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On était à la mi-février et il commençait à faire nuit. Pitt se leva et alluma les appliques à gaz une à une. Il s’habituait à ce bureau, même s’il ne s’y sentait pas encore à l’aise. Dans son esprit, c’était toujours celui de Victor Narraway.

Lorsqu’il se retourna, il s’attendait presque à voir sur les murs les dessins au crayon d’arbres dénudés de son prédécesseur, au lieu des aquarelles de ciels et de marines que Charlotte lui avait offertes. Ses livres n’étaient pas très différents de ceux de Narraway. Il possédait peut-être moins de recueils de poésie et d’œuvres classiques, mais tout autant d’ouvrages de droit, d’histoire et de politique.

Narraway avait emporté la photographie de sa mère dans son cadre en argent. Ce jour-là, Pitt avait enfin mis à sa place celle de Charlotte souriant à l’objectif, sa préférée. À côté d’elle se trouvaient Jemima, âgée de treize ans et l’air très adulte, et Daniel qui, à dix ans, avait encore des traits plus enfantins.

Après le fiasco irlandais à la fin de l’année précédente, en 1895, Narraway avait évidemment été gracié. Il ne s’était rendu coupable de rien. En revanche, il n’avait pas été reconduit dans ses fonctions de directeur de la Special Branch. La nomination de Pitt, temporaire à l’origine, avait été confirmée. Plusieurs mois s’étaient écoulés depuis, mais Pitt savait que les hommes qui avaient été ses supérieurs, puis ses égaux avant de devenir ses subordonnés, avaient encore du mal à accepter la nouvelle situation. Le rang en soi ne signifiait pas grand-chose. Il imposait l’obéissance, pas la loyauté.

Jusque-là, ils avaient suivi ses ordres sans discuter. Cependant, ces derniers mois, il n’avait eu à faire face qu’à des événements très prévisibles. Une grogne habituelle régnait parmi les vastes populations immigrées, surtout à Londres, mais il n’avait pas été confronté à une crise ni à une de ces décisions délicates, hasardeuses, qui mettent des vies en danger et le jugement d’un homme à l’épreuve. Lorsque cela se produirait, certains auraient peut-être une attitude différente envers lui. La confiance qu’on lui témoignait risquait d’être ébranlée, voire détruite.

Il resta à la fenêtre, fixant les toits d’en face et la façade élégante d’un immeuble voisin. Il distinguait tout juste leurs contours désormais familiers dans la lumière déclinante. De tous côtés jaillissait la lueur vive des réverbères qu’on allumait.

Il se remémorait Narraway, à son retour d’Irlande, après qu’il avait échappé à la disgrâce. Son visage était las et creusé de nouvelles rides, marqué par les épreuves qu’il avait vécues. Pitt savait également que Narraway avait enfin accepté les sentiments qu’il éprouvait envers Charlotte, mais comme toujours, ses yeux noirs comme du charbon n’avaient pas trahi grand-chose.

— Vous commettrez des erreurs, avait-il dit à Pitt dans le silence de cette pièce, alors qu’ils avaient pour seule compagnie le ciel et les toits. Vous hésiterez à agir, par peur de blesser, voire de briser des êtres humains. Ne tergiversez pas trop. Vous vous méprendrez sur le compte de certains, car vous avez toujours eu une trop haute opinion des gens qui vous sont supérieurs sur le plan social. Pour l’amour du ciel, Pitt, fiez-vous à votre instinct ! Vos décisions auront parfois des conséquences sérieuses. Acceptez-le. Peu d’erreurs, et tirer la leçon de chacune, voilà à quoi on mesure sa valeur. Ne vous dérobez pas, car c’est là la pire erreur de toutes.

Son expression était sombre, voilée par les souvenirs.

— Ce qui compte, ce n’est pas tant la décision elle-même que le fait de la prendre au bon moment. Votre mission est celle que vous vous donnez. Tout ce qui menace la paix et la sécurité de la Grande-Bretagne peut entrer dans cette catégorie.

Il n’avait pas ajouté : « Que Dieu vous aide », mais c’était tout comme. Un instant, un humour ironique avait adouci son regard, suivi d’une lueur de compassion et d’envie aussi, de nostalgie pour ces moments fiévreux où le cerveau bouillonne d’idées et où le sang rugit dans vos veines, tout ce qu’il avait été forcé à quitter.

