6

Les griffes sud du Dragon n’avaient pas encore été domestiquées, mais leur contrepartie septentrionale avait été délimitée et contenue par une grossière route en gravillons qui courait à son périmètre. Le sergent Feng conduisait nerveusement, jurant contre les rochers qui, de temps à autre, venaient obstruer la voie. Périodiquement, il arrêtait le camion pour consulter la carte d’un air perplexe, alors même qu’avant le départ il avait tracé leur itinéraire à l’encre rouge comme s’il devait ouvrir le chemin à un convoi militaire. Il avait d’abord ordonné à Yeshe de s’asseoir à côté de lui avec la carte et avait installé Shan contre la portière. Au bout d’une quinzaine de kilomètres, il avait stoppé, ordonné aux deux hommes de sortir et examiné les sièges comme si ceux-ci offraient de multiples et dérangeantes possibilités de permutation. Soudain, son visage s’était éclairé. Avec un grognement de victoire, il avait déplacé l’étui de son arme de poing à sa hanche gauche et commandé à Shan de s’installer à la place du milieu.

Shan dévora littéralement la carte des yeux, tel un affamé. Au cours des trois années écoulées, il n’avait quitté la vallée qu’à de rares occasions, toujours enfermé dans un véhicule cellulaire. Ce qu’il avait vu de la géographie avoisinante se résumait à des bribes éparses, pareilles aux pièces d’un puzzle inexpliqué. Rapidement, en remettant lesdites pièces en place, il parvint à situer le camp de travail sur la griffe sud où Jao avait été tué, puis la caverne où sa tête avait été déposée. Il étudia ensuite leur itinéraire : la route longeait le contrefort d’une crête pour venir quasiment recouper la profonde gorge qui séparait les griffes nord et sud, puis elle effectuait une boucle vers l’ouest en contournant une autre crête et redescendait enfin sur un petit plateau d’altitude dont le nom était écrit à la main, à l’encre noire. Mei guo ren. Américains. Sans autre précision.

Feng s’arrêta pour dégager quelques nouvelles pierres sur la voie, et Shan comprit qu’ils se trouvaient à côté de la gorge centrale, connue chez les Tibétains sous le nom de gorge du Dragon. Des siècles auparavant, s’était produit un effondrement de terrain et les rochers avaient glissé dans la gorge, dégageant une cuvette qui, plongeant vers le ravin, exposait aujourd’hui la griffe sud aux regards. La carte portait une petite annotation – trois points disposés en triangle. Des ruines. Un terme aux définitions multiples. Il pouvait signifier un cimetière, un gompa, un mausolée, un établissement d’enseignement monastique. Un sentier montait sur la courte pente du glissement de terrain avant de disparaître vers la cuvette. Shan donna un coup de main à Feng pour dégager les pierres de la route, avant de s’interrompre et de remonter le sentier au petit trot.

La ruine en question était un pont suspendu, une de ces passerelles en cordage absolument spectaculaires, construites au cours des siècles passés par des moines-ingénieurs qui déterminaient l’emplacement des ouvrages de génie civil selon les itinéraires des chemins de pèlerinage. Elle n’avait pas très belle figure, mais elle n’était pas détruite. Le sentier qui y menait avant de s’en écarter sur le versant opposé semblait être régulièrement utilisé. À près d’un kilomètre et demi de distance, Shan repéra une tache rouge, nettement visible au milieu des bruyères desséchées du flanc abrupt.

— On devrait arriver d’ici à une demi-heure, dit Feng tandis que Shan revenait au camion.

Il démarra le moteur, avant d’aboyer en signe de protestation lorsque Shan se saisit d’une paire de jumelles sur le siège arrière pour remonter une nouvelle fois le sentier.

Il faisait sa mise au point sur la tache rouge lorsqu’il entendit la voix de Yeshe derrière lui :

— Un pèlerin.

Yeshe avait raison. Malgré la distance, Shan eut l’impression d’entendre le bruit des sabots de bois protégeant mains et genoux lorsque l’homme se prosternait avant de se laisser glisser à plat ventre afin de toucher la terre du front. Au cours de leur vie terrestre, tous les bouddhistes fervents essayaient d’accomplir un pèlerinage vers chacune des cinq montagnes sacrées. Quand les pèlerins passaient près de la 404e, les prisonniers faisaient une entorse à la discipline et leur adressaient un cri rapide d’encouragement ou une bribe de prière. Certains croyants convaincus prenaient parfois un an de congé pour pouvoir accomplir le périple. En bus, au départ de Lhassa jusqu’au mont Kailas, le plus sacré des pics, le trajet durait douze heures. Le pèlerin à pied mettait, lui, quatre mois, de prosternation en prosternation.

— Les Américains ! s’écria Feng qui venait de les rejoindre. On doit aller voir les Américains !

— Je vais emprunter ce pont, lui annonça Shan, avant de rejoindre le sommet de la crête.

— Vous ne pouvez pas traverser, grommela Feng, une main sur le front comme sous le coup d’une grande douleur.

Il se saisit de la carte et son visage s’illumina.

— Regardez par vous-même, dit-il avec un grand sourire de triomphe. Le pont n’existe pas.

Des années auparavant, Pékin avait condamné tous les vieux ponts suspendus parce qu’ils facilitaient les déplacements des combattants de la Résistance. La plupart avaient été bombardés par l’Armée populaire de l’air.

— Très bien, lui concéda Shan. Je vais donc emprunter ce pont imaginaire. Vous, vous resterez ici et vous imaginerez tout simplement que je reste à côté de vous.

— Le colonel n’a rien dit là-dessus, marmonna Feng en se renfrognant.

— Mais votre devoir est de m’assister dans le cadre de mon enquête.

— Mon devoir est de garder un prisonnier.

— Alors revenons sur nos pas. Nous demanderons au colonel Tan de se montrer un peu plus clair. Il ne fait pas de doute qu’il pardonnera aisément à un soldat qui n’aurait pas trouvé ses ordres suffisamment explicites.

Le sergent Feng se tourna vers le camion. Les idées se mélangeaient dans sa tête. Yeshe, en revanche, paraissait impatient de reprendre la route, et il se rapprocha du véhicule.

— Je connais le colonel, commença le sergent d’une voix peu assurée. Nous avons servi ensemble un long moment, avant le Tibet. Il a arrangé mon transfert quand j’ai demandé à venir dans son secteur.

— Entendez-moi bien, sergent. Ceci n’a rien d’un exercice militaire. C’est une enquête. Et un enquêteur, ça découvre et ça réagit. J’ai découvert ce pont. Et maintenant, je vais réagir. Depuis le sommet de cette crête, je pense pouvoir apercevoir le chantier sur lequel travaille la 404e. J’ai besoin de savoir s’il est possible de descendre en désescalade par un autre itinéraire que la route.

Descendre en désescalade, songea Shan, avant de remonter en portant une tête d’homme. Depuis l’endroit où ils se tenaient, le sanctuaire aux crânes se trouvait à peut-être une heure de marche, et à quelques minutes en voiture.

Feng poussa un soupir et fit tout un cinéma, vérifiant les munitions de son pistolet et resserrant son ceinturon, avant de se diriger vers le pont. Yeshe avança à son tour, encore plus réticent que Feng.

— Vous ne pourrez jamais l’aider, vous savez, grommela-t-il dans le dos de Shan.

— L’aider ? demanda Shan en se retournant.

— Sungpo. Je sais ce que vous pensez. Que vous êtes obligé de l’aider.

— S’il est coupable, que les preuves le démontrent et en témoignent. S’il est innocent, ne mérite-t-il pas notre aide ?

