21.
– Oncle Adrien!
Accroupie dans « son » potager, vêtue d'une blouse de paysanne noire à fleurettes bleues et blanches, la tête abritée par un grand chapeau de paille, Léa se redressa, une poignée de mauvaises herbes à la main.
En compagnie de Camille, le dominicain vint jusqu'à elle en soulevant sa robe blanche. Léa se jeta dans les bras tendus.
– Quelle joie de te voir, mon oncle!
– Il a vu Laurent, il est à Bordeaux! jeta d'une traite Camille.
– A Bordeaux !...
– Il voulait venir me voir, mais ton oncle l'en a empêché..
– Pour l'instant tout va bien, il est en sécurité.
– Où ? Je veux le voir.
– Ce n'est pas possible pour le moment, c'est trop dangereux. Bientôt je vous indiquerai quand vous pourrez le rejoindre.
– Vite, j'espère.
– Comment va-t-il ? demanda Léa.
– Bien. Il est fatigué. Après son évasion de Colditz, il s'est réfugié en Suisse. Là, il est tombé si gravement malade qu'il n'a pu donner de ses nouvelles. D'ici quelques jours, je le ferai passer en zone libre.
– De quoi a-t-il besoin?
– De rien pour l'instant. Jeudi prochain, je reviens à Langon voir le père Dupré. Je monterai jusqu'ici vous dire comment Camille pourra rejoindre Laurent. D'ici là, je vous en supplie, ne bougez pas, ne parlez pas. Si par hasard, je ne pouvais pas venir jusqu'à Montillac, je laisserais un message à Françoise. C'est elle qui s'occupe du service où se trouve le père Dupré.
– Est-ce bien prudent de lui confier une telle mission? dit Camille en baissant la tête.
L'oncle et la nièce la regardèrent avec surprise.
– Mais... pourquoi dis-tu ça ?
– Françoise n'est-elle pas la sœur de Léa? Ne vivez-vous pas tous sous le même toit ?
– Je sais bien...
Adrien et Léa se regardaient sans comprendre. Pourquoi cette réticence, cette méfiance tout à coup? Cela ressemblait si peu à Camille.
– Elle peut perdre le message... être arrêtée par les Allemands, balbutia-t-elle le visage en feu.
– Camille, vous nous cachez quelque chose. Pourquoi doutez-vous de Françoise?
– Non... non... ce n'est rien. J'ai peur pour Laurent seulement.

Le père Delmas s'éloigna de quelques pas, puis revint.
– Je mettrai une adresse dans la reliure du Chemin de la Perfection de Thérèse d'Avila. Mais tant de précautions ne seront sans doute pas nécessaires et je viendrai moi-même vous la donner.
Tout en parlant, ils revenaient à la maison.
Assis sur le banc de pierre, face à Bellevue et à la colline de Verdelais, Pierre Delmas, le menton sur ses mains appuyées sur une lourde canne torsadée, un vague sourire aux lèvres, regardait droit devant lui.
– Et bien, mon frère, on se repose? fit d'un ton jovial Adrien.
– Un peu, Isabelle m'a fait déménager les meubles de sa chambre. Je n'en peux plus.
– Papa, maman est...
– Je vous comprends, monsieur Delmas, rien de plus fatigant que de bouger des meubles, dit Camille en lui coupant la parole.
– N'est-ce pas, fit-il d'un air ravi. Isabelle ne veut pas comprendre que je commence à me faire vieux...
Léa se détourna.


Assises sur la pelouse descendant vers la terrasse, Camille et Françoise soutenaient les premiers pas du petit Charles.
– D'ici un mois, il va marcher, dit Françoise.
– C'est ce que pensent Sidonie et Ruth. Elles disent qu'un bébé qui n'est pas gros marche plus tôt.
– C'est Laurent qui serait content de le voir. C'est curieux que tu n'aies pas de nouvelles depuis son évasion.
Camille se mordit les lèvres.
– S'il ne s'était pas évadé, il aurait sans doute été libéré comme Mathias, continua Françoise en soulevant l'enfant, qui se mit à rire en gigotant.
C'était un bel enfant tout blond, qui ressemblait à la fois à son père et à sa mère. Il poussait comme un champignon et n'avait jamais été malade. Camille avait pour lui une tendresse animale et inquiète. Elle le couvait des yeux, comme si à chaque instant elle eût craint de le voir disparaître. Il était gai, ne pleurait jamais. Tous l'adoraient, sauf Léa qui ne pouvait le voir sans un sentiment de jalousie, bien qu'il lui eût montré très tôt une nette préférence.
– Tu vas lire le livre qu'oncle Adrien m'a remis pour toi ? Le Chemin de la perfection, ça ne doit pas être très drôle.
– Oui, ce n'est pas drôle, mais peut-être utile pour avoir la force de vivre.
– Peut-être as-tu raison, dit Françoise, assombrie.
Camille remarqua son changement d'humeur mais fit comme si elle n'avait rien vu. Elle joua avec son fils, riant de ses mines et de ses culbutes.
« La maternité lui réussit », pensa Françoise.
