15

Le sergent Feng avait cessé de parler. Lorsqu’ils quittèrent la base pour s’engager sur la griffe du Dragon, il serrait le volant à deux mains, le visage malheureux, le regard perdu au loin. Il se contenta de grogner lorsqu’ils prirent l’embranchement au-dessus de l’antique pont suspendu. Cette fois, il ne discuta pas, pas plus qu’il n’essaya de suivre Shan et Yeshe qui franchirent le ravin, chargés de petits sacs fermés d’un cordon contenant une journée de vivres.

L’air était d’une immobilité inhabituelle, sans un souffle de vent, ce vent omniprésent, qui se levait toujours avec le soleil. Shan inspectait le versant qui leur faisait face à la jumelle. Il n’était toujours pas certain de savoir ce qu’il devait chercher ni où il devait aller : il savait simplement que la montagne abritait encore un secret vital. Aucun signe des moutons qui auraient pu le mener jusqu’à l’énigmatique jeune berger. Peut-être fallait-il revenir jusqu’à la rive aux symboles de craie. Quand soudain, à l’extrémité sud de la crête, il repéra une tache rouge parmi les premières ombres du matin. Une fois qu’il eut cadré le pèlerin dans ses objectifs, il vit que l’homme avançait sur la piste à un rythme étonnamment rapide : il se relevait, se mettait debout, s’agenouillait et se laissait retomber au sol, accomplissant ainsi l’acte de kjangchag, la geste de prosternation du pèlerin, pareille à une série d’exercices de gymnastique sportive.

— Je ne sais toujours pas ce que nous cherchons, dit Yeshe à côté de lui.

— Je ne le sais pas non plus. Quelque chose qui sorte de l’ordinaire. Le pèlerin, peut-être.

— Chaque fois que nous sommes venus ici, nous avons vu un pèlerin. Au Tibet, c’est aussi banal que la pluie.

— Ce qui en fait un camouflage parfait.

Shan vit soudain ce qui lui avait échappé jusque-là.

— Allons-y ! s’écria-t-il.

Il n’était toujours certain de rien sauf d’une chose : il voulait connaître la destination du pèlerin.

Ils avancèrent au petit trot le long de l’arête sans perdre l’homme de vue. Une heure plus tard, presque parvenus à son niveau, ils se reposèrent en suivant la silhouette qui commençait à redescendre vers la vallée suivante.

La robe rouge arriva au pied de l’arête et disparut derrière une longue formation rocheuse. Shan et Yeshe se partagèrent une bouteille d’eau et attendirent que le pèlerin réapparaisse au-delà des blocs.

— Ma mère a fait un pèlerinage, déclara Yeshe. Après la mort de ma sœur. J’étais déjà au monastère à l’époque. Elle est partie pour le mont Kailas. La montagne sacrée. Mais le moment était mal choisi. Des blizzards tardifs dans les montagnes. Des mouvements de troupes à cause du soulèvement.

— De tels défis ne font qu’ajouter à la grandeur du geste accompli.

— Nous ne l’avons jamais revue. Quelqu’un a rapporté qu’elle était devenue nonne, d’autres qu’elle avait essayé de franchir la frontière. Je pense que ç’a été plus simple que ça, probablement.

— Plus simple ?

— Je pense qu’elle est morte, c’est tout.

Shan ne sut que répondre. Il offrit la bouteille à Yeshe et prit les jumelles.

— Le pèlerin n’est toujours pas réapparu, fit-il remarquer.

Feng lui avait prêté sa montre-bracelet pour la journée, et Shan la regardait fixement, l’esprit embrouillé.

— Il y a combien de temps qu’il est passé derrière ces rochers ?

— Dix, quinze minutes.

Shan se remit debout d’un bond et commença à descendre la pente au petit trot, laissant sur place Yeshe, la main tendue tenant toujours la bouteille.

Il rattrapa la piste de pèlerinage, patinée par des siècles d’usage, qui déroulait ses lacets parmi les blocs rocheux, et ressortit au milieu de la bruyère dans la haute vallée. Lorsque Yeshe finit par le rejoindre, Shan était reparti en éclaireur et revenait sur ses pas à la recherche d’une seconde piste, d’un raccourci. En vain.

Quelques minutes plus tard, Yeshe l’appelait pour indiquer un petit tunnel bas, de moins de deux mètres de long, créé par une dalle de pierre effondrée entre deux parois rocheuses abruptes. Le tunnel était à peine assez large pour y ramper. Mais lorsque Shan se plia en deux pour en inspecter à son tour l’intérieur, Yeshe avait disparu.

Le trou, découvrit-il, ne s’arrêtait pas au bout des deux mètres : il virait à angle droit sur la gauche. Shan s’y faufila, suivant la silhouette indistincte de Yeshe sur une quinzaine de mètres avant que le toit du passage se relève, pour disparaître ensuite complètement. Les deux hommes se trouvaient dans un boyau étroit, en tours et détours, qui s’insinuait entre les parois rocheuses, et ils le suivirent jusque dans un petit canyon.