Certes, Pitt l’avait revu depuis, quoique brièvement. Il y avait eu des soirées ici et là, des conversations polies mais dénuées de sens véritable. La question de savoir comment l’un et l’autre apprenaient à plier, à s’adapter, à endosser un rôle différent, demeurait inabordée.

 

Pitt se rassit à son bureau et reporta son attention sur les documents étalés devant lui.

On frappa un coup bref à la porte, et Stoker entra dès qu’il eut répondu. Après l’affaire irlandaise, il était le seul homme de la Special Branch en qui Pitt eût une confiance absolue.

— Oui ?

Stoker s’approcha, l’air préoccupé et mal à l’aise, son visage maigre plus expressif que d’ordinaire.

— Hutchins m’a envoyé un rapport de Douvres, monsieur. Il a vu un ou deux individus inattendus débarquer du ferry. Des fauteurs de troubles. Pas les beaux parleurs habituels – plutôt du genre qui agissent vraiment. Il est pratiquement sûr qu’au moins l’un d’entre eux a été mêlé à l’assassinat du Premier ministre français l’an dernier.

Un nœud se forma dans l’estomac de Pitt. Pas étonnant que Stoker ait l’air inquiet.

— Dites-lui de tout faire pour l’identifier de manière certaine, répondit-il. Dépêchez Barker sur place. Surveillez les trains. Nous devons savoir si ces gens viennent à Londres et qui ils contactent.

— Ce n’est peut-être rien, dit Stoker sans conviction. Hutchins est un peu nerveux.

Pitt ouvrit la bouche pour rétorquer que le travail de Hutchins consistait justement à être prudent à l’excès, puis se ravisa. Stoker le savait aussi bien que lui. Il expliquait trop de choses.

— Gardez-les à l’œil, c’est tout. Nous avons assez d’hommes à Douvres pour le faire, si Barker les rejoint. Qu’ils nous tiennent au courant.

— Oui, monsieur.

— Merci.

Stoker se retourna et sortit. Pitt demeura immobile quelques instants. S’il s’agissait réellement d’un des assassins du Premier ministre français, la police ou les services secrets français entreraient-ils en contact avec lui ? Solliciteraient-ils son aide ou préféreraient-ils se charger eux-mêmes de l’individu en question ? Peut-être voudraient-ils obtenir de lui des informations concernant d’autres anarchistes. À moins qu’ils s’arrangent pour qu’il soit victime d’un accident, évitant ainsi de porter l’affaire à l’attention du public. Dans ce cas, mieux vaudrait que la Special Branch feigne de n’être au courant de rien. La décision serait prise plus tard, qu’elle en discute ou non discrètement avec Paris après les faits. C’était précisément à ce genre de situation délicate que Narraway avait fait allusion.

Il retourna à sa lecture.

 

Une réception avait lieu ce soir-là. Une centaine de personnalités de la bonne société et du monde politique seraient réunies, en apparence pour écouter un violoniste prodige interpréter des pièces de musique de chambre. En réalité, ce serait l’occasion de manœuvrer en coulisses, d’observer d’éventuelles fluctuations dans l’équilibre des pouvoirs, et d’échanger des informations sensibles qui auraient été déplacées dans le cadre plus rigide d’un bureau.

Il était un peu plus de dix-neuf heures quand Pitt franchit le seuil de sa maison sur Keppel Street. Après le vent aigre du dehors, il se surprit à sourire dans la chaleur qui l’accueillit aussitôt. Les odeurs familières de pain frais et de linge propre parvenaient de la cuisine, située au bout du couloir. Charlotte devait être en train de se préparer au premier. Elle n’était pas encore habituée à son retour au sein de la société dans laquelle elle était née. Par le passé, elle avait jugé frivoles l’élégance et les rivalités qui la caractérisaient, et puis ce monde-là était devenu hors d’atteinte. Pitt savait à présent, bien qu’elle ne l’eût jamais dit, qu’elle avait parfois regretté la gaieté de ces soirées, les traits d’esprit et le parfum de défi qui allait avec, si superficiel fût-il.

Minnie Maude, dans la cuisine, lui confectionnait du Welsh rarebit, au cas où il n’y aurait qu’un maigre buffet à la réception. Ses cheveux s’étaient échappés de leurs épingles, comme d’habitude, et son visage était rouge à cause de l’effort et peut-être d’une certaine excitation. Au bruit de ses pas, elle se détourna du gros fourneau.