C'est vrai qu'en ce dimanche de Pentecôte, Camille d'Argilat rayonnait au point d'en être très belle. Faute de pouvoir acheter du tissu, elle avait avec les beaux jours abandonné le deuil de son beau-père et de son frère et portait une de ses anciennes robes de fine toile bleu pâle qui faisait ressortir ses yeux, son teint hâlé et ses cheveux éclaircis par le soleil. Sa minceur était telle qu'elle avait l'air d'une frêle adolescente. Près d'elle, la brune Françoise paraissait plus âgée, plus femme bien que de trois ans sa cadette.
Depuis qu'elle travaillait régulièrement à l'hôpital de Langon, Françoise avait beaucoup changé; elle était devenue plus féminine, plus séduisante, se coiffant à merveille, se maquillant – trop à l'avis de Ruth et de sa tante Bernadette –, bien habillée malgré les restrictions. Sa robe de foulard rouge à pois bleu marine à la ceinture corselet semblait sortir de chez un bon couturier et non de chez la petite couturière de Langon qui, disait-elle, l'avait faite.
« Demain, je verrai Laurent », pensait Camille.

Léa était d'une humeur massacrante. Elle avait rejoint Mathias à Saint-Macaire, chez un ami du jeune homme absent pour la journée. Mathias se faisait une joie de ce moment passé loin de Montillac, de l'œil inquisiteur de Ruth et de celui, inquiet, de ses parents. Depuis leur étreinte dans la chapelle du calvaire de Verdelais, il n'avait pu voir Léa seule un instant. Il en était arrivé à se demander si elle ne l'évitait pas. Aussi quand, jeudi soir, elle était entrée, pâle, dans la cuisine de la ferme, en lui demandant de venir, il avait été surpris. Il l'avait suivie dans la grange, et là, sans un mot, elle s'était jetée dans ses bras, tremblante comme un agneau. Doucement, il avait embrassé ses lèvres glacées et l'avait allongée dans le foin, tentant de la réchauffer : ses bras noués autour de sa nuque avaient une raideur de cadavre. Il avait eu du mal à lui ouvrir les cuisses tant elle les tenait serrées, et il avait fallu à Léa, malgré son désir, toute sa patience pour que son sexe se laissât pénétrer. Elle avait crié son plaisir comme d'autres leur douleur. Cet enlacement avait laissé à Mathias un étrange goût d'amertume.
Voulant chasser ce souvenir, il avait préparé chez son ami un goûter comme les aimait autrefois Léa: tartes aux fraises, vieux vin blanc sucré, cerises à l'eau-de-vie, crème caramel. Il lui avait fallu des trésors d'ingéniosité pour réunir toutes ces friandises. La modeste et vieille maison embaumait les roses blanches qu'il avait mises un peu partout. Tous ces préparatifs amenèrent un sourire sur les lèvres de la jeune fille. Jouant les maîtres de maison, il lui tendit un verre de vin.
– Buvons à notre bonheur.
Léa but d'un trait.
– Encore, ça fait du bien.
Mathias la resservit en souriant.
Son verre à la main, Léa fit le tour de la pièce, s'arrêtant longuement devant la haute cheminée ornée d'une vue de Lourdes peinte sur un morceau d'écorce, d'un furet empaillé plutôt mité, d'un calendrier des postes, d'un bouquet de roses et de photos jaunies.
– C'est mignon chez ton copain, dit-elle lentement. Où est la chambre?
Un soupçon de contrariété passa dans le regard de Mathias: il ne s'habituait pas à sa désinvolture dans leur relation amoureuse. Sans s'en rendre compte, il l'aurait aimée plus timide. Il avait la désagréable impression que c'était elle qui menait le jeu et cela ne lui paraissait ni normal ni convenable. Pour lui, maintenant, il était clair qu'elle deviendrait sa femme. Pouvait-il en être autrement ? En entrant dans la chambre, Léa faillit éclater de rire tant elle ressemblait à celle de Sidonie: même haut lit de noyer recouvert d'un couvre-lit de coton blanc et d'un énorme édredon de satinette rouge, surmonté d'un grand crucifix de bois noir orné d'une branche de buis béni; en face du lit, de chaque côté de la fenêtre, deux portraits de paysans endimanchés, et près de la porte, une immense armoire.
Sans les détacher, Léa lança ses sandales à travers la pièce. Le froid du carrelage lui fut agréable. Elle posa son verre sur la table de nuit et commença à se déshabiller tout en chantonnant.
Mathias ouvrit le lit, qui parut immense dans ses draps blancs. Nue, Léa s'y allongea.
« Ils sentent la lavande », pensa-t-elle avec un bref pincement au cœur.

– Donne-moi à boire.
– Tu bois trop, fit Mathias en revenant avec la bouteille.
Léa but lentement en regardant Mathias se déshabiller.
– Tu devrais te mettre torse nu quand tu travailles. Avec la marque de ta chemise, on dirait que ta tête bronzée est posée sur un corps qui n'est pas le sien. Ce n'est pas beau.
– Je vais te faire voir si ce n'est pas beau, dit-il en s'allongeant près d'elle et en l'attirant à lui.
– Attends, laisse-moi poser mon verre.
Au passage, sa bouche attrapa un sein tandis que ses doigts torturaient l'autre.
– Aïe, tu me fais mal.
