– Oncle Adrien!
Accroupie dans « son » potager, vêtue d'une blouse
de paysanne noire à fleurettes bleues et blanches, la tête abritée
par un grand chapeau de paille, Léa se redressa, une poignée de
mauvaises herbes à la main.
En compagnie de Camille, le dominicain vint
jusqu'à elle en soulevant sa robe blanche. Léa se jeta dans les
bras tendus.
– Quelle joie de te voir, mon oncle!
– Il a vu Laurent, il est à Bordeaux! jeta d'une
traite Camille.
– A Bordeaux !...
– Il voulait venir me voir, mais ton oncle l'en a
empêché..
– Pour l'instant tout va bien, il est en
sécurité.
– Où ? Je veux le voir.
– Ce n'est pas possible pour le moment, c'est trop
dangereux. Bientôt je vous indiquerai quand vous pourrez le
rejoindre.
– Vite, j'espère.
– Comment va-t-il ? demanda Léa.
– Bien. Il est fatigué. Après son évasion de
Colditz, il s'est réfugié en Suisse. Là, il est tombé si gravement
malade qu'il n'a pu donner de ses nouvelles. D'ici quelques jours,
je le ferai passer en zone libre.
– De quoi a-t-il besoin?
– De rien pour l'instant. Jeudi prochain, je
reviens à Langon voir le père Dupré. Je monterai jusqu'ici vous
dire comment Camille pourra rejoindre Laurent. D'ici là, je vous en
supplie, ne bougez pas, ne parlez pas. Si par hasard, je ne pouvais
pas venir jusqu'à Montillac, je laisserais un message à Françoise.
C'est elle qui s'occupe du service où se trouve le père
Dupré.
– Est-ce bien prudent de lui confier une telle
mission? dit Camille en baissant la tête.
L'oncle et la nièce la regardèrent avec
surprise.
– Mais... pourquoi dis-tu ça ?
– Françoise n'est-elle pas la sœur de Léa? Ne
vivez-vous pas tous sous le même toit ?
– Je sais bien...
Adrien et Léa se regardaient sans comprendre.
Pourquoi cette réticence, cette méfiance tout à coup? Cela
ressemblait si peu à Camille.
– Elle peut perdre le message... être arrêtée par
les Allemands, balbutia-t-elle le visage en feu.
– Camille, vous nous cachez quelque chose.
Pourquoi doutez-vous de Françoise?
– Non... non... ce n'est rien. J'ai peur pour
Laurent seulement.
Le père Delmas s'éloigna de quelques pas, puis
revint.
– Je mettrai une adresse dans la reliure du
Chemin de la Perfection de Thérèse
d'Avila. Mais tant de précautions ne seront sans doute pas
nécessaires et je viendrai moi-même vous la donner.
Tout en parlant, ils revenaient à la maison.
Assis sur le banc de pierre, face à Bellevue et à
la colline de Verdelais, Pierre Delmas, le menton sur ses mains
appuyées sur une lourde canne torsadée, un vague sourire aux
lèvres, regardait droit devant lui.
– Et bien, mon frère, on se repose? fit d'un ton
jovial Adrien.
– Un peu, Isabelle m'a fait déménager les meubles
de sa chambre. Je n'en peux plus.
– Papa, maman est...
– Je vous comprends, monsieur Delmas, rien de plus
fatigant que de bouger des meubles, dit Camille en lui coupant la
parole.
– N'est-ce pas, fit-il d'un air ravi. Isabelle ne
veut pas comprendre que je commence à me faire vieux...
Léa se détourna.
Assises sur la pelouse descendant vers la
terrasse, Camille et Françoise soutenaient les premiers pas du
petit Charles.
– D'ici un mois, il va marcher, dit
Françoise.
– C'est ce que pensent Sidonie et Ruth. Elles
disent qu'un bébé qui n'est pas gros marche plus tôt.
– C'est Laurent qui serait content de le voir.
C'est curieux que tu n'aies pas de nouvelles depuis son
évasion.
Camille se mordit les lèvres.
– S'il ne s'était pas évadé, il aurait sans doute
été libéré comme Mathias, continua Françoise en soulevant l'enfant,
qui se mit à rire en gigotant.
C'était un bel enfant tout blond, qui ressemblait
à la fois à son père et à sa mère. Il poussait comme un champignon
et n'avait jamais été malade. Camille avait pour lui une tendresse
animale et inquiète. Elle le couvait des yeux, comme si à chaque
instant elle eût craint de le voir disparaître. Il était gai, ne
pleurait jamais. Tous l'adoraient, sauf Léa qui ne pouvait le voir
sans un sentiment de jalousie, bien qu'il lui eût montré très tôt
une nette préférence.
– Tu vas lire le livre qu'oncle Adrien m'a remis
pour toi ? Le Chemin de la
perfection, ça ne doit pas être très drôle.
– Oui, ce n'est pas drôle, mais peut-être utile
pour avoir la force de vivre.
– Peut-être as-tu raison, dit Françoise,
assombrie.
Camille remarqua son changement d'humeur mais fit
comme si elle n'avait rien vu. Elle joua avec son fils, riant de
ses mines et de ses culbutes.
« La maternité lui réussit », pensa
Françoise.