— Oh ! Mr. Pitt, monsieur, vous avez vu Mrs. Pitt ? Elle est superbe, vraiment. Je n’ai jamais vu quelqu’un de si…

Elle ne parvint pas à trouver le mot qu’elle cherchait, et finit par se souvenir que le temps pressait. Elle déposa sur la table l’assiette contenant la tartine grillée recouverte de fromage fondu et alla lui chercher un couteau et une fourchette.

— Je vais vous faire une bonne tasse de thé, ajouta-t-elle. L’eau vient de bouillir.

— Merci, dit-il, tâchant de dissimuler son amusement.

Minnie Maude Mudway avait remplacé Gracie Phipps, entrée à leur service peu après leur mariage. Il n’était pas encore tout à fait accoutumé à ce changement, mais Gracie avait sa propre maison à présent, et il se réjouissait pour elle. C’était elle qui avait recommandé Minnie Maude. Tout se passait de manière très satisfaisante, même s’il regrettait les commentaires sans détour de Gracie sur ce qu’elle savait de ses enquêtes, et son soutien aussi loyal qu’indépendant.

Il dîna en silence, appréciant le plat. Minnie Maude devenait vite bonne cuisinière. Disposant d’un budget plus généreux que Gracie, elle expérimentait – dans l’ensemble, avec un franc succès.

Il remarqua qu’elle en avait préparé une portion pour elle-même aussi, bien que beaucoup plus petite. Cependant, elle semblait réticente à s’attabler avec lui.

— Je vous en prie, n’attendez pas, dit-il en désignant la casserole sur le fourneau. Mangez pendant que c’est chaud.

Elle lui adressa un sourire incertain et parut sur le point de protester, puis se ravisa et se servit. Presque aussitôt, un détail attira son attention et elle se mit à ranger de la vaisselle propre dans le vaisselier. Pitt se promit de mentionner l’incident à Charlotte à l’occasion. Il était absurde que Minnie Maude n’osât pas manger en sa présence. Dès lors qu’elle avait remplacé Gracie, cette maison était son foyer.

Il suggérerait à Charlotte de lui dire quelque chose pour la mettre à l’aise.

Quand il eut terminé son thé, il remercia Minnie Maude et monta faire sa toilette et se changer.

Dans la chambre, il trouva Charlotte en compagnie de Jemima. La jeune fille regardait sa mère d’un air attentif et approbateur. Pitt fut frappé de voir que Jemima avait remonté ses longs cheveux et les avait retenus par des épingles, comme une adulte. Il éprouva une bouffée de fierté mêlée d’un pincement de regret.

— C’est magnifique, maman, mais vous êtes un peu pâle, dit Jemima avec franchise, tendant la main pour lisser la soie bordeaux de la robe de Charlotte.

Puis elle adressa à Pitt un sourire éclatant.

— Bonsoir, papa. Vous arrivez juste à temps pour être un soupçon en retard, comme l’exige la mode. Cela se fait, vous savez.

— Oui, je sais, dit-il, avant de se tourner vers Charlotte.

Bien que Minnie Maude l’eût averti, il fut tout de même un peu surpris de constater à quel point elle était ravissante. Pas seulement à cause de l’excitation qui se lisait sur son visage ou de l’éclat de ses yeux. La maturité lui seyait. À presque quarante ans, elle possédait une assurance qu’elle n’avait pas eue plus jeune. Cela lui conférait une grâce plus profonde que la seule beauté des traits ou la fraîcheur du teint.

— Tes vêtements sont prêts, dit-elle en réponse à son regard. Un retard de rigueur est une chose ; donner l’impression de ne pas avoir compris l’heure, ou de s’être perdu, en est une autre.

Il sourit sans répondre. Il comprenait sa nervosité. Il tentait lui-même de dominer le sentiment d’avoir été catapulté dans une position sociale à laquelle il n’était pas destiné. Sa nouvelle situation était par nature subtilement différente de celle d’un policier haut placé, lequel devait tout de même rendre des comptes à autrui. En tant que directeur de la Special Branch, il était son propre maître, hormis dans les affaires les plus graves. Il n’avait personne avec qui partager son pouvoir ou ses responsabilités.

Il eut encore plus conscience du changement intervenu dans sa vie lorsqu’il descendit du fiacre et tendit la main à Charlotte pour l’aider. Un froid mordant lui piquait le visage. La chaussée était luisante de verglas, et il fit très attention à ne pas glisser en guidant Charlotte vers le trottoir.