— Nous ne devrions pas nous trouver ici, chuchota Yeshe avec appréhension. C’est un lieu sacré. Un lieu très, très secret. Il est protégé…

Ses paroles s’en vinrent mourir d’elles-mêmes, sa langue réduite au silence par la présence imposante de ce qui s’offrait à ses yeux. Devant eux, à un jet de pierre, se dressait une paroi rocheuse rectiligne sur cent cinquante mètres de haut, peut-être plus. Des lames de soleil, brillantes comme le diamant, venaient trancher les ombres du canyon, rendant plus intense encore la sensation de hauteur vertigineuse. À trente mètres du sol, sur la paroi, ils distinguèrent cinq grandes ouvertures rectangulaires : des fenêtres taillées dans le roc. Trois autres ouvertures plus petites, de toute évidence faites de main d’homme, et disposées au-dessus des cinq fenêtres, menaient à un dernier orifice, près de cent mètres au-dessus de leurs têtes. Des banderoles brillamment colorées, pareilles à des étendards de cavalerie, longues de dix mètres et arborant un blason de symboles sacrés, battaient au vent, accrochées à des poteaux qui ressortaient des cinq fenêtres.

Les griffes du Dragon, comprit Shan, étaient sur le point de livrer leur secret.

— Vite ! Dans l’ombre ! le mit en garde Yeshe en se plaçant derrière un rocher comme pour se cacher. Il y a quelqu’un près de l’eau.

Vers l’extrémité du canyon, une pièce d’eau miroitait des reflets des étendards. Sous un saule pleureur, à l’extrémité de la mare, était assise une silhouette solitaire qui leur tournait le dos.

— Nous ne sommes pas censés trouver cet endroit, le prévint à nouveau Yeshe. Nous devrions nous en aller. Nous pouvons demander la permission au vieux…

— Le temps nous manque pour demander la permission, lança Shan en se dirigeant vers la mare.

Des iris poussaient parmi les rochers, et une volée d’oiseaux était posée au bord de l’eau.

— Tout le monde n’est pas ravi de votre venue, déclara la silhouette alors que Shan était encore à trois mètres.

Elle ne se retourna pas. L’eau et les rochers donnaient une étrange résonance à ce qui était la voix d’un enfant.

— Mais j’avais l’espoir que nous nous reverrions. On raconte sur vous des choses que je ne comprends pas. Maintenant, nous avons à nouveau l’occasion de nous parler.

— Je vois que vos moutons vous ont une nouvelle fois perdu, répondit Shan.

— Bienvenue à Yerpa, dit le jeune garçon en se retournant lentement, un grand sourire sur le visage.

Shan désigna Yeshe, debout derrière lui.

— Voici…

— Oui. On m’a dit. Yeshe Retang. Vous pouvez m’appeler Tsomo.

Il se leva et les reconduisit en silence vers le passage qu’ils venaient d’emprunter, avant de virer brutalement de cap sur la paroi du canyon dans laquelle il se glissa par une étroite fissure noyée dans la pénombre. Il les mena sur vingt pas dans les ténèbres jusqu’à la lueur assourdie d’une lampe à beurre posée au bas d’une volée de marches en colimaçon taillées à même le roc.

Ils se mirent à monter jusqu’à ce que Shan ait mal aux pieds ; ils se reposèrent avant de poursuivre. Le long du couloir, des portes basses menaient à des pièces obscures. De l’une d’elles leur parvint le son d’une prière solitaire, d’une autre, une odeur fétide et un geignement pitoyable. Finalement, ils arrivèrent à une salle plus vaste éclairée par une unique et longue fenêtre et des dizaines de chandelles.

Les murs étaient couverts de fresques, peintures de divinités gardiennes et de bouddhas passés et à venir. Ce n’était pas la chapelle à laquelle Shan s’attendait. Elle était bien plus petite, et il comprit qu’ils ne se trouvaient nullement au sein d’un gompa, mais dans un autre genre de lieu saint qu’il ne reconnaissait pas. Un homme solitaire en robe de moine était assis à même le sol et tapotait un cône en métal effilé d’où tombait du sable vermillon. Il était installé en bordure d’un cercle d’un mètre quatre-vingts de diamètre, dont la majeure partie de la superficie avait été remplie de formes complexes et de motifs géométriques constitués de sables colorés. La section incomplète devant laquelle il était assis était tracée à la craie.

— Ceci est le mandala kalachakra, expliqua Tsomo. Un style très ancien.

La peinture au sable était composée de cercles concentriques qui menaient à des lignes à angles droits définissant les murs de trois palais, l’un à l’intérieur de l’autre.

Les habitants des palais étaient des dizaines de divinités représentées jusqu’au détail le plus infime.