— Vous vous en fichez parce que cela vous est égal de souffrir. Tout ce que vous y gagnerez, c’est de faire souffrir les autres. Vous savez très bien qu’il est impossible de sauver quelqu’un qui est déjà officiellement accusé.

— Qui essayez-vous d’être ? Un petit oiseau qui cherche l’occasion de chanter pour le bureau ? C’est ça, le but de votre existence ?

Yeshe le fixa, l’expression pleine de ressentiment.

— J’essaie de survivre. Comme tout le monde.

— Alors ça n’aura été que du gâchis. Vos études. Votre formation au gompa. Votre détention.

— J’ai un métier. Je vais obtenir des permis. Je vais aller à la ville. Il y a une place pour chacun dans l’ordre socialiste, débita Yeshe sans conviction, d’une voix creuse.

— Rassurez-vous. Pour les individus comme vous, il y a toujours de la place. La Chine en est remplie, rétorqua sèchement Shan avant de s’éloigner.

Feng était déjà arrivé au pont et essayait de cacher sa peur.

— Ce n’est pas… On ne peut pas…

Il ne termina pas sa phrase. Il examinait en détail les cordages effrangés qui soutenaient l’ouvrage, les planches manquantes, cette fragile structure qui se balançait sous les bourrasques du vent.

Au pied de la passerelle était placé un cairn haut de près de deux mètres.

— Une offrande, suggéra Shan. Les voyageurs font d’abord une offrande.

Il dégagea une pierre de la pente, la posa sur le cairn, et s’engagea sur le pont. Après un coup d’œil à la route, comme pour s’assurer qu’il n’y avait pas de témoins, Feng se dépêcha de trouver sa propre pierre qu’il plaça lui aussi sur le cairn.

Les planches craquèrent. La corde gémit. Le vent soufflait en rafales violentes dans le couloir de la gorge. Cent mètres plus bas, un filet d’eau courait entre des rochers déchiquetés. Shan dut faire appel à toute sa volonté pour forcer ses pieds à aller de l’avant, un pas après l’autre, obliger ses mains aux jointures blanches, crispées sur les cordes-rambardes, à lâcher prise et aller chercher un nouveau point d’appui.

Il s’arrêta à mi-chemin, surpris d’avoir une vue aussi dégagée du nouveau viaduc qui faisait la fierté de Tan, là où la gorge se vidait dans la vallée. Le vent lui arrachait ses vêtements et faisait osciller le frêle ouvrage. Derrière lui, Feng criait, mais ses paroles se perdaient dans les bourrasques. Il faisait signe à Shan de continuer son chemin, ne sachant pas si le pont supporterait le poids de deux hommes. Yeshe était planté là où Shan l’avait laissé, et contemplait les profondeurs du ravin.

Une fois la gorge franchie, ils remontèrent la pente abrupte pendant vingt minutes, Shan ouvrant la marche, talonné par le sergent Feng, qui, plus âgé et beaucoup plus lourd, avait du mal à suivre. Finalement, le sergent l’appela. Quand il se retourna, Shan vit le pistolet dégainé.

— Si vous courez, j’irai vous chercher ! cria Feng hors d’haleine, la respiration sifflante. Et je ne serai pas seul. Tout le monde ira vous chercher, ajouta-t-il, en pointant son arme avant de la baisser aussitôt, comme effrayé par son geste. Et ils rapporteront votre tatouage, poursuivit-il entre deux bouffées d’air haletantes. Ça suffira amplement. Le tatouage. Rien de plus.

Il semblait paralysé, incapable de prendre une décision.

— Venez ici, finit-il par dire en agitant son pistolet.

Shan s’exécuta et avança lentement, se préparant au pire. Feng décrocha les jumelles que Shan avait autour du cou et commença à redescendre le flanc de la montagne.

Shan examina le long versant orienté plein sud. Le pèlerin, toujours réduit à une tache rouge, était presque invisible. La 404e devait se trouver plus haut, derrière la crête. Il continua à monter. En arrivant au sommet de la pente, Shan se sentit envahi par une allégresse soudaine qui le surprit lui-même. Ce sentiment lui était tellement étranger qu’il s’assit sur un rocher pour l’analyser. Ce n’était pas uniquement la satisfaction d’avoir découvert un autre itinéraire jusqu’au chantier, maintenant parfaitement visible en contrebas. Ni ce panorama spectaculaire, comme au sommet du monde, qui s’étendait si loin qu’il entrevoyait le capuchon blanc brillant du Chomolungma, la plus haute montagne de l’Himalaya, à plus de cent soixante kilomètres de distance.

C’était la clarté. Un instant, il eut l’impression qu’il n’avait pas seulement atteint le sommet : il venait d’entrer dans une nouvelle dimension. Le ciel n’était pas simplement clair : pareil à un objectif, il grossissait tout, jusqu’au moindre détail.

La masse de faits qui encombrait l’esprit de Shan paraissait avoir été éliminée par le vent. Il porta la main à l’arrière de sa tête, là où on lui avait coupé une mèche de cheveux. Choje avait dit qu’il franchissait au grand galop les portes du Bouddha.

Shan comprit alors : la montagne était la cause et la raison de tout. Jao aurait pu être tué n’importe où, en particulier sur la grand-route lointaine qui conduisait à l’aéroport. Mais on l’avait attiré par un subterfuge quelconque jusqu’à la griffe sud parce qu’on voulait un jungpo pour protéger la montagne. Quelqu’un voulait arrêter la route. Ceux qui avaient des raisons de tuer Jao étaient nombreux. Mais qui pouvait avoir un mobile pour sauver la montagne ? Ou pour arrêter les immigrants qui allaient coloniser la vallée ainsi rendue accessible ? Jao avait retrouvé quelqu’un qu’il connaissait, un individu auquel il faisait confiance. Et les personnes qu’il connaissait, celles en qui il avait confiance, s’intéressaient à la construction et non au blocage des routes. Le meurtre avait toutes les apparences d’un acte de violence et de passion. Cependant, le meurtrier avait visiblement préparé son geste, laborieusement, soigneusement, jusqu’au plus petit détail. C’était comme s’il y avait eu deux crimes. Deux mobiles. Deux tueurs.

Sans même réfléchir, Shan passa les doigts sur les cals de ses mains. La corne se ramollissait déjà. Sa cuirasse de prisonnier commençait à se dissoudre, et il prit peur : quand il retrouverait le camp, il allait avoir besoin d’une carapace encore plus épaisse. Son regard revint sur la 404e. Les prisonniers étaient à flanc de montagne. Avec, en contrebas, déployée à la tête du pont, une nouveauté : les sinistres coques grises de deux chars et les transporteurs de troupes utilisés par les nœuds. Les prisonniers ne travaillaient pas. Ils attendaient. Les nœuds attendaient. Rimpotché attendait. Sungpo attendait. Maintenant, lui aussi attendait. Et tout cela à cause de la montagne.

Mais l’attente était un luxe qu’il ne pouvait se permettre. S’il n’agissait pas, Tan allait dévorer Sungpo. Et les nœuds allaient dévorer la 404e.

Il suivit la crête jusqu’à une cassure abrupte, là où elle plongeait droit dans la gorge du Dragon. La pente n’était pas tout à fait verticale : un sentier étroit, fortement pentu, un sentier de chèvres, conduisait par une série de lacets à un entassement de dalles de pierre cent mètres plus bas. Lentement, au risque de se rompre le cou au moindre faux pas, Shan descendit le sentier jusqu’à l’amoncellement. Les dalles arrachées à la montagne s’étaient accumulées sur une petite corniche, créant ainsi une barrière et un abri contre le vent.

