas du tout ! A présent, goûtez mes muffins pendant que je vais mettre ces marguerites dans l'eau. J'en ai pour une minute.
— D'accord.
Charity quitta la pièce d'un pas vif, gratifiant Eve sur son passage d'un regard satisfait.
Comme le bruit de ses pas s'estompait, Darrin extirpa une fiole de sa poche et en versa le contenu dans le verre de Charity.
— Feu vert !
Arme au poing, Eve se précipita dans la salle de séjour quelques secondes à peine avant une demi-douzaine de flics.
— Bonjour, Darrin.
Il la fixa, et elle lui sourit.
— Les mains derrière la tête. Tout de suite. A genoux.
— Qu'est-ce qui se passe ?
Il s'exécuta, mais tourna la tête d'un côté puis de l'autre, feignant à la perfection un mélange de peur et de confusion.
— Je... je m'appelle Denny. Denny Plimpton. J'ai une carte d'identité.
— Je n'en doute pas. Darrin Pauley, alias Denny Plimpton, entre autres, vous êtes en état d'arrestation pour deux meurtres.
Eve l'agrippa par le poignet, lui tira violemment le bras dans son dos. Elle leva les yeux vers MacMasters.
— Capitaine, voulez-vous citer ses droits à ce salopard ?
— Je...
MacMasters s eclaircit la voix, regarda son arme, puis la rengaina d'un geste lent.
— Vous avez le droit de garder le silence, commença-t-il tandis qu'Eve menottait Darrin.
— Vous pensiez l'avoir trompée, pas vrai, Darrin ? reprit-elle en le hissant sur ses pieds. Abuser d'une vieille dame, quelle honte ! Mais elle a été plus maligne que vous. Cette fois, c'est vous, la cible.
Le garçon effrayé se volatilisa, et Darrin Pauley tourna la tête vers MacMasters avec un sourire derrière lequel vacillait l'ombre du monstre.
— Vous pourrez peut-être m'accuser de tentative de cambriolage mais rien de plus.
Eve le fit pivoter vers elle.
— Continuez à vous leurrer, Darrin.
— Voyez ce que j'ai trouvé ! lança Baxter en brandissant une paire de menottes à usage unique semblable à celles qu'utilisent les huissiers dans les salles des tribunaux. Il y a aussi un appareil d'enregistrement, une bombe de Seal-It et... Qooh ! Je parie que ce sont des substances illégales, railla-t-il en agitant un flacon et une petite boîte de cachets.
— Mettez-moi tout ça sous scellé. Prélevez le contenu du verre de Mme Mimoto. Embarquez-moi ce malade au Central et bouclez-le. Je vous rejoins très vite. On bavardera.
Elle poussa Darrin vers Jenkinson, puis alla se planter devant MacMasters.
— Vous avez fait le boulot. Vous avez tenu bon. On l'a maintenant. Rentrez chez vous prévenir votre épouse. Elle a besoin de vous.
— J'aimerais observer votre interrogatoire, dit-il, le visage de marbre.
— On va le laisser transpirer un peu. Vous avez le temps d'aller retrouver votre femme.
— Vous avez raison. Merci, lieutenant.
Il lui serra la main.
— Capitaine.
Il se dirigea vers la porte, s'immobilisa, revint sur ses pas.
— J'y ai pensé, même après en avoir parlé avec vous.
J'aurais pu le descendre. Désormais, c'est à ça que je vais devoir penser.
— Sur ce point, cette ordure a gagné, murmura Eve comme MacMasters sortait. Il a réussi à ébranler la confiance d'un flic irréprochable.
— Avec le temps, il la retrouvera, commenta Peabody. Il a fait le boulot. C'était bien de lui demander de citer ses droits à ce salaud.
— Oui. Contactez la juge, dites-lui que sa mère va bien, que tout est fini. Nous pouvons essayer de joindre le père, mais je suppose qu'elle préférera s'en charger. Félicitations à vous tous ! ajouta-t-elle en se tournant vers son équipe.
Au Central, Eve prévint officiellement le commandant et le bureau du préfet, appela Mira pour lui demander d'observer l'interrogatoire, et rédigea son rapport.
Elle se cala dans son fauteuil, les pieds sur le bureau, une tasse de café à la main.
Peabody frappa au chambranle.
— Il est en salle d'interrogatoire depuis une heure.
— Mmm.
— Reo et le commandant sont là. MacMasters vient d'arriver et Mira est en chemin.
— Parfait.
— On ne devrait pas commencer à le cuisiner ?
— Nerveuse ?
— Non. Oui. Enfin, Nadine meurt d'envie de lâcher son scoop.
— Pas encore. On ne bouge pas pour l'instant.
— C'est que... on devrait être à, vous savez, la répétition. Ils ont prévu des doublures, mais si on en finissait avec lui, on pourrait encore...
Eve se contenta de la fixer.
— Et, euh... On devrait discuter pour savoir comment on va s'y prendre, décida soudain Peabody. Si on le laisse mariner trop longtemps, il va exiger la présence d'un avocat.
