L'hiver n'en finissait pas. Faute de combustible,
il ne faisait guère plus de dix degrés dans la grande maison, on
prenait les repas dans la cuisine, chauffée par l'antique
cuisinière à bois sur laquelle Estelle et Ruth préparaient les
repas. Tous avaient faim malgré les victuailles que ramenait
quelquefois Françoise de Langon.
Dans cette région viticole, presque tout le monde
souffrit de la faim et du froid durant le rude hiver 40-41. La rage
au cœur, les cheminots voyaient partir vers l'Allemagne des wagons
entiers pleins de viande, de farine, de légumes et de bois.
A Montillac, cependant, tous se privaient pour
envoyer à Laurent des colis. En février, une carte leur annonça
qu'il avait été transféré à la forteresse de Colditz.
En mars, Albertine et Lisa firent part de leur
intention de regagner Paris. Les deux demoiselles, habituées à la
ville, ne supportaient plus la campagne. On essaya de les retenir.
Seule, Isabelle Delmas y aurait réussi...
Le printemps ramena un peu de bien-être à la
propriété. Des légumes avaient été semés ou plantés dans la partie
du pré labourée par Ruth et Léa. Cette dernière surveillait avec
passion la croissance de la moindre tige verte. La réussite de son
potager revêtait à ses yeux une importance capitale, prix des
courbatures, des mains crevassées, des engelures et de cette faim
qu'elle s'était juré de ne plus jamais connaître. La vigne qui
était le souci constant de la région lui devint une préoccupation
moins forte quand Fayard, devenu le régisseur de la propriété,
reçut des nouvelles de son fils: il était prisonnier en Allemagne,
mais rentrerait bientôt, le Maréchal s'en portait garant.
L'amour et la reconnaissance de Fayard pour le
maréchal Pétain ne connurent plus de bornes. Voilà un chef qui se
préoccupait du sort des malheureux soldats prisonniers! La France
était dans de bonnes mains! Travail, Famille, Patrie, l'avenir
était là. Avec quelle ardeur retrouvée, l'ancien poilu de la guerre
de 14 se remit au travail! Une seule ombre à sa joie: il
s'habituait mal à la présence des Allemands à Montillac. La vue
d'un uniforme lui était à chaque fois une désagréable
surprise.
Mathias Fayard fut libéré au mois de mai. En le
voyant, Léa retrouva le sourire qui l'avait abandonnée depuis la
mort de sa mère. Quand le jeune homme la serra contre lui, un
intense frisson réveilla son corps endormi. Indifférente aux
regards réprobateurs de Ruth, à celui amusé de Camille, Léa
prolongea l'étreinte. Lui, la regardait avec un bonheur incrédule,
la trouvant changée, plus femme; belle, d'une beauté plus farouche,
avec une dureté nouvelle dans les yeux.
– Tu es maigre et sale à faire peur. Viens, je
vais te préparer un bain.
– Mais, mademoiselle Léa, il peut se laver chez
nous, dit le père Fayard en mordillant sa moustache.
– Laissez Fayard, tout ce que fait ma fille est
bien. Sa mère me disait justement ce matin...
– Voyons, papa...
Sans laisser aux parents de Mathias le temps de
réagir, Léa l'entraîna dans l'escalier, puis dans la chambre des
enfants. Enlaçés, ils roulèrent sur les coussins.
– Tu es vivant, tu es vivant, ne cessait de
répéter Léa.
– Je ne pouvais pas mourir, puisque je pensais à
toi.
Ils se touchaient, se respiraient comme pour
s'assurer de leurs existences réciproques. Léa, le visage enfoui
dans le cou du garçon, le mordillait.
– Laisse-moi, je suis sale à faire peur et j'ai
peut-être des poux.
Au mot poux, Léa le repoussa. Mathias savait ce
qu'il faisait en parlant de ces petites bêtes. Jamais, depuis leur
enfance commune, Léa n'avait pu supporter l'idée d'avoir des poux.
Elle éprouvait à cette simple évocation un dégoût qu'elle ne
pouvait pas surmonter. Il rit devant sa mine écœurée.