– Tant pis.
Ils roulèrent l'un sur l'autre, riant et criant sous l'oeil impassible des portraits de famille.

Assise en tailleur sur le lit ravagé, les yeux cernés, nue, décoiffée, Léa dévorait les tartes, les fruits et la crème en buvant le vin qui lui tournait la tête, sous l'œil émerveillé de Mathias.
– Arrête de me regarder comme ça.
– Je ne me lasse pas de te regarder, tu es si belle.
– Ce n'est pas une raison.
– Quand tu seras ma femme, je te regarderai autant que je le voudrai.
Le geste de Léa portant un morceau de tarte à sa bouche resta en suspens.
– De quoi parles-tu ?
– De t'épouser, pardi.
– Je ne veux pas me marier.
– Et pourquoi?
Léa haussa les épaules.
– Je ne suis pas assez bien pour toi ?
– Arrête de dire des bêtises. Je ne veux pas me marier, un point c'est tout.
– Toutes les jeunes filles veulent se marier.
– C'est possible, mais moi je ne suis pas comme elles. Je t'en prie, n'en parlons plus.
– Parlons-en au contraire, je t'aime et je veux t'épouser, dit-il en lui serrant le bras.
– Lâche-moi, tu me fais mal.
Mathias resserra son étreinte.
– Tu es complètement fou, je t'ordonne de me lâcher!
– Pas avant que tu m'aies promis de te marier avec moi.
– Jamais, tu entends, jamais.
Il leva sa main sur elle.
– Vas-y, bats-moi... mais vas-y... qu'est-ce que tu attends?...
– Mais pourquoi?
– Je ne t'aime pas.
Mathias devint si pâle qu'instinctivement, Léa se recroquevilla contre le bois du lit.
– Qu'est-ce que tu as dit?
D'un bond, elle se leva et commença à se rhabiller.
– Mathias, il ne faut pas m'en vouloir, je t'aime bien... je t'aime énormément depuis toujours mais... pas comme ta femme.
– Tu es pourtant ma femme.
Léa avait fini de boutonner sa robe. Elle regarda Mathias toujours nu, assis sur les draps chiffonnés, jambes pendantes, tête baissée, une mèche cachant son visage. Elle eut pour lui une bouffée de tendresse. Comme il ressemblait au petit garçon qui se pliait à tous les caprices de son enfance! Léa s'assit près de lui et appuya sa tête contre l'épaule de son ami.
– Ecoute, sois raisonnable, ce n'est pas parce qu'on a couché ensemble que nous devons nous marier.
– Qui est-ce?
– Que veux- tu dire?
– C'est qui ton amant ?
– Je ne comprends pas de quoi tu veux parler.
– Tu me prends pour un imbécile. Tu crois que je n'ai pas remarqué que tu n'étais plus vierge?
Le visage en feu, Léa se mit debout et entreprit de chercher ses chaussures. Une était au pied du lit, l'autre sous l'armoire. A quatre pattes, elle essaya de la récupérer. Mathias, plus rapide, attrapa la sandale.
– Vas-tu me répondre? Qui est-ce ?
– Tu m'ennuies, cela ne te regarde pas.
– Salope... je ne voulais pas le croire, je me disais : pas elle, c'est une fille bien... c'est peut-être son petit fiancé... elle aura voulu lui faire plaisir avant qu'il parte à la guerre... je ne peux pas lui en vouloir... tandis que maintenant, j'vois bien que c'est pas le pauvre frère de Camille qui a pu te dévergonder comme ça... saleté... toi... dont je voulais faire ma femme... comme ta sœur... une pute à Boches... une pute à Boches...
Le malheureux s'effondra sur le lit en sanglotant.
Debout, pétrifiée, sentant son sang se retirer de son corps, Léa regardait droit devant elle sans rien voir.
Longtemps ils restèrent ainsi, elle immobile, lui en pleurs. Le premier, il se ressaisit. Léa lui fit soudainement peur. Essuyant ses joues mouillées dans les draps, il vint près d'elle. Dans le visage blême, les yeux avaient une fixité anormale. Au prix d'un immense effort, elle bougea, et articula d'une voix sourde:
– Qu'as-tu dis?
Déjà Mathias regrettait ses propos.
– Rien, j'étais en colère.
Elle répéta :
– Qu'as-tu dit?
– Rien, je t'assure, ce n'était rien.
– ... « comme ta sœur »... pute à Boches...
Puis, comme l'herbe d'un pré s'incline sous la faux, la jeune fille bascula avec lenteur. Mathias accompagna sa chute et, sur le sol de froides tommettes rouges, tenta d'atténuer l'effet de ses paroles.
– Non, ne dis rien, serre-moi très fort... Comment as-tu pu croire ?...
– Pardonne-moi...
– ... que moi...
– Tais-toi, balbutiait-il, lui couvrant les lèvres de baisers pour l'empêcher de parler.
– Françoise... oh ! je comprends maintenant... papa... pauvre papa, il ne faut pas qu'il sache... Mathias, que dois-je faire?...
– N'y pense plus, ma chérie... je me suis peut-être trompé.
Inconsciemment, Léa lui rendait ses baisers et son ventre se frottait contre le sexe dressé. Une nouvelle fois, ils firent l'amour.

