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On appelait cela « s’en prendre quatre ». Le grand moine maigre paraissait suspendu au bord de la haute falaise et seul le vent brutal de l’Himalaya semblait le rattacher encore à la terre. Shan Tao Yun plissa les yeux pour mieux voir. Son cœur se serra. Son ami Trinle s’apprêtait à sauter. Trinle qui, pas plus tard que ce matin, avait murmuré une bénédiction à l’adresse des pieds de Shan afin qu’ils n’écrasent pas d’insectes en marchant.
Shan laissa tomber sa brouette et se mit à courir.
Trinle fut repoussé contre la montagne par une bourrasque qui, remontant le flanc de la falaise, lui arracha son khata, le foulard de prières improvisé qu’il portait en secret autour du cou. Shan zigzagua parmi les travailleurs maniant pic et masse et trébucha dans le gravier. Derrière lui retentit un coup de sifflet, suivi par un cri de colère.
Le morceau de soie blanche voleta au-dessus de Trinle, hors de son atteinte, avant de monter lentement vers le ciel sous les regards des prisonniers. Ceux-ci n’étaient pas surpris, ils le contemplaient, pleins d’une attitude révérencieuse. Ils savaient que toute action a sa signification, et souvent, dans la nature, c’étaient les actes les plus subtils et les plus inattendus qui avaient le plus de sens.
Les gardes eurent beau crier à nouveau, personne ne reprit le travail. Le moment était d’une beauté abjecte. Le morceau de loque d’un blanc sale flottait dans le ciel de cobalt, suivi par deux cents visages hagards qui espéraient une révélation sans se soucier de la punition qui ne manquerait pas de tomber, ne serait-ce que pour une seule minute de travail perdu. Au Tibet, il fallait s’attendre à vivre ce genre de moment, avait appris Shan.
Mais Trinle, toujours en suspens au bord de la falaise, regarda encore sous lui, de ses yeux calmes et attentifs. Des hommes qui s’en étaient pris quatre, Shan en avait vu, mais, chaque fois, l’anticipation s’était lue sur leur visage. C’est toujours ainsi que les choses se passaient, de cette même manière, abrupte et inattendue, comme s’ils se trouvaient poussés soudain par une voix que nul autre qu’eux ne pouvait entendre. Le suicide était un grand péché, et sa conséquence certaine, une réincarnation sous une forme de vie inférieure. Mais choisir de revivre à quatre pattes pouvait être une solution tentante face à la seule autre possibilité : une vie sur ses deux jambes dans une brigade de travaux forcés chinoise.
Se précipitant pour agripper tant bien que mal le bras de son ami à l’instant précis où Trinle se penchait dans le vide, Shan comprit immédiatement qu’il avait fait fausse route. Le moine examinait quelque chose. Moins de deux mètres sous lui, sur une corniche tout juste assez large pour un nid d’hirondelle, gisait un objet en or. Un briquet.
Un murmure d’excitation se répandit dans les rangs des prisonniers comme une pulsation. Le khata, revenu au-dessus du plateau de la falaise, dégringolait maintenant droit sur la pente, quinze mètres devant l’équipe travaillant à la route.
Les gardes étaient à présent au milieu des forçats, l’insulte aux lèvres, la main sur la matraque. Trinle s’éloigna du rebord et tourna la tête pour suivre la chute du tissu de prières, tandis que Shan revenait vers sa brouette. Le sergent Feng, lent, grisonnant mais toujours en éveil, s’était posté à côté du tas de cailloux renversé et écrivait dans son registre. La construction des routes servait le socialisme. Abandonner son ouvrage était un péché de plus contre le peuple.
Shan marchait à pas pesants, se préparant à subir la colère de Feng, lorsqu’un cri retentit sur le flanc de la montagne. Deux prisonniers étaient partis récupérer le khata. Arrivés à l’amas de pierres où le morceau de tissu avait atterri, ils s’étaient arrêtés. Reculant à genoux, ils psalmodiaient d’un ton fiévreux. Leur mantra frappa le restant des forçats comme une rafale de vent. Les prisonniers tombèrent tous à genoux, comme un seul homme, avant de reprendre la prière, les uns après les autres, jusqu’à ce que la brigade tout entière, y compris les forçats près des camions postés au pont en contrebas, se joigne à la litanie à l’unisson. Seuls Shan et quatre autres détenus, les seuls prisonniers chinois d’origine han de la brigade, restèrent debout.
Feng rugit de colère et se précipita, le sifflet aux lèvres, soufflant à pleins poumons. La psalmodie avait d’abord laissé Shan très perplexe : il n’y avait pas eu suicide. Mais il n’y avait pas à se tromper : il s’agissait bien d’une invocation du Bardo, les premières litanies ouvrant les cérémonies des morts.
Le militaire avait quatre poches à sa veste, insigne le plus fréquent du grade dans l’Armée populaire de libération, et remontait le flanc de la colline au petit trot. Il s’agissait du lieutenant Chang, officier de la garde. Il parla à l’oreille de Feng, et, d’un cri, le sergent ordonna aux prisonniers han de dégager le tas de pierres découvert par les Tibétains. Shan avança d’un pas incertain vers l’endroit où gisait le khata et s’agenouilla aux côtés de Jilin, homme lent et puissant, originaire de Mandchourie et connu sous le seul nom de sa province. Tout en s’empressant de fourrer le foulard de soie dans sa manche, Shan vit que le visage d’ordinaire maussade de son voisin affichait une expression d’anticipation impatiente. Avec un regain d’énergie toute neuve, Jilin se mit à dégager les pierres.
Il n’était pas inhabituel que les membres de l’équipe première de forçats, affectée au dégagement des plus gros rocs et des pierres branlantes sur la voie, fassent des trouvailles inattendues. Souvent, il leur arrivait de trouver un pot en terre jeté au rebut ou le crâne d’un yack au fil des itinéraires tracés par les ingénieurs de l’APL, l’Armée populaire de libération. Dans un pays où les morts continuaient toujours à être offerts en pâture aux vautours, il n’était pas rare qu’ils exhument des vestiges d’êtres humains.
Une cigarette à moitié fumée apparut au milieu des gravats. Jilin s’en empara avec un ronronnement de plaisir quand deux pieds chaussés de bottes au brillant immaculé se plantèrent à côté des deux hommes. Toujours accroupi, Shan vit le lieutenant Chang changer brutalement de figure et porter la main au pistolet suspendu à sa ceinture. L’effroi se lisait sur son visage. Un cri aigu mourut sur ses lèvres, et il s’abrita derrière Feng.
Cette fois-ci, la 404e brigade de construction du peuple avait battu les vautours de vitesse. Le corps gisait, délimité par les pierres qui l’avaient masqué jusque-là. Shan vit immédiatement que les chaussures en vrai cuir, façonnées à la mode occidentale, n’étaient pas à la portée de toutes les bourses. Sous un chandail rouge au col en V miroitait une chemise blanche repassée et lavée de frais.
— Américain, murmura Jilin, impressionné, non par le mort mais par ses vêtements.
L’homme portait un blue-jean neuf – rien à voir avec la toile bleue chinoise de si piètre tenue pour laquelle les camelots des rues pirataient les étiquettes occidentales : c’était de l’article authentique, fabriqué aux États-Unis. L’insigne émaillé qui ornait le chandail représentait deux étendards en croix : le drapeau américain et le drapeau chinois. L’homme avait les mains posées sur le ventre, à l’image du résidant d’un petit hôtel en train de somnoler tranquillement, attendant qu’on l’appelle pour le thé.
Le lieutenant Chang se reprit bien vite.
— Le reste du corps, nom de Dieu, grogna-t-il d’un ton furieux en poussant Feng d’un coup d’épaule. Je veux voir le visage.
— L’enquête, dit Shan sans réfléchir. Vous ne pouvez pas…
Le lieutenant frappa Shan du pied, sans violence, d’un geste né d’une longue pratique, comme on se débarrasse d’un chien embêtant. Jilin, à côté de Shan, tressaillit et se protégea par réflexe la tête de ses mains. Le lieutenant Chang s’avança, impatient, et agrippa les chevilles du mort. Avec un regard furieux à Feng, il tira pour dégager le cadavre des pierres qui le couvraient encore. Instantanément, le sang déserta son visage et il se retourna avec un haut-le-cœur.
Le corps n’avait plus de tête.
Les prisonniers avançaient au pas vers une file de camions de transport de troupes, gris et décrépits, retirés depuis bien longtemps de tout service actif. Un jeune officier aboyait dans un porte-voix :
— L’idolâtrie est une attaque contre l’ordre socialiste. Chaque prière est un coup porté au peuple.