Il monta sur une grande pierre plane et contempla, droit devant, le nouveau pont de la gorge du Dragon, suffisamment proche pour qu’il entende le grondement des chars à l’arrêt, moteurs Diesel en marche, et même des bribes de conversation des gardes postés sur la pente. Craignant d’être vu, il s’apprêtait à redescendre de son promontoire lorsqu’il remarqua des marques de craie sur la dalle de pierre. L’écriture était tibétaine, les symboles, bouddhistes, mais différents de tout ce qu’il avait pu voir jusque-là. Il les copia dans son calepin et s’avança entre deux dalles qui formaient un toit en forme de V inversé.

Il s’immobilisa. Dans un recoin de l’abri, une image circulaire avait été peinte sur la pierre, un mandala complexe qui avait exigé de nombreuses heures de travail. Devant le mandala était disposée une rangée de pots en céramique comme ceux dont on se servait pour les lampes à beurre. Tous les pots étaient cassés. Mais on ne les avait pas cassés par inadvertance. On les avait alignés sur un rang avant de les briser là où ils étaient, comme lors d’un rituel.

Shan étudia à nouveau les signes dessinés à la craie. Le pèlerin était-il passé ici ? Avait-il surveillé la 404e ? Il remonta jusqu’à la crête dans l’espoir d’entrevoir la robe rouge, mais il n’était plus là. Il se dirigea vers le sud, en quête de traces du sentier de pèlerinage. Il vit un autre chemin chevrier, mais pas le moindre signe d’être vivant, pas le moindre signe de démon.

Il vira vers l’énorme formation pierreuse qui ressortait du flanc de la crête, décidé à rejoindre Yeshe et Feng dès qu’il l’aurait atteinte. Mais à son arrivée, il entendit un bêlement qui lui fit poursuivre sa route. Derrière les rochers, à l’abri du vent, se trouvait une mare. Allongé près de l’eau, un petit troupeau de moutons prenait le soleil. Les animaux le regardèrent approcher, sans s’enfuir pour autant. Shan s’accroupit devant la mare, se lava le visage, et s’étendit à plat dos sur une dalle de pierre chauffée par le soleil.

En l’absence de vent, la lumière comme la chaleur du soleil étaient un luxe. Il observa les moutons pendant quelques minutes puis, par simple caprice, ramassa une poignée de gravillons au pied de la dalle et se mit à les compter. C’était un petit truc que son père lui avait enseigné. Disposer les pierres en tas de six, le nombre restant constituerait le chiffre inférieur du tétragramme pour la lecture du Tao-Tö-King. Il resta à Shan quatre pierres après la première répartition, soit une ligne brisée de deux segments. Il en prit trois poignées supplémentaires, jusqu’à bâtir un tétragramme de deux lignes continues au-dessus d’un segment triple et du segment double. Dans le rituel tao, cela correspondait au passage huit.

 

Le bien le plus grand est comme l’eau. La valeur de l’eau vient de ce qu’elle nourrit sans effort.

 

Il récita les paroles à haute voix, les yeux fermés.

 

Elle reste en des endroits que d’autres dédaignent, en conséquence de quoi elle est proche de la voie de la vie.

 

C’était la voie qu’il avait apprise auprès de son père. Tous deux se servaient de cailloux ou de riz – et, en des occasions spéciales, des antiques baguettes de jonc laqué qui avaient appartenu à son grand-père – avant de fermer les yeux et de réciter le verset.

En son for intérieur, il évoqua son père. Ils étaient seuls, rien que tous les deux, dans le temple secret de Pékin qui les avait nourris au fil de tant d’années difficiles. Son cœur tressauta. Pour la première fois depuis plus de deux ans, il entendit la voix de son père qui lui renvoyait l’écho du verset. Elle était toujours là, elle n’avait pas disparu ainsi qu’il l’avait craint. Tapie dans quelque recoin éloigné de son esprit, elle attendait le moment propice, un moment comme celui-ci. Il sentit l’odeur du gingembre que son père avait toujours dans la poche. S’il ouvrait les yeux, il verrait le sourire serein, qu’une botte de garde rouge avait tordu à jamais. Shan resta étendu, immobile, à explorer un sentiment qui lui était étranger et qu’il soupçonnait être du plaisir.

Lorsqu’il ouvrit finalement les yeux, les moutons avaient disparu comme par enchantement. Il ne les avait pas entendus partir, et ils n’étaient pas sur le flanc de la montagne. Il se releva, apaisé, et se retourna pour se figer aussi vite. Sur un replat de pierre en surplomb, était assise une petite silhouette empaquetée dans un vaste manteau en peau de mouton avec, sur la tête, un bonnet en laine rouge. Elle souriait à Shan avec un grand bonheur.

Comment cet homme était-il arrivé là aussi silencieusement ? Qu’avait-il fait de ses moutons ?

— Le soleil de printemps est le meilleur, dit la silhouette d’une voix forte, calme et haut perchée.

Ce n’était pas un homme mais un garçon, un adolescent.

Shan haussa les épaules sans grande assurance.

— Vos moutons ne sont plus là.

Le jeune gars éclata de rire.

— Non. Ils croient que c’est moi qui suis parti. Ils me retrouveront bien. Nous ne les gardons que pour une seule raison : ils nous emmènent en des lieux élevés. C’est une technique de méditation, en quelque sorte. Avec des résultats toujours différents. Aujourd’hui, ils m’ont conduit à vous.

— Une technique de méditation ? demanda Shan, doutant d’avoir bien entendu.

— Vous êtes l’un de ceux-là, n’est-ce pas ?

Shan ne sut que répondre.

— Un Han. Un Chinois.

Il n’y avait pas de mépris dans la voix, simplement de la curiosité.

— Je n’en avais encore jamais vu.

Shan fixa l’adolescent, l’esprit confus. À près de vingt-cinq kilomètres du siège du comté, à trente kilomètres d’une garnison de l’APL, il n’avait encore jamais vu de Han.

— Mais j’ai étudié les œuvres de Lao-tseu, reprit le jeune inconnu, passant sans prévenir à un mandarin parfaitement maîtrisé.

Il était donc présent depuis le début.

— Vous parlez bien pour quelqu’un qui n’a jamais rencontré de Han, remarqua Shan, en mandarin également.

Le garçon laissa pendre ses jambes dans le vide.

— Nous habitons un pays de professeurs, observa-t-il comme si la chose allait de soi. Passage soixante et onze du Tao-Tö-King. Vous connaissez le soixante et onzième ?

— Savoir que l’on ne sait pas est la meilleure des choses, récita Shan. Ne pas savoir ce savoir est une maladie.

L’énigmatique personnage qu’il avait devant lui avait beau parler comme un moine, il était bien trop jeune pour être dans les ordres.

— Avez-vous essayé le vingt-quatre ? reprit le gamin. La voie de la vie signifie de continuer. Continuer signifie aller loin. Aller loin signifie revenir.

Il répéta le passage, le visage illuminé de plaisir.

— Est-ce que votre famille habite dans la montagne ? demanda Shan.

— Mes moutons vivent dans la montagne.

— Qui vit donc dans la montagne, alors ?

— Les moutons vivent dans la montagne, répéta-t-il avant de ramasser un galet. Pourquoi êtes-vous venu ?

— Je crois que je suis à la recherche de Tamdin, avoua Shan.

Le garçon opina du chef, comme s’il s’attendait à cette réponse.

— Quand il est réveillé, les impurs doivent avoir peur.

Shan remarqua le rosaire autour du poignet, un objet très ancien sculpté dans le bois de santal.

— Serez-vous capable de tourner le visage vers Tamdin quand vous l’aurez trouvé ? demanda l’inconnu.

