22.
Léa était loin de se douter qu'elle éprouverait la moindre peine en quittant Camille. Ce fut cependant le cœur déchiré qu'elle se précipita dans ses bras avant de partir.
Le passage de la ligne de démarcation à Saint-Pierre-d'Aurillac s'était effectué sans encombre, les lettres ayant été dissimulées dans la petite valise du bébé. A Saint-Emilion, Camille avait remis le guide de la Bretagne à M. Lefranc. Aux Roches-Blanches, Delpech avait accueilli la jeune femme et son fils avec émotion.
C'était la première fois que Léa revoyait la maison depuis cette fête des fiançailles qui avait marqué la fin d'une époque heureuse. Elle n'avait qu'une envie: y rester le moins longtemps possible. Après s'être rafraîchi le visage et les mains, elle s'était arrachée à la sollicitude de Camille et était repartie.
A Cadillac, elle était arrivée peu de temps avant la fermeture de la mairie. Sur les marches, deux soldats allemands l'avaient croisée en riant. Au guichet de l'état-civil, un employé calligraphiait avec soin: c'était Fougeron. Léa lui avait remis les lettres et s'était vue chargée de poster un paquet en zone libre. Elle n'avait pas eu le temps de dire un mot : les soldats allemands étaient manifestement de mauvaise humeur. Rapidement, Léa avait glissé le paquet dans son sac.
A partir de ce jour, elle avait régulièrement effectué le passage du courrier d'une zone à l'autre. Elle avait dû, pour cela, demander au lieutenant Kramer un ausweis spécial, sous prétexte de surveiller le travail sur les terres de son père à Mounissens et à La Laurence, près de Saint-Pierre-d'Aurillac. Grâce à ses voyages dans les fermes, les menus s'étaient améliorés à Montillac. En outre, Albertine et Lisa qui, disaient-elles, mouraient doucement de faim à Paris, recevaient des colis.
Avec les vacances, Laure était revenue de son pensionnat, bien décidée à n'y plus retourner maintenant qu'elle avait son brevet. C'était une jolie fille de seize ans, futile et coquette, grande admiratrice du Maréchal, dont elle collectionnait les portraits sous n'importe quelle forme. Elle n'avait pas pardonné à Léa d'avoir jeté à terre une photo dédicacée de son idole, qu'elle avait placée fièrement sur le piano du salon. Elle s'en était plainte à son père, dont la réponse l'avait malgré tout impressionnée:
– Ta mère aurait fait la même chose.
Depuis, elle quittait ostensiblement le salon chaque fois que Léa écoutait Radio-Londres. Quant à Françoise, nul ne savait vraiment ce qu'elle pensait. Lorsqu'elle n'était pas de service à l'hôpital, on l'entendait jouer du piano toute la journée et promener devant tous un visage épanoui qui faisait dire à Ruth :
– Ça ne m'étonnerait pas que cette petite soit amoureuse.
De qui? C'était la question à laquelle Léa refusait de répondre. Durant quelques jours, elle avait surveillé sa sœur sans rien remarquer de suspect dans son comportement. Cependant, une fois, en descendant plus tôt que d'habitude pour préparer son petit déjeuner, elle s'était heurtée dans la pénombre de l'escalier au lieutenant Hanke qui l'avait saluée à très haute voix:
– Bonjour, mademoiselle Léa.
– Bonjour, avait-elle répondu brusquement.
Quand elle était entrée dans la cuisine, le lieutenant Kramer achevait de déjeuner. Il se leva à son entrée en s'inclinant.
– Bonjour, mademoiselle Delmas, vous êtes bien matinale aujourd'hui. Sans doute devez-vous aller voir les terres de M. votre père en zone occupée?
Pourquoi y avait-il trois bols sur la table et pourquoi l'un d'eux était-il plein?
Peu après Laure, étaient arrivés Philippe, Corinne Delmas et leur petit frère Pierrot, les enfants de l'oncle Luc. La vieille maison avait à nouveau retenti de rires et de cris. Du fait de la présence des Allemands, on avait dû se serrer.
Léa avait retrouvé avec plaisir son cousin Pierrot qui, à quatorze ans, se prenait déjà pour un homme. Comme autrefois, il avait dormi avec elle dans la chambre des enfants.