— Mais non. Quel nom voulez-vous qu'il utilise ? Quelle adresse ? Sa carte d'identité est fausse. En outre, la présence d'un avocat n'a pas aidé sa mère. Voilà ce qu'il pense. Au diable, les avocats, au diable nous tous. Il est trop intelligent pour tomber. Ou alors, si la chance nous sourit, il tombera en héros - selon lui.
— Comment allons-nous procéder ? Attendez ! Laissez-moi deviner ? Je suis le flic gentil.
— Pas de flic gentil.
Le visage de Peabody s'éclaira.
— Je ne suis pas obligée de jouer le flic gentil ? Je peux être le méchant ?
— Pas question de l'épargner. Le plus difficile, ce ne sera pas de lui arracher des aveux.
— Ah, non ?
— Quand il aura compris qu'il est cuit, il voudra se confesser. Il voudra l'insigne du héros. Le plus délicat ?
Obtenir qu'il dénonce son père.
Eve reposa les pieds sur le sol.
— Allons-y !
Eve entra dans la pièce, jeta son dossier sur la table, s'assit. Peabody prit place à côté d'elle.
— Enregistrement, ordonna-t-elle avant d'enu-mérer toutes les données y compris tous les alias connus qu'elle avait pu découvrir.
Elle décela un tressaillement sur la joue de Darrin. Il'ne se doutait pas qu'elle en savait autant sur lui.
— D'un point de vue légal, je suis couverte si j'utilise le nom qui figure sur votre certificat de naissance, enchaîna-t-elle sur le ton de la conversation. Cependant, je suis méticuleuse, vu que vous en avez porté plusieurs, notamment pour tuer Deena MacMasters et Karlene Robins. Lequel voulez-vous que j'emploie au cours de cet interrogatoire ? A vous de choisir.
— Allez vous faire foutre.
— Foutre en guise de prénom ou de patronyme ? Peu importe. Les tribunaux me réprimandent lorsque je me permets ce genre de grossièreté pour m'adresser à mes suspects. Je m'en tiendrai donc à Darrin. Vous êtes cuit, Darrin. Vous en avez conscience parce que vous êtes un garçon intelligent. Enfin, pas tant que ça puisque vous avez été dupé par une femme de quatre-vingt-dix ans. Une femme que vous aviez l'intention de droguer, ligoter, frapper, violer, sodomiser puis étrangler.
— N'importe quoi ! ricana-t-il avec arrogance. Elle est vieille. Je n'aurais jamais pu la lever pour une antiquité pareille. Rien que d'y penser, j'ai envie de vomir.
— Les cachets que vous aviez dans votre sac à dos vous auraient aidé, mais même sans eux vous l'auriez levée, Darrin. Même si je vous soupçonne d'avoir une brindille dans le pantalon plutôt qu'une batte. Car pour vous, il s'agit de faire mal, de tourmenter, d'infliger la douleur et la peur. Voilà ce qui excite les tordus dans votre genre.
— Comment comptez-vous prouver ça ? rétorquat-il en s'adossant à sa chaise, l'air de s'ennuyer. Oui, je me suis dit que j'allais la neutraliser. Elle possède toutes sortes d'objets de valeur. J'allais la cambrioler et m'en aller.
— Je vois. Ainsi, avec Deena et Karlene, votre intention a dérapé. Avec pour résultat...
Elle ouvrit le dossier et plaça deux photos devant lui.
Cette fois, il ébaucha un sourire.
Peabody repoussa brutalement son siège et se leva d'un bond.
— Vous êtes un malade ! aboya-t-elle en se penchant vers lui. Quand je pense qu'on perd notre temps sous prétexte de respecter la procédure. Nous avons des témoins, crétin.
Nous avons des enregistrements où l'on vous voit pénétrer dans la maison de Deena MacMasters le soir où vous l'avez assassinée. Idem pour Karlen Robins.
— N'importe quoi ! répéta-t-il. Vous délirez, je n'ai jamais mis les pieds là-bas !
— Je délire, moi ? Écran mural !
Peabody se ressaisit, jeta un coup d'œil à Eve.
— Allez-y, vous avez déjà gâché ma surprise.
— Afficher image 1-A.
La séquence montrait Darrin gravissant les marches du domicile MacMasters. La date et l'heure puisaient dans le coin en bas. Il offrait son bouquet à Deena, pénétrait dans la maison.
— Elle a parlé de vous à ses amis, David, intervint Eve. Elle leur a raconté qu'elle avait un amoureux secret, étudiant à Columbia. Un garçon timide qu'elle avait rencontré dans le parc.
— Nous avons des témoins oculaires, enchaîna Peabody.
— Elle a conservé des souvenirs, comme le programme de la comédie musicale que vous l'avez emmenée voir à l'auditorium. Vos empreintes sont dessus.
Eve lui présenta un autre papier.
— On en a eu confirmation à votre arrivée ici.
Impavide, il hocha la tête.
— Vous avez eu de la chance.
- Là aussi, continuez à vous leurrer. A présent, venons-en aux détails.