C'est vrai qu'en ce dimanche de Pentecôte, Camille
d'Argilat rayonnait au point d'en être très belle. Faute de pouvoir
acheter du tissu, elle avait avec les beaux jours abandonné le
deuil de son beau-père et de son frère et portait une de ses
anciennes robes de fine toile bleu pâle qui faisait ressortir ses
yeux, son teint hâlé et ses cheveux éclaircis par le soleil. Sa
minceur était telle qu'elle avait l'air d'une frêle adolescente.
Près d'elle, la brune Françoise paraissait plus âgée, plus femme
bien que de trois ans sa cadette.
Depuis qu'elle travaillait régulièrement à
l'hôpital de Langon, Françoise avait beaucoup changé; elle était
devenue plus féminine, plus séduisante, se coiffant à merveille, se
maquillant – trop à l'avis de Ruth et de sa tante Bernadette –,
bien habillée malgré les restrictions. Sa robe de foulard rouge à
pois bleu marine à la ceinture corselet semblait sortir de chez un
bon couturier et non de chez la petite couturière de Langon qui,
disait-elle, l'avait faite.
« Demain, je verrai Laurent », pensait
Camille.
Léa était d'une humeur massacrante. Elle avait
rejoint Mathias à Saint-Macaire, chez un ami du jeune homme absent
pour la journée. Mathias se faisait une joie de ce moment passé
loin de Montillac, de l'œil inquisiteur de Ruth et de celui,
inquiet, de ses parents. Depuis leur étreinte dans la chapelle du
calvaire de Verdelais, il n'avait pu voir Léa seule un instant. Il
en était arrivé à se demander si elle ne l'évitait pas. Aussi
quand, jeudi soir, elle était entrée, pâle, dans la cuisine de la
ferme, en lui demandant de venir, il avait été surpris. Il l'avait
suivie dans la grange, et là, sans un mot, elle s'était jetée dans
ses bras, tremblante comme un agneau. Doucement, il avait embrassé
ses lèvres glacées et l'avait allongée dans le foin, tentant de la
réchauffer : ses bras noués autour de sa nuque avaient une
raideur de cadavre. Il avait eu du mal à lui ouvrir les cuisses
tant elle les tenait serrées, et il avait fallu à Léa, malgré son
désir, toute sa patience pour que son sexe se laissât pénétrer.
Elle avait crié son plaisir comme d'autres leur douleur. Cet
enlacement avait laissé à Mathias un étrange goût d'amertume.
Voulant chasser ce souvenir, il avait préparé chez
son ami un goûter comme les aimait autrefois Léa: tartes aux
fraises, vieux vin blanc sucré, cerises à l'eau-de-vie, crème
caramel. Il lui avait fallu des trésors d'ingéniosité pour réunir
toutes ces friandises. La modeste et vieille maison embaumait les
roses blanches qu'il avait mises un peu partout. Tous ces
préparatifs amenèrent un sourire sur les lèvres de la jeune fille.
Jouant les maîtres de maison, il lui tendit un verre de vin.
– Buvons à notre bonheur.
Léa but d'un trait.
– Encore, ça fait du bien.
Mathias la resservit en souriant.
Son verre à la main, Léa fit le tour de la pièce,
s'arrêtant longuement devant la haute cheminée ornée d'une vue de
Lourdes peinte sur un morceau d'écorce, d'un furet empaillé plutôt
mité, d'un calendrier des postes, d'un bouquet de roses et de
photos jaunies.
– C'est mignon chez ton copain, dit-elle
lentement. Où est la chambre?
Un soupçon de contrariété passa dans le regard de
Mathias: il ne s'habituait pas à sa désinvolture dans leur relation
amoureuse. Sans s'en rendre compte, il l'aurait aimée plus timide.
Il avait la désagréable impression que c'était elle qui menait le
jeu et cela ne lui paraissait ni normal ni convenable. Pour lui,
maintenant, il était clair qu'elle deviendrait sa femme. Pouvait-il
en être autrement ? En entrant dans la chambre, Léa faillit
éclater de rire tant elle ressemblait à celle de Sidonie: même haut
lit de noyer recouvert d'un couvre-lit de coton blanc et d'un
énorme édredon de satinette rouge, surmonté d'un grand crucifix de
bois noir orné d'une branche de buis béni; en face du lit, de
chaque côté de la fenêtre, deux portraits de paysans endimanchés,
et près de la porte, une immense armoire.
Sans les détacher, Léa lança ses sandales à
travers la pièce. Le froid du carrelage lui fut agréable. Elle posa
son verre sur la table de nuit et commença à se déshabiller tout en
chantonnant.
Mathias ouvrit le lit, qui parut immense dans ses
draps blancs. Nue, Léa s'y allongea.
« Ils sentent la lavande », pensa-t-elle avec un
bref pincement au cœur.
– Donne-moi à boire.
– Tu bois trop, fit Mathias en revenant avec la
bouteille.
Léa but lentement en regardant Mathias se
déshabiller.
– Tu devrais te mettre torse nu quand tu
travailles. Avec la marque de ta chemise, on dirait que ta tête
bronzée est posée sur un corps qui n'est pas le sien. Ce n'est pas
beau.
– Je vais te faire voir si ce n'est pas beau,
dit-il en s'allongeant près d'elle et en l'attirant à lui.
– Attends, laisse-moi poser mon verre.
Au passage, sa bouche attrapa un sein tandis que
ses doigts torturaient l'autre.
– Aïe, tu me fais mal.