Silencieusement, Shan prit le pari que viendrait ensuite : « Brisez les chaînes de la féodalité », ou « Honorer le passé, c’est régresser ».
— Le dragon a mangé ! s’écria une voix dans les rangs des prisonniers.
Un coup de sifflet retentit, imposant le silence.
— Vous avez failli aux quotas exigés de vous, poursuivit l’officier politique de sa voix monotone et haut perchée.
Derrière lui se trouvait un camion rouge que Shan n’avait encore jamais vu sur le chantier de construction. MINISTÈRE DE LA GÉOLOGIE, lisait-on sur la portière.
— Vous avez humilié le peuple. Vous ferez l’objet d’un rapport auprès du colonel Tan.
La voix amplifiée de l’officier se réverbérait en échos sur la pente. Qu’est-ce que le ministère de la Géologie pouvait bien faire par ici ? se demanda Shan.
— Droits de visite suspendus. Pas de thé chaud pendant deux semaines. Brisez les chaînes de la féodalité. Apprenez la volonté du peuple.
— Putain de merde, marmonna un inconnu en se cognant à Shan, dans la file qui attendait de monter dans le camion. On est bons pour le café lao gai.
Shan se retourna. Le jeune Tibétain était nouveau venu dans la brigade. Son petit visage aux traits rudes le désignait comme étant un Khampa, originaire des clans d’éleveurs du haut plateau de Kham, plus à l’est.
En voyant Shan, le visage de l’homme se durcit instantanément.
— Tu connais le café lao gai, ton altesse ? cracha-t-il comme un chien en colère.
Les quelques dents qui lui restaient étaient noircies par les caries.
— Une cuillerée de bonne terre tibétaine. Et une demi-tasse de pisse.
Dans le camion, l’homme s’assit sur le banc, face à Shan, qu’il dévisagea ostensiblement. Shan remonta le col de sa chemise – la bâche dépenaillée qui fermait l’arrière du camion était une bien piètre protection contre le vent – et retourna sans ciller le regard qui le fixait. La survie, avait-il appris, n’était qu’une question de gestion. La gestion de ses propres peurs. Même si elles vous brûlaient l’estomac ou vous transperçaient le cœur comme un fer brûlant jusqu’à vous consumer l’âme, il ne fallait jamais rien en laisser paraître.
Shan était devenu grand connaisseur en matière de peur. Il avait appris à en apprécier les nombreuses textures et les réactions physiques qu’elle entraînait. Il existait une énorme différence, par exemple, entre la peur des pas bottés du tortionnaire et la peur d’une avalanche dévalant sur une équipe de travailleurs voisine. Mais aucune ne se comparait à la peur qui le tenait éveillé des nuits entières tandis qu’il fouillait les miasmes de son épuisement et de sa douleur : la peur d’oublier le visage de son père. Les premiers jours, dans le brouillard d’injections à la seringue et de thérapie politique, il en était arrivé à prendre conscience de la valeur que pouvait avoir la peur. Parfois seule la peur avait eu quelque réalité.
Le Khampa avait de profondes cicatrices – des entailles de lame – sur le cou. Ses lèvres se retroussèrent avec un mépris glacial lorsqu’il parla :
— Colonel Tan… Personne ne m’a prévenu que c’était ici, le secteur de Tan. Celui des Émeutes des Pouces, pas vrai ? Le plus grand salopard d’une armée de salopards.
Un instant, on aurait pu croire que personne n’avait entendu, quand un garde apparut à la bâche. Il se pencha et asséna un coup de matraque sur les tibias du Tibétain. Le Khampa grimaça de douleur avant de ricaner méchamment avec un petit geste à l’adresse de Shan, une petite torsion du poignet comme s’il avait un couteau. Avec une indifférence très calculée, Shan ferma les yeux.
On ferma la bâche derrière eux avant de la nouer et le camion gémit en se mettant en mouvement. Se leva alors un sourd murmure dans l’obscurité. Presque imperceptible au départ, pareil au bruit d’un ruisseau au lointain. Durant les trente minutes du trajet de retour au camp, les gardes se tenaient dans les cabines des camions, et les prisonniers étaient seuls. La fatigue de la brigade était presque palpable, grisaille de lassitude qui émoussait les sensations du trajet. Mais elle ne dispensait pas les hommes des vœux qu’ils avaient faits.
Après trois années, Shan était capable d’identifier les différents malas – les rosaires – à leur seul bruit. Le prisonnier à sa gauche laissait courir les doigts sur une chaîne de boutons. À sa droite, le mala illicite était une chaîne d’ongles. Ce petit truc avait la faveur de beaucoup : on se laissait pousser les ongles, puis on les coupait en récupérant les rognures jusqu’à atteindre le nombre requis de cent huit, qu’on rassemblait alors sur un fil tiré à une couverture. Quelques rosaires, uniquement constitués de nœuds faits à ces mêmes fils, défilaient en silence entre des doigts calleux. D’autres encore étaient fabriqués à partir de graines de melon, matériau recherché sur lequel il fallait veiller avec grand soin. Certains prisonniers, en particulier les derniers arrivés, étaient plus soucieux des rituels de survie que des rituels de Bouddha. Ces rosaires-là, ils les mangeaient.
Grâce à chacune de ces graines, chacun de ces ongles, nœuds ou boutons, un prêtre récitait l’antique mantra, Om mani padme hum. Gloire au Joyau dans le Lotus, l’invocation au bouddha de la Compassion. Aucun prêtre n’accepterait de s’étendre sur sa couchette sans avoir satisfait à sa règle quotidienne, soit cent rosaires complets.
Les psalmodies firent l’effet d’un baume sur l’âme lasse de Shan. Les prêtres et leurs mantras avaient changé son existence. Ils lui avaient permis de laisser derrière lui les douleurs de son passé, de cesser de se retourner sur ce qui avait été. La majeure partie du temps, en tout cas. L’enquête, avait-il dit à Chang. Ses propres paroles l’avaient surpris lui-même, bien plus que le lieutenant. On perd difficilement ses vieilles habitudes.
Sous la fatigue qui émoussait sa vigilance, une image fondit sur lui. Celle d’un corps sans tête, assis, le torse droit, ses doigts jouant avec un briquet en or. La silhouette remarqua sa présence, et lui tendit à contrecœur le briquet. Shan ouvrit les paupières avec un sursaut, le souffle soudainement coupé.
Ce n’était plus le Khampa qui le regardait, mais un homme âgé, le seul prisonnier à posséder un rosaire authentique, un antique mala de grains en jade qui s’était matérialisé des mois auparavant. L’homme était assis à l’opposé de Shan, en diagonale, sur le banc derrière la cabine. Son visage était aussi lisse qu’un galet, à l’exception de la cicatrice en dents de scie sur la tempe gauche, là où un garde rouge l’avait attaqué à coups de houe quelque trente ans auparavant. Choje Rimpotché avait été le kenpo, le père supérieur, du gompa de Nambe, l’un des milliers de monastères rayés de la carte par les Chinois. Aujourd’hui, il était le kenpo de la 404e brigade de construction du peuple.
Choje disait son rosaire comme les autres, oublieux des cahots et du roulis du camion, lorsque Trinle fit tomber un petit objet enveloppé d’un chiffon au creux de ses cuisses.
Choje baissa son rosaire et défit lentement l’emballage, laissant apparaître une pierre couverte d’une tache couleur de rouille. Le vieux lama la prit avec respect, en étudiant chaque facette comme si elle contenait quelque vérité cachée. Lentement, à mesure qu’il découvrait son secret, ses yeux se remplirent d’une grande tristesse. La pierre avait été trempée par le sang. Il se redressa, face à Shan qui le fixait toujours, avant de hocher la tête avec solennité, comme pour confirmer le sentiment de prescience douloureuse de Shan. L’homme aux jeans américains avait perdu son âme là-bas, au milieu de leur route.
Les bouddhistes allaient refuser de travailler dans la montagne.
À l’arrêt des camions à l’intérieur du camp, les rosaires disparurent. Retentirent des coups de sifflet avant qu’on dénoue les bâches. Dans la lumière grise du crépuscule, les prisonniers cheminèrent en silence à pas pesants pour rentrer dans les baraques basses en planches qui étaient leur logement, et en ressortir aussi vite, avec, à la main, le quart en fer-blanc qui faisait pour chacun d’eux office de cuvette, d’assiette et de chope à thé. Ils s’alignèrent sur tout un côté du baraquement-cantine pour se faire remplir leur gobelet de gruau d’orge et rester là, debout, dans le soir tombant, reprenant vie à mesure que la chaleur de la bouillie se répandait dans leur ventre. Les prisonniers se saluaient en silence d’un hochement de tête avec des sourires fatigués. Si quelqu’un parlait, il était sûr de se retrouver expédié à l’étable pour la nuit.