Un équipage de quatre chevaux s’arrêta un peu plus haut, des armoiries peintes sur la portière. Un valet de pied en livrée s’empressa de descendre de son banc. Les chevaux expulsaient de petits nuages de vapeur par les naseaux, le cuivre des harnais étincelait à la lumière au gré de leurs mouvements.

Une autre voiture passa, les fers des sabots claquant sur les pavés.

Charlotte se cramponnait à son bras, non qu’elle eût peur de tomber. Elle voulait seulement être rassurée, rassembler son courage avant de s’aventurer à l’intérieur. Il sourit dans la pénombre et lui effleura les doigts.

Les immenses portes d’entrée s’ouvrirent devant eux. Un valet prit la carte de Pitt et les conduisit dans la salle principale où la soirée avait déjà commencé.

La pièce était somptueuse. Colonnes et pilastres donnaient l’illusion d’une hauteur impressionnante sous le plafond peint. Elle était éclairée par quatre énormes lustres éblouissants, suspendus à des chaînes qui semblaient en or, même si, bien sûr, il était impossible que ce fût le cas.

— Tu es certaine que nous ne nous sommes pas trompés d’endroit ? chuchota Pitt à l’oreille de Charlotte.

Elle se tourna vers lui avec un regard affolé, puis comprit qu’il la taquinait. Il était nerveux, fier également qu’elle fût là parce qu’il était invité, lui, et non sa sœur Emily ou sa tante, Lady Vespasia Cumming-Gould. C’était une petite chose à offrir à Charlotte, après toutes ces années de vie modeste, mais il en tirait plaisir.

Elle sourit et se redressa légèrement avant qu’ils descendent la courte volée de marches pour aller se joindre à la foule. En quelques instants, ils furent entourés par un tourbillon de couleurs et de voix, de rires discrets ponctués par le tintement des verres qu’on entrechoquait.

La conversation était polie et, pour l’essentiel, futile. L’on se jaugeait sans en avoir l’air. Ils se mêlèrent à un groupe, puis à un autre. Charlotte était parfaitement à l’aise et Pitt l’observa avec admiration tandis qu’elle souriait à chacun, affectait de s’intéresser, distribuait de discrets compliments. Il y avait là un art qu’il n’était pas encore prêt à imiter. Il craignait de donner l’impression de singer ceux qui étaient nés dans ce milieu social et de ne jamais être pardonné pour cela.

Un secrétaire d’État lui adressa la parole d’un ton dégagé. Pitt, qui ne se souvenait pas de son nom, l’écouta avec politesse. Un homme se joignit à eux et la discussion prit un tour plus sérieux. Pitt lâchait une remarque de temps à autre, mais pour l’essentiel se contentait d’observer.

Il remarquait une différence dans la manière dont les gens se conduisaient envers lui, même comparé à quelques mois plus tôt, bien que tout le monde ne sût pas encore qui il était. Content d’être peu à peu attiré dans une nouvelle conversation, il vit Charlotte sourire puis se tourner vers une dame en vert assez corpulente et l’écouter avec une charmante attention.

— Un parfait crétin, si vous voulez mon avis, disait un homme âgé avec vigueur.

Il regarda Pitt, haussant un sourcil interrogateur.

— Je ne vois pas du tout pourquoi on a promu cet individu au ministère de l’Intérieur. Il doit avoir des relations.

Il se mit à rire.

— Ou connaître des secrets, hein ?

Pitt lui rendit son sourire. Il n’avait pas la moindre idée de l’identité de la personne dont ils s’entretenaient.

— Dites-moi, vous n’êtes pas au Parlement, au moins ? reprit l’homme. Je ne voulais pas vous insulter, vous savez.

— Non, répondit Pitt, souriant toujours.

— Tant mieux.

Son interlocuteur parut soulagé.

— Je m’appelle Willoughby. J’ai un petit domaine dans le Herefordshire. Un millier d’hectares environ.

Pitt se présenta à son tour, hésita un instant et décida de ne pas mentionner sa profession.

Un autre homme se joignit à eux, mince et élégant, doté d’une moustache blanche et d’une dentition légèrement protubérante.

— Bonsoir, dit-il aimablement. Sale affaire à Copenhague, n’est-ce pas ? Enfin, j’ose espérer que ça va se tasser. C’est le cas, en général.