Aux repas, les discussions étaient si animées que Bernadette Bouchardeau s'empressait de fermer les fenêtres:
– Vous voulez que tout le monde entende! Qu'on se fasse tous arrêter!
La table était très nettement divisée en trois camps. Les pétainistes convaincus : Bernadette, Philippe, Corinne et Laure, qui n'avaient pas de mots assez durs pour parler de ceux qui, lâchement, trahissaient le Maréchal, donc la France; les gaullistes ou tout au moins ceux qui n'acceptaient pas l'occupant: Léa et Pierrot ; et les « sans opinion » pour des raisons diverses : Pierre Delmas, Françoise et Ruth.
Les premiers prônaient la collaboration demandée par Pétain le 30 octobre 1940, seule façon, disaient-ils, de ramener l'ordre, la dignité et la religion dans ce pays corrompu par les Juifs et les communistes ; les deuxièmes disaient que la seule chance de la France de retrouver son honneur et sa liberté était de suivre le général de Gaulle.
– Un traître!
– Un héros!
Les troisièmes parlaient peu: Ruth, par discrétion, Pierre Delmas par indifférence et Françoise... Françoise? On ne savait pas. Souvent, quand la discussion devenait trop passionnée, elle quittait la table.
Un jour, n'y tenant plus, Léa l'avait suivie. Sur la terrasse, effondrée contre le banc de fer, Françoise sanglotait. Léa s'était approchée et lui avait demandé doucement :
– Qu'as-tu ?
Les sanglots avaient redoublé.
– J'en ai assez d'entendre toujours parler de la guerre, de Pétain, d'Hitler, de De Gaulle, des restrictions, des Russes, de zone libre, de zone occupée, de l'Angleterre, de... de... j'en ai assez. Je veux qu'on me foute la paix... je veux aimer librement... je veux... je voudrais mourir...
Peu à peu, la compassion qu'éprouvait Léa pour le chagrin de sa sœur s'était transformée en agacement puis, en dégoût. « Quand on devient aussi moche que ça en pleurant, on se cache », avait-elle pensé.
– Tais-toi! Si tu voyais la tête que tu as ! Si quelque chose ne va pas, dis-le. Si c'est ton amoureux qui te met dans cet état-là, quitte-le.
Léa avait parlé par taquinerie, sans penser à ce qu'elle disait. La violence de la réaction de Françoise l'avait laissée stupéfaite et sans voix.
– Qu'est-ce que tu sais de mon amoureux, toi qui va te rouler dans le foin avec un domestique tout en continuant à penser au mari d'une autre? Mon amoureux, s'il le voulait, il vous ferait tous a... Ça ne te regarde pas, ça ne regarde personne. Je vous déteste, je voudrais ne plus jamais vous revoir!
Après avoir craché ce dernier mot, elle s'était enfuie en passant par la petite trouée le long de la terrasse. Léa avait regardé la silhouette trébuchante s'éloigner à travers la vigne puis disparaître derrière Valenton.
Combien de temps était-elle restée ainsi, immobile face à ce paysage familier, tandis qu'une petite phrase lui martelait le crâne: « Mon amoureux, s'il le voulait, il vous ferait tous arrêter, mon amoureux, s'il le voulait, il vous ferait tous arrêter... » Cependant, comme à chaque fois, la beauté calme des champs, de ces bois, de ces coteaux, de ces vignes, de ces villages et de la ligne sombre des Landes, là-bas, avait apaisé son angoisse et fait taire l'affreuse musique.
Le lendemain, Françoise avait annoncé qu'elle partait pour Arcachon chez une amie. Léa se rappela que Laure lui avait suggéré de demander à Françoise si elle s'était bien amusée au concert. Léa s'était étonnée de cette demande. Sa petite sœur avait alors vaguement répondu que ça n'avait pas d'importance, qu'elle avait oublié. Devant l'insistance de Léa, elle avait fini par avouer :
– J'avais cru la voir avec le lieutenant Kramer. Mais ce ne devait pas être lui, car l'homme qui l'accompagnait était en civil.
Léa ne doutait plus: sa sœur aimait un Allemand dont elle était vraisemblablement la maîtresse.
Elle en avait parlé à Camille, venue passer quelques jours avant les vendanges: que devait-elle faire? Devait-elle avertir son père, Ruth, Adrien?
– N'en fais rien, avait répondu Camille. C'est trop grave. Seule Françoise ou le lieutenant Kramer peuvent te dire si cela est vrai.