De retour dans la cahute, Trinle arrêta le Khampa, le nouveau prisonnier, qui traversait la pièce.
— Pas ici, dit le moine, en indiquant un rectangle dessiné au sol à la craie.
Le Khampa, sec comme un coup de trique, apparemment au fait des autels invisibles dans les casernements de prisonniers, haussa les épaules et contourna le rectangle jusqu’à une couchette vide dans le coin de la pièce.
— Près de la porte, annonça Trinle d’une voix tranquille.
Il parlait toujours de ce même ton de respect absolu, à croire qu’il était lui-même impressionné par ses propres périodes d’éveil, lorsqu’il ne méditait pas.
— Ta couchette devrait se trouver près de la porte, répéta-t-il en se proposant de déplacer les affaires du nouveau venu.
Le Khampa feignit de n’avoir pas compris.
— Par le souffle de Bouddha ! éructa-t-il d’une voix rauque en examinant les mains de Trinle. Où sont passés tes pouces ?
Trinle inclina la tête vers ses mains.
— Je n’en ai aucune idée, dit-il avec un semblant de curiosité, comme s’il ne s’était jamais posé la question.
— Les salauds. C’est eux qui t’ont fait ça, pas vrai ? Pour t’empêcher de réciter ton rosaire.
— Je me débrouille quand même. Près de la porte, répéta Trinle.
— Mais il y a deux couchettes vides ici, rétorqua l’homme sèchement.
Le nouveau venu s’allongea sur sa paillasse comme s’il mettait Trinle au défi de le faire bouger. Les opposants les plus féroces à l’Armée populaire de libération avaient été les habitants du Kham. Dans les coins les plus reculés de la province, on continuait toujours à les arrêter pour des actes de sabotage commis au petit bonheur la chance. Hors des camps, il était interdit à un Khampa des clans du Sud, lesquels avaient poursuivi leur résistance contre l’armée bien longtemps après que le reste du Tibet eut abandonné la lutte, de posséder la moindre arme, ne serait-ce qu’un couteau dont la lame dépassait dix centimètres.
L’homme ôta une de ses bottes en piteux état et, avec componction, sortit un morceau de papier de sa poche. Celui-ci provenait d’un bloc-registre de garde, dont les feuilles s’envolaient parfois au vent. Il tint son papier en l’air un instant, un sourire forcé aux lèvres, avant de le glisser dans sa botte en guise d’isolant supplémentaire.
L’existence à la 404e se mesurait à l’aune des victoires les plus minces.
Tandis qu’il réenveloppait ses pieds dans les chiffons dépenaillés qui lui tenaient lieu de chaussettes, le nouvel arrivant examina ses compagnons de cellule. Shan avait assisté à cette même routine plus de fois qu’il ne saurait compter. Chaque nouveau prisonnier cherchait d’abord le prêtre en chef, puis les faibles de la troupe qui ne lui causeraient pas d’ennuis. Ceux qui avaient perdu tout courage et ceux qui pouvaient être informateurs. Le prêtre était facile à trouver : Choje, assis dans la position du lotus sur le plancher, à côté d’une des couchettes centrales, étudiait toujours la pierre qu’il tenait dans la main. Personne dans la cahute, personne dans toute la brigade lao gai, ne rayonnait d’une telle sérénité.
L’un des jeunes moines sortit une poignée de feuilles, des jeunes pousses qui avaient commencé à sortir de terre sur les flancs de la montagne. Trinle les compta avant de les distribuer – une feuille par prisonnier. Chacun des moines accepta sa feuille avec solennité et murmura un mantra de remerciements à l’adresse de l’homme dont le tour était venu de risquer l’emprisonnement pour avoir ramassé ces quelques brins.
Trinle se tourna vers le Khampa occupé à mâchonner sa feuille.
— Je suis désolé, dit-il. C’est Shan Tao Yun qui dort là.
Le Khampa inspecta les lieux pour revenir sur Shan, assis par terre à côté de Choje.
— Le bouffeur de riz ? ricana-t-il. Il n’y a pas un Khampa qui se laisserait avoir par un foutu bouffeur de riz.
Il éclata de rire. Personne ne s’esclaffa de concert. Le silence parut l’enflammer davantage encore.
— Ils nous ont pris notre terre. Ils nous ont pris nos monastères. Nos parents. Nos enfants, cracha-t-il en dévisageant les moines avec une impatience grandissante.
La haine dans sa voix vibrait comme une présence étrangère dans la cahute.
— Et ça, ce n’était que le début, pour gagner du temps avant la vraie bataille. Parce que maintenant, ce sont nos âmes qu’ils prennent. Ils s’installent dans nos villes, nos vallées, nos montagnes. Et même dans nos prisons. Pour nous empoisonner. Nous transformer à leur image. Notre âme se rétrécit. Notre visage disparaît. Nous devenons personne.
Il pivota brutalement et fit face aux autres couchettes.
— C’est arrivé au dernier camp où j’étais. Les prisonniers ont fini par oublier tous leurs mantras. Un jour ils se sont réveillés, et leur esprit était vide. Plus une prière à la mémoire.
— Ils ne pourront jamais nous enlever nos prières du cœur, dit Trinle en jetant un regard inquiet à Shan.
— Merde pour eux ! Nos cœurs, ils nous les « enlèvent ». Et alors, plus personne ne continue sa progression, plus personne ne va jusqu’au Bouddha. Nous ne faisons que descendre, en nous laissant dériver d’une forme à une forme inférieure. Dans ce camp, ils ont abreuvé un vieux moine de politique. Et un jour, il s’est réveillé pour s’apercevoir qu’il s’était réincarné sous la forme d’une chèvre. Je l’ai vu. La chèvre prenait la queue pour la nourriture, exactement à la place où se tenait le vieux prêtre. Je l’ai vu, de mes yeux vu. Tout simplement. Une chèvre. Les gardes l’ont tuée à la baïonnette. Avant de la faire rôtir à la broche devant nous. Le lendemain, ils ont rapporté un seau de merde des latrines. En criant : « Regardez ce qu’il est devenu ! »
— Tu n’as pas besoin des Chinois pour t’égarer et perdre ton chemin, dit soudainement Choje. Ta haine suffira amplement.
Sa voix était douce et coulait sans heurts, comme du sable sur une pierre. Le Khampa se tassa sur lui-même et battit en retraite, une expression toujours aussi farouche sur le visage.
— Je ne vais pas me réveiller dans la peau d’une foutue chèvre. Je tuerai quelqu’un d’abord, lança-t-il avec un regard noir à Shan.
— Shan Tao Yun, fit doucement remarquer Trinle, a été réduit. Il reprendra sa place sur sa couchette demain.
— Réduit ? répliqua le Khampa avec un rictus méprisant.
— C’est une punition. Personne ne t’a expliqué le système ?
— Ils m’ont poussé hors du camion et ils m’ont juste donné une pelle.
Trinle adressa un signe de la tête à l’un des jeunes moines assis tout près. Le moinillon avait une taie laiteuse sur l’œil et il abandonna immédiatement son chapelet de prières pour se placer aux pieds du Khampa.
— Tu transgresses une des règles du directeur, expliqua-t-il, et il te fait envoyer une chemise propre. Tu te présentes devant lui. Si tu as de la chance, tu es réduit. On te supprime totalement et immédiatement tout ce qui procure le moindre confort, à l’exception des vêtements que tu as sur le dos. Ta première nuit, tu la passes dehors, au centre de la cour carrée de rassemblement. Si c’est l’hiver, cette nuit-là, tu quitteras ton enveloppe corporelle.
Au cours de ses trois années, Shan avait vu six prisonniers emportés comme des statues d’autel, gelés dans la position du lotus, les doigts serrés sur les grains de leur chapelet de fortune.
— Si ce n’est pas l’hiver, le lendemain, tu es autorisé à regagner la protection de ta cahute. Le surlendemain, on te rend tes chaussures. Puis ta veste. Puis ton quart. Ensuite la couverture, la paillasse, et finalement le lit.
— Tu dis que ça, c’est pour ceux qui ont de la chance. Et les autres alors ?
Le jeune prêtre réprima un frisson.
— Le directeur les adresse au colonel Tan.
— Le célèbre colonel Tan, grommela le Khampa. Et pourquoi une chemise propre ? demanda-t-il en relevant la tête.
— Le directeur est un homme pointilleux.
Le prêtre se retourna vers Trinle comme s’il ne savait pas ce qu’il devait ajouter.
— Il arrive parfois que ceux qui partent soient envoyés dans un autre lieu.
Le Khampa ricana en reconnaissant le sens caché des paroles. Puis il se mit à tourner autour de Shan avec circonspection.