— Il s’agit de l’évolution du temps, poursuivit Tsomo, le déploiement des plis du temps, parce que Bouddha ne peut supporter d’abandonner une seule âme, de sorte que le temps continue en un grand cercle jusqu’à ce que tous les êtres reçoivent la lumière.

Shan s’agenouilla respectueusement en bordure du sable. Le moine inclina la tête vers lui et continua son travail, bâtissant le mandala une particule à la fois.

— Sept cent vingt-deux divinités, chuchota derrière lui Yeshe d’une voix étranglée. Ils faisaient cela, jadis, à Lhassa, tous les ans, pour le dalaï-lama.

— Exactement, acquiesça Tsomo avec enthousiasme, en tirant Yeshe pour qu’il voie de plus près. Dubhe a été formé par un vieux lama du Potala. Lorsque le mandala sera achevé, il contiendra toutes les divinités traditionnelles, toutes différentes, et chacune dans sa position prescrite. Dubhe y travaille depuis trois ans. Dans quatre ou cinq mois, il aura terminé. Nous consacrerons le mandala, et nous célébrerons sa beauté. Ensuite il le détruira et recommencera avec du sable neuf.

Tsomo désigna des étagères en bois grossièrement équarri qui s’alignaient à la partie inférieure des murs. Elles portaient des dizaines de petits pots en argile.

— Une partie du sable de tous les mandalas qui ont été fabriqués est conservée là. Il est très sacré, très puissant.

Ils poursuivirent leur chemin le long d’un couloir jusqu’à une pièce plus vaste éclairée par quatre fenêtres correspondant aux autres ouvertures rectangulaires qu’ils avaient aperçues dans la paroi depuis le pied de la falaise. Sur le pourtour des murs s’alignaient de larges tables en bois grossier, inclinées à l’oblique. La plupart étaient vides. Trois moines et une nonne étaient au travail, au milieu de lampes à beurre, de flacons de pinceaux et de bâtonnets d’encre.

Shan vit l’expression révérencieuse des personnes à la table à l’approche de Tsomo et l’inquiétude dans leurs regards à mesure qu’ils détaillaient les deux visiteurs. On les avait préparés à recevoir des inconnus, mais il était clair qu’ils n’étaient pas certains de connaître la manière de se comporter. Ils choisirent de faire silence, laissant à Tsomo le soin d’expliquer leur ouvrage : ils recopiaient des textes rédigés sur d’antiques plaquettes de bambou et des livres de prières en lambeaux sur de longues pages étroites qui, selon le style traditionnel, ne seraient pas reliées mais couvertes d’enveloppes en soie pour devenir d’élégants manuscrits. Au-dessus des tables, des étagères contenaient des dizaines d’emballages de soie similaires. On les appelait potis, avait un jour appris Shan de la bouche de Trinle, des livres emballés dans des robes. À une table, un moine assis travaillait non plus avec des brosses, mais avec de longs ciseaux et des gouges à bois. Il gravait les longues planches entre lesquelles se nouaient les potis. Shan s’arrêta près de lui, surpris, non par la complexité du détail des oiseaux et des fleurs que le moine sculptait, mais parce que l’homme était capable de créer une telle beauté en dépit du fait qu’il lui manquait un pouce.

La nonne se leva et se dirigea vers eux.

— L’histoire de tous les gompas du Tibet, expliqua-t-elle en montrant le mur du fond, d’une voix râpeuse, comme si elle manquait de pratique. Il y a des lettres du Grand Cinquième aux kenpos annonçant la mise à disposition des fonds pour de nouvelles chapelles. Voici les plans originels du pont de corde suspendu qui franchit la gorge du Dragon.

Tsomo tira Shan par le bras tandis que la nonne éloignait de la porte un Yeshe médusé, confondu d’admiration respectueuse, pour lui montrer les manuscrits. Ils remontèrent d’autres marches jusqu’à une chambre intérieure dans les profondeurs de la montagne. On aurait dit une salle de classe : deux lampes, toutes deux sur un petit autel. Au fond, des étagères chargées de poteries, brisées pour la plupart, et au-dessus, un mur peint de symboles. Au sol, un tapis, et des coussins en guise de sièges sur lesquels deux moines étaient assis. L’un d’eux faisait face à l’autel et leur tournait le dos. Le second, un homme austère et âgé aux yeux pétillants, les accueillit par une légère inclination du buste.

— Vous êtes des plus persévérants, Xiao Shan, dit-il en mandarin.

Un bruit de pieds nus trottinant sur le sol résonna derrière lui. Trois garçons en robe d’étudiant entrèrent et s’assirent derrière le moine qui avait parlé. Ils contemplèrent Shan les yeux ronds, sidérés.

— Vous nous avez confrontés à un véritable dilemme, vous savez, poursuivit le vieux lama.

— J’enquête simplement sur un meurtre.