Shan déglutit avec effort. La question qu’il venait d’entendre lui parut la plus sage qu’on pût lui poser.

— Je ne sais pas. Qu’en pensez-vous ?

Le sourire serein réapparut sur le visage de l’adolescent.

— Le bruit de l’eau est ce que je pense, dit-il, en jetant le galet au centre de la mare.

Shan regarda les cercles créneler la surface de l’eau, puis il se retourna. Il n’y avait plus personne.

À son retour Feng s’était endormi contre le cairn de pierre. Yeshe était assis devant le pont, à moins d’un mètre cinquante de l’endroit où Shan l’avait laissé. Il n’y avait plus trace de rancœur sur son visage.

— Vous avez vu des fantômes ? demanda-t-il à Shan.

Shan se retourna pour contempler le flanc de la montagne.

— Je ne sais pas.

En quittant la dernière crête pour entamer sa descente sur le plateau, le sergent Feng ralentit le camion et consulta la carte.

— Ça dit que c’est une mine, marmonna-t-il. Personne n’a parlé d’une pisciculture.

En contrebas, sur le plateau d’altitude, de vastes rectangles bien nets s’étiraient sur des hectares : des lacs artificiels, construits de main d’homme. Shan examina le panorama, l’esprit confus. À l’extrémité de la route, alignés devant les lacs, il vit trois longs corps de bâtiment sur un niveau.

Il n’y avait pas d’activité à la mine, mais il aperçut un camion militaire. Tan avait envoyé ses ingénieurs. Une douzaine de soldats en uniforme vert s’étaient rassemblés autour de l’entrée de l’édifice central et ils écoutaient quelqu’un assis sur les marches. Ils ne prêtèrent aucune attention à Shan et à Yeshe quand ceux-ci quittèrent leur camion. Mais à l’instant précis où le sergent Feng descendait du véhicule, ils relevèrent la tête pour se disperser aussitôt, en évitant soigneusement de croiser le regard de leurs visiteurs. Assise sur les marches, un porte-bloc à la main, apparut l’Américaine qui dirigeait la mine, Rebecca Fowler. Pourquoi Tan envoyait-il ses ingénieurs si le ministre de la Géologie avait suspendu le permis d’exploitation ? se demanda immédiatement Shan.

L’Américaine salua leur arrivée par un froncement de sourcils.

— Le bureau du colonel a appelé. Vous vouliez nous parler, à ce que j’ai compris, dit-elle dans un mandarin lent et précis, en se levant, le porte-bloc collé à sa poitrine sous ses bras croisés. Le problème, c’est que je ne sais pas comment expliquer votre présence et vos fonctions à mon équipe. Le colonel a utilisé le terme de « non officiel ».

— Théoriquement, ceci est une enquête pour le ministère de la Justice, annonça Shan.

— Mais vous n’appartenez pas au ministère, rétorqua-t-elle aussitôt.

— En Chine, traiter avec le gouvernement relève d’une certaine forme d’art.

— Tan a expliqué que cela concernait Jao. Mais il aimerait garder ce détail secret. Une enquête théorique. Théorique et secrète, précisa-t-elle, une lueur de défi dans le regard.

— Un moine a été arrêté. Ce n’est plus vraiment un secret.

— En ce cas, le problème est résolu.

— Il reste à rassembler les preuves de sa culpabilité.

— Un moine a été arrêté sans preuves ? Vous voulez dire qu’il a avoué ?

— Pas exactement.

L’Américaine lança les bras en l’air en signe d’exaspération.

— C’est comme pour obtenir mes permis d’exploitation. Je les ai demandés alors que j’étais en Californie. Ils m’ont répondu qu’aucun permis ne pouvait être délivré parce que je n’étais pas sur place en train de travailler. J’ai dit que j’allais venir ici pour faire une nouvelle demande. Ils m’ont répondu que je ne pouvais pas faire le voyage jusqu’ici sans permis de travail.

— Vous auriez dû les prévenir que les fonds investis dans votre projet ne seraient pas transférés si vous n’étiez pas ici en personne pour vérifier la bonne exécution du virement.

Fowler lâcha une grimace rapide qui pouvait passer pour un sourire.

— J’ai fait mieux. Après trois jours passés à expédier des fax, j’ai pris un billet pour Lhassa. Dans le cadre d’un voyage organisé pour des Japonais. Je me suis fait conduire en camion – en réalité, j’ai fait du stop – jusqu’au bureau de Jao et j’ai demandé à celui-ci de m’arrêter. Parce que j’allais commencer à diriger le seul investissement étranger du pays sans mes permis de travail.

— C’est ainsi que vous l’avez rencontré ?

Elle acquiesça.

— Il a réfléchi quelques minutes à ma proposition et il a éclaté de rire. Mes papiers étaient prêts deux heures plus tard.

Elle montra la porte qui ouvrait sur une vaste pièce pleine de tables de travail regroupées en deux grands carrés. Quelques-unes étaient occupées par des Tibétains en chemise blanche, dont la plupart quittèrent presque aussitôt la salle. Fowler les attendit à la porte de la salle de conférences adjacente, mais Shan alla jusqu’à un des bureaux, couvert de cartes étranges aux couleurs brillantes et sans lignes de démarcation. Jamais encore il n’en avait vu de semblables. Fowler s’avança et se dépêcha de les masquer d’un journal. Un employé annonça à la cantonade que le thé était servi dans la salle de conférences. Yeshe et le sergent Feng le suivirent.

Shan s’attarda un instant devant les photographies accrochées au mur : elles représentaient toutes des objets bouddhistes, petites statues de divinités, moulins à prières, trompettes de cérémonie, et peintures thangka sur rouleaux en soie, tenus à bout de bras anonymes comme des trophées. On ne voyait aucun visage sur les clichés.

— Je ne comprends pas bien, dit-il. Vous êtes géologue ou archéologue ?

— Les Nations unies établissent des inventaires d’antiquités méritant d’être conservées. Celles-ci font partie de l’héritage de l’humanité. Elles n’appartiennent pas à des partis politiques.

— Mais vous ne travaillez pas pour les Nations unies.

— Ne pensez-vous pas qu’il existe des choses communes à tout le genre humain ? demanda-t-elle.

— Je le crains, répliqua Shan.

Perplexe, Rebecca Fowler ne sut que répondre et rejoignit les autres pour le thé. Shan traîna autour du carré de tables. Contre le mur, abrités par des cloisons vitrées, se trouvaient deux bureaux marqués DIRECTEUR DE PROJET et INGÉNIEUR EN CHEF. Celui de Fowler était encombré de dossiers et des étranges cartes. Des photos décoraient le second, des clichés innocents et artistiques d’enfants tibétains, de temples en ruine, d’étendards à prières soufflés par le vent. Une étagère pleine de livres sur le Tibet, en anglais, occupait toute la longueur d’un mur.

À l’extérieur du bureau de Fowler, Shan s’arrêta devant la photographie d’un groupe d’hommes et de femmes tout joyeux. Il reconnut Fowler, l’Américain blond aux lunettes cerclées de métal, l’adjoint du procureur Li et le procureur Jao.

— Elle a été prise le jour de la consécration de ce bâtiment, expliqua Fowler en lui tendant une chope de thé. Lorsque nous avons ouvert l’usine officiellement.

Shan désigna une jolie et jeune Chinoise au sourire étincelant.

— Mlle Lihua, dit Fowler. La secrétaire de Jao.

— Pour quelle raison le procureur Jao et le procureur adjoint sont-ils impliqués dans votre opération ?

Fowler haussa les épaules.

— Jao était davantage un directeur général au sens large du terme. Il déléguait à Li les problèmes de supervision du comité.