— C’est un espion. Je le reconnais à l’odeur.
Trinle soupira et ramassa les affaires du Khampa pour les poser sur la couchette vide près de la porte.
— Ce lit appartenait à un vieil homme de Shigatsé. Shan l’a fait sortir.
— Je croyais qu’il s’en était pris quatre.
— Non. Il a été libéré. On l’appelait Lokesh. Il avait été collecteur d’impôts dans le gouvernement du dalaï-lama. Trente-cinq ans, et soudain, un jour, ils appellent son nom et lui ouvrent la grille.
— Tu dis que c’est ce bouffeur de riz qui l’a fait sortir ?
— Shan a rédigé quelques mots puissants sur une bannière, expliqua Choje avec un lent hochement de la tête.
Le Khampa examina Shan bouche bée.
— Alors, comme ça, tu es une sorte de sorcier ? demanda-t-il avec mépris. Tu vas aussi me faire un coup de magie, chaman ?
Shan ne releva pas la tête. Il observait les mains de Choje. La liturgie du soir allait bientôt commencer.
Trinle se retourna avec un sourire triste.
— Pour un sorcier, soupira-t-il, notre Shan transporte drôlement bien ses lots de pierres.
Marmonnant dans ses moustaches, le Khampa jeta sa chaussure vers la couchette près de la porte. Il acceptait de céder, non pour Shan, mais pour les prêtres. Pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, il se tourna vers Shan :
— Que ta mère aille se faire foutre.
Voyant que personne ne relevait son insulte, les yeux brillant d’une lueur étrange, il se dirigea vers la couchette de Shan, défit la corde qui lui tenait la taille et urina sur les planches nues.
Personne ne dit mot.
Choje se releva lentement et commença à essuyer la couchette à l’aide de sa propre couverture.
La lueur de victoire disparut du visage du Khampa. Il jura tout bas puis, repoussant Choje sur le côté, ôta sa chemise et finit le travail.
Deux ans auparavant, un autre Khampa avait partagé leur cahute, un gardien de troupeau entre deux âges, d’une taille minuscule. On l’avait envoyé en prison parce qu’il ne s’était pas inscrit auprès d’une des coopératives agricoles. Il avait vécu seul pendant quinze ans après qu’une patrouille eut embarqué sa famille puis, après la mort de son chien, il avait fini par partir sans but précis pour descendre dans une ville de la vallée. Jamais Shan n’avait vu quelque chose se rapprochant plus d’un animal en cage, à arpenter comme il le faisait sa cahute de long en large, tel un ours derrière des barreaux. Lorsqu’il regardait Shan, son visage ressemblait à un petit poing serré par la furie.
Le petit Khampa avait aimé Choje comme un père. Le jour où l’un des officiers, connu sous le surnom de lieutenant Bâton à cause de son penchant immodéré pour la matraque, avait bastonné Choje parce que celui-ci avait renversé une brouette et son chargement, le Khampa avait bondi sur le dos du Bâton, en le martelant de ses poings et en hurlant des obscénités. L’officier avait ri en faisant semblant de rien. Une semaine plus tard, relâché de l’étable en claudiquant parce qu’on lui avait démoli un genou, le Khampa avait arraché des bandelettes à sa couverture et s’était mis à coudre des poches à l’intérieur de sa chemise. Trinle et les autres l’avaient prévenu que même s’il parvenait à stocker suffisamment de nourriture dans ses nouvelles poches pour essayer de s’enfuir par les montagnes, toute tentative d’évasion était futile.
Un matin, ses poches terminées, il sollicita de Choje une bénédiction spéciale. Sur le chantier de la montagne, il chargea ses poches de pierres et se mit au travail, en chantant une vieille chanson de berger, jusqu’à ce que le lieutenant Bâton s’approche du bord de la falaise. Alors, sans une seconde d’hésitation, le Khampa avait chargé. Il s’était jeté sur le Bâton, verrouillant bras et jambes autour de l’officier, et, alourdi par les pierres dans ses poches, il s’était précipité avec son prisonnier dans le vide.
Soudain la cloche d’extinction des feux retentit. L’unique ampoule nue qui éclairait la pièce s’éteignit. Toute conversation était désormais interdite. Lentement, pareil à un chœur de criquets, le cliquetis liquide des chapelets emplit la cahute.
Un des jeunes moines se faufila discrètement jusqu’à la porte pour y monter la garde. Trinle sortit, d’une cachette sous une planche déclouée, deux bougies, et les alluma avant de les placer à chaque extrémité du rectangle de craie. Une troisième fut placée devant Choje. La flamme était trop assourdie pour illuminer même le visage du kenpo. Les mains de Choje apparurent dans la lumière et débuta alors l’enseignement du soir. Il s’agissait d’un rituel de prison, sans paroles ni musique, un des nombreux rituels qui avaient évolué depuis le jour où les moines bouddhistes avaient commencé à remplir les prisons chinoises, quatre décennies auparavant.
D’abord il y eut les offrandes à l’autel invisible. Choje tenait les paumes serrées pointées devant lui, les index repliés sous les pouces. C’était le signe d’argham, l’eau pour le visage. Nombre des mudras – les symboles des mains utilisés pour concentrer l’énergie intérieure – restaient pour Shan un mystère, mais Trinle lui avait enseigné les signes d’offrande. Les deux auriculaires de la main désincarnée de Choje se rétractèrent sous les paumes et les mains s’abaissèrent vers le sol. Padyam. L’eau pour les pieds. Lentement, avec grâce, Choje changea les positions de ses mains afin d’offrir encens, parfum et nourriture. Finalement, il serra les poings côte à côte, les pouces dressés vers le haut pareils à deux baguettes sortant d’un bol de beurre. Aloke. Les lampes.
Venu du dehors, un long gémissement de souffrance ponctua le silence. Un moine de la cahute voisine se mourait de quelque maladie.
Les mains de Choje se dirigèrent vers le cercle invisible des adorateurs, en leur demandant ce qu’ils avaient apporté à la gloire de leur divinité intérieure. Deux mains sans pouces apparurent à la lumière, l’extrémité de chaque index collée à son opposée, les autres doigts repliés. Un frêle murmure d’approbation parcourut la pièce. C’était le poisson rouge, une offrande à la bonne fortune. D’autres mains apparurent à leur tour, chacune après un délai suffisant pour permettre la récitation de la prière d’accompagnement de l’offrande précédente. La conque, la fiole au trésor, le nœud lové, la fleur de lotus. Vint le tour de Shan. Il hésita, avant de dresser son index gauche qu’il couvrit de sa main droite à plat. L’ombrelle blanche, une autre des prières invoquant la bonne fortune.
La pièce s’emplit de ce bruit minuscule et remarquable, semblable à un bruissement de plumes, qui était devenu un élément obligé des nuits de Shan, le bruit d’une douzaine d’hommes articulant en silence des mantras. Les mains de Choje se replacèrent dans le cercle de lumière pour le sermon. Il commença par un geste que Shan n’avait pas souvent eu l’occasion de voir, main droite dressée avec paume et doigts pointant vers le ciel. La mudra pour repousser la peur. Un silence gêné s’abattit sur la pièce. Un des jeunes moines inspira bruyamment, souffle coupé, comme s’il prenait soudain conscience de la solennité du moment. Puis les mains bougèrent, se serrant l’une contre l’autre, les deux majeurs dressés. La mudra du diamant de l’esprit, invoquant pureté et clarté d’intention. Le sermon avait commencé. Les mains ne changèrent pas. Elles flottaient, sans bouger, comme sculptées dans un granit pâle, sous les yeux des fidèles qui les contemplaient. Le message n’aurait pu être communiqué avec plus d’intensité si Choje l’avait crié depuis le sommet d’une montagne. La douleur est sans importance, disaient les mains. Les pierres, les ampoules, les os fracturés, sont sans conséquence. Souvenez-vous de vos engagements. Honorez votre dieu intérieur.
La clarté d’esprit ne faisait pas défaut à Shan car Choje lui avait enseigné la manière de se focaliser comme aucun autre professeur avant lui. Au cours des longues journées d’hiver, quand le directeur les tenait enfermés – non par crainte de perdre des prisonniers, mais par crainte de perdre des gardes –, Choje l’avait aidé à atteindre à une extraordinaire découverte. Pour être enquêteur, le seul métier que Shan eût jamais connu avant le camp de travail, il fallait une âme inquiète et troublée. Un enquêteur exceptionnel ne pouvait se permettre d’avoir foi en quoi que ce soit. Tout était suspect, tout était transitoire et mouvant, rien ne durait. L’allégation se changeait d’abord en fait, puis en cause et en effet, avant de devenir nouveau mystère. Il ne pouvait exister de paix, car celle-ci allait de pair avec la foi. Non, ce n’était pas la clarté d’esprit qui lui faisait défaut. En des moments pareils, sous le poids pesant de sombres prémonitions, tiré qu’il était par la vie qui avait été la sienne comme un homme emmêlé à un cordage d’ancre, ce qui lui manquait, c’était un dieu intérieur.