Shan examina les symboles au-dessus des poteries. Il sursauta, surpris de constater qu’il les avait déjà vus, inscrits à la craie sur la corniche au-dessus du pont sur la gorge du Dragon.

— Oui. Nous savons. Le procureur a été tué non loin d’ici. Sungpo l’ermite est retenu en détention. La 404e est en grève. Dix-sept prêtres ont été torturés. Un prisonnier a été exécuté. Le bureau de la Sécurité publique est fin prêt pour commettre une autre atrocité.

— Vous en savez plus sur la 404e que moi. Êtes-vous le père supérieur de ce lieu ?

Le sourire de l’homme parut lui manger tout le visage.

— Il n’y a pas de père supérieur ici. Je m’appelle Gendun. Je ne suis que simple moine.

À mesure qu’il parlait, ses doigts faisaient défiler des grains de rosaire ouvragés dans un bois rouge sombre.

— Vous renverront-ils là-bas, quand ce sera terminé ? demanda-t-il.

Shan prit un temps de silence : il ne réfléchit pas à la question, mais à l’homme qui lui faisait face.

— À moins qu’ils ne choisissent un endroit pire, répondit-il.

Un nouveau garçonnet apparut avec un pot de thé au beurre et remplit les bols en silence. Leur parvint le son des tsingha, les minuscules cymbales du culte bouddhique à la musique de carillon.

— Vous avez été confrontés à un dilemme, avança Shan en acceptant un bol de thé.

— Yerpa est la pièce secrète d’une maison qui n’a jamais été vue, bâtie dans le pays de l’ombre. Il y a trois cents ans, c’est ce que l’un de nos lettrés a écrit dans un livre.

Gendun sourit à Shan avant de reprendre :

— Il nous arrive de rédiger des livres les uns pour les autres, dans la mesure où personne d’autre ne peut les voir. Il a écrit qu’ici nous nous trouvions entre les mondes. C’est un lieu de transit. Qui n’est pas de la terre, et qui n’est pas de l’au-delà. Il l’a appelé la montagne des rêves.

— L’œil du corbeau, précisa le prêtre qui leur tournait le dos, d’une voix aux accents familiers.

— Dans la bibliothèque, ajouta Tsomo avec un grand sourire, il y a un poème sur le cœur de l’hiver. Parmi cent montagnes de neige, seul bouge l’œil du corbeau.

Shan se rendit compte que Gendun observait le bracelet-montre de Feng. Shan tendit le bras.

— Comment appelez-vous cela ? demanda le moine.

— Une montre. Une petite horloge, répondit Shan avant de l’ôter pour la lui tendre.

Gendun examina l’objet d’un œil émerveillé et le porta à son oreille. Il sourit et secoua la tête.

— Vous autres Chinois ! s’exclama-t-il en souriant avant de le lui rendre.

Tsomo les quitta sur une petite courbette respectueuse et s’agenouilla à côté du second moine face à l’autel.

— Avant même que les armées arrivent du Nord, ce lieu n’était connu que des rares personnes qui avaient besoin de savoir, continua le vieil homme. Le dalaï-lama. Le panchen-lama. Le régent. Il est dit que c’est une des cavernes du grand Gourou Rimpotché. C’est un monde en soi. Habituellement, ceux qui pénètrent ici ne repartent jamais. Tel que vous le voyez aujourd’hui, tel il était il y a cinq siècles. Tel il sera dans cinq siècles.

— Je suis désolé. Mais si nous ne rentrons pas, des soldats viendront. Nous n’avons pas de mauvaises intentions.

— Le tunnel peut être fermé contre ceux qui chercheraient son entrée. Cela s’est fait par le passé. Des années durant si nécessaire.

— Il pourrait nous enseigner la voie du Tao, intervint Tsomo. Nous pourrions mieux comprendre les livres de Lao-tseu.

— Oui, Rimpotché. Ce serait merveilleux d’avoir un tel professeur, acquiesça Gendun avant de se retourner vers Shan. Êtes-vous capable d’enseigner ces choses ?

Shan n’entendit pas la question avant qu’on la lui pose une seconde fois. Le moine avait appelé le garçon Rimpotché, terme utilisé pour un lama vénéré, un professeur réincarné.

— Un vieux père supérieur, déclara Tsomo, m’a dit un jour : « Je peux réciter les livres. Je peux vous montrer les cérémonies. Mais que vous les appreniez ne regarde que vous. »

Il lâcha un petit rire de victoire avant de se lever et de resservir Shan en thé.

— On dit que dans certaines parties de la Chine, reprit-il, il est impossible de séparer le Tao de la voie de Bouddha.

— Lorsque j’habitais Pékin, commença Shan, j’allais tous les jours dans un temple secret. D’un côté de l’autel était posée une effigie de Lao-tseu. De l’autre, du Bouddha.

— Les choses paraissent toujours tellement lointaines depuis le sommet d’une montagne, dit Tsomo. Nous avons beaucoup à apprendre.