– Tu as raison. Attends-moi là, je fais couler ton
bain.
La salle de bains de la chambre des enfants était
la plus vaste et la plus ancienne de la maison. On l'utilisait peu,
car la baignoire immense absorbait toute l'eau chaude du cumulus.
Avec ses doubles lavabos à bascule, sa coiffeuse enjuponnée de
chintz fleuri aux teintes passées, sa chaise longue en rotin, sa
haute fenêtre orientée plein sud devant laquelle était tiré un
rideau de cretonne blanche, cette pièce si pratique avait pour Léa
le charme des souvenirs d'enfance. C'est dans cette grande
baignoire qu'Isabelle avait lavé chaque soir ses filles, dans les
rires, les cris, les éclaboussures! Quelquefois, le père, alerté
par tant de bruit, montait faussement grondeur. Alors là, la folie
des petites filles était à son comble, c'était à qui serait essuyé
par papa. Laure, la plus petite, avait souvent ce privilège, au
grand mécontentement de Léa, qui aurait voulu être la seule à être
enveloppée dans le grand peignoir de bain et emportée ainsi jusque
dans sa chambre.
Léa versa sous les robinets les derniers sels de
lavande de sa mère. La vapeur chaude et parfumée qui se dégageait
de la baignoire la bouleversa à un tel point qu'elle éclata en
sanglots. Elle glissa à genoux sur le tapis de bain et, la tête
appuyée sur le rebord d'émail, laissa libre cours à son
chagrin.
– Léa!
Camille s'agenouilla auprès d'elle, lui caressant
les cheveux.
– Ma chérie, qu'as-tu?
– Maman...
Devant cette détresse enfantine et profonde,
Camille, à son tour, fondit en larmes. Ce fut ainsi que Ruth les
découvrit.
– Qu'y a-t-il? Un accident?..
– Non... non... Ruth, ne vous inquiétez pas. Juste
un trop-plein de chagrin, dit Camille en se relevant.
Avec des gestes maternels, elle passa de l'eau
fraîche sur le visage de Léa.
– Madame Camille, le lieutenant Kramer est en bas.
Il voudrait vous parler.
– Que fait-il ici dans la journée? Et pourquoi
veut-il me voir?
– Je n'en sais rien, mais il a un air plutôt
sombre.
– Mon Dieu! Pourvu qu'il ne soit rien arrivé à
Laurent.
– Que veux-tu qu'il soit arrivé à Laurent! Il est
prisonnier, il ne risque rien, dit Léa en essuyant son
visage.
– Viens avec moi, je n'ai pas le courage d'y aller
seule.
– Recoiffons-nous d'abord, regarde la tête que
nous avons. S'il voit que nous avons pleuré, il va se poser des
questions.
– Tu as raison.
Les deux jeunes femmes tentèrent d'effacer les
traces de leur chagrin.
– Ruth, s'il te plaît, va dire à Mathias que son
bain est prêt, dit Léa en tirant sur sa jupe. Il est dans ma
chambre.
Le lieutenant attendait, debout dans le salon. Il
s'inclina à leur entrée.
– Vous avez demandé à me voir,
monsieur ?
– Oui, madame, j'ai à vous annonçer quelque chose
de fort regrettable: votre mari s'est évadé.
Camille resta parfaitement impassible.
– Bien entendu, continua l'officier, vous n'êtes
pas au courant ?
Non, fit-elle de la tête.
– Quand est-ce arrivé? demanda Léa.
– A Pâques.
– C'est seulement maintenant que vous
l'apprenez?
– Non, nous avons été avertis il y a trois
semaines.
– Pourquoi ne me prévenez -vous que
maintenant ?
– Nous avons fait surveiller la maison et sa
propriété des Roches-Blanches, au cas où il aurait eu l'idée de
venir vous rejoindre.
– Vous l'auriez arrêté?
– J'aurais fait mon devoir, madame. Avec regret,
mais je l'aurais fait. Etant votre hôte et ayant pour vous de
l'estime et de la sympathie, j'ai tenu à vous avertir
moi-même.
