Léa était loin de se douter qu'elle éprouverait la
moindre peine en quittant Camille. Ce fut cependant le cœur déchiré
qu'elle se précipita dans ses bras avant de partir.
Le passage de la ligne de démarcation à
Saint-Pierre-d'Aurillac s'était effectué sans encombre, les lettres
ayant été dissimulées dans la petite valise du bébé. A
Saint-Emilion, Camille avait remis le guide de la Bretagne à M.
Lefranc. Aux Roches-Blanches, Delpech avait accueilli la jeune
femme et son fils avec émotion.
C'était la première fois que Léa revoyait la
maison depuis cette fête des fiançailles qui avait marqué la fin
d'une époque heureuse. Elle n'avait qu'une envie: y rester le moins
longtemps possible. Après s'être rafraîchi le visage et les mains,
elle s'était arrachée à la sollicitude de Camille et était
repartie.
A Cadillac, elle était arrivée peu de temps avant
la fermeture de la mairie. Sur les marches, deux soldats allemands
l'avaient croisée en riant. Au guichet de l'état-civil, un employé
calligraphiait avec soin: c'était Fougeron. Léa lui avait remis les
lettres et s'était vue chargée de poster un paquet en zone libre.
Elle n'avait pas eu le temps de dire un mot : les soldats
allemands étaient manifestement de mauvaise humeur. Rapidement, Léa
avait glissé le paquet dans son sac.
A partir de ce jour, elle avait régulièrement
effectué le passage du courrier d'une zone à l'autre. Elle avait
dû, pour cela, demander au lieutenant Kramer un ausweis spécial, sous prétexte de surveiller le
travail sur les terres de son père à Mounissens et à La Laurence,
près de Saint-Pierre-d'Aurillac. Grâce à ses voyages dans les
fermes, les menus s'étaient améliorés à Montillac. En outre,
Albertine et Lisa qui, disaient-elles, mouraient doucement de faim
à Paris, recevaient des colis.
Avec les vacances, Laure était revenue de son
pensionnat, bien décidée à n'y plus retourner maintenant qu'elle
avait son brevet. C'était une jolie fille de seize ans, futile et
coquette, grande admiratrice du Maréchal, dont elle collectionnait
les portraits sous n'importe quelle forme. Elle n'avait pas
pardonné à Léa d'avoir jeté à terre une photo dédicacée de son
idole, qu'elle avait placée fièrement sur le piano du salon. Elle
s'en était plainte à son père, dont la réponse l'avait malgré tout
impressionnée:
– Ta mère aurait fait la même chose.
Depuis, elle quittait ostensiblement le salon
chaque fois que Léa écoutait Radio-Londres. Quant à Françoise, nul
ne savait vraiment ce qu'elle pensait. Lorsqu'elle n'était pas de
service à l'hôpital, on l'entendait jouer du piano toute la journée
et promener devant tous un visage épanoui qui faisait dire à
Ruth :
– Ça ne m'étonnerait pas que cette petite soit
amoureuse.
De qui? C'était la question à laquelle Léa
refusait de répondre. Durant quelques jours, elle avait surveillé
sa sœur sans rien remarquer de suspect dans son comportement.
Cependant, une fois, en descendant plus tôt que d'habitude pour
préparer son petit déjeuner, elle s'était heurtée dans la pénombre
de l'escalier au lieutenant Hanke qui l'avait saluée à très haute
voix:
– Bonjour, mademoiselle Léa.
– Bonjour, avait-elle répondu brusquement.
Quand elle était entrée dans la cuisine, le
lieutenant Kramer achevait de déjeuner. Il se leva à son entrée en
s'inclinant.
– Bonjour, mademoiselle Delmas, vous êtes bien
matinale aujourd'hui. Sans doute devez-vous aller voir les terres
de M. votre père en zone occupée?
Pourquoi y avait-il trois bols sur la table et
pourquoi l'un d'eux était-il plein?
Peu après Laure, étaient arrivés Philippe, Corinne
Delmas et leur petit frère Pierrot, les enfants de l'oncle Luc. La
vieille maison avait à nouveau retenti de rires et de cris. Du fait
de la présence des Allemands, on avait dû se serrer.
Léa avait retrouvé avec plaisir son cousin Pierrot
qui, à quatorze ans, se prenait déjà pour un homme. Comme
autrefois, il avait dormi avec elle dans la chambre des
enfants.