L’instant était magique. Le son des tsingha se rapprocha. Un garçon apparut, les petites cymbales suspendues devant lui. Sur ses talons venaient deux femmes, deux nonnes, l’une portant un plateau avec deux bols recouverts et la seconde, une grande théière. Elles posèrent les objets devant l’autel, où le moine, toujours assis le dos tourné à Shan, entama un rituel de bénédiction.

Shan savait qu’il avait déjà entendu cette voix, mais les moines qu’il connaissait à l’extérieur de la 404e étaient si peu nombreux… Avait-il vu cet homme à Saskya ? À Khartok, peut-être ? Il s’efforça de le distinguer plus clairement à la faible lumière tandis que nonnes et moines prononçaient tour à tour des paroles cérémonielles que Shan ne comprenait pas. Lorsque ce fut terminé, le moine assis devant l’autel se leva avant de se tourner face à Shan.

— Es-tu prêt ? demanda-t-il.

C’était Trinle.

Ils s’examinèrent en silence. Shan se sentit étrangement démonté, incapable, pour une raison inconnue, de demander à Trinle d’expliquer comment il avait disparu du camp comme par magie, ou la raison pour laquelle il s’était donné tant de mal en se faisant passer pour un pèlerin afin d’atteindre Yerpa. Il se contenta de suivre Trinle, Tsomo et les deux nonnes, lorsque ceux-ci commencèrent à gravir une nouvelle volée de marches raides, un étroit passage usé lui aussi, comme tous les autres, par des siècles d’utilisation. Après une minute d’escalade pénible, ils arrivèrent à un palier. L’escalier continuait, mais un passage faiblement éclairé partait sur la gauche, vers le cœur de la montagne. Le long de ses flancs, plusieurs lourdes portes en bois étaient visibles avant un nouveau virage qui masquait le reste du couloir.

Le groupe poursuivit sa montée pendant cinq minutes encore, dans le plus complet silence. Par deux fois, Shan dut s’arrêter et s’appuyer contre le mur : ce n’était pas vraiment de la fatigue, mais un sentiment étrange qui l’envahissait tout entier. Il sentait peser le fardeau d’une épreuve, comme un passage difficile, le franchissement d’une barrière. Il entendait des sons sans qu’il y eût de bruit. Il lui semblait voir des nuées d’ombres se mouvant sur les murs mais une seule lampe brillait, loin devant, et sa lumière ne vacillait pas. Chaque pas en avant lui faisait accroire qu’il avançait moins vers une autre partie de la montagne que vers un autre monde. À chacun de ses arrêts, Trinle l’attendait, avec un sourire serein.

Ils arrivèrent à un nouveau palier où une épaisse porte en bois, sculptée de motifs complexes et élaborés représentant les visages de démons protecteurs, était fermée par un lourd loquet de fer forgé. Tsomo attendit que tous se regroupent et se mettent en file indienne avant de lever le loquet, et d’ouvrir la marche dans la salle en priant à voix basse.

La salle était vide. Il n’y avait personne. Elle était carrée, dix mètres sur dix peut-être, d’allure spartiate, meublée d’une table grossièrement équarrie et de deux chaises, d’un gros brasero à charbon en fer et de plusieurs étagères de manuscrits. Un mur était couvert d’une fresque aux motifs très élaborés illustrant la vie de Bouddha. Le mur opposé était constitué de planches de cèdre avec un panneau central en bois qui semblait faire pendant à la porte, mais sans gonds ni loquets. Il était maintenu en place par d’énormes boulons forgés à la main portant des écrous presque aussi gros que le poing de Shan. Au sol, tout à côté, reposait un des manuscrits enluminés, juste au-dessous d’un panneau noir rectangulaire, de vingt-cinq centimètres de haut sur cinquante de large.

En silence, Trinle alluma d’autres lampes à beurre et se tourna vers Shan.

— Connais-tu le terme gomchen ? demanda-t-il aussi naturellement que s’ils se trouvaient ensemble dans leur cahute de la 404e. On l’utilise peu de nos jours.

Shan fit signe que non.

— Un ermite des ermites. Un bouddha vivant dont la vie entière se passe en ermite, expliqua Trinle.

— Le Deuxième a décidé que le gomchen devait être protégé, poursuivit Tsomo. Une charge sacrée. Un petit lieu saint éloigné de tout devait être choisi, pour abriter sa demeure si totalement que le secret resterait toujours gardé.

— Le Deuxième ? questionna Shan en plein désarroi.

— Le deuxième dalaï-lama.

— Mais c’était il y a presque cinq cents ans.

— Oui. Il y a eu quatorze dalaï-lamas. Mais seulement neuf de nos gomchen.

La voix de Trinle, presque un murmure, était emplie d’une fierté qui ne lui était pas coutumière.

Tsomo se trouvait maintenant face au manuscrit. Il l’ouvrit à une page marquée par un signet de soie et se mit à lire en souriant, le visage parfaitement serein.