– Que se passera-t-il, s'il est repris?
– C'est sa deuxième tentative d'évasion. Il risque
d'être traité dorénavant beaucoup plus sévèrement.
– Mais n'est-ce pas normal de tenter de s'évader
quand on est prisonnier? demanda Léa avec colère.
– Je suis de votre avis, mademoiselle : si
j'étais prisonnier je tenterais de m'évader à n'importe quel prix.
Mais je ne le suis pas, nous avons gagné la guerre et...
– Pour l'instant, interrompit Léa.
– Oui, la gloire est capricieuse, mais
actuellement, aucun pays n'est de taille à battre le grand
Reich.
– Même pas les Américains?
– Même pas. Madame d'Argilat, permettez-moi un
conseil. Si par miracle, votre mari parvenait à déjouer notre
surveillance, conseillez-lui de se rendre.
– Jamais je ne ferai une chose pareille.
– Madame, c'est dans son intérêt et le vôtre que
je vous parle. Pensez à votre fils.
– C'est bien parce que j'y pense, monsieur, que je
ne donnerai jamais un tel conseil à mon mari.
Le lieutenant Kramer regarda avec une sorte de
tendresse la frêle jeune femme qui lui faisait face.
– Ah! madame, si tous les Français avaient pensé
comme vous!
– Je suis sûre qu'au fond de leur cœur, ils
pensent tous comme moi.
– Alors, cet amour de l'honneur est enfoui bien
profond.
Claquant les talons, le lieutenant salua et
sortit.
Camille et Léa restèrent immobiles et silencieuses
un long moment.
« Pourvu qu'il ne vienne pas ici »,
pensaient-elles.
– Il faut prévenir oncle Adrien, dit Léa.
– Comment faire? Depuis sa brève apparition, au
début du mois de février, nous n'avons plus eu de nouvelles.
– Avant de partir, il m'a dit qu'en cas d'urgence,
on pouvait laisser un message à Richard Chapon qui le lui
transmettrait. Je vais aller à Bordeaux.
– J'irai avec toi.
– Non. Si nous y allons toutes les deux, le
lieutenant se doutera de quelque chose et nous fera peut-être
suivre. J'ai une idée. Demain, papa et Ruth vont voir Laure au
pensionnat. Je vais leur dire que j'ai envie de voir ma petite
sœur.
Léa sortit et se heurta dans l'entrée à un grand
jeune homme fleurant bon la lavande, qui la prit dans ses
bras.
– Arrêtez... Oh ! c'est toi... je t'avais
oublié.
– Déjà. Je viens d'arriver et je suis déjà sorti
de ta vie, ce n'est pas gentil.
– Non, Mathias, ce n'est pas ça. C'est...
excuse-moi, je ne peux rien te dire. Rendez-vous au calvaire dans
une heure.
Quand Léa rejoignit Mathias, la pluie se mit à
tomber. Ils se réfugièrent dans une des chapelles du Chemin de
Croix et là, blottis l'un contre l'autre pour se réchauffer, se
racontèrent ce qui leur était arrivé après leur séparation à
Orléans.
Léa raconta tout, y compris le meurtre de l'homme
qui voulait les dévaliser, mais tut ses relations avec François
Tavernier.
Quant à Mathias, après avoir aidé au sauvetage des
blessés d'Orléans, il avait en vain erré à travers les décombres et
la foule des réfugiés, à la recherche de son amie. Il s'était
retrouvé avec un petit groupe de soldats sous les ordres d'un jeune
sous-lieutenant et s'était battu près de la cathédrale. Tous ses
compagnons avaient été tués, sauf un caporal avec lequel il avait
été fait prisonnier. On les avait parqués dans un camp provisoire
entouré de fil de fer barbelé près de l'église Saint-Euverte, puis
à la Motte-Sanguin. Le lendemain, il aidait à combattre l'incendie
qui, durant cinq jours avait ravagé Orléans, à déblayer les
décombres, à transporter les blessés, à enterrer les morts. A pied,
en compagnie d'un pitoyable troupeau, il avait rejoint les dix-huit
mille prisonniers du camp de Pithiviers. Ils dormaient à même le
sol, dans la boue, affamés, sales, couverts de vermine, ne
percevant même plus l'odeur effroyable qui se dégageait de ces
hommes, dont certains n'avaient pas changé de chemise et de
chaussettes depuis un mois. On se battait pour un morceau de pain
moisi, une louche de soupe à l'orge versée dans une gamelle de
fortune, un vieux bol ébréché ou une boîte de conserve.