Léa ne voulut pas que Mathias la raccompagne jusqu'à Montillac.
Elle prétexta une épouvantable migraine pour aller se coucher sans dîner. En montant, elle croisa les deux officiers allemands qui la saluèrent et s'écartèrent pour la laisser passer.
Enfin seule dans le désordre qu'elle aimait, Léa se laissa tomber sur les coussins. Ainsi ce qu'elle avait vaguement soupçonné était vrai : Françoise, sa sœur Françoise était la maîtresse d'un des Allemands. Lequel? Otto Kramer évidemment. L'amour de la musique!
On frappa à la porte.
– Qu'est-ce que c'est?
– C'est moi, Camille, je peux entrer?
– Oui.
– Ma pauvre chérie, c'est vrai que tu n'as pas bonne mine, je t'ai monté un cachet.
– Merci, fit Léa en prenant le médicament et le verre d'eau que lui tendait Camille.
– Tu es gentille de m'accompagner demain, Laurent sera content, il t'aime tant.
– Tu n'as rien remarqué de particulier chez Françoise depuis quelque temps?
– Non, que veux-tu dire?
Léa la regarda d'un air soupçonneux.
– Ta réticence de l'autre jour, elle était due à quoi? Camille rougit et ne répondit pas.
– Tu crois aussi... qu'elle et le lieutenant...
– Tais-toi... ce serait trop abominable.
– Mais tu y penses?
– Ce n'est pas possible... nous nous trompons.
– Et si on ne se trompait pas?
– Alors ce serait affreux, s'exclama à voix basse Camille en cachant son visage entre ses mains.
– Il faut en avoir le cœur net, je vais aller le lui demander.
– Pas maintenant... pas tant que je n'aurai pas rejoint Laurent.
– Qui aurait cru ça de Françoise?
– Ne la jugeons pas, nous ne sommes sûres de rien. Et... si cela est vrai, c'est qu'elle l'aime.
– Ce n'est pas une raison.
– La meilleure.
Léa regarda Camille avec stupéfaction. Quoi! Que savait-elle, la prude Mme d'Argilat, de l'amour et de ses passions? L'image de Camille, titubante, mais cependant déterminée à tuer pour la défendre, lui revint en mémoire. Elle n'était pas timorée à ce moment-là et peut-être que dans l'amour... cette idée lui fut insupportable: imaginer Camille, déchaînée dans les bras de Laurent...non!
– Tu ne sais pas ce que tu dis. Tu oublies qu'il est allemand.
– Hélas! Je ne l'oublie pas. Depuis des semaines...
– Comment? Et tu ne m'as rien dit...
– Qu'aurais-je pu te dire? Ce n'était qu'une impression, quelques regards surpris, rien de concret.
– Quand même, tu aurais dû m'en parler. Ah ! si maman était là ! Tu crois que les autres se doutent de quelque chose?
– Je n'en sais rien. Il faut dormir: demain nous partons de bonne heure. J'ai fait vérifier le gazogène, tout est en ordre. Léa, je suis si heureuse. Tout à l'heure, dans quelques heures, je reverrai Laurent. Oh! pardonne-moi, ma chérie, je suis maladroite et égoïste. Bientôt tu rencontreras un brave garçon qui te rendra aussi heureuse que l'aurait fait mon frère, dit Camille en l'embrassant tendrement.


Léa se déshabilla avec rage, enfila une chemise de nuit trop courte, qui lui donnait l'air d'une petite fille. Dans la salle de bain, elle se lava les dents, se brossa les cheveux sans ménagement. Le miroir lui renvoya l'image d'un visage buté et tendu. Si elle faisait une tête pareille le lendemain, à La Réole, Laurent risquait de ne pas la trouver belle. Un sourire éclatant effaça l'air renfrogné, les yeux brillèrent, ses dents mordirent ses lèvres, sa poitrine se gonfla...
– A nous deux, Laurent.




Le passage de la ligne de démarcation s'était effectué sans encombre. Sur la route déserte, la voiture roulait bon train, comme si elle était grisée, elle aussi, de se retrouver en zone libre.
A la sortie de La Réole, Léa prit une petite route sur la gauche. Très vite une haie taillée apparut. Le portail de fer était ouvert. Elle roula quelques instants sur le gravier d'une large allée bordée de rosiers, puis s'arrêta devant le perron d'une grande maison du début du siècle massive et sans grâce. Léa arrêta le moteur. On n'entendait que le chant des oiseaux et le vagissement du petit Charles qui se réveillait dans les bras de sa mère. Au détour de la maison, une haute silhouette claudicante surgit. Léa et Camille sortirent en même temps de la voiture. Camille donna son enfant à Léa et courut vers l'homme en criant.
– Laurent...
Léa serra plus fort le bébé qui, de ses petits bras, lui entourait le cou. Elle aurait voulu s'arracher au spectacle des deux corps enlaçés, mais elle était incapable de bouger. Au bout d'un temps qui lui parut ne devoir jamais finir, le couple, mains unies, revint vers elle. Sous le regard dont Laurent l'enveloppa, de joie, elle faillit lâcher l'enfant pour se jeter contre lui, mais Camille le lui prit et le tendit à son père. Avec maladresse, il l'éleva et le contempla comme incrédule.