Quelque chose était posé au sol sous les mains de Choje. La pierre ensanglantée. Surpris, Shan se rendit compte que Choje et lui pensaient à la même chose. Le kenpo rappelait les prêtres à leurs devoirs et Shan se sentit la bouche totalement sèche. Il voulut protester, les supplier tous de ne pas se mettre en danger à cause de la mort d’un étranger à leur pays, mais la mudra le réduisit au silence comme un sort qu’on lui aurait jeté.
Même les paupières closes, il était incapable de se focaliser sur le message de Choje. Chaque fois qu’il tentait de se concentrer, il voyait autre chose : le briquet en or accroché à la corniche, cent cinquante mètres au-dessus du fond de la vallée. Et l’Américain mort qui l’avait fait entrer dans son cauchemar éveillé.
Soudain un sifflement en sourdine leur arriva depuis la porte. On éteignit les bougies et, quelques instants plus tard, s’allumait l’ampoule au plafond. Un garde ouvrit la porte qu’il claqua contre la cloison avant de s’avancer jusqu’au centre de la pièce, un manche de pioche au creux du bras. Le lieutenant Chang apparut sur ses talons. Avec une solennité feinte, il déploya un vêtement afin que personne ne puisse se méprendre. C’était une chemise propre. Chang s’en servit comme d’un poignard et la pointa en ricanant vers plusieurs prisonniers comme s’il parait ou attaquait lors d’un combat au couteau. Avant de la balancer brusquement à Shan, allongé sur le sol.
— Demain matin, cracha-t-il sèchement.
Puis il sortit d’un pas martial.
Un vent glacial et mordant gifla Shan au visage lorsque le sergent Feng l’escorta le lendemain matin pour lui faire franchir le grillage. Les vents se montraient sans pitié pour la 404e, sise à la base d’une vaste muraille de pierre pratiquement verticale qui appartenait à l’arête septentrionale des griffes du Dragon. Les courants ascendants arrachaient parfois les toits des cahutes. Et les courants descendants faisaient pleuvoir des pluies de gravier.
— Déjà réduit, marmonna Feng en verrouillant la grille du camp derrière eux. Jamais encore quelqu’un de déjà réduit n’a eu droit à la chemise.
L’homme avait une allure de taureau : il était petit et trapu, le ventre aussi lourd que les épaules, la peau pareille à du cuir, comme chez les prisonniers, après des années passées à monter la garde sous le soleil, le vent et la neige.
— Tout le monde attend. En prenant des paris, ajouta Feng avec un coassement sec que Shan prit pour un rire.
Shan essaya, par un effort de volonté, de ne pas écouter, de ne pas penser à l’étable, de ne pas se souvenir de la furie de Zhong.
Pour une fois, le directeur Zhong était maître de lui-même. Il se mit à tourner autour de son prisonnier, et son sourire cruel et satisfait effraya Shan bien plus que l’explosion attendue. Puis il lui agrippa le biceps qui se mit à tressauter parce qu’un jour on y avait fixé des câbles de batterie. Aujourd’hui, la simple présence du directeur suffisait à déclencher ce réflexe.
— S’il avait pris la peine de me consulter, dit Zhong avec une voix de fausset aux accents nasalisés de la province de Fujian, je l’aurais prévenu. Maintenant, il va falloir qu’il découvre par lui-même à quel point tu attires les ennuis, nom de Dieu.
Zhong prit une feuille de papier sur son bureau et la lut, en secouant la tête, incrédule.
— Parasite, persifla-t-il, avant de s’interrompre pour gribouiller sur le papier cet éclair de lucidité. Ça ne durera pas bien longtemps, ajouta-t-il en relevant la tête, une lueur d’espoir dans le regard. Un faux pas et tu vas casser les cailloux à mains nues. Jusqu’à ta mort.
— Je m’efforce constamment de justifier la confiance que le peuple a placée en moi, récita Shan sans ciller.
Ses paroles semblèrent faire plaisir au directeur. Dont le visage s’éclaira d’une lumière perverse.
— Tan va te dévorer tout cru.
Le sergent Feng affichait une attitude peu coutumière, un air presque enjoué et guilleret. Une visite à Lhadrung, l’antique ville marchande qui faisait office de siège du comté, était un cadeau rare pour les gardes de la 404e. Il se moquait des vieilles femmes et des chèvres qui couraient d’un côté à l’autre de la route, effrayées par le camion. Il pela une pomme et la partagea avec le chauffeur, en ignorant Shan, coincé entre les deux hommes. Avec un rictus méprisant, il jouait sans cesse à passer la clé des entraves de Shan d’une poche à l’autre.
— On raconte que c’est le président en personne qui t’a expédié ici, finit par dire le sergent tandis qu’apparaissaient les premiers toits plats de la ville.
Shan ne répondit pas. Il se plia sur son siège en essayant de remonter ses manches. Après lui avoir trouvé un pantalon gris bien trop grand pour lui et une vareuse de soldat élimée, on l’avait obligé à changer de tenue au milieu du bureau. Tous avaient interrompu leur ouvrage pour assister au spectacle.
— Sinon, pour quelle autre raison irait-on te mettre avec les autres ?
— Je ne suis pas le seul Chinois, dit Shan en se redressant.
Feng grommela comme si la réponse l’amusait.
— Bien sûr. Il n’y en a pas un pour racheter l’autre. Tous des citoyens modèles. Jilin, lui, a tué dix femmes. La Sécurité publique lui aurait bien collé une balle dans la peau, mais un de ses oncles était secrétaire du Parti. Et cet autre mec, de la brigade Six. Il a volé l’équipement de sécurité sur une tête de puits de pétrole en plein océan. Pour le revendre au marché noir. Il y a eu une tempête et cinquante hommes sont morts. Lui coller une balle aurait été trop facile. Vous êtes tous des cas spéciaux, vous, les gars du pays.
— Chaque prisonnier est un cas spécial.
Feng grommela à nouveau.
— Les gens comme toi, Shan, on les garde rien que pour ne pas perdre la main.
Il fourra deux tranches de pomme dans sa bouche. Momo gyakpa, l’appelait-on derrière son dos, « chausson gras », à cause de son ventre plus qu’arrondi et cette façon qu’il avait de toujours chercher à se récupérer de la nourriture.
Shan tourna la tête. Les étendues de bruyère et de collines se déroulaient en direction des hautes chaînes montagneuses revêtues de glace, telle une mer avec ses rêves d’évasion illusoires. Car l’évasion était toujours une illusion pour ceux qui n’avaient pas de lieu vers lequel s’enfuir.
Des moineaux sautillaient dans la bruyère. Il n’y avait pas d’oiseaux à la 404e. Et tous les prisonniers ne mettaient pas un point d’honneur à respecter la vie. Ils réclamaient jusqu’à la plus petite miette, la plus petite graine, presque jusqu’au dernier insecte. L’année précédente une bagarre s’était déclenchée à cause d’une perdrix que le vent avait entraînée dans le camp. L’oiseau s’était échappé de justesse, ne laissant à deux hommes qu’une poignée de plumes. Ceux-ci avaient mangé les plumes.
Le gouvernement du comté de Lhadrung occupait un immeuble de trois étages. La façade en marbre synthétique tombait en morceaux, et les fenêtres crasseuses aux cadres rongés par la corrosion claquaient au vent. Feng poussa Shan dans l’escalier jusqu’au dernier étage, où une femme de petite taille aux cheveux gris les conduisit vers une salle d’attente avec une grande baie et une porte à chaque extrémité. Elle examina Shan en détail, tordant la tête comme un oiseau curieux, puis aboya à l’adresse de Feng, qui se tassa sur place. Il se dépêcha d’ôter les entraves des poignets de Shan avant de battre en retraite dans le couloir.
— Quelques minutes, annonça-t-elle avec un signe de tête vers la porte à l’autre bout de la pièce. Je pourrais vous apporter du thé.
Shan la regarda, stupéfait. Elle faisait erreur, il fallait qu’il la prévienne. Il n’avait pas bu de thé, de vrai thé vert, depuis trois ans. Il ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. La femme sourit et disparut derrière la porte la plus proche.