Aux repas, les discussions étaient si animées que
Bernadette Bouchardeau s'empressait de fermer les fenêtres:
– Vous voulez que tout le monde entende! Qu'on se
fasse tous arrêter!
La table était très nettement divisée en trois
camps. Les pétainistes convaincus : Bernadette, Philippe,
Corinne et Laure, qui n'avaient pas de mots assez durs pour parler
de ceux qui, lâchement, trahissaient le Maréchal, donc la France;
les gaullistes ou tout au moins ceux qui n'acceptaient pas
l'occupant: Léa et Pierrot ; et les « sans opinion » pour des
raisons diverses : Pierre Delmas, Françoise et Ruth.
Les premiers prônaient la collaboration demandée
par Pétain le 30 octobre 1940, seule façon, disaient-ils, de
ramener l'ordre, la dignité et la religion dans ce pays corrompu
par les Juifs et les communistes ; les deuxièmes disaient que
la seule chance de la France de retrouver son honneur et sa liberté
était de suivre le général de Gaulle.
– Un traître!
– Un héros!
Les troisièmes parlaient peu: Ruth, par
discrétion, Pierre Delmas par indifférence et Françoise...
Françoise? On ne savait pas. Souvent, quand la discussion devenait
trop passionnée, elle quittait la table.
Un jour, n'y tenant plus, Léa l'avait suivie. Sur
la terrasse, effondrée contre le banc de fer, Françoise sanglotait.
Léa s'était approchée et lui avait demandé doucement :
– Qu'as-tu ?
Les sanglots avaient redoublé.
– J'en ai assez d'entendre toujours parler de la
guerre, de Pétain, d'Hitler, de De Gaulle, des restrictions, des
Russes, de zone libre, de zone occupée, de l'Angleterre, de...
de... j'en ai assez. Je veux qu'on me foute la paix... je veux
aimer librement... je veux... je voudrais mourir...
Peu à peu, la compassion qu'éprouvait Léa pour le
chagrin de sa sœur s'était transformée en agacement puis, en
dégoût. « Quand on devient aussi moche que ça en pleurant, on se
cache », avait-elle pensé.
– Tais-toi! Si tu voyais la tête que tu as !
Si quelque chose ne va pas, dis-le. Si c'est ton amoureux qui te
met dans cet état-là, quitte-le.
Léa avait parlé par taquinerie, sans penser à ce
qu'elle disait. La violence de la réaction de Françoise l'avait
laissée stupéfaite et sans voix.
– Qu'est-ce que tu sais de mon amoureux, toi qui
va te rouler dans le foin avec un domestique tout en continuant à
penser au mari d'une autre? Mon amoureux, s'il le voulait, il vous
ferait tous a... Ça ne te regarde pas, ça ne regarde personne. Je
vous déteste, je voudrais ne plus jamais vous revoir!
Après avoir craché ce dernier mot, elle s'était
enfuie en passant par la petite trouée le long de la terrasse. Léa
avait regardé la silhouette trébuchante s'éloigner à travers la
vigne puis disparaître derrière Valenton.
Combien de temps était-elle restée ainsi, immobile
face à ce paysage familier, tandis qu'une petite phrase lui
martelait le crâne: « Mon amoureux, s'il le voulait, il vous ferait
tous arrêter, mon amoureux, s'il le voulait, il vous ferait tous
arrêter... » Cependant, comme à chaque fois, la beauté calme des
champs, de ces bois, de ces coteaux, de ces vignes, de ces villages
et de la ligne sombre des Landes, là-bas, avait apaisé son angoisse
et fait taire l'affreuse musique.
Le lendemain, Françoise avait annoncé qu'elle
partait pour Arcachon chez une amie. Léa se rappela que Laure lui
avait suggéré de demander à Françoise si elle s'était bien amusée
au concert. Léa s'était étonnée de cette demande. Sa petite sœur
avait alors vaguement répondu que ça n'avait pas d'importance,
qu'elle avait oublié. Devant l'insistance de Léa, elle avait fini
par avouer :
– J'avais cru la voir avec le lieutenant Kramer.
Mais ce ne devait pas être lui, car l'homme qui l'accompagnait
était en civil.
Léa ne doutait plus: sa sœur aimait un Allemand
dont elle était vraisemblablement la maîtresse.
Elle en avait parlé à Camille, venue passer
quelques jours avant les vendanges: que devait-elle faire?
Devait-elle avertir son père, Ruth, Adrien?
– N'en fais rien, avait répondu Camille. C'est
trop grave. Seule Françoise ou le lieutenant Kramer peuvent te dire
si cela est vrai.