– Mais cette phrase?..
– Elle l'a dite sous le coup de la colère.
Durant le séjour de Françoise à Arcachon, le lieutenant Kramer avait été absent la plupart du temps.



Avec l'automne, tout le monde était reparti vers Bordeaux, même Laure, qui trouvait la campagne « d'un ennui mortel ». Léa, qui s'était déchargée de la responsabilité de la vigne sur Mathias et Fayard, avait vu ces départs avec joie, d'autant plus que nourrir tout ce monde, malgré les tickets supplémentaires, n'était pas une mince affaire. Elle voyait venir l'hiver sans trop de crainte, grâce aux conserves des légumes de son potager et à la basse-cour solidement garnie de poules et de lapins... sans compter les deux cochons. Une seule chose la préoccupait: l'argent devenait rare. La vente du vin payait tout juste ceux qui travaillaient la vigne, et encore pas tous. Ces six derniers mois, Fayard n'avait pas été payé. Par Camille, Léa avait appris que Laurent n'était resté que quelques mois à Alger. Il était maintenant à Londres. Elle avait vu avec joie qu'elle ne parlait plus de rejoindre son mari.
Malgré son amour pour Laurent, elle avait continué à avoir des relations avec Mathias, chaque fois plus violentes, chaque fois plus décevantes. Après chacune de leurs étreintes, elle se promettait que c'était la dernière, mais au bout d'une semaine, quinze jours tout au plus, elle rejoignait le garçon dans la grange, dans les vignes ou dans la vieille maison de Saint-Macaire.
Le 21 octobre, il y avait eu un attentat à Bordeaux contre un officier allemand. Le 23 octobre 1941, cinquante otages avaient été exécutés.
De plus en plus, Léa éprouvait une sensation d'étouffement, d'ennui profond, et elle cherchait vainement l'oubli de ces jours monotones dans les livres de la bibliothèque de son père. Aucun auteur ne trouvait grâce à ses yeux: Balzac, Proust, Mauriac, tous lui tombaient des mains. Ses nuits étaient troublées d'horribles cauchemars: tantôt sa mère se dressait en sanglots au milieu des décombres, tantôt l'homme qu'elle avait tué la pressait dans un ignoble enlacement. Dans la journée, elle était sujette à de brusques crises de larmes, qui la laissaient brisée. Montillac pesait sur ses épaules. Elle se demandait s'il était bien nécessaire de tant travailler à maintenir tout cela en vie, à vouloir garder cette terre qu'elle était maintenant seule à aimer, puisque ni son père ni ses sœurs ne s'en préoccupaient. Quelqu'un d'autre cependant l'aimait au point de désirer la posséder: c'était Fayard. Depuis le retour de son fils, il avait retrouvé sa raison de vivre et une âpreté qu'il était parvenu à dissimuler jusqu'au jour où il annonça carrément à Léa :
– Tout cela est trop lourd pour une jeunesse comme vous. Le pauvre M. Delmas n'a plus toute sa raison, et bientôt il faudra l'enfermer. Il faut un homme pour mener une exploitation comme celle-ci. Vous devriez conseiller à votre père de vendre. J'ai quelques économies et ma femme vient de faire un héritage. Bien sûr, il manquera un petit quelque chose, mais votre père acceptera d'en faire votre dot.
Glacée, Léa était incapable d'interrompre le bonhomme. Elle comprenait que durant toutes ces années de travail sur cette terre, il n'avait pensé qu'à une chose: en devenir le propriétaire. Les circonstances le servaient admirablement. Isabelle Delmas vivante, jamais il n'aurait eu l'audace de proposer une telle chose. De plus, il venait de lui faire comprendre qu'il était parfaitement au courant de ses relations avec son fils.
– Vous ne répondez rien ?... Je vois. Vous avez peur de devoir quitter la maison. Mais il ne tient qu'à vous qu'elle soit toujours la vôtre: épousez mon fils.
Elle contint avec difficulté la colère qui l'envahissait.
– Mathias est courant de vos beaux projets ?
– Plus ou moins. Il dit que c'est pas des choses dont il faut parler maintenant.
Il sembla à Léa qu'une partie du poids qui l'oppressait s'allégeait.