Il considéra Pitt avec plus d’attention.

— J’imagine que vous êtes parfaitement au courant.

— J’ai entendu quelques rumeurs, admit Pitt.

— Par des relations ? demanda Willoughby.

— Il est directeur de la Special Branch ! rétorqua l’autre homme sèchement. Il en sait sans doute plus long sur vous et moi que nous n’en savons nous-mêmes.

Willoughby pâlit.

— Oh, vraiment ?

Il sourit, mais sa voix était rauque, comme si sa gorge était soudain nouée.

— Je doute qu’il y ait grand-chose d’intéressant à savoir, mon ami.

Pitt réfléchit à toute allure, cherchant la meilleure manière de répondre. S’il ne pouvait se permettre de se faire des ennemis, il ne serait pas sage toutefois de minimiser l’importance de son interlocuteur, ou de laisser supposer qu’il n’était pas le maître de l’information que Narraway avait été.

Il se força à sourire.

— Je ne dirais pas que vous n’êtes pas intéressant, monsieur. Simplement que vous n’êtes pas pour nous un sujet de préoccupation, ce qui est entièrement différent.

Willoughby écarquilla les yeux.

— Vraiment ?

Il parut amadoué, enchanté, presque.

— Vraiment.

Le troisième homme sembla amusé.

— C’est ce que vous dites à tout le monde ? demanda-t-il avec l’ombre d’un sourire.

Pitt le regarda droit dans les yeux.

— Je n’aimerais pas me montrer discourtois, répliqua-t-il, mais certaines personnes sont moins intéressantes que d’autres.

Cette fois, Willoughby fut indéniablement ravi et ne s’en cacha point. Rayonnant de satisfaction, il prit une nouvelle coupe de champagne sur le plateau d’un valet qui passait.

Pitt changea de groupe. Il se surveilla davantage, observant beaucoup et parlant peu, apprenant à dire des mots polis qui ne signifiaient rien. Cela ne lui venait pas naturellement. À sa place, Charlotte aurait saisi les nuances de tout ce qui était dit, ou tu. Pitt était infiniment plus à l’aise avec la franchise. Cependant, ce milieu faisait partie de son univers désormais, même s’il s’y sentait comme un intrus. Sous les sourires, il savait que les hommes raffinés et sûrs d’eux qui l’entouraient en avaient parfaitement conscience.

Quelques instants plus tard, il revit Charlotte. Il s’avança vers elle le cœur plus léger, avec une fierté peut-être un peu ridicule après toutes ces années, et pourtant bien réelle. D’autres femmes dans la salle possédaient sans doute une beauté plus classique et des robes plus somptueuses, mais à ses yeux, elles manquaient de chaleur. Elles avaient moins de passion, moins de cette grâce indéfinissable qui vient de l’intérieur.

Elle bavardait avec sa sœur, Emily Radley, dont la robe en soie d’un bleu-vert pâle brochée d’or faisait contraste avec la sienne. Le premier mariage d’Emily aurait fait le bonheur de n’importe quelle mère. Lord George Ashworth avait été l’opposé de Pitt à tout point de vue : bel homme, issu d’une excellente famille et extrêmement riche. À sa mort, sa fortune avait été placée en fidéicommis au bénéfice d’Edward, le fils qu’il avait eu avec Emily. Après une période convenable, Emily avait épousé Jack Radley. Lui aussi était bel homme, plus charmant encore, mais totalement désargenté. Son père avait été un fils cadet, et aventurier de surcroît.

C’était Emily qui avait persuadé Jack d’entrer dans la politique et de s’y faire un nom. Le désir ardent qu’avait la jeune femme de changer la vie d’autrui était peut-être en partie inspiré par Charlotte, qui avait participé autrefois à plusieurs enquêtes de Pitt. À vrai dire, Emily elle-même y avait parfois contribué et fait preuve d’intuition et de courage. Toutes les deux avaient exaspéré et embarrassé Pitt, le rendant fou d’inquiétude pour leur sécurité, mais elles avaient aussi acquis son respect et sa gratitude.

En regardant Emily à la lumière du lustre qui se reflétait sur ses cheveux et les diamants qu’elle portait au cou, il songea avec une pointe de nostalgie à cette époque-là, si riche en aventures et en émotions. Il ne pouvait plus évoquer les affaires dont il s’occupait, pas même avec Charlotte. Tant d’informations étaient non seulement confidentielles mais secrètes. Y penser éveilla chez lui une tristesse surprenante, après les souvenirs que le présent venait de raviver.