– Tant pis.
Ils roulèrent l'un sur l'autre, riant et criant
sous l'oeil impassible des portraits de famille.
Assise en tailleur sur le lit ravagé, les yeux
cernés, nue, décoiffée, Léa dévorait les tartes, les fruits et la
crème en buvant le vin qui lui tournait la tête, sous l'œil
émerveillé de Mathias.
– Arrête de me regarder comme ça.
– Je ne me lasse pas de te regarder, tu es si
belle.
– Ce n'est pas une raison.
– Quand tu seras ma femme, je te regarderai autant
que je le voudrai.
Le geste de Léa portant un morceau de tarte à sa
bouche resta en suspens.
– De quoi parles-tu ?
– De t'épouser, pardi.
– Je ne veux pas me marier.
– Et pourquoi?
Léa haussa les épaules.
– Je ne suis pas assez bien pour toi ?
– Arrête de dire des bêtises. Je ne veux pas me
marier, un point c'est tout.
– Toutes les jeunes filles veulent se
marier.
– C'est possible, mais moi je ne suis pas comme
elles. Je t'en prie, n'en parlons plus.
– Parlons-en au contraire, je t'aime et je veux
t'épouser, dit-il en lui serrant le bras.
– Lâche-moi, tu me fais mal.
Mathias resserra son étreinte.
– Tu es complètement fou, je t'ordonne de me
lâcher!
– Pas avant que tu m'aies promis de te marier avec
moi.
– Jamais, tu entends, jamais.
Il leva sa main sur elle.
– Vas-y, bats-moi... mais vas-y... qu'est-ce que
tu attends?...
– Mais pourquoi?
– Je ne t'aime pas.
Mathias devint si pâle qu'instinctivement, Léa se
recroquevilla contre le bois du lit.
– Qu'est-ce que tu as dit?
D'un bond, elle se leva et commença à se
rhabiller.
– Mathias, il ne faut pas m'en vouloir, je t'aime
bien... je t'aime énormément depuis toujours mais... pas comme ta
femme.
– Tu es pourtant ma femme.
Léa avait fini de boutonner sa robe. Elle regarda
Mathias toujours nu, assis sur les draps chiffonnés, jambes
pendantes, tête baissée, une mèche cachant son visage. Elle eut
pour lui une bouffée de tendresse. Comme il ressemblait au petit
garçon qui se pliait à tous les caprices de son enfance! Léa
s'assit près de lui et appuya sa tête contre l'épaule de son
ami.
– Ecoute, sois raisonnable, ce n'est pas parce
qu'on a couché ensemble que nous devons nous marier.
– Qui est-ce?
– Que veux- tu dire?
– C'est qui ton amant ?
– Je ne comprends pas de quoi tu veux
parler.
– Tu me prends pour un imbécile. Tu crois que je
n'ai pas remarqué que tu n'étais plus vierge?
Le visage en feu, Léa se mit debout et entreprit
de chercher ses chaussures. Une était au pied du lit, l'autre sous
l'armoire. A quatre pattes, elle essaya de la récupérer. Mathias,
plus rapide, attrapa la sandale.
– Vas-tu me répondre? Qui est-ce ?
– Tu m'ennuies, cela ne te regarde pas.
– Salope... je ne voulais pas le croire, je me
disais : pas elle, c'est une fille bien... c'est peut-être son
petit fiancé... elle aura voulu lui faire plaisir avant qu'il parte
à la guerre... je ne peux pas lui en vouloir... tandis que
maintenant, j'vois bien que c'est pas le pauvre frère de Camille
qui a pu te dévergonder comme ça... saleté... toi... dont je
voulais faire ma femme... comme ta sœur... une pute à Boches... une
pute à Boches...
Le malheureux s'effondra sur le lit en
sanglotant.
Debout, pétrifiée, sentant son sang se retirer de
son corps, Léa regardait droit devant elle sans rien voir.
Longtemps ils restèrent ainsi, elle immobile, lui
en pleurs. Le premier, il se ressaisit. Léa lui fit soudainement
peur. Essuyant ses joues mouillées dans les draps, il vint près
d'elle. Dans le visage blême, les yeux avaient une fixité anormale.
Au prix d'un immense effort, elle bougea, et articula d'une voix
sourde:
– Qu'as-tu dis?
Déjà Mathias regrettait ses propos.
– Rien, j'étais en colère.
Elle répéta :
– Qu'as-tu dit?
– Rien, je t'assure, ce n'était rien.
– ... « comme ta sœur »... pute à Boches...
Puis, comme l'herbe d'un pré s'incline sous la
faux, la jeune fille bascula avec lenteur. Mathias accompagna sa
chute et, sur le sol de froides tommettes rouges, tenta d'atténuer
l'effet de ses paroles.
– Non, ne dis rien, serre-moi très fort... Comment
as-tu pu croire ?...
– Pardonne-moi...
– ... que moi...
– Tais-toi, balbutiait-il, lui couvrant les lèvres
de baisers pour l'empêcher de parler.
– Françoise... oh ! je comprends
maintenant... papa... pauvre papa, il ne faut pas qu'il sache...
Mathias, que dois-je faire?...
– N'y pense plus, ma chérie... je me suis
peut-être trompé.
Inconsciemment, Léa lui rendait ses baisers et son
ventre se frottait contre le sexe dressé. Une nouvelle fois, ils
firent l'amour.