Mathias, tête baissée, raconta tout... Les trente
grammes de viande de cheval à laquelle ils avaient droit de temps à
autre, leur joie quand l'Association des Dames de France avait
apporté quelques couvertures, les sandwiches au fois gras
distribués par l'American Legion, la savonnette parfumée à l'œillet
que lui avait donnée une jeune fille, l'espoir d'une libération
prochaine sans cesse repoussée, la confiance générale dans le
Maréchal, le paquet de tabac à un franc vendu cent francs, le
découragement grandissant, les messes auxquelles assistaient de
plus en plus nombreux les prisonniers: cent sur dix-huit mille
début juin, deux mille sur les deux mille cinq cent restant début
août. Il dit qu'il avait été parmi ces deux mille, priant pour la
revoir. Il raconta avec de la rage dans la voix leur lâcheté à tous
devant l'évasion pourtant si facile, leur joie à l'annonce de
l'armistice, leur déception à la lecture des clauses de la
suspension des hostilités, surtout de ce paragraphe 20 qui disait
que « tous les prisonniers de guerre français resteront dans les
camps allemands jusqu'à la conclusion de la paix », les longues
heures inactives passées à ressasser le temps « d'avant », à
élaborer, la faim au ventre, de pantagruéliques menus, à rêver des
femmes. Heureusement pour lui, le temps des moissons était venu. Il
avait fait partie de ces jeunes agriculteurs que l'on avait envoyés
à travers la France pour remplacer les hommes manquants.
– Je n'aurais jamais cru éprouver un plaisir
pareil à soulever des gerbes de blé, torse nu sous un soleil
brûlant. Enfin, nous mangions à notre faim.
C'était d'une ferme de la Beauce qu'il lui avait
écrit ainsi qu'à son père. Les deux lettres ne leur étaient jamais
parvenues. Sans réponse à ses lettres, il avait tenté de s'évader
en « empruntant » des vêtements au propriétaire de la ferme.
Rattrapé au bout de trente kilomètres, il avait été embarqué pour
l'Allemagne à bord d'un wagon à bestiaux. Il n'était resté que
quinze jours dans un stalag près de Francfort et de là, on l'avait
envoyé dans une exploitation forestière, où il était resté jusqu'à
sa libération. Il ne comprenait pas pourquoi on l'avait
libéré : il n'avait pas de charge de famille. La seule
explication plausible était que, les travaux étant terminés, le
forestier n'avait plus besoin de main-d'œuvre et que les camps de
cette région étaient surpeuplés. C'était aussi l'époque où le
gouvernement de Vichy mettait tout en œuvre pour obtenir la
libération des prisonniers. Il avait eu de la chance. Et plus de
chance encore de la retrouver saine et sauve.
– Que vas-tu faire maintenant? demanda Léa.
– Je vais travailler. Mon père a rudement besoin
de moi.
– Oui, évidemment, mais la guerre ?
– Quoi la guerre?
– Il y a des gens qui continuent à se
battre.
– Tu veux parler de l'Afrique du Nord?
– Oui, ou du général de Gaulle.
– Tu sais, de Gaulle, on m'en a parlé dans le
train il y a deux jours. Beaucoup pensent que ce n'est pas sérieux
et qu'il faut faire confiance au Maréchal.
– Mais toi, qu'en penses-tu ?
– Moi, tu sais, pour le moment, je ne pense qu'à
une chose: je suis rentré chez moi et je tiens dans mes bras la
femme que j'aime. Alors, de Gaulle, il peut attendre, dit-il en la
couvrant de baisers.