Les nonnes découvrirent le plateau et posèrent des bols de tsampa et de thé à côté du manuscrit. Ce n’était pas un panneau qui se trouvait au mur, comprit Shan. C’était un trou autorisant l’accès à une pièce au-delà. Il se rappela la petite fenêtre solitaire tout en haut, sur la face de la falaise.

— Vous vous occupez d’un ermite ici, chuchota-t-il.

Trinle mit un doigt sur ses lèvres.

— Pas un ermite. Le gomchen, murmura-t-il, avant de se tourner en silence vers Tsomo et les nonnes qui préparaient la nourriture.

Quand ils en eurent terminé, Trinle se joignit à eux et s’agenouilla avant de se prosterner vers la cellule, en psalmodiant.

Personne ne parla jusqu’à ce qu’ils fussent tous redescendus par la longue volée de marches dans la petite chapelle où Shan avait découvert Trinle.

— C’est difficile à expliquer, commença Trinle. Le Grand Cinquième a déclaré que le gomchen était comme un diamant brillant enterré dans une vaste montagne. Notre père supérieur, quand j’étais jeune, disait que le gomchen était tout ce qui essayait d’être à l’intérieur de nous, sans le fardeau du vouloir.

— Vous avez parlé d’une charge sacrée. Un gompa qui protège le gomchen.

— Cela a toujours été notre grand honneur.

Shan se sentit complètement désorienté par la réponse.

— Mais cet endroit. Ici. Ce n’est pas exactement un gompa.

— Non. Pas Yerpa. Le gompa de Nambe.

— Mais le gompa de Nambe a disparu ! s’exclama Shan, interloqué.

Choje avait été le père supérieur du gompa de Nambe.

— Détruit par les avions de l’armée.

— Ah oui, confirma Trinle avec son sourire serein. Les murs de pierre ont été détruits. Mais Nambe, ce n’est pas ces vieux murs. Nous existons toujours. Nous avons toujours nos devoirs sacrés envers Yerpa.

Shan, le cerveau tout engourdi par ce qu’il venait d’apprendre, pensa à Choje dans sa cahute de la 404e, exécutant son propre devoir sacré de protection à l’égard de Yerpa. Il prit conscience que Tsomo s’asseyait à côté de lui.

— Il écrit d’une manière très belle, quand il ne médite pas, dit ce dernier. Sur l’évolution de l’âme.

Shan se rappela le manuscrit dans l’antichambre. Le gomchen communiquait avec eux en rédigeant des textes religieux.

— Combien de temps s’est-il écoulé ? demanda Shan, plein de respect et d’effroi mêlés. Depuis que les écrous ont été serrés.

— Le temps n’est pas l’une de ses dimensions, répondit Trinle après mûre réflexion. L’année dernière, il a décrit une conversation qu’il avait eue avec le deuxième dalaï-lama. Comme si ce dernier était là, comme si elle venait de se dérouler.

— Mais en années, insista Shan. Quand est-il…

— Il y a soixante et un ans, intervint Tsomo, le regard illuminé par un éclair de joie.

— Le monde était très différent alors.

— Il l’est toujours, reprit Trinle. Pour lui. Il ne sait pas. C’est l’une des règles. L’extérieur n’est pas pertinent. Il ne considère que la bouddhéité.

— La nuit, dit Tsomo d’un ton étrangement plein d’envie, il peut contempler les étoiles.

— Vous voulez dire qu’il n’est pas au courant… murmura Shan en luttant pour trouver les bons mots.

— Au courant des ennuis du monde séculier ? proposa Trinle. Non. Les ennuis vont, les ennuis viennent. Il y a toujours eu de la souffrance. Il y a toujours eu des envahisseurs. Les Mongols, les Chinois, plusieurs fois. Même les Britanniques. Les invasions passent. Elles n’affectent pas notre bonne fortune.

— Bonne fortune ? demanda Shan, sa voix se brisant sous l’émotion.

— D’avoir pu passer l’incarnation qui est la nôtre dans cette terre sanctifiée, répondit Trinle, sincèrement surpris par la question de Shan. La souffrance de notre peuple est sans importance pour le travail du gomchen, précisa-t-il, tourné vers Shan, comme s’il éprouvait la nécessité de calmer son visiteur. Il ne doit pas avoir à porter le fardeau du monde. C’est pour cela qu’il y a eu tant d’appréhension, la première fois que tu as rencontré Tsomo.

— Quand j’ai rencontré Tsomo ?

— Si c’est sans importance à l’intérieur, il faut le garder sans importance à l’extérieur, je leur ai dit, intervint Tsomo.

Soudainement, avec une clarté douloureuse, Shan comprit.

— Le gomchen pourrait mourir bientôt.

— La nuit, nous l’entendons tousser. Il y a parfois du sang dans son bassin. Nous proposons plus de couvertures. Il ne veut pas les utiliser. Nous devons être prêts. Tsomo est Je dixième.