– Mon fils, balbutia-t-il, tandis qu'une larme roulait sur sa joue et se perdait dans la grosse moustache qui le vieillissait.
Il posa avec précaution un baiser sur le petit visage.
– Charles, mon fils.
– Sans Léa, ni lui ni moi nous ne serions là.
Laurent rendit Charles à sa mère et attira Léa à lui.
– J'étais sûr que je pouvais avoir confiance en toi. Merci.
Il posa ses lèvres sur les cheveux, près de l'oreille.
– Merci, murmura-t-il tout bas avec ferveur.
Une envie de crier son amour envahissait Léa.
– Laurent... Laurent, si tu savais...
– Je sais, ç'a été très dur, Adrien m'a tout raconté. Tu as été courageuse.
– Mais non, je ne suis pas courageuse, s'emporta Léa, je n'avais pas le choix, c'est tout.
– Il ne faut pas la croire, Laurent, elle est merveilleuse.
– Je sais.
Un homme et une femme d'une soixantaine d'années vinrent les rejoindre.
– Camille et Léa, je vous présente M. et Mme Debray, mes hôtes, qui prennent de grands risques pour recevoir des évadés comme moi.
– Taisez-vous, monsieur d'Argilat, c'est un honneur pour nous d'aider nos soldats, dit avec conviction M. Debray.
– Nous ne faisons que notre devoir, affirma sa femme d'une voix douce.
– Voici Camille, ma femme, et mon fils Charles.
– Charles?.. vous n'êtes guère prudente, chère madame, ne savez-vous pas que le prénom à la mode est Philippe? fit d'un ton taquin M. Debray.
– Les modes passent, monsieur. Je suis très heureuse de pouvoir vous remercier de tout ce que vous faites pour mon mari.
– Je vous en prie, à notre place, vous en feriez tout autant. C'est notre manière de continuer le combat et de nous rapprocher de notre fils.
– Le fils de nos amis est tombé en héros à Dunkerque.
Camille voulut parler.
– Ne dites rien... les mots sont impuissants. Venez, entrons dans la maison. Quelle est cette ravissante jeune fille?
– Mademoiselle Delmas, Léa Delmas, une amie très chère à qui nous devons notre bonheur.
– Soyez la bienvenue, mademoiselle. Me permettez-vous de vous appelez Léa?
– Bien sûr, monsieur.

Ils restèrent trois jours dans cette maison hospitalière. Le deuxième jour, Adrien Delmas vint les rejoindre en habits civils. La présence de son oncle atténua un peu l'horrible jalousie qui rongeait Léa. Elle ne pouvait plus supporter de voir le visage resplendissant de Camille et la tendresse attentive de Laurent.




Laurent, l'un des premiers à s'être évadé de Colditz, cette citadelle, autrefois royale, qui dresse ses quarante mètres sur un promontoire escarpé dominant la petite ville de grès rose et de brique sur la rive droite de la Mulde.
Très vite, il s'était rendu compte que sa seule chancè de pouvoir s'évader était pendant la promenade. Trois de ses camarades furent mis dans la confidence et l'aidèrent à rassembler vivres, vêtements et un peu d'argent.
Un après-midi, en descendant à la promenade, Laurent remarqua que l'on ravalait la façade d'un bâtiment s'élevant sur trois étages au-dessus du chemin qu'empruntaient les prisonniers pour se rendre dans le parc. Une porte habituellement fermée était ouverte.

En raison de la forte pente, le rez-de-chaussée se trouvait être le premier étage par rapport au chemin. Levant un regard à travers les barreaux rouillés des étroites ouvertures au niveau du sol, il s'était rendu compte qu'il s'agissait de caves ou de remises. Il fallait faire vite: la porte pouvait être refermée à tout moment, à la fin des travaux. Ce fut au retour d'une promenade, son mince bagage dissimulé sous son manteau, qu'il se décida. Il murmura à son compagnon de rang :
– C'est pour maintenant.
Le camarade fit ralentir la colonne.
– Doucement, restez calmes, regardez devant vous.
Pas une seule fois le garde de tête ne s'était retourné. Laurent, au troisième rang, voyait les poils de sa nuque épaisse. Derrière lui: quelques rangs de prisonniers et le garde de queue.
En trois enjambées, il s'engouffra sous la porte de la cave. A chaque instant il s'était attendu à recevoir une balle dans le dos. Un grand vide s'était fait en lui. Les pas de ses compagnons s'étaient éloignés. Le cœur battant à tout rompre, il avait relevé le bas de son pantalon bleu transformé en knicker court qui laissait apparaître des chaussettes d'épaisse laine blanche. Il avait retiré sa vieille veste de toile pour ne garder qu'un gros pull-over beige à torsades, envoi de Ruth. Avec le col de sa chemise bleue tombant sur le pull, une casquette à pont, une petite mallette contenant l'indispensable et ses confortables chaussures de crêpe, il avait l'air d'un randonneur allemand de bonne mine. Une minute s'était écoulée. Nul cri, nul appel, nul aboiement.