– Vous vous trompez, Fayard, il n'est pas question pour nous de vendre ni à vous ni à quiconque. Je suis née sur cette terre et je tiens à la conserver. Quant à l'état de mon père, il n'est pas aussi catastrophique que vous le dépeignez.
– Vous n'avez plus d'argent et voilà six mois que je n'ai pas été payé.
– Nos affaires ne vous regardent pas. Quant à votre salaire, il vous sera payé avant la fin du mois. Bonsoir, Fayard.
– Vous avez tort, mademoiselle Léa, de le prendre sur ce ton, fit-il d'un air menaçant.
– Cela suffit, je n'ai plus rien à dire sur ce sujet. Bonsoir.
Fayard sortit en grommelant.
Dès le lendemain, Léa écrivit à Albertine pour lui demander de lui prêter la somme due à Fayard. Par retour de courrier, sa tante la lui envoya et Ruth fut chargée de porter l'argent au maître de chais. Ce fut à cette occasion qu'éclata entre le père et le fils une violente dispute, qui décida Mathias à se porter volontaire pour aller travailler en Allemagne. Léa le supplia de renoncer à son projet, lui disant qu'elle avait besoin de lui, que c'était trahir son pays que d'aller là-bas.
– Non, tu n'as pas besoin de moi. C'est à Montillac que tu penses quand tu dis ça. Eh bien, moi, Montillac, je m'en fous, dit-il d'une voix avinée.
– Ce n'est pas vrai, tu as bu, cria-t-elle.
– Si, c'est vrai, je ne suis pas comme mon père. C'est toi que je veux, avec ou sans la terre. Mais j'ai enfin compris que tu ne m'aimais pas, que tu n'étais qu'une chienne en chaleur qui a besoin de temps en temps d'un petit coup de queue...
– Tais-toi, tu es vulgaire.
– Si tu savais ce que je m'en fous d'être vulgaire ou non. Pour moi, plus rien n'a d'importance. Alors, être ici ou en Allemagne...
– Mais enfin, si tu veux absolument t'en aller, tu pourrais rejoindre le général de Gaulle.
– J'm'en fous, je te dis. De Gaulle, Hitler, Pétain, pour moi c'est du pareil au même: des militaires. J'aime pas les militaires.
– Je t'en prie, Mathias, ne me laisse pas.
– Pour un peu on la croirait sincère! V'là t'y pas qu'elle pleure! Alors comme ça, le pauvre Mathias va te manquer, ma belle. Le pauvre Mathias et sa grosse queue?
– Tais-toi.
Ils étaient dans le petit bois de pins près du potager. C'était là que Mathias était venu trouver Léa pour lui annoncer sa décision. Etait-ce pour se donner du courage qu'il avait bu ?
D'un geste brusque, il poussa son amie à terre. Elle glissa sur les aiguilles de pin. Dans sa chute, sa jupe s'était relevée, découvrant ses cuisses blanches au-dessus des bas de laine noire. Il se jeta sur elle.
– Tout ce qui t'intéresse, hein, salope, c'est la queue, une bonne grosse bite. Pleure plus, tu vas l'avoir.
– Laisse-moi, tu pues le vin.
– C'est pas grave, ça n'empêche pas les sentiments.
Léa se débattit sans succès, l'ivresse décuplant les forces de son ami. Des aiguilles de pin chauffées par l'éclatant soleil de cet après-midi d'hiver, montait l'odeur de leurs jeux enfantins quand ils se roulaient au pied des grands arbres. Ce souvenir la troubla si fort qu'elle cessa de se défendre et s'offrit au sexe qui la cherchait. Mathias se méprit sur cette apparente soumission.
– Tu n'es vraiment qu'une salope.
Il la besogna avec des han de bûcheron, cherchant à lui faire mal, à la punir de ne pas l'aimer. Le plaisir leur arracha des cris.
Combien de temps pleurèrent-ils ainsi enlacés, grotesquement dénudés, visibles du potager ? Le froid et l'inconfort de leur position les ramenèrent à la triste réalité. Sans un mot, ils se relevèrent, rajustèrent leurs vêtements, les secouèrent pour faire tomber la terre, retirèrent de leurs cheveux emmêlés des aiguilles de pin, et après un échange de regards qui disait toute leur détresse partirent chacun de leur côté.
Dans la nuit, Mathias prit le train pour Bordeaux, qu'il devait quitter pour l'Allemagne le 3 janvier 1942.