Emily le vit et lui adressa un sourire radieux. Il s’excusa auprès des membres de son petit groupe et s’approcha d’elles.

— Bonsoir, Thomas. Comment allez-vous ? demanda Emily gaiement.

— Bien, merci. Et je vois qu’il en va de même pour vous, répondit-il.

Elle était naturellement jolie, avec ses cheveux clairs et ses grands yeux bleus. Surtout, elle savait exactement comment s’habiller pour compléter au mieux ses atouts en toute occasion. Néanmoins, le travail de Pitt consistait à observer les gens et à déchiffrer les émotions qui se cachaient derrière les mots, et il décelait en elle une tension inhabituelle. Se méfiait-elle aussi de lui à présent ? Cette pensée le glaça tant qu’il salua Jack Radley presque machinalement, avant de se tourner vers l’homme debout à côté de lui.

— Milord, puis-je vous présenter mon beau-frère, Thomas Pitt ? dit Jack, de manière très formelle. Lord Tregarron.

Jack ne fit pas état de la position de Tregarron. Sans doute la jugeait-il assez importante pour que Pitt dût la connaître. Ce dernier se souvint alors que Charlotte lui avait parlé de la promotion de Jack à un poste à responsabilité, où il jouirait enfin d’un véritable pouvoir. Tregarron était secrétaire d’État aux Affaires étrangères, proche du ministre lui-même.

Emily en était très fière. Ce qu’il voyait dans son regard perçant et dans la légère raideur de ses épaules était une réaction défensive. Elle ne tolérerait pas que la promotion de Pitt éclipse celle de Jack.

— Enchanté, milord, répondit Pitt en souriant.

Il jeta un coup d’œil à Charlotte et vit qu’elle avait parfaitement saisi la situation.

— Lord Tregarron nous parlait des endroits enchanteurs qu’il a visités, enchaîna Emily avec enthousiasme. Surtout des Balkans. Ses descriptions de la côte adriatique sont époustouflantes.

Tregarron haussa les épaules d’un air désinvolte. C’était un homme brun et trapu, aux cheveux épais et bouclés, au visage très expressif. Personne n’aurait pu le qualifier de séduisant, et pourtant sa force et sa vitalité attiraient l’attention. Pitt remarqua que plusieurs femmes jetaient souvent des regards dans sa direction, puis détournaient les yeux, comme si leur intérêt allait un peu au-delà de ce qui était convenable.

— Qu’un natif des Cornouailles admire une autre côte que la sienne a beaucoup impressionné Mrs. Radley, déclara Tregarron avec un sourire. Et elle a raison. Nous avons eu notre part d’ennuis par le passé, entre les naufrages et la contrebande, mais je n’ai aucune sympathie pour les séparatistes. La vie devrait inclure tout le monde, au lieu que chacun se retire dans son petit coin et remonte le pont-levis. La moitié des guerres qui ont eu lieu en Europe ont été déclenchées par la peur, et l’autre par la cupidité. Vous n’êtes pas d’accord ?

Il regardait Pitt droit dans les yeux.

— Sans oublier une bonne dose de malentendu, répondit Pitt. Délibéré ou pas.

— Bien dit, monsieur ! le complimenta Tregarron aussitôt, avant de se tourner vers Jack. N’est-ce pas, Radley ? Une bonne distinction, ne pensez-vous pas ?

Jack approuva d’un sourire, avec le charme tranquille qui le caractérisait. En revanche, Emily lança à Pitt un regard rapide, empreint de froideur. Il espéra que Jack ne l’avait pas remarqué. Il n’aurait pas apprécié que Charlotte fût si protectrice envers lui. On ne surveille pas quelqu’un de si près à moins de le croire vulnérable. Doutait-elle que Jack eût la force de caractère ou peut-être l’intelligence nécessaire pour s’acquitter honorablement de ses fonctions ?

Tregarron avait-il choisi Jack, ou Emily avait-elle fait jouer certaines de ses relations de l’époque où elle était Lady Ashworth, afin de lui obtenir ce poste ? Il ne pensait pas qu’elle connût de personnage assez puissant pour cela, mais l’univers des dettes et des avancements politiques lui était étranger. Narraway l’aurait su. C’était une négligence à laquelle il devrait remédier.