– Mais cette phrase?..
– Elle l'a dite sous le coup de la colère.
Durant le séjour de Françoise à Arcachon, le
lieutenant Kramer avait été absent la plupart du temps.
Avec l'automne, tout le monde était reparti vers
Bordeaux, même Laure, qui trouvait la campagne « d'un ennui mortel
». Léa, qui s'était déchargée de la responsabilité de la vigne sur
Mathias et Fayard, avait vu ces départs avec joie, d'autant plus
que nourrir tout ce monde, malgré les tickets supplémentaires,
n'était pas une mince affaire. Elle voyait venir l'hiver sans trop
de crainte, grâce aux conserves des légumes de son potager et à la
basse-cour solidement garnie de poules et de lapins... sans compter
les deux cochons. Une seule chose la préoccupait: l'argent devenait
rare. La vente du vin payait tout juste ceux qui travaillaient la
vigne, et encore pas tous. Ces six derniers mois, Fayard n'avait
pas été payé. Par Camille, Léa avait appris que Laurent n'était
resté que quelques mois à Alger. Il était maintenant à Londres.
Elle avait vu avec joie qu'elle ne parlait plus de rejoindre son
mari.
Malgré son amour pour Laurent, elle avait continué
à avoir des relations avec Mathias, chaque fois plus violentes,
chaque fois plus décevantes. Après chacune de leurs étreintes, elle
se promettait que c'était la dernière, mais au bout d'une semaine,
quinze jours tout au plus, elle rejoignait le garçon dans la
grange, dans les vignes ou dans la vieille maison de
Saint-Macaire.
Le 21 octobre, il y avait eu un attentat à
Bordeaux contre un officier allemand. Le 23 octobre 1941, cinquante
otages avaient été exécutés.
De plus en plus, Léa éprouvait une sensation
d'étouffement, d'ennui profond, et elle cherchait vainement l'oubli
de ces jours monotones dans les livres de la bibliothèque de son
père. Aucun auteur ne trouvait grâce à ses yeux: Balzac, Proust,
Mauriac, tous lui tombaient des mains. Ses nuits étaient troublées
d'horribles cauchemars: tantôt sa mère se dressait en sanglots au
milieu des décombres, tantôt l'homme qu'elle avait tué la pressait
dans un ignoble enlacement. Dans la journée, elle était sujette à
de brusques crises de larmes, qui la laissaient brisée. Montillac
pesait sur ses épaules. Elle se demandait s'il était bien
nécessaire de tant travailler à maintenir tout cela en vie, à
vouloir garder cette terre qu'elle était maintenant seule à aimer,
puisque ni son père ni ses sœurs ne s'en préoccupaient. Quelqu'un
d'autre cependant l'aimait au point de désirer la posséder: c'était
Fayard. Depuis le retour de son fils, il avait retrouvé sa raison
de vivre et une âpreté qu'il était parvenu à dissimuler jusqu'au
jour où il annonça carrément à Léa :
– Tout cela est trop lourd pour une jeunesse comme
vous. Le pauvre M. Delmas n'a plus toute sa raison, et bientôt il
faudra l'enfermer. Il faut un homme pour mener une exploitation
comme celle-ci. Vous devriez conseiller à votre père de vendre.
J'ai quelques économies et ma femme vient de faire un héritage.
Bien sûr, il manquera un petit quelque chose, mais votre père
acceptera d'en faire votre dot.
Glacée, Léa était incapable d'interrompre le
bonhomme. Elle comprenait que durant toutes ces années de travail
sur cette terre, il n'avait pensé qu'à une chose: en devenir le
propriétaire. Les circonstances le servaient admirablement.
Isabelle Delmas vivante, jamais il n'aurait eu l'audace de proposer
une telle chose. De plus, il venait de lui faire comprendre qu'il
était parfaitement au courant de ses relations avec son fils.
– Vous ne répondez rien ?... Je vois. Vous
avez peur de devoir quitter la maison. Mais il ne tient qu'à vous
qu'elle soit toujours la vôtre: épousez mon fils.
Elle contint avec difficulté la colère qui
l'envahissait.
– Mathias est courant de vos beaux
projets ?
– Plus ou moins. Il dit que c'est pas des choses
dont il faut parler maintenant.
Il sembla à Léa qu'une partie du poids qui
l'oppressait s'allégeait.