Léa ne voulut pas que Mathias la raccompagne
jusqu'à Montillac.
Elle prétexta une épouvantable migraine pour aller
se coucher sans dîner. En montant, elle croisa les deux officiers
allemands qui la saluèrent et s'écartèrent pour la laisser
passer.
Enfin seule dans le désordre qu'elle aimait, Léa
se laissa tomber sur les coussins. Ainsi ce qu'elle avait vaguement
soupçonné était vrai : Françoise, sa sœur Françoise était la
maîtresse d'un des Allemands. Lequel? Otto Kramer évidemment.
L'amour de la musique!
On frappa à la porte.
– Qu'est-ce que c'est?
– C'est moi, Camille, je peux entrer?
– Oui.
– Ma pauvre chérie, c'est vrai que tu n'as pas
bonne mine, je t'ai monté un cachet.
– Merci, fit Léa en prenant le médicament et le
verre d'eau que lui tendait Camille.
– Tu es gentille de m'accompagner demain, Laurent
sera content, il t'aime tant.
– Tu n'as rien remarqué de particulier chez
Françoise depuis quelque temps?
– Non, que veux-tu dire?
Léa la regarda d'un air soupçonneux.
– Ta réticence de l'autre jour, elle était due à
quoi? Camille rougit et ne répondit pas.
– Tu crois aussi... qu'elle et le
lieutenant...
– Tais-toi... ce serait trop abominable.
– Mais tu y penses?
– Ce n'est pas possible... nous nous
trompons.
– Et si on ne se trompait pas?
– Alors ce serait affreux, s'exclama à voix basse
Camille en cachant son visage entre ses mains.
– Il faut en avoir le cœur net, je vais aller le
lui demander.
– Pas maintenant... pas tant que je n'aurai pas
rejoint Laurent.
– Qui aurait cru ça de Françoise?
– Ne la jugeons pas, nous ne sommes sûres de rien.
Et... si cela est vrai, c'est qu'elle l'aime.
– Ce n'est pas une raison.
– La meilleure.
Léa regarda Camille avec stupéfaction. Quoi! Que
savait-elle, la prude Mme d'Argilat, de l'amour et de ses passions?
L'image de Camille, titubante, mais cependant déterminée à tuer
pour la défendre, lui revint en mémoire. Elle n'était pas timorée à
ce moment-là et peut-être que dans l'amour... cette idée lui fut
insupportable: imaginer Camille, déchaînée dans les bras de
Laurent...non!
– Tu ne sais pas ce que tu dis. Tu oublies qu'il
est allemand.
– Hélas! Je ne l'oublie pas. Depuis des
semaines...
– Comment? Et tu ne m'as rien dit...
– Qu'aurais-je pu te dire? Ce n'était qu'une
impression, quelques regards surpris, rien de concret.
– Quand même, tu aurais dû m'en parler. Ah !
si maman était là ! Tu crois que les autres se doutent de
quelque chose?
– Je n'en sais rien. Il faut dormir: demain nous
partons de bonne heure. J'ai fait vérifier le gazogène, tout est en
ordre. Léa, je suis si heureuse. Tout à l'heure, dans quelques
heures, je reverrai Laurent. Oh! pardonne-moi, ma chérie, je suis
maladroite et égoïste. Bientôt tu rencontreras un brave garçon qui
te rendra aussi heureuse que l'aurait fait mon frère, dit Camille
en l'embrassant tendrement.
Léa se déshabilla avec rage, enfila une chemise de
nuit trop courte, qui lui donnait l'air d'une petite fille. Dans la
salle de bain, elle se lava les dents, se brossa les cheveux sans
ménagement. Le miroir lui renvoya l'image d'un visage buté et
tendu. Si elle faisait une tête pareille le lendemain, à La Réole,
Laurent risquait de ne pas la trouver belle. Un sourire éclatant
effaça l'air renfrogné, les yeux brillèrent, ses dents mordirent
ses lèvres, sa poitrine se gonfla...
– A nous deux, Laurent.
Le passage de la ligne de démarcation s'était
effectué sans encombre. Sur la route déserte, la voiture roulait
bon train, comme si elle était grisée, elle aussi, de se retrouver
en zone libre.
A la sortie de La Réole, Léa prit une petite route
sur la gauche. Très vite une haie taillée apparut. Le portail de
fer était ouvert. Elle roula quelques instants sur le gravier d'une
large allée bordée de rosiers, puis s'arrêta devant le perron d'une
grande maison du début du siècle massive et sans grâce. Léa arrêta
le moteur. On n'entendait que le chant des oiseaux et le
vagissement du petit Charles qui se réveillait dans les bras de sa
mère. Au détour de la maison, une haute silhouette claudicante
surgit. Léa et Camille sortirent en même temps de la voiture.
Camille donna son enfant à Léa et courut vers l'homme en
criant.
– Laurent...
Léa serra plus fort le bébé qui, de ses petits
bras, lui entourait le cou. Elle aurait voulu s'arracher au
spectacle des deux corps enlaçés, mais elle était incapable de
bouger. Au bout d'un temps qui lui parut ne devoir jamais finir, le
couple, mains unies, revint vers elle. Sous le regard dont Laurent
l'enveloppa, de joie, elle faillit lâcher l'enfant pour se jeter
contre lui, mais Camille le lui prit et le tendit à son père. Avec
maladresse, il l'éleva et le contempla comme incrédule.