— Vous avez des téléphones, remarqua Shan en montrant les tables. Mais je n’ai pas vu de fils.

— Un système satellite. Il nous est indispensable. Nous avons besoin d’être en contact avec nos labos à Hong Kong. Deux fois par semaine, nous appelons nos bureaux en Californie.

— Ainsi que le bureau des Nations unies à Lhassa ?

— Non. Il ne s’agit que d’un système à usage interne. Autorisé uniquement pour des postes de réception bien définis au sein de notre compagnie.

— Vous n’avez pas de liaison avec Lhadrung ?

— Je peux contacter la Californie en soixante secondes, répondit Fowler en secouant la tête. Un message pour Lhadrung nécessite un trajet en voiture de quarante-cinq minutes. Votre pays déborde de paradoxes, ajouta-t-elle sans sourire.

— Comme de mettre de la saccharine américaine dans du thé au beurre, dit Shan en regardant une Tibétaine en blouse blanche vider de petits sachets roses dans l’infusion laiteuse traditionnelle.

Des panneaux d’information édictaient les règles de sécurité, en chinois et en anglais, à côté d’annonces de réunions du personnel. Au fond de la pièce, une porte rouge fermée s’ornait d’une affichette qui limitait l’entrée au seul personnel autorisé.

— Les employés américains sont-ils ici depuis longtemps, mademoiselle Fowler ? demanda Shan.

— Il n’y a que moi et Tyler Kincaid. Dix-huit mois.

— Kincaid ?

— Mon ingénieur en chef. Un commandant en second, en quelque sorte.

Shan comprit que Kincaid était l’homme qu’il avait vu avec Fowler à la caverne. L’Américain au cœur léger. Qui avait joué Home on the Range pour défier le colonel Tan. Et qui se trouvait aussi sur la photo de la consécration du bâtiment.

— Pas d’autres Occidentaux ? Et les membres de votre compagnie venus en visite ?

— Personne n’est venu. C’est fichtrement trop loin. Il n’y a eu que Jansen du bureau des Nations unies à Lhassa. Dans deux semaines, cela sera différent.

— Vous voulez parler des touristes américains ?

— Exact. Ils sont censés passer deux heures sur le site. Ensuite, nous deviendrons un arrêt régulier du circuit à touristes. On va pouvoir leur montrer des bureaux vides et des bassins à sec, en leur offrant un cours sur la démocratie chinoise.

Shan refusa de mordre à l’hameçon.

— La commission des Antiquités des Nations unies. Quels sont vos rapports avec elle ?

— Parfois ils demandent à emprunter un camion. Ou des cordes.

— Des cordes ?

— Ils explorent les cavernes. Ils escaladent les montagnes.

— Est-ce qu’ils emportent les objets d’artisanat tibétain ?

— Non, ils les recensent, répliqua-t-elle en se raidissant, le visage sévère. Disons que je suis membre du comité local.

— Un comité local ? Où ça ?

Fowler ne réagit pas.

— Que se passe-t-il en cas de conflit ? Sans le soutien du gouvernement, vous ne pourriez pas fonctionner. Comme pour votre permis d’exploitation minière.

— Je vous en prie, ne remettez pas ça sur le tapis.

— Et votre permis pour utiliser un système de transmission par satellite. Ça, c’est extraordinaire. C’est absolument contraire à la politique gouvernementale…

Le sergent Feng apparut au côté de Shan et émit un bref bruit de gorge pour lui signifier qu’il s’engageait en terrain dangereux.

— … à la politique gouvernementale qui prévoit de collecter tous ces objets d’artisanat, poursuivit Shan, en anglais cette fois.

Ce qui parut surprendre son interlocutrice.

— Vous le parlez bien, répondit-elle dans sa langue maternelle. Notre position ne nous permet pas d’empêcher quoi que ce soit qui relève des autorités de votre pays. Nous pensons simplement que les gouvernements devraient agir ouvertement pour tout ce qui a trait aux ressources culturelles, en particulier quand il s’agit d’une culture différente. La commission des Antiquités aide à rassembler des preuves.

— Ainsi, vous avez deux métiers ?

Feng s’interposa avec un air furieux, sans paraître très sûr de ce qu’il devait faire ensuite. Fowler dépassait Feng de quinze centimètres. Elle continua à parler, par-dessus la tête du sergent, en mandarin.

— Et vous-même, inspecteur ? Combien de métiers un enquêteur non officiel a-t-il ?

Shan ne répondit pas et Fowler haussa les épaules.

— Mon métier est de diriger une mine. Mais la commission ne compte qu’un seul expatrié dans ses rangs : Jansen. Un Finlandais. Il demande aux autres expatriés travaillant dans des zones reculées de lui servir d’yeux et d’oreilles.

— Votre fameux comité.

Fowler acquiesça, gênée par la présence du sergent.

— Vous ne m’avez toujours pas expliqué pour quelle raison vous vous trouviez à la caverne, demanda Shan.

— Cette caverne, j’ignorais son existence. Jusqu’à ce que les camions de l’APL se fassent remarquer.

— Par qui ?

— Difficile pour les camions de l’armée de passer inaperçus. Un de mes ingénieurs tibétains les a vus alors qu’il faisait de l’escalade.

— Mais la présence des camions de l’armée peut s’expliquer de bien des façons.

— Pas vraiment. Dans les chaînes d’altitude, les camions circulent pour deux raisons. La première, ce sont les manœuvres militaires. Sinon, pour de nouvelles constructions, camps ou collectifs militaires. Il ne s’agissait pas de manœuvres, et aucune livraison d’équipement n’était prévue sur le site. Les camions n’apportaient rien et ils ne livraient rien. Ou si peu.

— Donc vous en avez déduit qu’ils emportaient des choses. Très habile.

— Je n’en étais pas sûre à cent pour cent. Mais dès mon arrivée sur les lieux, j’ai vu deux choses. Votre colonel. Et une caverne grouillant de soldats.

— Le colonel pouvait avoir des raisons précises de se trouver là-bas.

— Vous voulez parler du meurtre ?

— J’ai eu des amis américains. Plusieurs, fit remarquer Shan. Ils sautent toujours rapidement aux conclusions.

— Il y a une différence entre sauter à la conclusion et être direct. Pourquoi ne répondez-vous pas non, tout simplement ? Tan dirait non. Point final. Et Jao dirait non lui aussi, s’il le fallait.

Elle passa les doigts dans ses cheveux. Comme chaque fois qu’elle était nerveuse. Avant de reprendre :

— Ce jour-là, dans le bureau de Tan, vous l’avez défié. Ouvertement. Vous ne ressemblez pas aux Chinois que j’ai connus.

Tout allait trop vite. Shan vida sa tasse et redemanda du thé. Fowler se dirigea vers la salle de conférences et il en profita pour examiner le tableau d’affichage. Un document rédigé à la main, en tibétain, occupait un des coins. Shan le reconnut et sursauta : c’était la Déclaration d’indépendance américaine. Il se dépêcha d’écarter Feng pour rejoindre la salle de conférences où Fowler l’attendait avec son thé.

— Ainsi donc, c’est vous qui remplacez le procureur Jao ? demanda Fowler.

— Non. Il s’agit juste d’une affectation provisoire. À la demande du colonel.

— Jao aurait été déçu. Il adorait Arthur Conan Doyle. Les enquêtes criminelles étaient sa passion.

— À vous entendre, on croirait que c’était chez lui une habitude.

— Des meurtres, il en avait une demi-douzaine par an, je suppose. Le comté est grand.

— Il a toujours résolu ses affaires ?

— Bien sûr. C’était son métier, non ? demanda-t-elle d’une voix crispée. Vous, votre meurtrier, vous l’avez bien arrêté, non ?