À cette annonce, Shan se sentit frissonner jusqu’au bas de l’échine. Incapable de sortir un son, il contempla de tout son être le jeune garçon débordant de vie et plein de sagesse qui allait bientôt se voir verrouillé au cœur de la pierre, à jamais. Tsomo lui retourna son regard avec un large sourire.

Ils raccompagnèrent Shan à la bibliothèque où Yeshe, n’en croyant toujours pas ses yeux, était plongé dans les manuscrits. Trinle et Tsomo rejoignaient Yeshe lorsque Gendun apparut à la porte.

— Je crois que le procureur Jao a été tué pour protéger Yerpa, déclara Shan brutalement, avant qu’ils entrent dans la pièce.

— Le procureur avait beaucoup d’ennemis, remarqua le vieux moine.

— Je crois que le meurtre a été commis sur la griffe du Dragon pour protéger le gomchen.

Gendun secoua lentement la tête.

— Tous les matins, nous avons une prière. Une bénédiction au vent, qu’il soit tendre aux oiseaux. Une bénédiction à nos chaussures, qu’elles ne piétinent pas d’insectes.

— Et s’il existait d’autres Tibétains qui voulaient vous protéger, en se souciant moins que vous ne le faites de tuer des insectes ?

Le vieillard eut l’air très triste.

— Alors la charge sacrée qui nous a été imposée par le Deuxième aurait été rompue. Nous ne pourrions pas accepter d’être protégés par une violation d’un vœu saint.

Shan fit le tour de la pièce et s’arrêta à la rangée de fenêtres, pour être rejoint quelques instants plus tard par Gendun. La petite mare était maintenant illuminée par le soleil. Près de l’eau, gisant à la lumière du jour, se trouvaient quatre silhouettes sur des couvertures. Elles ne méditaient pas, elles étaient simplement allongées, comme trop affaiblies, sans même la force de s’asseoir.

— Vous avez des maladies ici ? demanda-t-il au moine.

— C’est le prix que nous payons. Au cours des récentes années, il y a eu de nouvelles maladies que nos herbes ne peuvent pas guérir. Parfois nous avons le visage criblé de trous et de la fièvre. Parfois nous passons dans la vie suivante à un âge très jeune.

— La variole, dit Shan avec effroi.

— J’ai entendu ce nom, dans la vallée, acquiesça Gendun. Nous appelons ça la joue qui pourrit.

Shan contempla les frêles formes en contrebas avec un sentiment d’horreur impuissante. Quels mots avait utilisés Li quand il avait tourné le Dr Sung en ridicule ? Parfois, dans les montagnes, ils contractent des maladies qui ont disparu dans le reste du monde. Il eut un cauchemar soudain, un cauchemar éveillé dans lequel tous les moines mouraient de maladie, en laissant le gomchen scellé à jamais dans sa chambre. Il chassa la vision d’un clignement de paupières et se retourna. Gendun s’était approché de la table. Pour l’instant, personne ne s’occupait de Shan. Les moines étaient tous en compagnie de Yeshe, qui leur adressait un feu nourri de questions excitées en étudiant un autre antique manuscrit. Shan quitta doucement la pièce.

Le couloir était libre. Il remonta la première volée de marches au pas de course jusqu’au palier et s’engagea dans le passage chichement éclairé. Il prit l’une des lampes à beurre dans sa niche du mur et ouvrit la première porte.

La pièce était petite, à peine plus grande qu’un placard. Ses étagères étaient pleines de tapisseries pliées. Un énorme coffre en cèdre ne contenait que quatre paires de sandales usagées.

La pièce suivante était plus grande, mais son seul contenu se résumait à des pots en argile garnis d’herbes et de boîtes de pinceaux d’écriture.

La troisième abritait d’énormes cruches en céramique pleines d’orge et, sur une table, au centre, une clé à molette en fer forgé longue d’un mètre vingt. Shan s’arrêta, frustré. Il devait y avoir des costumes quelque part. Il était certain qu’il y aurait des costumes. Quelqu’un avait rompu le vœu sacré du temple en utilisant un costume de Yerpa pour tuer Jao. Il poursuivit son chemin au petit trot, longeant quatre autres portes jusqu’à ce qu’il arrive à une grande tapisserie suspendue, illustrant les vies de Bouddha. Il l’écarta. Elle masquait une porte.

La pièce était plus vaste que les autres, avec une forte odeur de moisi, alourdie par les odeurs d’encens. Il leva la lampe avec un soupir de satisfaction. Du brocart d’or miroitait à la lumière. Les costumes étaient bien là, huit au total, étalés sur de profondes étagères le long de chaque mur. Sa main se referma sur le gau qu’il avait au cou et il fit un pas en avant. Les bras squelettiques des créatures, noués de bandelettes de cuir, pendaient hors des manches. Il s’approcha de la première d’entre elles, leva la lampe jusqu’à la tête et poussa un gémissement horrifié.