Il se retrouva soudain seul. Cette solitude inattendue, pour brève qu’elle fût, le submergea des pieds à la tête. Tel un voleur emprisonné qu’on abandonne dans une salle aux trésors. La solitude avait été son véritable crime pendant ses années à Pékin, celui contre lequel personne n’avait jamais songé à requérir. Quinze années de postes divers loin de son épouse, son appartement privé dans les quartiers réservés aux hommes mariés, ses longues promenades solitaires dans les parcs, les cellules de méditation dans son temple secret, et même ses heures de travail irrégulières lui avaient offert quantité de moments d’intimité qu’un milliard de ses compatriotes ne connaissaient pas. Il n’avait jamais compris cette dépendance jusqu’à ce que le bureau de la Sécurité publique lui arrache ce luxe, trois années auparavant. La privation de liberté lui faisait moins mal que la perte de toute intimité.
Un jour, lors d’un tamzing – une séance de confrontation et d’autocritique – à la 404e, il avait publiquement avoué cette dépendance. S’il n’avait pas rejeté le lien socialiste, lui avait-on dit, quelqu’un aurait fini par l’arrêter. Ce n’était pas les amis qui importaient. Un bon socialiste avait peu d’amis, mais beaucoup de surveillants. À l’issue de la séance, il était resté dans la cahute après le départ des autres, sacrifiant un repas rien que pour être seul. Quand il l’avait découvert là, le directeur Zhong l’avait envoyé à l’étable, où on lui avait brisé un petit os dans le pied. Il avait été obligé de reprendre le travail avant guérison de sa fracture.
Il examina la pièce. Dans un coin, une énorme plante – morte – montait jusqu’au plafond à côté d’une petite table, cirée comme un miroir, avec un napperon en dentelle sur le dessus. Le napperon fut une surprise. Il se posta devant le morceau de dentelle, la douleur au cœur, avant de s’en écarter pour aller à la fenêtre.
Le dernier étage offrait une vue sur la majeure partie du secteur nord de la vallée, limitée à l’est par les griffes du Dragon, deux énormes massifs montagneux symétriques à partir desquels s’étiraient des chaînes d’arêtes vers l’est, le sud et le nord. C’est là que le dragon s’était perché avant de se transformer en fantôme, disait-on, ses pieds pétrifiés rappelant qu’il gardait toujours la vallée. Qu’avait-il donc entendu crier quand le corps de l’Américain avait été découvert ? Le dragon a mangé.
Il prit ses repères et, au-delà d’une étendue de gravier balayée par les vents et semée de végétation rabougrie, il finit par distinguer les toits bas du camp de la Source de jade, la toute première base militaire du pays. Juste au-dessus, en contrebas de la griffe la plus septentrionale, se trouvait la colline peu élevée qui séparait la Source de jade de l’enclos grillagé de la 404e.
Machinalement, Shan reprit le tracé des routes, son travail pendant les trois années écoulées. Le Tibet avait deux genres de routes. Les routes de fer avaient toujours la priorité. La 404e avait effectué le gros œuvre et constitué les fondations de la large bande de macadam qui partait de Lhassa, au-delà des collines à l’ouest, pour rejoindre le camp de la Source de jade. Les routes de fer n’étaient pas des voies ferrées, qui n’existaient pas au Tibet. Elles étaient destinées au déplacement des chars, des camions et de l’artillerie, le fer de lance de l’Armée populaire de libération.
La mince ligne brune que Shan traça mentalement au départ d’une intersection au nord de la ville en direction des griffes n’était pas une de ces routes-là. Elle était bien pire. La route que la 404e bâtissait aujourd’hui était destinée aux colons qui iraient s’installer dans les hautes vallées au-delà des montagnes. L’arme ultime de Pékin avait toujours été la population. Comme dans la province de Xinjiang, à l’ouest du pays : dans ce territoire ancestral peuplé de millions de musulmans appartenant aux cultures d’Asie centrale, Pékin transformait les populations originelles du Tibet en minorités sur leurs propres terres. La moitié du Tibet avait été annexée au profit des provinces chinoises voisines. Les centres urbains du reste du pays avaient été envahis par les immigrants. Trente années durant, d’interminables convois de camions avaient transformé Lhassa en ville chinoise han. À la 404e, on appelait les routes construites pour ces convois des pistes avichi, d’après le huitième cercle des enfers, l’enfer réservé à ceux qui voulaient détruire le bouddhisme.
Shan entendit le bruit d’un vibreur et se retourna pour découvrir la femme aux allures d’oiseau debout avec une tasse de thé. Elle lui tendit la tasse, avant de se dépêcher à petits pas vers la porte la plus éloignée pour disparaître dans une pièce non éclairée.
Il avala d’une gorgée la moitié de la tasse, ignorant la douleur qui lui brûla la gorge. La femme allait nécessairement comprendre son erreur et remporterait le thé, mais lui désirait garder cette sensation en mémoire. Il voulait en revivre le goût sur sa couchette pendant la nuit. Ce faisant, il se sentit avili, furieux contre lui-même. C’était un jeu auquel se livraient les prisonniers, un jeu contre lequel Choje l’avait prévenu, le vol de petites bribes du monde pour les adorer une fois de retour dans la cahute.
La femme réapparut et lui fit signe d’entrer.
Éclairé par une unique lampe à col de cygne articulé, un homme en uniforme immaculé était assis derrière un bureau ouvragé d’une longueur inhabituelle. Non, ce n’était pas un bureau, comprit Shan, mais un autel reconverti, destiné à un usage gouvernemental.
L’homme examina Shan en silence tout en allumant une cigarette américaine de prix. Loto gai. Des Camel.
Shan reconnut cette dureté familière. Le visage du colonel Tan donnait l’impression d’avoir été taillé dans un silex froid. S’ils devaient en arriver à se serrer la main, songea Shan, les doigts de Tan lui trancheraient probablement les phalanges.
Tan exhala la fumée par le nez et regarda la tasse à thé que Shan tenait dans les mains, puis la femme aux cheveux gris. Celle-ci se retourna pour ouvrir les rideaux.
Nul besoin de la lumière du soleil pour savoir ce qui se trouvait sur les murs. Des bureaux comme celui-ci, Shan en avait fréquenté des dizaines dans toute la Chine. Il y aurait une photographie de Mao réhabilité, des images de la vie militaire, des photos d’un poste préféré, un certificat de nomination, et au moins un slogan du Parti.
— Asseyez-vous, ordonna le colonel en montrant une chaise métallique devant le bureau.
Shan ne s’assit pas. Il examina les murs. Mao était bien là. Non pas le Mao réhabilité, mais une photo des années soixante, où on voyait clairement le grain de beauté sur son menton. Le certificat était là, lui aussi, ainsi qu’une photographie d’officiers de l’armée tout sourires, sous un cliché de missile nucléaire drapé des couleurs chinoises. Pendant un moment, Shan ne vit pas de slogan puis il aperçut une affiche délavée derrière Tan. « La Vérité Est Ce dont le Peuple A Besoin. »
Tan ouvrit une mince chemise tachée et fixa sur Shan un regard glacé.
— Dans le comté de Lhadrung, c’est à moi que l’État a confié la rééducation de neuf cent dix-huit prisonniers.
Il parlait d’une voix lisse et assurée, la voix de celui qui a l’habitude d’en savoir toujours plus que ses auditeurs.
— Cinq brigades lao gai de travaux forcés et deux camps agricoles.
Shan remarqua quelques petits détails : de minuscules rides sous les cheveux grisonnants coupés en brosse courte, une trace de lassitude autour de la bouche.
— Neuf cent dix-sept d’entre eux ont un dossier. Nous connaissons le lieu de naissance de chacun, son origine sociale, son passé, l’endroit où s’est produite la première dénonciation, nous connaissons jusqu’à la moindre de leurs critiques contre l’État. Mais pour le dernier d’entre eux, il n’y a qu’un bref mémorandum de Pékin. Rien qu’une page vous concernant, prisonnier Shan.
Tan croisa les mains sur la chemise.
— Vous vous trouvez ici sur invitation spéciale d’un membre du bureau politique, le ministre de l’Économie Qin. Qin l’Ancien, de l’armée de la Huitième Route. Unique survivant parmi tous les hommes nommés par Mao. Condamnation à durée indéterminée. Conspiration criminelle. Rien de plus. Conspiration.
Tan tira sur sa cigarette, en examinant Shan.
— De quoi s’agissait-il ?
Shan tint les mains serrées et regarda le sol. Il existait des choses bien pires que l’étable. Zhong n’avait pas besoin de l’autorisation de Tan pour l’envoyer à l’étable. Il existait des prisons dont les occupants ne quittaient jamais leur cellule sauf le jour de leur mort. Et pour ceux dont les idées étaient véritablement infectieuses, il existait des instituts de recherches médicales secrets dirigés par des médecins du bureau de la Sécurité publique.