Léa le repoussa avec humeur.
– Je n'aime pas que tu parles comme ça.
– Allons, ma chérie, tu ne vas pas me dire que tu
t'intéresses à la politique, que tu es gaulliste?
– Tu ne comprends pas, c'est bien autre chose
qu'une simple affaire politique, c'est de liberté qu'il
s'agit.
Le jeune homme éclata de rire.
– Alors là, je m'attendais à tout sauf à ça :
la belle et coquette Léa Delmas tenant des discours sur la liberté,
flirtant avec le général de Gaulle, ne cherchant plus à séduire les
garçons. Que t'est-il arrivé pour que tu changes ainsi?
Léa se leva avec colère.
– Que m'est-il arrivé? J'ai vu mourir des femmes
et des enfants de manière atroce... j'ai tué un homme... ma mère,
que je croyais en sûreté ici, est morte sous les bombes à
Bordeaux... Laurent est perdu on ne sait où... nous n'avons plus
d'argent... presque rien à manger... les Allemands occupent la
maison et mon père... mon père devient fou...
Les poings de Léa martelaient les murs couverts de
salpêtre.
– Pardonne-moi, je suis maladroit. Je suis là
maintenant, je vais t'aider.
Il l'embrassait sur le visage, sur la tête,
cherchait dans ses cheveux l'odeur du foin que laissaient autrefois
leurs roulades dans la grange, trouvait dans son cou le parfum
vanillé de sa peau. Il la serra contre lui avec violence. Tandis
que ses doigts s'impatientaient sur les boutons du corsage, ses
dents mordaient déjà les lèvres de son amie.
Léa ne bougeait plus, attentive soudain à l'écho
que réveillaient dans sa chair les caresses brutales de Mathias.
Elle se disait qu'elle ne devait pas, que c'était Laurent qu'elle
aimait, qu'elle était folle et imprudente mais toute résistance
était d'avance vaincue chez elle tant son désir d'un corps contre
le sien, d'un sexe dans son ventre était fort. Elle s'entendait
gémir, balbutier des mots sans suite. Vite, vite... qu'il la
prenne... mais qu'attendait-il? Agacée, elle arracha sa culotte et
s'offrit, impudique et splendide.
– Viens.
Le garçon contemplait cette toison aux reflets
fauves encadrée par des jarretelles qui tendaient des bas de fil
noir, faisant ressortir la fragile blancheur de l'intérieur des
cuisses. Il enfouit son visage dans l'odorante moiteur. Sous sa
langue, Léa gémissait sans retenue.
Un moment ses yeux s'ouvrirent et se posèrent sur
le visage du Christ effondré sous le poids de sa croix. Il lui
sembla que la statue s'animait, que le fils de l'Homme lui lançait
un regard complice. Elle jeta un cri et jouit sous les baisers de
Mathias. Ses seins dressés lui faisaient délicieusement mal. Elle
arracha la tête de son ventre, baisa goulument cette bouche qui
venait de lui donner du plaisir s'enivrant de sa saveur.
– Prends-moi, fit-elle en écartant les
jambes.
Elle gémit à nouveau de bonheur quand le sexe de
l'homme força le sien encore gonflé de volupté.
Dehors, la pluie avait redoublé, il faisait sombre
comme en hiver. Dans la chapelle ouverte sur les arbres du
calvaire, un garçon et une fille à demi dévêtus dormaient au pied
d'un groupe de pierre, dont les pâles figures semblaient les
protéger.
Le lendemain du retour de Mathias, Léa accompagna
son père, sa tante Bernadette et Ruth à Bordeaux, sous le prétexte
d'aller voir Laure et d'acheter des graines pour le potager. Après
un déjeuner pénible chez son oncle Luc, où il ne fut question que
de la chance qu'avait la France d'avoir trouvé un héros tel que le
maréchal Pétain, elle obtint la permission d'aller faire ses
emplettes.
– Je viens avec toi, dit Laure en se levant.
– Mais non, ce n'est pas la peine, je n'en ai pas
pour longtemps, fit Léa agacée.