– Vous vous trompez, Fayard, il n'est pas question
pour nous de vendre ni à vous ni à quiconque. Je suis née sur cette
terre et je tiens à la conserver. Quant à l'état de mon père, il
n'est pas aussi catastrophique que vous le dépeignez.
– Vous n'avez plus d'argent et voilà six mois que
je n'ai pas été payé.
– Nos affaires ne vous regardent pas. Quant à
votre salaire, il vous sera payé avant la fin du mois. Bonsoir,
Fayard.
– Vous avez tort, mademoiselle Léa, de le prendre
sur ce ton, fit-il d'un air menaçant.
– Cela suffit, je n'ai plus rien à dire sur ce
sujet. Bonsoir.
Fayard sortit en grommelant.
Dès le lendemain, Léa écrivit à Albertine pour lui
demander de lui prêter la somme due à Fayard. Par retour de
courrier, sa tante la lui envoya et Ruth fut chargée de porter
l'argent au maître de chais. Ce fut à cette occasion qu'éclata
entre le père et le fils une violente dispute, qui décida Mathias à
se porter volontaire pour aller travailler en Allemagne. Léa le
supplia de renoncer à son projet, lui disant qu'elle avait besoin
de lui, que c'était trahir son pays que d'aller là-bas.
– Non, tu n'as pas besoin de moi. C'est à
Montillac que tu penses quand tu dis ça. Eh bien, moi, Montillac,
je m'en fous, dit-il d'une voix avinée.
– Ce n'est pas vrai, tu as bu, cria-t-elle.
– Si, c'est vrai, je ne suis pas comme mon père.
C'est toi que je veux, avec ou sans la terre. Mais j'ai enfin
compris que tu ne m'aimais pas, que tu n'étais qu'une chienne en
chaleur qui a besoin de temps en temps d'un petit coup de
queue...
– Tais-toi, tu es vulgaire.
– Si tu savais ce que je m'en fous d'être vulgaire
ou non. Pour moi, plus rien n'a d'importance. Alors, être ici ou en
Allemagne...
– Mais enfin, si tu veux absolument t'en aller, tu
pourrais rejoindre le général de Gaulle.
– J'm'en fous, je te dis. De Gaulle, Hitler,
Pétain, pour moi c'est du pareil au même: des militaires. J'aime
pas les militaires.
– Je t'en prie, Mathias, ne me laisse pas.
– Pour un peu on la croirait sincère! V'là t'y pas
qu'elle pleure! Alors comme ça, le pauvre Mathias va te manquer, ma
belle. Le pauvre Mathias et sa grosse queue?
– Tais-toi.
Ils étaient dans le petit bois de pins près du
potager. C'était là que Mathias était venu trouver Léa pour lui
annoncer sa décision. Etait-ce pour se donner du courage qu'il
avait bu ?
D'un geste brusque, il poussa son amie à terre.
Elle glissa sur les aiguilles de pin. Dans sa chute, sa jupe
s'était relevée, découvrant ses cuisses blanches au-dessus des bas
de laine noire. Il se jeta sur elle.
– Tout ce qui t'intéresse, hein, salope, c'est la
queue, une bonne grosse bite. Pleure plus, tu vas l'avoir.
– Laisse-moi, tu pues le vin.
– C'est pas grave, ça n'empêche pas les
sentiments.
Léa se débattit sans succès, l'ivresse décuplant
les forces de son ami. Des aiguilles de pin chauffées par
l'éclatant soleil de cet après-midi d'hiver, montait l'odeur de
leurs jeux enfantins quand ils se roulaient au pied des grands
arbres. Ce souvenir la troubla si fort qu'elle cessa de se défendre
et s'offrit au sexe qui la cherchait. Mathias se méprit sur cette
apparente soumission.
– Tu n'es vraiment qu'une salope.
Il la besogna avec des han de bûcheron, cherchant
à lui faire mal, à la punir de ne pas l'aimer. Le plaisir leur
arracha des cris.
Combien de temps pleurèrent-ils ainsi enlacés,
grotesquement dénudés, visibles du potager ? Le froid et
l'inconfort de leur position les ramenèrent à la triste réalité.
Sans un mot, ils se relevèrent, rajustèrent leurs vêtements, les
secouèrent pour faire tomber la terre, retirèrent de leurs cheveux
emmêlés des aiguilles de pin, et après un échange de regards qui
disait toute leur détresse partirent chacun de leur côté.
Dans la nuit, Mathias prit le train pour Bordeaux,
qu'il devait quitter pour l'Allemagne le 3 janvier 1942.