– Mon fils, balbutia-t-il, tandis qu'une larme
roulait sur sa joue et se perdait dans la grosse moustache qui le
vieillissait.
Il posa avec précaution un baiser sur le petit
visage.
– Charles, mon fils.
– Sans Léa, ni lui ni moi nous ne serions
là.
Laurent rendit Charles à sa mère et attira Léa à
lui.
– J'étais sûr que je pouvais avoir confiance en
toi. Merci.
Il posa ses lèvres sur les cheveux, près de
l'oreille.
– Merci, murmura-t-il tout bas avec ferveur.
Une envie de crier son amour envahissait
Léa.
– Laurent... Laurent, si tu savais...
– Je sais, ç'a été très dur, Adrien m'a tout
raconté. Tu as été courageuse.
– Mais non, je ne suis pas courageuse, s'emporta
Léa, je n'avais pas le choix, c'est tout.
– Il ne faut pas la croire, Laurent, elle est
merveilleuse.
– Je sais.
Un homme et une femme d'une soixantaine d'années
vinrent les rejoindre.
– Camille et Léa, je vous présente M. et Mme
Debray, mes hôtes, qui prennent de grands risques pour recevoir des
évadés comme moi.
– Taisez-vous, monsieur d'Argilat, c'est un
honneur pour nous d'aider nos soldats, dit avec conviction M.
Debray.
– Nous ne faisons que notre devoir, affirma sa
femme d'une voix douce.
– Voici Camille, ma femme, et mon fils
Charles.
– Charles?.. vous n'êtes guère prudente, chère
madame, ne savez-vous pas que le prénom à la mode est Philippe? fit
d'un ton taquin M. Debray.
– Les modes passent, monsieur. Je suis très
heureuse de pouvoir vous remercier de tout ce que vous faites pour
mon mari.
– Je vous en prie, à notre place, vous en feriez
tout autant. C'est notre manière de continuer le combat et de nous
rapprocher de notre fils.
– Le fils de nos amis est tombé en héros à
Dunkerque.
Camille voulut parler.
– Ne dites rien... les mots sont impuissants.
Venez, entrons dans la maison. Quelle est cette ravissante jeune
fille?
– Mademoiselle Delmas, Léa Delmas, une amie très
chère à qui nous devons notre bonheur.
– Soyez la bienvenue, mademoiselle. Me
permettez-vous de vous appelez Léa?
– Bien sûr, monsieur.
Ils restèrent trois jours dans cette maison
hospitalière. Le deuxième jour, Adrien Delmas vint les rejoindre en
habits civils. La présence de son oncle atténua un peu l'horrible
jalousie qui rongeait Léa. Elle ne pouvait plus supporter de voir
le visage resplendissant de Camille et la tendresse attentive de
Laurent.
Laurent, l'un des premiers à s'être évadé de
Colditz, cette citadelle, autrefois royale, qui dresse ses quarante
mètres sur un promontoire escarpé dominant la petite ville de grès
rose et de brique sur la rive droite de la Mulde.
Très vite, il s'était rendu compte que sa seule
chancè de pouvoir s'évader était pendant la promenade. Trois de ses
camarades furent mis dans la confidence et l'aidèrent à rassembler
vivres, vêtements et un peu d'argent.
Un après-midi, en descendant à la promenade,
Laurent remarqua que l'on ravalait la façade d'un bâtiment
s'élevant sur trois étages au-dessus du chemin qu'empruntaient les
prisonniers pour se rendre dans le parc. Une porte habituellement
fermée était ouverte.
En raison de la forte pente, le rez-de-chaussée se
trouvait être le premier étage par rapport au chemin. Levant un
regard à travers les barreaux rouillés des étroites ouvertures au
niveau du sol, il s'était rendu compte qu'il s'agissait de caves ou
de remises. Il fallait faire vite: la porte pouvait être refermée à
tout moment, à la fin des travaux. Ce fut au retour d'une
promenade, son mince bagage dissimulé sous son manteau, qu'il se
décida. Il murmura à son compagnon de rang :
– C'est pour maintenant.
Le camarade fit ralentir la colonne.
– Doucement, restez calmes, regardez devant
vous.
Pas une seule fois le garde de tête ne s'était
retourné. Laurent, au troisième rang, voyait les poils de sa nuque
épaisse. Derrière lui: quelques rangs de prisonniers et le garde de
queue.
En trois enjambées, il s'engouffra sous la porte
de la cave. A chaque instant il s'était attendu à recevoir une
balle dans le dos. Un grand vide s'était fait en lui. Les pas de
ses compagnons s'étaient éloignés. Le cœur battant à tout rompre,
il avait relevé le bas de son pantalon bleu transformé en knicker
court qui laissait apparaître des chaussettes d'épaisse laine
blanche. Il avait retiré sa vieille veste de toile pour ne garder
qu'un gros pull-over beige à torsades, envoi de Ruth. Avec le col
de sa chemise bleue tombant sur le pull, une casquette à pont, une
petite mallette contenant l'indispensable et ses confortables
chaussures de crêpe, il avait l'air d'un randonneur allemand de
bonne mine. Une minute s'était écoulée. Nul cri, nul appel, nul
aboiement.