— Une conspiration en vue d’un assassinat ? En vue d’escroquer des fonds de l’État ? De coucher avec l’épouse du ministre ? De lui voler ses choux ? Pour quelle raison Qin refuse-t-il de nous confier ce renseignement ?
— S’il s’agit ici d’une variété quelconque de tamzing, dit Shan d’un ton impassible, il faudrait des témoins. Il y a des règles.
La tête de Tan ne bougea pas, mais son regard fusa, transperçant Shan.
— La conduite des séances de lutte contre les ennemis du peuple n’est pas de ma responsabilité, répliqua-t-il d’un ton acide, avant d’examiner Shan en silence pendant un moment. Le jour où vous êtes arrivé, Zhong m’a adressé votre dossier. Je crois qu’il en était effrayé. Il vous surveille.
Tan indiqua du geste une seconde chemise, épaisse de deux bons centimètres.
— Il a commencé son propre dossier. Il m’adresse des rapports à votre sujet. Sans que je lui demande rien. Un jour, il s’est mis à me les envoyer. Les résultats des séances de tamzing. Des rapports sur votre rendement. Pourquoi se donner tant de mal ? lui ai-je demandé. Vous êtes un fantôme. Vous appartenez à Qin.
Shan jeta un coup d’œil aux deux chemises, l’une contenant une unique feuille de papier jauni, l’autre bourrée de petites notes furieuses par un geôlier aigri. Son existence avant. Son existence après.
Tan but une longue gorgée de thé.
— Mais un jour vous avez demandé à célébrer l’anniversaire du Grand Timonier.
Il ouvrit la seconde chemise et lut la première page.
— Extrêmement créatif.
Il s’appuya contre son dossier, admirant la fumée qui déroulait ses volutes vers le plafond.
— Saviez-vous que vingt-quatre heures après votre bannière, des tracts ont commencé à circuler sur le marché ? Le surlendemain, une pétition anonyme est apparue sur mon bureau, dont des copies se distribuaient dans les rues. Nous n’avons pas eu le choix. Vous ne nous avez pas donné le choix.
Shan soupira et releva la tête. Le mystère était éclairci. Tan avait décidé qu’il n’avait pas été suffisamment puni pour le rôle qu’il avait joué dans la libération de Lokesh.
— Il était emprisonné depuis trente-cinq ans, dit Shan presque dans un murmure. Pendant les congés, ajouta-t-il sans trop savoir pourquoi il éprouvait ce besoin d’expliquer, sa femme venait. Elle s’asseyait à l’extérieur du campement.
Il décida de s’adresser à Mao.
— Interdiction pour elle de s’approcher à moins de quinze mètres, dit-il à la photographie. Trop éloignés pour parler. Alors ils se faisaient des signes. Des signes de la main, rien d’autre, des heures durant.
Un sourire étroit, aussi mince qu’une lame, apparut sur le visage de Tan.
— Vous avez des couilles, camarade Shan.
Le colonel se moquait de lui. Un prisonnier ne méritait pas un titre aussi sanctifié que celui de camarade.
— Vous avez été très habile. Une lettre aurait constitué un manquement grave à la discipline. Si vous aviez essayé de le clamer haut et fort, on vous aurait réduit au silence à coups de matraque. Votre requête aurait été jetée au feu.
Il tira une profonde bouffée de sa cigarette.
— Néanmoins, vous avez fait passer le directeur Zhong pour un imbécile. Et pour cela, il vous détestera toujours. Il a demandé que vous soyez transféré de sa brigade. En arguant que vous étiez un saboteur des relations socialistes. Qu’il ne pouvait plus se porter garant de votre sécurité. Les gardes étaient furieux. Un accident pouvait arriver à l’invité spécial du ministre Qin. J’ai dit non. Pas de transfert. Pas d’accident.
Pour la première fois, Shan regarda Tan bien en face. Lhadrung était le pays des goulags, et dans un goulag, les directeurs de prison arrivaient toujours à leurs fins.
— C’est lui qui s’est trouvé embarrassé, pas moi. En remettant le vieillard en liberté, il a fait ce qu’il fallait faire. Il lui a donné un livret de rations doubles.
La fumée s’échappa en nuage de la bouche du colonel. Qui haussa les épaules devant l’expression de Shan.
— Afin de corriger le tir.
Tan referma la chemise.
— Néanmoins, ma curiosité concernant notre nouveau visiteur a été piquée. Tellement politique. Tellement invisible. Je me suis demandé : fallait-il que je me tracasse pour la prochaine bombe que vous étiez susceptible de nous lancer ?
Il tira à nouveau sur sa cigarette.
— J’ai mené ma propre enquête à Pékin. Plus d’autres renseignements, m’a-t-on d’abord répondu. Qin n’était pas disponible. À l’hôpital. Pas d’informations complémentaires sur le prisonnier de Qin.
Shan, le corps raide, se tourna vers le mur. Le Grand Timonier donnait maintenant l’impression de le regarder lui aussi.
— Mais la semaine était tranquille. Et ma curiosité éveillée. J’ai persisté. J’ai découvert que le mémo du dossier avait été préparé par le quartier général du bureau de la Sécurité publique. Et non pas par le bureau de Pékin qui avait procédé à votre arrestation. Pas plus que par Lhassa, là où votre condamnation a été transmise. Sur plus de neuf cents prisonniers, il n’y en avait qu’un dont le dossier avait été constitué par les services du bureau de Pékin. Je crois que nous n’avons pas su apprécier votre juste valeur. À quel point vous étiez spécial.
— Les Américains ont un adage, dit doucement Shan. Tout le monde est célèbre pendant quinze minutes.
Tan se changea en statue. Il inclina la tête sans ciller, comme s’il n’était pas certain d’avoir bien entendu. Le sourire en lame de couteau réapparut lentement.
Un bruissement de petits pas se fit entendre derrière Shan.
— Madame Ko, ordonna Tan, le visage toujours barré d’un sourire glacé. Il faudrait encore du thé pour notre invité.
Le colonel était trop âgé pour être sur les listes de promotion, décida Shan. Malgré son enthousiasme convaincu, un poste au Tibet était un poste d’exilé.
— J’en ai trouvé un peu plus sur ce mystérieux camarade Shan, poursuivit Tan en passant à la troisième personne. Travailleur modèle au ministère de l’Économie. Félicitations du Grand Timonier pour contribution spéciale à l’avancement de la justice. On lui a offert d’être membre du Parti, une récompense extraordinaire pour un individu à mi-chemin de sa carrière. Il a alors fait une chose plus extraordinaire encore. Il a décliné l’offre. Un homme d’une très grande complexité.
Shan s’assit.
— Nous vivons dans un monde complexe.
Ses mains, inconsciemment, avaient formé une mudra. Le diamant de l’esprit.
— Tout particulièrement lorsqu’on considère le fait que son épouse était membre du Parti et qu’elle était tenue en haute estime comme représentante officielle à un poste élevé à Chengdu. Ex-épouse, devrais-je préciser.
Shan se redressa, soudain inquiet.
— Vous ne saviez pas ? Elle a divorcé il y a deux ans. Une annulation, en fait. Vous n’aviez jamais vécu ensemble, a-t-elle juré.
— Nous – Shan se trouva soudain à court de salive –, nous avons un fils.
Tan haussa les épaules.
— Comme vous l’avez dit. Ce monde est complexe.
Shan ferma les paupières pour lutter contre la douleur imprévue qui lui nouait le ventre. Ils en avaient terminé avec le dernier chapitre de la réécriture de son existence. Ils étaient parvenus à lui enlever son fils. Le père et le fils n’avaient pourtant jamais été proches. Depuis la naissance du garçon, Shan avait peut-être passé quarante jours avec lui. Sur les quinze années écoulées. Mais depuis qu’il était prisonnier, il s’adonnait souvent à un petit jeu : il imaginait la relation qu’il aurait peut-être un jour avec le gamin, essayant de recréer, d’une certaine manière, le genre de lien qu’il avait partagé avec son propre père. Il restait éveillé sur son lit, à se demander où son fils pouvait bien être, ou ce qu’il dirait le jour où il retrouverait son père. Cette relation fantasmée avait été l’un des derniers fils ténus de l’espoir que nourrissait Shan. Il pressa les paumes contre ses tempes et se pencha en avant dans son fauteuil.
Quand il rouvrit les yeux, il vit Tan qui l’étudiait, une expression satisfaite sur le visage.
— Votre brigade a découvert un corps hier, déclara brutalement ce dernier.
— Les prisonniers lao gai savent ce qu’est la mort, rétorqua un Shan changé en statue.
Ils avaient raconté au garçon que Shan était mort, cela ne faisait aucun doute. Mais mort comment ? En héros ? En état de disgrâce ? En esclave, usé par le goulag ?