– Puis-je venir avec vous? demanda leur cousine
Corinne.
Léa lança un regard suppliant à Ruth.
Ruth s'était toujours méfiée de ce qu'elle
appelait « les idées folles de sa petite ». Bien qu'elle eût
toujours soutenu que cette enfant se sortirait de tout et qu'elle
avait besoin de plus de liberté d'action que ses sœurs.
– Léa a en elle une vitalité, un instinct de
survie qui écrase tout. Malheur à ceux qui voudront y faire
obstacle, avait-elle dit à Adrien Delmas la dernière fois qu'elle
l'avait vu.
Malgré la défiance qu'elle éprouvait en ce moment,
elle vint au secours de Léa.
– Laure, ne dois-tu pas aller à la librairie
Mollat ? Nous pourrions nous y rendre avec Corinne pendant que
Léa achèterait ses graines. Elle nous y rejoindrait en
revenant.
Ruth avait à peine terminé sa phrase que Léa se
précipitait hors de chez son oncle. Heureusement, l'appartement de
maître Delmas n'était pas très loin du siège de La Petite Gironde, rue de Cheverus. Quant à la
librairie Mollat, elle était rue Vital-Carles, tout près du
journal.
Lors de sa trop courte visite, Adrien lui avait
dit que si elle avait besoin de le joindre, elle pouvait continuer
à le faire par l'intermédiaire de Richard Chapon. Elle fut reçue
par le même employé que la dernière fois, qui lui dit que le
directeur était absent et qu'on ne savait pas quand il
rentrerait.
– Mais c'est important, insista Léa.
– Peut-être s'occupe-t-il de trop de choses
importantes, mademoiselle.
Devant l'air perdu de Léa, il ajouta:
– Allez voir son ami, le curé de Sainte-Eulalie,
il pourra peut-être vous aider.
Sainte-Eulalie? C'était tout près du couvent des
dominicains, là où Raphaël Mahl l'avait laissée. Elle décida d'y
aller.
– Merci, monsieur.
Le temps s'était assombri, il faisait froid. Léa
releva le col du vieil imperméable d'Isabelle et ajusta son feutre
sur sa tête avant de se mettre à courir en serrant son sac à
bandoulière contre elle.
Essoufflée, elle s'arrêta au pied des marches de
l'église. Au moment où elle poussait la porte, la pluie se mit à
tomber.
Quelques femmes priaient devant l'autel ou
brillait la petite lampe rouge. Pour se donner une contenance, elle
s'agenouilla non loin de la sacristie, réfléchissant à ce qu'elle
allait faire et dire.
– Léa, que fais-tu là ?
Elle sursauta et faillit pousser un cri en sentant
une main se poser sur son épaule. Un homme en complet marron,
chapeau à la main, les lèvres ornées d'une grosse moustache, la
regardait.
– Oncle Adrien!
– Chut, suis-moi.
Il se dirigea vers la sortie.
Dehors il pleuvait. Adrien Delmas remit son
chapeau et, prenant le bras de Léa, l'entraîna rapidement.
– Pourquoi es-tu habillé ainsi?
– La robe de dominicain est un peu voyante pour
certaines promenades. Je remercie le Seigneur de t'avoir
rencontrée. L'église est surveillée par la Gestapo depuis quelques
jours. Si je ne t'avais pas vue y entrer, Dieu seul sait ce qui
serait arrivé.
– Je te cherchais.
– Je m'en doute, mais ne viens plus jamais par là.
Qu'y a-t-il?
– Laurent s'est évadé d'Allemagne.
– Comment le sais-tu ?
– Le lieutenant Kramer l'a dit à Camille.
– Il y a longtemps?
– A Pâques.
La pluie redoubla, et ils s'arrêtèrent sous un
porche face à la cathédrale.
– Camille n'a pas eu de nouvelles
directement ?
– Non.
– Alors, que voulez-vous que je fasse?
– J'ai... Camille a peur que Laurent cherche à la
rejoindre. La maison est surveillée. Que faudra-t-il faire s'il
arrive jusque-là?