Sortir de la cave humide, enjamber un muret,
reprendre le chemin, surtout ne pas courir, cela, il l'avait répété
maintes fois dans sa tête. Le seul vrai risque était les gardes du
chemin de ronde.
Son plan était simple: il voulait retourner dans
le parc en franchissant à l'aide d'un arbre brisé le petit torrent
qui séparait la forteresse du lieu de promenade, escalader une
palissade en bois entourant le terrain de jeu des soldats
allemands, puis de là, la muraille à laquelle elle s'appuyait, en
se servant de la faible saillie des pierres. Son projet avait été
retardé par la présence de soldats jouant au ballon. Il avait dû
rester caché dans la cave où, plusieurs fois, il avait crû être
découvert: deux gamins étaient venus jouer aux billes dans l'allée
centrale, des soldats avaient longé le mur de la maison, un couple
et un chien s'étaient arrêtés un long moment devant la porte
ouverte. Ce que Laurent avait redouté le plus, c'était le chien.
Quand il s'était éloigné, malgré le froid humide de l'endroit il
était en nage. Contre toute vraisemblance, les gardiens n'avaient
pas encore signalé sa disparition. Dans deux heures, ce serait
l'appel. Laurent était enfin sorti de la cave, et avait fait
exactement ce qu'il avait prévu. Arrivé au pied de la muraille, il
s'était retourné: devant lui, le parc désert , à sa gauche l'énorme
citadelle que les ombres du soir rendaient plus menaçante encore.
Sur le chemin de ronde, les silhouettes des sentinelles se
découpaient noires sur le ciel encore clair. Que l'une d'entre
elles regarde dans sa direction et c'en était fait de lui.
Calmement, il avait commencé sa lente escalade. Malgré sa blessure
à la jambe qui le gênait encore, il s'était hissé jusqu'au sommet
sans difficulté. D'un bond, il s'était lancé dans le vide,
amortissant sa chute dans les feuilles mortes: il était sorti du
château de Colditz. En contrebas, une route qui était la route de
la liberté. Les pierres de la pente avaient roulé sous ses pieds
dans un vacarme épouvantable. Sur la route, des voix s'étaient fait
entendre. Laurent avait remis de l'ordre dans sa tenue, essuyé la
terre de ses souliers. Les voix s'étaient rapprochées. Il avait
croisé deux officiers de la citadelle et leurs épouses, en
conversation animée, qui n'avaient pas même fait attention à lui.
Il était devenu un Allemand moyen. Comme en jouant, il avait rendu
son sourire à un vieillard, salué d'un Heil
Hitler sonore un groupe de jeunes gens. Arrivé sur la
grand-route, il s'était offert le luxe de se retourner pour
contempler la masse harmonieuse du château de Colditz. Un intense
sentiment d'orgueil s'était emparé de lui: il avait vaincu le
subtil et formidable arsenal de surveillance qui entourait la
forteresse.
Trois jours plus tard, il avait passé la frontière
à Schaffhouse. Le soir, il avait pris un train à Rochlitz, sans un
sou, et il était arrivé à Berne, où il était tombé gravement
malade. Hospitalisé dans la ville durant plusieurs jours, il avait
écrit de longues lettres à son père et à sa femme, qui n'étaient
jamais arrivées. Seule celle qu'il avait envoyée à Adrien Delmas
était parvenue à son destinataire et, par miracle, était passée au
travers des filets de la censure. Le moine était entré en contact
avec lui par l'intermédiaire d'un dominicain suisse, qui lui avait
fourni papiers et argent.
La fin d'un après-midi doux et calme rayonnait sur
la petite ville de La Réole, où Laurent et Léa étaient venus faire
quelques courses. Etant retenue par Charles, Camille ne les avait
pas accompagnés. C'était la première fois qu'ils se retrouvaient
seuls. Mme Debray leur avait indiqué un boulanger rue des
Argentiers, dont le pain était paraît-il le meilleur de la région
et qui vendait encore de la farine. Ils s'égarèrent dans les
petites rues et se retrouvèrent près du château des Quat'Sos
dominant la vallée de la Garonne. Ils passèrent devant l'abbaye des
Bénédictins. Les tilleuls embaumaient. Léa voulut entrer dans
l'église. Sous les voûtes gothiques, leurs pas résonnaient. Devant
la chapelle de la Vierge, Laurent s'arrêta longuement. Léa
s'approcha de lui, prit sa main, inclinant sa tête sur son épaule.
Il posa un baiser sur les cheveux bouclés. Contre sa paume, elle
sentait battre le pouls de l'homme qu'elle aimait. Quand elle leva
son visage vers le sien, leurs regards s'accrochèrent et ne purent
se déprendre. Leurs lèvres se frôlèrent. A ce léger contact, tout
leur corps s'enflamma. Près d'eux, une porte claqua, les ramenant à
la réalité: le charme était rompu.
Laurent repoussa doucement la jeune fille.
– Non... ne me lâche pas.
– Léa, nous sommes fous. Il ne faut pas... je ne
dois pas.
– Tais-toi, je t'aime.
A nouveau, la jeune fille se frotta à lui. Il la
saisit aux hanches et la plaqua contre son corps.
– Je t'aime.
Léa ondula, caressant de son ventre le sexe
dressé. Il la repoussa si violemment qu'elle tomba assise sur un
prie-Dieu.
– Arrête! cria-t-il.