Tan ouvrit la bouche, attentif à la fumée de sa cigarette qui montait paresseusement au plafond.
— Dans les brigades de travail, l’affliction a toujours été dans l’ordre des choses. En revanche, ce qui ne l’est pas, c’est de découvrir un visiteur occidental décapité.
Shan releva la tête pour la détourner aussi vite. Il ne voulait pas savoir. Il ne voulait pas poser la question. Il plongea le nez dans sa tasse.
— Vous avez obtenu confirmation de son identité ?
— Le chandail était en cachemire, répondit Tan. Près de deux cents dollars américains dans la poche de chemise. Une carte professionnelle d’une entreprise américaine d’équipement médical. Ce devait être un visiteur occidental non autorisé.
— Il avait la peau mate. Des poils noirs sur le corps. Il aurait pu être asiatique, voire chinois.
— Un Chinois d’un tel rang ? Sa disparition n’aurait pas manqué d’être remarquée. Il ne faut pas oublier la carte professionnelle de cette compagnie américaine. Les seuls Occidentaux autorisés à Lhadrung sont ceux qui dirigent notre projet d’investissements étrangers. Ils sont trop visibles et trop reconnaissables pour qu’on ne signale pas leur absence. Dans deux petites semaines commenceront les visites des touristes américains. Mais pour l’instant, il n’y en a aucun.
Tan tira une dernière fois sur sa cigarette avant de l’écraser.
— Je suis heureux de constater l’intérêt que vous manifestez pour notre affaire.
Shan se laissa distraire par le slogan sur le mur. La Vérité Est Ce dont le Peuple A Besoin. Il y avait plusieurs façons de le lire.
— Une affaire ? demanda-t-il.
— Il faudra ouvrir une enquête. Rédiger un rapport officiel. Je suis également responsable de l’administration judiciaire dans le comté de Lhadrung.
Shan pesa le pour et le contre : fallait-il prendre cette déclaration comme une menace ?
— Ce n’est pas ma brigade qui a fait la découverte, objecta-t-il d’un ton hésitant. Si le procureur a besoin de dépositions, il devrait s’adresser aux gardes. Ils en ont vu autant que nous. Tout ce que j’ai fait s’est limité à déplacer quelques pierres.
Il changea de position et s’avança au bord de son siège. Était-il possible qu’on l’ait convoqué par erreur ?
— Le procureur est en congé pour un mois à Dalian, sur la côte, dit Tan.
— Les roues de la justice ont l’habitude d’avancer lentement.
— Pas cette fois. N’oubliez pas les touristes américains prêts à débarquer, sans compter qu’une équipe d’inspection du ministère de la Justice arrive le jour précédent. Pour la première fois depuis cinq ans. Un dossier toujours ouvert avec mort à la clé pourrait faire mauvaise impression.
— Le procureur doit avoir des assistants, dit Shan dont les entrailles commençaient à se nouer.
— Il n’y a personne. Mais vous, camarade Shan, avez jadis été inspecteur général du ministère de l’Économie.
Il n’y avait pas eu d’erreur. Shan se leva et s’avança à la fenêtre. L’effort parut saper toutes ses forces. Il sentit ses genoux trembler.
— Il y a bien longtemps. Dans une autre vie.
— Vous avez été chargé de rassembler les éléments des deux plus grosses affaires de corruption que Pékin ait jamais connues. Dans l’exercice de vos fonctions, vous avez expédié des dizaines de responsables du Parti aux travaux forcés. Ou pis encore. Apparemment, il existe encore aujourd’hui des personnes qui vénèrent votre nom, même ceux qui le craignent. Un membre de votre ancien ministère a déclaré que les raisons de votre emprisonnement étaient évidentes : vous étiez le dernier homme honnête à Pékin. D’autres racontent que vous êtes passé à l’Ouest et que vous vous y trouvez toujours.
Shan se posta devant la fenêtre, sans rien voir.
— D’autres encore prétendent que vous êtes parti. Mais que le bureau vous aurait ramené parce que vous en saviez trop.
— Je n’ai jamais été procureur, dit Shan à la vitre, d’une voix qui se brisait. Je rassemblais des preuves et des pièces à conviction.
— Nous sommes trop loin de Pékin pour couper d’aussi fins cheveux en quatre. Moi, j’étais ingénieur, précisa Tan dans son dos. Je commandais une base de missiles. Quelqu’un a décidé que j’étais qualifié pour administrer un comté.
— Je ne comprends pas. C’était une autre vie. Je ne suis plus le même homme.
— Vous avez fait toute votre carrière comme enquêteur. Trois années, ce n’est pas si long.
— On pourrait faire venir quelqu’un.
— Non. Cela serait susceptible d’être perçu… – Tan chercha ses mots – … comme la manifestation d’un certain manque d’autosuffisance.
— Mais mon dossier, protesta Shan. Il a été prouvé que je…
Ses mots se perdirent dans le vague. Il pressa les mains sur la fenêtre. Il pouvait casser le carreau et sauter. Lorsque l’âme est en équilibre parfait, racontait Choje, on flotte tout bonnement jusqu’à un autre monde.
— Que quoi ? Que vous êtes une épine au flanc de Zhong ? Je vous l’accorde.
Tan ouvrit l’épais dossier et feuilleta la liasse de papiers.
— J’ajouterai que vous avez fait la preuve de votre perspicacité. Vous êtes méthodique. Et responsable, d’une manière tout à fait personnelle. Vous êtes aussi un survivant. Pour les hommes comme vous, la survie est le talent suprême.
Shan n’avait pas besoin de précisions sur le sujet. Il plongea les yeux au creux de ses mains calleuses et dures comme la pierre.
— On m’a averti des dangers de la régression, protesta-t-il. Je suis ouvrier, je travaille sur les routes. Je suis censé penser de nouvelle manière. Je bâtis pour la prospérité du peuple.
Le dernier refuge des faibles. Dans le doute, exprime-toi par slogans.
— Si aucun de nous n’avait de passé, les officiers politiques n’auraient pas de travail. L’impossibilité d’affronter le passé, voilà le vrai péché. Je veux que vous affrontiez le vôtre. Laissez revivre l’inspecteur. Pour un temps. Je ne connais pas les mots que le ministère attend. Je ne parle pas cette langue-là. Personne ne la parle ici. Je veux qu’on me prépare un dossier qui puisse être rapidement clos. Je ne peux pas bénéficier des réflexions du procureur. Ce n’est pas quelque chose dont je discuterai avec lui au téléphone à trois mille kilomètres de distance. Je veux que cette histoire soit mise en forme en des termes que le ministère de la Justice comprenne. Des termes qui n’attireront pas de nouveaux regards inquisiteurs. Je parie que vous possédez toujours le jargon de Pékin.
Shan s’effondra dans son fauteuil.
— Vous ne pouvez pas faire ça.
— Je ne demande pas grand-chose, insista Tan avec une chaleur feinte. Pas une enquête complète. Un rapport pour étayer le certificat de décès. Expliquer l’accident probable qui a conduit à une situation aussi infortunée. Une occasion pour vous d’être réhabilité.
Tan eut un geste vers le dossier de Zhong.
— Vous auriez bien besoin d’un ami.
— Ç’a dû être une météorite, marmonna Shan.
— Excellent ! Avec ce genre de réflexion, nous pouvons boucler l’affaire en un jour ou deux. Nous réfléchirons à une récompense appropriée. Disons, des rations supplémentaires. Des corvées légères. Une affectation à un atelier de réparation, peut-être.
— Je refuse, dit Shan d’une voix très calme. Je ne peux pas.
Le visage de Tan se dérida pour prendre un air enjoué.
— Et pour quel motif refusez-vous, camarade prisonnier ?
Shan resta silencieux. Pour le motif que je ne peux mentir à votre place, pensa-t-il. Pour le motif que mon âme a été usée jusqu’à la trame par des individus comme vous. Pour le motif que la dernière fois que j’ai essayé de découvrir la vérité pour quelqu’un de votre espèce, j’ai été envoyé en camp de travail.
— Peut-être vous êtes-vous mépris sur mon hospitalité. Je suis colonel dans l’Armée populaire de libération. Je suis membre du Parti de rang dix-sept. Ce district m’appartient. Je suis responsable de l’éducation du peuple, de l’alimentation des affamés, des constructions de génie civil, de l’enlèvement des ordures, des incarcérations et des conditions de détention des prisonniers, de la supervision des activités culturelles, des itinéraires des bus de transport public, du stockage de la nourriture communautaire. Et de l’éradication des nuisibles. De quelque variété que ce soit. Est-ce que vous me comprenez ?
— C’est impossible.
Tan vida lentement son thé et haussa les épaules.
— Néanmoins, il ne vous est pas permis de refuser.