Sortir de la cave humide, enjamber un muret, reprendre le chemin, surtout ne pas courir, cela, il l'avait répété maintes fois dans sa tête. Le seul vrai risque était les gardes du chemin de ronde.
Son plan était simple: il voulait retourner dans le parc en franchissant à l'aide d'un arbre brisé le petit torrent qui séparait la forteresse du lieu de promenade, escalader une palissade en bois entourant le terrain de jeu des soldats allemands, puis de là, la muraille à laquelle elle s'appuyait, en se servant de la faible saillie des pierres. Son projet avait été retardé par la présence de soldats jouant au ballon. Il avait dû rester caché dans la cave où, plusieurs fois, il avait crû être découvert: deux gamins étaient venus jouer aux billes dans l'allée centrale, des soldats avaient longé le mur de la maison, un couple et un chien s'étaient arrêtés un long moment devant la porte ouverte. Ce que Laurent avait redouté le plus, c'était le chien. Quand il s'était éloigné, malgré le froid humide de l'endroit il était en nage. Contre toute vraisemblance, les gardiens n'avaient pas encore signalé sa disparition. Dans deux heures, ce serait l'appel. Laurent était enfin sorti de la cave, et avait fait exactement ce qu'il avait prévu. Arrivé au pied de la muraille, il s'était retourné: devant lui, le parc désert , à sa gauche l'énorme citadelle que les ombres du soir rendaient plus menaçante encore. Sur le chemin de ronde, les silhouettes des sentinelles se découpaient noires sur le ciel encore clair. Que l'une d'entre elles regarde dans sa direction et c'en était fait de lui. Calmement, il avait commencé sa lente escalade. Malgré sa blessure à la jambe qui le gênait encore, il s'était hissé jusqu'au sommet sans difficulté. D'un bond, il s'était lancé dans le vide, amortissant sa chute dans les feuilles mortes: il était sorti du château de Colditz. En contrebas, une route qui était la route de la liberté. Les pierres de la pente avaient roulé sous ses pieds dans un vacarme épouvantable. Sur la route, des voix s'étaient fait entendre. Laurent avait remis de l'ordre dans sa tenue, essuyé la terre de ses souliers. Les voix s'étaient rapprochées. Il avait croisé deux officiers de la citadelle et leurs épouses, en conversation animée, qui n'avaient pas même fait attention à lui. Il était devenu un Allemand moyen. Comme en jouant, il avait rendu son sourire à un vieillard, salué d'un Heil Hitler sonore un groupe de jeunes gens. Arrivé sur la grand-route, il s'était offert le luxe de se retourner pour contempler la masse harmonieuse du château de Colditz. Un intense sentiment d'orgueil s'était emparé de lui: il avait vaincu le subtil et formidable arsenal de surveillance qui entourait la forteresse.
Trois jours plus tard, il avait passé la frontière à Schaffhouse. Le soir, il avait pris un train à Rochlitz, sans un sou, et il était arrivé à Berne, où il était tombé gravement malade. Hospitalisé dans la ville durant plusieurs jours, il avait écrit de longues lettres à son père et à sa femme, qui n'étaient jamais arrivées. Seule celle qu'il avait envoyée à Adrien Delmas était parvenue à son destinataire et, par miracle, était passée au travers des filets de la censure. Le moine était entré en contact avec lui par l'intermédiaire d'un dominicain suisse, qui lui avait fourni papiers et argent.



La fin d'un après-midi doux et calme rayonnait sur la petite ville de La Réole, où Laurent et Léa étaient venus faire quelques courses. Etant retenue par Charles, Camille ne les avait pas accompagnés. C'était la première fois qu'ils se retrouvaient seuls. Mme Debray leur avait indiqué un boulanger rue des Argentiers, dont le pain était paraît-il le meilleur de la région et qui vendait encore de la farine. Ils s'égarèrent dans les petites rues et se retrouvèrent près du château des Quat'Sos dominant la vallée de la Garonne. Ils passèrent devant l'abbaye des Bénédictins. Les tilleuls embaumaient. Léa voulut entrer dans l'église. Sous les voûtes gothiques, leurs pas résonnaient. Devant la chapelle de la Vierge, Laurent s'arrêta longuement. Léa s'approcha de lui, prit sa main, inclinant sa tête sur son épaule. Il posa un baiser sur les cheveux bouclés. Contre sa paume, elle sentait battre le pouls de l'homme qu'elle aimait. Quand elle leva son visage vers le sien, leurs regards s'accrochèrent et ne purent se déprendre. Leurs lèvres se frôlèrent. A ce léger contact, tout leur corps s'enflamma. Près d'eux, une porte claqua, les ramenant à la réalité: le charme était rompu.
Laurent repoussa doucement la jeune fille.
– Non... ne me lâche pas.
– Léa, nous sommes fous. Il ne faut pas... je ne dois pas.
– Tais-toi, je t'aime.
A nouveau, la jeune fille se frotta à lui. Il la saisit aux hanches et la plaqua contre son corps.
– Je t'aime.
Léa ondula, caressant de son ventre le sexe dressé. Il la repoussa si violemment qu'elle tomba assise sur un prie-Dieu.
– Arrête! cria-t-il.