— Je n’ai arrêté personne.

Fowler l’étudia avec attention.

— Vous dites ça comme si vous ne le croyiez pas coupable.

— Je ne le crois pas coupable.

Fowler ne put masquer sa surprise.

— Je commence à vous comprendre, monsieur Shan.

— Shan tout court.

— Je comprends maintenant pourquoi Tan voulait vous voir bien loin de sa caverne quand j’y suis arrivée. Vous êtes… Comment dire ? Imprévisible, à la manière dont lui-même décrit les Tibétains. Et je ne pense pas votre gouvernement bien armé pour affronter l’imprévisible.

— Le colonel Tan préfère traiter une crise à la fois.

L’Américaine le dévisagea attentivement.

— Et sa crise concernait qui, cette fois ? Vous, ou moi ?

— Vous, naturellement.

— Je me le demande.

Elle but une gorgée de thé.

— Si ce n’est pas votre prisonnier qui a tué Jao, alors, qui est le meurtrier ?

— Votre démon, Tamdin.

Fowler releva sèchement la tête et regarda alentour pour voir si des oreilles traînaient. Ses employés étaient rassemblés à l’autre bout de la pièce.

— Personne ne plaisante sur Tamdin, murmura-t-elle, soudain très inquiète.

— Je ne plaisantais pas.

— Dans tous les villages, dans tous les campements de bergers des environs, on entend des récits de démons en visite. Le mois dernier, nous avons eu des plaintes à propos de nos dynamitages. On nous a dit qu’ils avaient dû les réveiller. Il y a même eu un arrêt de travail d’une demi-journée. Mais j’ai expliqué que nous n’avions commencé nos dynamitages que depuis six mois.

— Pour quelle raison, ces dynamitages ?

— Faire des digues. Un nouveau bassin.

Shan secoua la tête comme s’il n’en croyait rien.

— Mais pourquoi créer de nouveaux bassins ? Pourquoi toute cette eau ? Comment pouvez-vous produire des minéraux ? Il n’y a pas de mine…

— Bien sûr qu’il y a une mine, dit Fowler avec un sourire, apparemment soulagée de changer de sujet. Juste là, devant la porte d’entrée.

Elle se saisit d’une paire de jumelles et lui fit signe de la suivre. Elle ouvrit la marche, conduisant Shan sur un sentier qui bordait le plus grand des bassins, et avança d’un pas rapide jusqu’au centre de la digue la plus importante qui fermait l’embouchure de la vallée. Elle s’arrêta et attendit que Yeshe et le sergent Feng les rejoignent.

— C’est une mine de précipitations.

— Vous exploitez la pluie ? demanda Shan.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Mais c’est en effet une manière de décrire la chose. Nous exploitons les eaux de pluie vieilles de plusieurs siècles.

Elle montra les bassins.

— Cette plaine est le fond d’une cuvette. Pas d’échappée possible, hormis la gorge du Dragon, qui a été bloquée ici par un glissement de terrain il y a très longtemps. Il s’agit d’une géologie de minéraux en suspension. Les pics environnants étaient volcaniques. La lave a coulé le long des pentes. Et la lave est pleine d’éléments légers. Bore. Magnésium. Lithium. Au fil des siècles, les pluies ont dissous la lave et délavé les sels minéraux dans la cuvette pour constituer un lac salé. En période de sécheresse, une croûte se constituait à la surface du lac. Sur une trentaine de centimètres. Parfois jusqu’à un mètre cinquante. Puis un cycle d’années pluvieuses remplissait à nouveau le bassin d’eau, avec les minéraux en suspension. Puis une nouvelle croûte. À quelques siècles d’intervalle, une nouvelle éruption regarnissait les pentes. C’est ainsi que le Grand Lac Salé s’est formé en Amérique.

— Mais ces bassins ont été fabriqués artificiellement.

— Le lac salé naturel est bien là. Il y en a onze en tout. En strates, sous nos pieds. Nous nous sommes contentés de déplacer de l’argile afin de constituer des bassins de plein air. Et nous pompons les saumures en surface pour les faire évaporer.

Fowler indiqua trois petits abris en fond de vallée, pareils à des ganglions au milieu d’un réseau de tuyauteries.

— Trois puits assurent l’intégralité de la production.

— Mais où se trouve votre usine ?

— Dans les bassins. Avec une concentration bien calculée, nous sommes capables de faire précipiter des particules de bore. Chaque lac est régulièrement asséché et nous récoltons le produit qui s’est accumulé dans le fond. L’astuce, c’est de maintenir la bonne concentration. Une erreur, et nous nous retrouvons avec du sel de table. Ou un ragoût de métaux divers qu’il coûterait trop cher de dissocier.

Elle les conduisit le long de la digue à l’endroit où celle-ci venait recouper le goulet de la gorge du Dragon.

— Mais vous avez dit que la vallée avait été bloquée par un glissement de terrain.

— Nous avons dégagé l’éboulement. Trop instable. Il fallait que le barrage soit en argile compactée. Celle-ci, nous venons de la terminer. Notre dernière digue.

Shan vit le bassin à proximité, d’un niveau sensiblement plus bas que les autres, qui continuait à se remplir grâce à l’eau des puits. L’Américaine indiqua l’extrémité du plateau et tendit les jumelles à Shan.

— Nous sommes en train de procéder à la récolte du bassin le plus éloigné.

Un tas de matière blanche brillait sur le bord.

— Nous disposons d’une unité de traitement élémentaire, pour un premier raffinage grossier. Une fois la production commencée, le matériau raffiné sera scellé en sacs d’une tonne pour être expédié dans le monde entier.

Shan se rendit compte qu’elle parlait en regardant des ouvriers rassemblés au beau milieu d’un réseau de bassins.

Il pointa ses jumelles vers eux et vit qu’ils formaient deux groupes séparés. Personne ne semblait être au travail.

— Le monde entier ? demanda-t-il.

— Une partie vers des usines en Chine, dit-elle d’un ton distrait. Une grosse part vers Hong Kong pour être expédiée ensuite vers l’Europe et l’Amérique.

Shan examina l’équipement d’un gris terne à côté du second groupe d’ouvriers.

— Pourquoi Tan expédierait-il votre production alors que votre permis d’exploitation est suspendu ?

— C’est le ministère de la Géologie qui a suspendu le permis.

— Qui a signé l’ordre ?

Rebecca Fowler resta un instant silencieuse comme si elle n’était pas sûre de vouloir répondre.

— Le directeur Hu.

— Du bureau local du ministère de la Géologie ?

— Exact. Mais j’ai expliqué à Tan que si nous fermions maintenant, nous allions perdre tous les matériaux en suspension dans les bassins. Nous avons conçu ce procédé d’extraction de manière que les produits commercialisés soient les premiers à précipiter. Si nous attendons, ils seront contaminés. Nous pourrions gâcher jusqu’à six mois de travail. Tan a accepté que nous poursuivions le traitement des productions témoins sous prétexte que le permis ne s’appliquait qu’à la production commercialisable.

— Mais ensuite, toute la production s’arrête ?

— À moins que nous comprenions ce qui se passe exactement.

— Hu n’a donné aucune raison justifiant la suspension du permis ?

Fowler n’avait pas l’intention de poursuivre ses explications. Elle fit deux pas sur le côté et releva la tête vers une paroi rocheuse à l’extrémité du bassin.

Shan essayait de comprendre les raisons de sa réticence : était-elle gênée à cause du procureur Jao, du directeur des mines Hu, ou de lui-même ? Il finit par se tourner lui aussi vers la paroi qui se dressait sur plus de cent mètres, pratiquement à la verticale. Il aperçut soudain des mouvements sur la falaise, deux cordes blanches qui pendaient depuis le sommet.