Frottant son dos meurtri, elle le regarda avec un
air de triomphe, se leva et se dirigea vers la sortie. Tête basse,
il la suivit.
– Vite, dépêchons-nous, la boulangerie va être
fermée.
Elle n'était pas fermée, mais ils ne durent qu'au
nom de Mme Debray de pouvoir emporter un pain de quatre kilos et un
paquet de farine.
Près de la gare, ils récupèrent leurs vélos.
Indifférents, perdus dans leurs rêves, ils passèrent sans un regard
devant le panorama du Signal du Mirail. Bientôt ils arrivèrent à la
propriété des Debray.
Dès qu'ils entrèrent dans le jardin, Camille vint
en courant au-devant d'eux.
– Où étiez-vous? J'étais morte d'inquiétude.
– Que voulais-tu qu'il nous arrive? Nous avons
visité La Réole, dit Léa, imperturbable.
Durant le dîner, Léa se montra gaie et drôle,
bavardant avec esprit de mille choses, sans cesse relançée par
Adrien ou M. Debray, que ses propos amusaient.
C'est en prenant un mauvais café dans le jardin,
que le dominicain annonça à Laurent :
– J'ai trouvé la personne que nous cherchions. Il
s'agit de Jean Bénazet, de Varilhes près de Foix. Nous avons
rendez-vous demain après-midi à Foix au Café de la Poste.
– Déjà! s'écria Camille.
– Je t'en prie, ma chérie, tu me rejoindras dès
que ce sera possible.
– Mais je veux t'accompagner!
– Il n'en est pas question. Pense à Charles, il a
besoin de toi.
Mme Debray s'était levée et avait posé sa main sur
l'épaule de la jeune femme.
– Mon enfant, n'abattez pas le moral de votre mari
par vos larmes. En voulant continuer à combattre, il fait son
devoir. Soyez courageuse. Voulez-vous rester ici? Mon mari et moi
nous serions très heureux de vous garder près de nous.
– Ce n'est pas possible, dit Laurent. Camille doit
me remplacer aux Roches-Blanches. Je sais par la lettre de Delpech,
notre régisseur, que non seulement la maison est occupée, mais que
la vigne, faute de main-d'œuvre, est en mauvais état.
– Comme à Montillac, dit Léa.
– Comme dans toute la région, approuva le
dominicain.
– Que comptez-vous faire? demanda M. Debray.
– Je n'en sais rien. Je pense sans cesse à mon
pauvre père. Je me demande ce qu'il aurait fait. Les épreuves qui
accablent ce pauvre pays me remplissent le cœur de colère et de
chagrin. Moi qui étais pour le rapprochement des peuples, leur
fusion dans les Etats-Unis d'Europe, je me sens nationaliste, ce
qui me semblait complètement dépassé avant la guerre. Je ne me
savais pas si Français ni que j'aimais à ce point mon pays.
– Mon jeune ami, grâce à des hommes comme vous,
nous essayerons de lui rendre son honneur et sa liberté, affirma
avec force M. Debray.
– Le croyez-vous vraiment ?
– Si je ne le croyais pas, ma femme et moi nous
nous serions donné la mort le jour où nous avons entendu le
Maréchal annoncer qu'il avait demandé la paix! Il nous a semblé que
notre fils mourait une seconde fois. Nous avons pleuré et prié Dieu
de nous éclairer. Le lendemain, par la voix du général de Gaulle,
nous avons eu sa réponse.
Durant quelques instants, personne ne parla. On
n'entendait que les appels des oiseaux et le cri des hirondelles se
poursuivant dans le ciel. Adrien Delmas rompit le
silence :
– Il faudrait que nous soyions plus nombreux à
agir comme vous. Partout ce n'est que veulerie, confusion,
compromission, mouchardages ignobles, délations perverses,
acceptation de la servitude. On voit des écrivains de talent, comme
Brasillach, Rebatet, Drieu, des universitaires, des hommes
d'affaires, des soldats, et même – Dieu leur pardonne – des
prêtres, prostituer leurs talents au service d'une idéologie
ignoble. Comme un animal en état de faiblesse, ils se mettent sur
le dos, offrent leur ventre à la botte de l'occupant... Je suis
désespéré.
– Mais votre foi en Dieu vous redonnera votre
croyance dans l'humanité, dit Mme Debray en l'interrompant.
– Sans doute: ma foi en Dieu... fit-il en se
levant.
Léa, que cette discussion ennuyait, se leva
également, surprise par le ton de son oncle. Elle avait cru y
déceler un désenchantement haineux. Avait-il perdu la foi? « Ce
serait drôle, pensa-t-elle, un moine qui ne croit plus en Dieu!
»
– Oncle Adrien, tu as l'air malheureux, fit-elle,
câline, en le rejoignant sous un grand marronnier.
Sans répondre, il alluma une cigarette.
Du coin de l'œil, Léa l'observait: il n'était pas
seulement malheureux, il était désespéré. Une timidité, venue de
son enfance, l'empêchait de le consoler. Pour faire diversion et
chasser l'angoisse qui l'envahissait de le voir, lui, si fort dans
ses convictions, douter de ce Dieu pour qui il avait tout
abandonné, elle demanda:
– Sais-tu si le sous-lieutenant Valéry est bien
arrivé au Maroc ?
– Il est bien arrivé.
– Et pour Laurent ? Tu crois que tout ira
bien?