Il tomba à genoux. Une nausée lui déchira le ventre.

— C’est un endroit très spécial, dit quelqu’un dans son dos.

C’était Tsomo. Shan releva lentement la tête. Il se dégoûtait.

— Je ne… balbutia-t-il. Il fallait que je sache. S’il y avait des costumes. Pour les danseurs démons.

Tsomo opina du chef, ses yeux lui pardonnaient déjà.

— C’est compréhensible. Mais cet ermitage est pauvre. Nous ne célébrons pas beaucoup de festivals. Nous n’avons pas de tels costumes.

— J’avais peur que vous ayez Tamdin ici, murmura Shan en se remettant debout. Je devais…

Il ne termina pas sa phrase.

— Pas ici. Ici… – Tsomo étendit la main avec déférence vers les formes silencieuses sur les étagères – ici, il n’y a que quelques vieillards endormis dans leur montagne.

Shan ressortit, la scène des ermites momifiés de Yerpa imprimée à jamais dans son cerveau telle une brûlure.

En refermant la porte, Tsomo sourit sereinement.

— Parfois je leur rends visite, pour méditer. Je suis parfaitement en paix quand je me trouve avec eux.

Lorsqu’ils retrouvèrent Yeshe à la porte de la pièce au mandala, Gendun tendit à Yeshe et à Shan un des petits pots sur les étagères.

— Il y a cent ans, il y a eu un très grand mandala, fait par un moine qui allait bientôt devenir notre gomchen. Ce sont les derniers de ses sables.

Yeshe eut un sursaut et repoussa le pot.

— Je ne peux accepter un tel cadeau.

— Ce n’est pas un cadeau, répondit Gendun en souriant. C’est un don de pouvoir.

Shan vit que Yeshe comprenait. Le cadeau était leur charge sacrée. Le vieux moine posa la main sur l’arrière de la tête de Yeshe et prononça une prière d’adieu.

Ils n’échangèrent plus une parole avant de retrouver le labyrinthe de pierres et de rocs qui menait à la sortie de Yerpa. Yeshe avait déjà disparu entre les rochers lorsque Tsomo posa une main sur l’épaule de Shan.

— Pourquoi faites-vous cela ? demanda Shan. Pourquoi mettre vos secrets en danger avec moi ?

— Je serais attristé que vous les considériez comme un fardeau.

— Pas un fardeau. Un honneur. Une responsabilité.

— Trinle et Choje ont décidé que ce n’était plus honorable de ne pas vous mettre au courant.

— Mais est-ce que cela m’aidera à trouver le meurtrier ? répliqua Shan dans un murmure, la main serrée sur le pot de sable dans sa poche.

Ils lui avaient donné un pouvoir. Mais les secrets de Yerpa étaient-ils à même de lui donner le pouvoir de sauver Sungpo ?

Tsomo haussa les épaules.

— Peut-être que cela vous facilitera simplement les choses quand vous ne l’aurez pas trouvé. Vous devez garder en mémoire ce que vous m’avez dit ce tout premier jour. La phrase de Lao-tseu. Savoir que l’on ne sait pas est la meilleure des choses.

Le jeune garçon lui fit un petit sourire presque espiègle.

— Il y a quelque chose que je ne parviens pas à comprendre vous concernant. Le gomchen ne sait rien du monde extérieur. Mais vous êtes le futur gomchen. Vous êtes au courant. Des invasions. Des meurtres. Des massacres.

Tsomo secoua la tête.

— Je ne connais pas ces choses. Je suis entraîné pour ne pas regarder au-delà des montagnes. J’ai entendu parler de telles éventualités. Tout comme notre Neuvième a entendu parler de la Grande Guerre et de l’empereur Puyi qui avait été détrôné à Pékin. Mais ce ne sont que des mots. Comme d’entendre parler de l’atmosphère d’une planète éloignée. Comme des fables. Ce n’est pas l’une de nos réalités. Je ne les ai pas rencontrées.

Il examina Shan en silence pendant un moment.

— Je vous ai rencontré. Vous êtes le plus d’extérieur que je verrai jamais.

Shan ne savait pas s’il devait rire ou pleurer.

— Je suis si peu de chose pour que vous jugiez le monde à mon aune.

— Il n’est nul besoin de juger. Je célèbre seulement ce que le grand fleuve de la vie pousse vers nous. Un jour, dans son livre, notre gomchen a fait un dessin de Bouddha avec de longues ailes plates. C’est ce qu’il a vu quand un avion est passé dans le ciel.

Shan releva les yeux vers la haute et minuscule fenêtre à peine visible dans les ombres de l’après-midi.

— Je suis envieux, murmura-t-il.

— Du gomchen ?

Shan acquiesça.

— Je pense que la meilleure des choses, récita-t-il d’une voix accablée, est de savoir que l’on ne sait pas.