Frottant son dos meurtri, elle le regarda avec un air de triomphe, se leva et se dirigea vers la sortie. Tête basse, il la suivit.
– Vite, dépêchons-nous, la boulangerie va être fermée.
Elle n'était pas fermée, mais ils ne durent qu'au nom de Mme Debray de pouvoir emporter un pain de quatre kilos et un paquet de farine.
Près de la gare, ils récupèrent leurs vélos. Indifférents, perdus dans leurs rêves, ils passèrent sans un regard devant le panorama du Signal du Mirail. Bientôt ils arrivèrent à la propriété des Debray.
Dès qu'ils entrèrent dans le jardin, Camille vint en courant au-devant d'eux.
– Où étiez-vous? J'étais morte d'inquiétude.
– Que voulais-tu qu'il nous arrive? Nous avons visité La Réole, dit Léa, imperturbable.
Durant le dîner, Léa se montra gaie et drôle, bavardant avec esprit de mille choses, sans cesse relançée par Adrien ou M. Debray, que ses propos amusaient.
C'est en prenant un mauvais café dans le jardin, que le dominicain annonça à Laurent :
– J'ai trouvé la personne que nous cherchions. Il s'agit de Jean Bénazet, de Varilhes près de Foix. Nous avons rendez-vous demain après-midi à Foix au Café de la Poste.
– Déjà! s'écria Camille.
– Je t'en prie, ma chérie, tu me rejoindras dès que ce sera possible.
– Mais je veux t'accompagner!
– Il n'en est pas question. Pense à Charles, il a besoin de toi.
Mme Debray s'était levée et avait posé sa main sur l'épaule de la jeune femme.
– Mon enfant, n'abattez pas le moral de votre mari par vos larmes. En voulant continuer à combattre, il fait son devoir. Soyez courageuse. Voulez-vous rester ici? Mon mari et moi nous serions très heureux de vous garder près de nous.
– Ce n'est pas possible, dit Laurent. Camille doit me remplacer aux Roches-Blanches. Je sais par la lettre de Delpech, notre régisseur, que non seulement la maison est occupée, mais que la vigne, faute de main-d'œuvre, est en mauvais état.
– Comme à Montillac, dit Léa.
– Comme dans toute la région, approuva le dominicain.
– Que comptez-vous faire? demanda M. Debray.
– Je n'en sais rien. Je pense sans cesse à mon pauvre père. Je me demande ce qu'il aurait fait. Les épreuves qui accablent ce pauvre pays me remplissent le cœur de colère et de chagrin. Moi qui étais pour le rapprochement des peuples, leur fusion dans les Etats-Unis d'Europe, je me sens nationaliste, ce qui me semblait complètement dépassé avant la guerre. Je ne me savais pas si Français ni que j'aimais à ce point mon pays.
– Mon jeune ami, grâce à des hommes comme vous, nous essayerons de lui rendre son honneur et sa liberté, affirma avec force M. Debray.
– Le croyez-vous vraiment ?
– Si je ne le croyais pas, ma femme et moi nous nous serions donné la mort le jour où nous avons entendu le Maréchal annoncer qu'il avait demandé la paix! Il nous a semblé que notre fils mourait une seconde fois. Nous avons pleuré et prié Dieu de nous éclairer. Le lendemain, par la voix du général de Gaulle, nous avons eu sa réponse.
Durant quelques instants, personne ne parla. On n'entendait que les appels des oiseaux et le cri des hirondelles se poursuivant dans le ciel. Adrien Delmas rompit le silence :
– Il faudrait que nous soyions plus nombreux à agir comme vous. Partout ce n'est que veulerie, confusion, compromission, mouchardages ignobles, délations perverses, acceptation de la servitude. On voit des écrivains de talent, comme Brasillach, Rebatet, Drieu, des universitaires, des hommes d'affaires, des soldats, et même – Dieu leur pardonne – des prêtres, prostituer leurs talents au service d'une idéologie ignoble. Comme un animal en état de faiblesse, ils se mettent sur le dos, offrent leur ventre à la botte de l'occupant... Je suis désespéré.
– Mais votre foi en Dieu vous redonnera votre croyance dans l'humanité, dit Mme Debray en l'interrompant.
– Sans doute: ma foi en Dieu... fit-il en se levant.
Léa, que cette discussion ennuyait, se leva également, surprise par le ton de son oncle. Elle avait cru y déceler un désenchantement haineux. Avait-il perdu la foi? « Ce serait drôle, pensa-t-elle, un moine qui ne croit plus en Dieu! »
– Oncle Adrien, tu as l'air malheureux, fit-elle, câline, en le rejoignant sous un grand marronnier.
Sans répondre, il alluma une cigarette.
Du coin de l'œil, Léa l'observait: il n'était pas seulement malheureux, il était désespéré. Une timidité, venue de son enfance, l'empêchait de le consoler. Pour faire diversion et chasser l'angoisse qui l'envahissait de le voir, lui, si fort dans ses convictions, douter de ce Dieu pour qui il avait tout abandonné, elle demanda:
– Sais-tu si le sous-lieutenant Valéry est bien arrivé au Maroc ?
– Il est bien arrivé.
– Et pour Laurent ? Tu crois que tout ira bien?