Le dominicain la regarda attentivement. Il ne
s'était pas trompé: cette petite était toujours amoureuse de
Laurent d'Argilat. Il résolut d'en avoir le coeur net.
– Tout ira très bien, le passeur est un homme sûr.
A Alger, il retrouvera ses camarades. Très vite, Camille et son
fils pourront le rejoindre.
Léa pâlit mais ne broncha pas.
– Tu dois être heureuse de voir que tout s'arrange
pour tes amis, ajouta-t-il, avec un rien de sadisme.
– Très heureuse, fit-elle sèchement en se
détournant. Excuse-moi, je suis fatiguée, je vais me coucher.
Bonsoir.
– Bonsoir, Dieu te protège.
En courant Léa rentra dans la maison.
Enfermée dans sa chambre, elle ne voyait pas
comment elle pourrait revoir Laurent seul avant son départ. Couchée
nue sur son lit, elle se remémorait chacun des instants passés à La
Réole devant la chapelle de la Vierge de l'église Saint-Pierre. Au
souvenir du contact du corps aimé, le sien se cambra et sa main
entre ses cuisses fit naître un plaisir qui la laissa furieuse
contre elle-même. Très vite elle s'endormit, un bras replié sur son
visage.
La journée n'en finissait pas.
Très tôt, la veille, Adrien et Laurent avaient
pris le train pour Toulouse, où ils devaient changer pour prendre
la direction de Foix. Les adieux avaient été aussi déchirants qu'il
se devait, ironisait pour elle-même Léa. Elle avait cependant
réussi à glisser une lettre dans la main du jeune homme, dont la
brusque rougeur n'avait échappé ni à Adrien ni à Mme Debray. Mais
cela lui était bien égal : l'important était qu'il sache
qu'elle l'aimait et qu'elle ait pu le lui redire.
– Je te confie une nouvelle fois ce que j'ai de
plus cher, avait-il dit en l'embrassant.
Enfin, un pas sur le gravier de l'allée. C'était
bien celui d'Adrien. Léa s'interdit de courir vers lui pour le
questionner: Mme Debray était là qui, depuis la veille, ne cessait
de l'observer.
– Tout s'est-il bien passé? s'écria Camille,
essoufflée de sa course, une main comprimant les battements de son
cœur.
– Oui, très bien.
– Quand part-il pour l'Espagne?
– Ce soir, dans la nuit. Il ne sera pas seul, ils
sont sept ou huit.
– Si vous saviez comme j'ai peur, mon père, dit
Camille.
– Ne craignez rien, tout ira bien.
– Je l'espère, mais moi, que vais-je faire en
attendant ? N'y a-t-il rien à entreprendre en France? Mon
père, vous faites quelque chose, M. et Mme Debray ausssi. Je veux
vous aider. Utilisez-moi.
Le dominicain enveloppa d'un regard ému la jeune
femme si fragile qui lui proposait son aide.
– Votre premier devoir est de résister au
désespoir et de vous montrer d'une extrême prudence. Nous sommes
très peu nombreux à nous être engagés dans l'action. Vous le voyez
bien autour de vous. Il faut attendre que la confiance envers le
maréchal Pétain disparaisse. Elle est déjà considérablement
émoussée, mais de nombreux hommes et femmes, pas moins patriotes
que nous, hésitent encore à se mettre hors-la-loi. A Londres,
certains officiers sont hostiles au général de Gaulle. Beaucoup se
méfient de l'Angleterre. Le coup de Mers-el-Kébir a gravement
compromis les bonnes relations entre les deux pays. Prenez
patience. Dès que ce sera possible, je rentrerai en rapport avec
vous pour vous donner des nouvelles de Laurent et vous dire quand
vous pourrez lé rejoindre. Cependant, vous pouvez me rendre un
service : déposer un paquet de lettres à Saint-Emilion. Cela
comporte quelques risques au moment du passage de la ligne de
démarcation.
– Où dois-je déposer ce paquet?
– Chez M. Lefranc, venelle du Château-du-Roy. Vous
lui donnerez cet exemplaire du guide bleu de la Bretagne, il
comprendra. Ensuite, oubliez tout ça et rentrez aux
Roches-Blanches. Viens, Léa, marchons un peu, j'ai à te
parler.
Tandis qu'elle suivait Adrien dans les allées du
jardin, son cœur battait très fort: elle redoutait cette
conversation.
– Je dois repartir ce soir. Je prends le train de
6 heures pour Bordeaux. Demain, tu conduiras Camille à
Saint-Emilion, puis aux Roches-Blanches. De là, tu rentreras le
plus rapidement possible en passant par Cadillac, où tu remettras à
M. Fougeron, employé à la mairie, ces trois lettres de la part du
chanoine.
– C'est tout?
– Oui. Ah non! j'oubliais: Laurent m'a remis ceci
pour toi.
Léa devint écarlate en prenant la mauvaise
enveloppe que lui tendait son oncle.
– Merci.
– Ne me remercie pas. Ce n'est pas pour toi que je
le fais, mais pour lui, même si je désapprouve qu'il t'écrive. Si
j'ai accepté, c'est parce que je sentais cet homme déchiré.
Tête baissée, Léa ne disait rien et tournait
machinalement l'enveloppe entre ses doigts: elle n'était pas
cachetée. Elle lança un bref coup d'œil à Adrien.
– Rassure-toi, je ne l'ai pas lue.