Deux soldats allemands s'abritèrent en riant près
d'eux.
– Mauvais temps, en France, fit l'un avec une moue
dégoûtée.
– Oui, mais bon vin, ajouta l'autre.
Sans s'être concertés, Léa et son oncle quittèrent
leur abri. Pendant quelques instants, ils marchèrent en
silence.
– Je dois aller à Langon la semaine prochaine,
voir un de nos frères hospitalisé. J'en profiterai pour venir à
Montillac. Il faut que je prenne des contacts dans la région.
– Je ne peux pas y aller à ta place ?
Tout en marchant, Adrien la serra contre
lui.
– Non, ma chérie, c'est trop dangereux. Tu en sais
déjà beaucoup trop pour ta sécurité et la mienne.
– Je veux aider Laurent.
– Je n'en doute pas. Mais la meilleure façon de
l'aider, c'est de te tenir tranquille.
Il y avait de l'agacement dans la voix d'Adrien
Delmas.
– Comment va ton père?
Léa poussa un profond soupir.
– Je suis inquiète. Il a tellement changé :
il ne s'intéresse plus à rien. C'est encore pire depuis la mort de
M. d'Argilat. Il parle sans cesse de maman comme si elle était
toujours là. Il reste seul dans son bureau ou sur la terrasse à
monologuer. Quand on veut lui tenir compagnie, on a l'impression de
le déranger. « Laisse-moi, tu vois bien que je discute avec maman.
» C'est affreux, oncle Adrien, j'ai peur pour lui.
– Je sais, mon petit, je sais. Que dit
Blanchard?
– Il ne tient pas à en parler. Il lui a donné des
médicaments, que Ruth lui fait prendre régulièrement.
– Une part de lui est morte, ce ne sont pas des
médicaments qui la feront ressusciter. Il faut prier Dieu...
– Dieu! Tu y crois encore, toi ?
– Tais-toi, Léa, ne blasphème pas.
– Mon oncle, je ne crois plus en Dieu et je crains
bien qu'à Montillac plus personne n'y croie, sauf, peut-être, cette
pauvre Camille.
– Ne dis pas une chose pareille, pour moi ce
serait terrible.
Ils passèrent devant les décombres d'un immeuble
bombardé, rue des Remparts. Cette image rappela cruellement à Léa
sa mère.
– Pourquoi n'es-tu pas venu à l'enterrement de
maman?
– Cela m'était impossible, je n'étais pas à
Bordeaux. Où vas-tu maintenant ?
– Je dois rejoindre Ruth et Laure à la librairie
Mollat.
– C'est à côté. Je te laisse: je ne veux pas
qu'elles me voient dans cette tenue. Suis bien mes conseils:
n'essaie plus de me joindre ni au monastère ni à La Petite Gironde. Le journal est surveillé. C'est
moi qui te donnerai de mes nouvelles. De toute façon, je viendrai à
Montillac au début de la semaine prochaine. D'ici là, sois
prudente. Si par malheur, Laurent arrivait avant, dis-lui de se
rendre à Saint-Macaire chez le filleul de ta mère, qui sait ce
qu'il faut faire. Que Laurent lui dise: « Les dominos sont
retournés », il comprendra.
– « Les dominos sont retournés ».
– Oui.
Ils se quittèrent Porte Dijeaux. La pluie s'était
arrêtée de tomber.
A la librairie, un employé dit à Léa que les «
dames » Delmas venaient juste de partir. Par chance, le grainetier
de la place du marché était ouvert et avait encore quelques sachets
et même, comble du luxe, des plants de tomates et de laitue.
Chez l'oncle Luc, elle fut accueillie fraîchement
par Laure, qui s'apprêtait à regagner son école.
– J'avais quelque chose d'important à te dire,
souffla-t-elle, mais ce sera pour la prochaine fois.
– Ne fais pas la sotte, dis-le-moi.
– Non, non, tant pis pour toi.
– Je vais t'accompagner.
– Ce n'est pas la peine. Demande à Françoise si
elle s'est bien amusée au concert l'autre soir. Au revoir.