— On peut apercevoir toute la vallée, dit Fowler en se tournant vers la gorge.

Mais Shan ne quittait pas la paroi des yeux. Les cordes bougeaient. Il vit deux silhouettes au sommet, vêtues de gilets rouge brillant et coiffées de casques blancs.

Yeshe lâcha un cri de surprise.

— La 404e ! On peut voir…

Il se reprit avec un regard gêné vers Shan qui fit pivoter ses jumelles pour suivre la gorge du Dragon jusqu’au pied de la chaîne montagneuse. Trente kilomètres de routes tortueuses les en séparaient, mais le chantier de la 404e lui sembla à portée de main, à cinq kilomètres à peine à vol d’oiseau. Il régla la mise au point et centra sa visée sur le pont de Tan, les chars des nœuds et la longue file de camions de la prison.

Sous le regard peu amène de l’Américaine qu’il sentait peser sur lui, il baissa ses jumelles.

— Mon ingénieur en chef me l’a montré, déclara-t-elle d’un ton accusateur. Il s’agit de l’un de vos projets pénitentiaires. Des travaux forcés d’esclaves.

— Le gouvernement affecte souvent des équipes de travaux forcés à la construction des routes, expliqua Yeshe avec conviction, plein de son bon droit. Pékin dit que cela aide à bâtir la conscience socialiste.

— J’en ai parlé aux Nations unies, rétorqua Fowler.

— Personnellement, intervint Shan, je suis partisan du dialogue international.

Le canon d’une arme s’enfonça brutalement dans son dos. Shan se retourna sur Feng, arrivé sans prévenir, le pouce tendu, qui l’incendiait du regard. Un geste qui n’échappa pas à Fowler. Elle faillit dire quelque chose quand, soudain, retentit un whoop sonore répercuté en échos par la falaise. Deux silhouettes descendaient en rappel, en se repoussant des pieds contre la paroi.

— Stupide imbécile, marmonna Fowler. C’est Kincaid. Il enseigne l’escalade aux jeunes ingénieurs. Il va escalader l’Everest avant que son séjour se termine. Il veut monter avec une équipe de Tibétains.

— L’Everest ? demanda Yeshe.

— Désolée, dit Fowler. Vous lui donnez le nom de Chomolungma. La montagne mère.

— « La mère déesse du monde », la corrigea Yeshe.

Une fois au sol, les silhouettes se mirent à sauter sur place au pied de la falaise, en signe d’allégresse, avant de se donner l’accolade. Quelques instants plus tard, elles s’avançaient sur la longue digue. Shan reconnut alors l’homme mince aux yeux brillants et à queue-de-cheval, l’Américain à l’harmonica, et le jeune chauffeur tibétain qu’il avait revu ensuite dans le bureau de Tan.

— Je m’appelle Tyler. Tyler Kincaid. Appelez-moi Kincaid. Ça ira très bien.

En voyant Feng, son sourire s’évanouit et il ne put s’empêcher de fixer du regard l’arme du sergent.

— Lui, dit-il avec un geste distrait du pouce, c’est Luntok, l’un de nos ingénieurs.

— Kincaid est le magicien qui s’occupe des bassins, expliqua Fowler.

— C’est la nature, la vraie magicienne, répondit Kincaid, impassible. Je me contente de lui fournir l’occasion de faire son numéro.

Il parlait avec un léger accent traînant. Comme un acteur de western, songea Shan.

— Vous étiez là, vous aussi, dit Kincaid à ce dernier en baissant la voix d’un ton accusateur. Avec Tan. Nous voulons savoir ce qui se passe dans cette caverne.

— Vous n’êtes pas le seul. J’ai moi aussi besoin de connaître la raison de votre présence sur ces lieux.

— Ce qu’on y trafique est inadmissible. Il s’agit d’un endroit sacré.

— Pourquoi dites-vous une chose pareille ? demanda Shan.

— Les bouddhistes appellent cet endroit un lieu de pouvoir. En bout de vallée. Face au sud. Une source toute proche. Un gros arbre.

— Donc vous y étiez déjà allé auparavant ?

Kincaid embrassa du geste le panorama de montagnes.

— Nous escaladons des tas de crêtes. C’est Luntok qui a vu les camions. Mais il n’était pas utile de les voir pour savoir que le problème risquait d’être important. La topographie suffit. Elle parle d’elle-même. Elle montre tout.

Soudain une sirène lâcha un long hululement soutenu qui leur martyrisa les oreilles. Un ouvrier apparut au côté de Fowler, hors d’haleine, après avoir traversé la digue au pas de course.

— Ils vont se battre ! s’écria-t-il. Ils vont détruire l’équipement.

— Foutus MFC. Je vous avais prévenue ! lâcha brutalement Tyler à l’adresse de Fowler avant de se précipiter, Luntok sur les talons.

Les ouvriers tibétains formaient une file au milieu de la vallée. Un énorme bulldozer gris sur lequel s’étaient perchés une demi-douzaine des ingénieurs de Tan avait été arrêté par une barricade improvisée constituée de camions plus petits et de pelleteuses. Les soldats faisaient résonner la corne pneumatique en salves successives comme des rafales de mitraillette. Les Tibétains, eux, étaient assis à même le sol, jambes croisées, devant les véhicules. Kincaid se plaça dans le camp des Tibétains, avant de haranguer les soldats.

Shan tendit les jumelles à Rebecca Fowler, qui ne les accepta qu’avec réticence.

— Je n’ai jamais eu l’intention… balbutia-t-elle. S’il y a un blessé, je ne pourrai pas le supporter.

Elle se tourna vers lui, le regard inquiet, surprise par un tel aveu devant un étranger.

— Faites-les partir.

— Qui ça ?

— Les soldats. Dites à Tan que nous trouverons un autre moyen afin de respecter nos délais de production.

— Je suis désolé, répondit Shan. Je n’ai aucune autorité.

— Bien sûr que si, objecta Yeshe. Vous êtes un représentant direct du colonel Tan. Vous lui transmettrez tous les manquements à l’ordre et à la discipline.

Déchiré par l’indécision, Yeshe finit par se précipiter vers les soldats. Il n’allait quand même pas laisser un incident à la mine le retarder dans l’accomplissement de ses fonctions. Yeshe, se rappela Shan, avait un but dans l’existence. Une destination.

Les soldats levèrent et abaissèrent la lame du bulldozer, et la machine prit l’apparence d’un monstre affamé impatient de s’attaquer à sa pâtée. Kincaid allait et venait entre les deux camps, avec force gestes en direction des bassins, des montagnes et des cabanes d’équipement.

— M. Kincaid fait preuve d’un zèle inhabituel, fit remarquer Shan.

Il vit l’expression perplexe de Fowler.

— Pour un ingénieur des mines, s’entend.

— Tyler Kincaid est un trésor. Il aurait pu choisir son affectation dans la compagnie. New York, Londres, Californie, Australie. Il a choisi le Tibet. Fait-il du zèle ? Nous sommes à quinze mille kilomètres du pays, et nous essayons d’ouvrir une mine en utilisant une technologie non éprouvée dans un lieu encore moins éprouvé avec un personnel non éprouvé lui non plus. Son zèle m’est plutôt apparu comme une référence.

— Il avait le choix de son affectation ? Pourquoi ? Il a de multiples cordes à son arc ?

— C’est incontestable. Mais aussi parce que son père est le propriétaire de la compagnie.

Kincaid s’avança jusqu’au soldat responsable, le saisit aux épaules et se mit à le secouer. Avec un père propriétaire de la compagnie, il se retrouvait au fin fond de la planète, dans l’avant-poste le plus éloigné et le plus inaccessible de cette même compagnie. Étrange.