Le dominicain la regarda attentivement. Il ne s'était pas trompé: cette petite était toujours amoureuse de Laurent d'Argilat. Il résolut d'en avoir le coeur net.
– Tout ira très bien, le passeur est un homme sûr. A Alger, il retrouvera ses camarades. Très vite, Camille et son fils pourront le rejoindre.
Léa pâlit mais ne broncha pas.
– Tu dois être heureuse de voir que tout s'arrange pour tes amis, ajouta-t-il, avec un rien de sadisme.
– Très heureuse, fit-elle sèchement en se détournant. Excuse-moi, je suis fatiguée, je vais me coucher. Bonsoir.
– Bonsoir, Dieu te protège.
En courant Léa rentra dans la maison.
Enfermée dans sa chambre, elle ne voyait pas comment elle pourrait revoir Laurent seul avant son départ. Couchée nue sur son lit, elle se remémorait chacun des instants passés à La Réole devant la chapelle de la Vierge de l'église Saint-Pierre. Au souvenir du contact du corps aimé, le sien se cambra et sa main entre ses cuisses fit naître un plaisir qui la laissa furieuse contre elle-même. Très vite elle s'endormit, un bras replié sur son visage.



La journée n'en finissait pas.
Très tôt, la veille, Adrien et Laurent avaient pris le train pour Toulouse, où ils devaient changer pour prendre la direction de Foix. Les adieux avaient été aussi déchirants qu'il se devait, ironisait pour elle-même Léa. Elle avait cependant réussi à glisser une lettre dans la main du jeune homme, dont la brusque rougeur n'avait échappé ni à Adrien ni à Mme Debray. Mais cela lui était bien égal : l'important était qu'il sache qu'elle l'aimait et qu'elle ait pu le lui redire.
– Je te confie une nouvelle fois ce que j'ai de plus cher, avait-il dit en l'embrassant.


Enfin, un pas sur le gravier de l'allée. C'était bien celui d'Adrien. Léa s'interdit de courir vers lui pour le questionner: Mme Debray était là qui, depuis la veille, ne cessait de l'observer.
– Tout s'est-il bien passé? s'écria Camille, essoufflée de sa course, une main comprimant les battements de son cœur.
– Oui, très bien.
– Quand part-il pour l'Espagne?
– Ce soir, dans la nuit. Il ne sera pas seul, ils sont sept ou huit.
– Si vous saviez comme j'ai peur, mon père, dit Camille.
– Ne craignez rien, tout ira bien.
– Je l'espère, mais moi, que vais-je faire en attendant ? N'y a-t-il rien à entreprendre en France? Mon père, vous faites quelque chose, M. et Mme Debray ausssi. Je veux vous aider. Utilisez-moi.
Le dominicain enveloppa d'un regard ému la jeune femme si fragile qui lui proposait son aide.
– Votre premier devoir est de résister au désespoir et de vous montrer d'une extrême prudence. Nous sommes très peu nombreux à nous être engagés dans l'action. Vous le voyez bien autour de vous. Il faut attendre que la confiance envers le maréchal Pétain disparaisse. Elle est déjà considérablement émoussée, mais de nombreux hommes et femmes, pas moins patriotes que nous, hésitent encore à se mettre hors-la-loi. A Londres, certains officiers sont hostiles au général de Gaulle. Beaucoup se méfient de l'Angleterre. Le coup de Mers-el-Kébir a gravement compromis les bonnes relations entre les deux pays. Prenez patience. Dès que ce sera possible, je rentrerai en rapport avec vous pour vous donner des nouvelles de Laurent et vous dire quand vous pourrez lé rejoindre. Cependant, vous pouvez me rendre un service : déposer un paquet de lettres à Saint-Emilion. Cela comporte quelques risques au moment du passage de la ligne de démarcation.
– Où dois-je déposer ce paquet?
– Chez M. Lefranc, venelle du Château-du-Roy. Vous lui donnerez cet exemplaire du guide bleu de la Bretagne, il comprendra. Ensuite, oubliez tout ça et rentrez aux Roches-Blanches. Viens, Léa, marchons un peu, j'ai à te parler.
Tandis qu'elle suivait Adrien dans les allées du jardin, son cœur battait très fort: elle redoutait cette conversation.
– Je dois repartir ce soir. Je prends le train de 6 heures pour Bordeaux. Demain, tu conduiras Camille à Saint-Emilion, puis aux Roches-Blanches. De là, tu rentreras le plus rapidement possible en passant par Cadillac, où tu remettras à M. Fougeron, employé à la mairie, ces trois lettres de la part du chanoine.
– C'est tout?
– Oui. Ah non! j'oubliais: Laurent m'a remis ceci pour toi.
Léa devint écarlate en prenant la mauvaise enveloppe que lui tendait son oncle.
– Merci.
– Ne me remercie pas. Ce n'est pas pour toi que je le fais, mais pour lui, même si je désapprouve qu'il t'écrive. Si j'ai accepté, c'est parce que je sentais cet homme déchiré.
Tête baissée, Léa ne disait rien et tournait machinalement l'enveloppe entre ses doigts: elle n'était pas cachetée. Elle lança un bref coup d'œil à Adrien.
– Rassure-toi, je ne l'ai pas lue.