— Il a dit quelque chose. Les MFC. Qu’est-ce que ça signifie ?

— Sa manière de parler.

— De parler de quoi ?

— Des bureaucrates.

Elle vit qu’il n’allait pas lâcher le morceau et haussa les épaules.

— Un MFC, c’est un Mother Fucking Communist. Un putain d’enfoiré de communiste, expliqua-t-elle avec un sourire amusé.

Arrivé devant le bulldozer, Yeshe désigna Shan du doigt. La lame de l’engin s’immobilisa et les soldats se tournèrent vers la digue, dans l’expectative. Kincaid profita de ce répit pour se précipiter vers le bâtiment administratif, d’où il ressortit au pas de course, chargé d’une boîte noire. Fowler cadra les jumelles, lâcha un grommellement soulagé, et les rendit à Shan.

Kincaid avait dans les mains un magnétophone portatif qu’il posa devant le bulldozer. Il le mit en marche et retentirent alors les premiers accords d’un rock américain. Le volume était tel que Shan l’entendit depuis la digue. L’ingénieur se mit à danser. Au départ, les deux camps se contentèrent d’échanger des regards, sans bouger d’un pouce. Puis un des soldats éclata de rire. Un autre se mit à danser à son tour, bientôt rejoint par un des Tibétains. Tous les autres se mirent à rire.

— Merci, dit Fowler dans un soupir, comme si l’intervention de Yeshe avait été l’idée de Shan. Une nouvelle crise évitée. Mais le problème n’est pas résolu, ajouta-t-elle en se dirigeant vers son bureau.

Shan la rattrapa.

— Avez-vous pensé à un prêtre ?

— Un prêtre ?

— Les Tibétains refuseront de travailler parce qu’ils sont convaincus qu’un démon a été libéré.

Fowler secoua la tête tristement, en contemplant la vallée.

— D’une certaine façon, je n’arrive pas à y croire. Un démon ! Je connais ces gens. Ce ne sont pas des païens.

— Vous vous méprenez. Il ne faut pas penser qu’ils sont convaincus qu’un monstre rôde dans les collines. Ils pensent que l’équilibre a été rompu, et qu’un déséquilibre est source de malfaisance. Le démon n’est qu’une illustration de cette malfaisance. Il pourrait se manifester dans un individu, un acte, même dans un tremblement de terre. L’équilibre peut être restauré grâce aux bons rituels, et au bon prêtre.

— Vous êtes en train de me raconter que tout cela est symbolique ? Le meurtre de Jao n’a pas été symbolique.

— Je me le demande.

Elle réfléchit à la suggestion de Shan, en regardant vers le fond de la gorge.

— Jamais le bureau religieux n’autoriserait un rituel. Son directeur est membre de notre conseil d’administration.

— Je ne parle pas d’un prêtre du bureau. Il vous faudrait quelqu’un de spécial. Qui dispose des bons pouvoirs. Quelqu’un qui vient des vieux gompas. Le bon prêtre leur ferait comprendre qu’ils n’ont rien à craindre.

— Il n’y a vraiment rien à craindre ?

— Je suis convaincu en tout cas que vos ouvriers n’ont rien à craindre.

— Il n’y a vraiment rien à craindre ? répéta l’Américaine, en peignant de ses doigts sa chevelure châtain.

— Je ne sais pas.

Ils marchèrent en silence.

— Je n’ai pas vraiment envisagé cet aspect des choses dans mes comptes rendus relatifs à l’impact sur l’environnement, dit Fowler.

— Ce n’est peut-être pas votre exploitation minière, la cause première de tout ça.

— Mais je croyais que c’était tout le…

— Non. Il s’est passé quelque chose ici. Je ne parle pas du meurtre de Jao. Ceux qui sont au courant sont très peu nombreux. Non. Autre chose. Une chose qui a été vue. Et qui a fait peur aux Tibétains. Il faut qu’on leur explique la raison de sa présence ici, dans leur cadre de références. Une justification toute prête serait l’excavation de la montagne. Pour eux, chaque rocher, chaque galet a sa place. Et maintenant, tout a été chamboulé.

— Mais le meurtre a aussi son importance, non ?

Ce n’était pas une question.

— Ce démon. Tamdin, poursuivit-elle dans un murmure.

— Je ne sais pas, répondit Shan. Je ne savais pas que le meurtre vous avait mise dans un tel état.

— Il m’a fichu une trouille bleue, dit-elle en se retournant vers les ouvriers.

Les machines reculaient, chacune de son côté.

— Je n’arrive plus à dormir.

Elle refit face à Shan.

— Je fais des choses bizarres. Comme de parler à de parfaits inconnus.

— Y a-t-il autre chose que vous voudriez me confier ?

Ils se rapprochaient du chantier quand Shan remarqua des mouvements à l’extrémité du bâtiment le plus éloigné. Devant une porte latérale, il vit une file de Tibétains, des ouvriers pour l’essentiel, mais aussi des femmes âgées et des enfants en tenue traditionnelle. Rebecca Fowler parut ne rien remarquer.

— Je ne peux m’empêcher de penser qu’ils sont liés. Mes problèmes et les vôtres.

— Vous voulez parler du meurtre du procureur Jao et de la suspension de votre permis ?

Fowler hocha lentement la tête.

— Ce n’est pas tout. Mais maintenant que mon permis est supprimé, j’aurai l’impression d’être mauvaise langue. Jao faisait partie de notre comité directeur. Avant son départ d’ici, après sa dernière visite, il a eu une discussion violente avec le directeur Hu du ministère de la Géologie. Quand la réunion a été terminée, ils sont sortis, et Jao hurlait littéralement contre Hu. À propos de cette fameuse caverne. Jao criait que Hu devait mettre un terme à ce qu’il faisait là-bas. Et il a ajouté qu’il enverrait sa propre équipe.

— Vous étiez donc au courant de l’existence de la caverne avant leur dispute ?

— Non. Je n’ai rien compris à leur prise de bec. Par la suite, Luntok a parlé des camions qu’il avait vus. Je n’ai pas fait le rapprochement jusqu’à ma visite sur le site. Mais ce jour-là, j’étais tellement furieuse contre Tan que je n’y ai plus pensé : c’est seulement par la suite que je me suis souvenue de la dispute entre Jao et Hu.

Ils étaient presque arrivés au camion où les attendaient Yeshe et le sergent Feng. Fowler s’arrêta et s’adressa à Shan d’une voix pressante qu’il ne lui connaissait pas.

— Comment dois-je faire pour trouver le prêtre dont j’ai besoin ?

— Demandez à vos ouvriers.

Était-il possible qu’elle aille jusqu’à défier Hu, et même Tan, pour garder sa mine ouverte ?

— Je ne peux pas. Cela rendrait la chose officielle. Les Affaires religieuses seraient furieuses. Le ministère de la Géologie serait furieux. Aidez-moi à trouver un prêtre. Je n’y arriverai pas toute seule.

— Demandez aux sommets des montagnes.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Je ne sais pas. C’est un dicton tibétain. Je crois que cela signifie prier.

Rebecca Fowler lui agrippa le bras et le dévisagea avec désespoir.

— Je veux vous aider, murmura-t-elle, mais vous n’avez pas le droit de me mentir.

Pour seule réaction, Shan eut un petit sourire crispé et maladroit puis il se tourna, le cœur lourd, vers les sommets au lointain. Elle, il ne lui mentirait jamais. Mais il continuerait toujours à croire à ses propres mensonges si ceux-ci étaient son seul espoir d’évasion.