Il éprouva soudain une intense empathie pour Jack, qui nageait au milieu des requins dans une mer inconnue. Puis il se souvint que Jack avait longtemps vécu de son charme et de son intuition des gens avant d’épouser Emily. Peut-être s’en sortirait-il très bien.

La conversation passa de la côte adriatique à une discussion sur l’Empire austro-hongrois en général, puis roula sur Berlin, et enfin Paris, avec son élégance et sa gaieté. Pitt se contenta d’écouter.

 

L’interlude musical commença. Pour l’essentiel, il ne fut guère apprécié à sa juste valeur par les invités, lesquels semblaient surtout attendre en silence le moment de reprendre leurs conversations.

Pour sa part, Charlotte fut touchée par la beauté envoûtante de la musique et regretta que l’intermède ne durât pas plus longtemps. Néanmoins, elle comprenait la structure de ces soirées et le rôle qu’elles jouaient. Cette pause permettait à chacun de rassembler ses forces : c’était un moment où faire le bilan de ses observations et songer à ce que l’on allait dire ensuite, qui aborder, et quelle ruse employer.

Assise à côté de Pitt, la main reposant légèrement sur le bras de son mari, elle songeait à Emily, placée deux rangs devant elle, près de Lord Tregarron. Elle avait compris que cette promotion était importante pour Jack, sans se rendre compte alors que la marche était aussi haute, ni que, sous ses dehors enjoués, Emily avait peur.

Connaissait-elle trop bien Jack, percevant chez lui une faiblesse que les autres ne voyaient pas ? Ou ne le connaissait-elle pas assez bien, pour ne pas voir la force de caractère qui se cachait sous son attitude détendue, sous ce charme qui paraissait si naturel ?

Elle pensa que la vérité était ailleurs. Au bout de dix ans de mariage, Emily avait peut-être enfin compris que non seulement elle aimait Jack, mais qu’elle se souciait des sentiments qu’il éprouvait, et de l’importance que le succès pourrait avoir pour lui. Emily avait été la plus jeune et la plus jolie des sœurs Ellison, et la plus résolument ambitieuse des trois. Sarah, l’aînée, était décédée depuis quinze ans. Une éternité semblait s’être écoulée. La peur et la souffrance de cette époque-là s’étaient peu à peu atténuées jusqu’à n’être plus qu’un lointain cauchemar.

Ensuite, leur père était mort aussi, environ quatre ans plus tôt, et quelque temps après, leur mère s’était remariée. L’événement avait suscité des émotions contradictoires, mais il était désormais en grande partie accepté par Emily, et totalement par Charlotte. Seule leur grand-mère était toujours horrifiée, cependant Mariah Ellison avait fait de la désapprobation un sacerdoce. Le mariage de Caroline avec un acteur beaucoup plus jeune qu’elle et juif de surcroît lui offrait d’amples opportunités pour exprimer tout le ressentiment qui l’habitait. Que Caroline fût parfaitement heureuse ne faisait qu’ajouter à sa rancœur.

Au moins Emily apprenait-elle à présent à aimer différemment. Il n’y allait pas de sa survie, cette fois : c’était un sentiment plus protecteur, plus mature.

Non que l’ambition eût disparu ! Elle était toujours très présente, tissée dans la fibre de sa personnalité.

À certains égards, Charlotte comprenait sa sœur. Elle éprouvait le même instinct protecteur envers Pitt, tout en sachant que, dans son nouveau poste, elle ne pouvait faire grand-chose pour l’aider. Il était en terrain beaucoup moins familier que Jack qui, bien qu’issu d’une famille ruinée, était apparenté à une bonne partie de l’aristocratie anglaise. Pitt était le fils d’un garde-chasse ! Un simple domestique du dehors.

Cependant, si un jour elle devait le protéger, elle se montrerait plus discrète qu’Emily. Pitt serait horrifié qu’elle pense qu’il avait besoin d’aide ! Elle devrait donner l’impression de ne jamais avoir envisagé cette éventualité.

Dès que les applaudissements eurent cessé, les conversations reprirent et Charlotte se trouva bientôt en train de parler à une femme étonnante. Celle-ci approchait sans doute de la quarantaine, comme elle, mais la ressemblance s’arrêtait là. Elle était vêtue d’une robe entre flamme et cognac, aux jupes incroyablement amples. Sa minceur était telle qu’elle en paraissait fragile. Les os de ses épaules et de son cou donnaient l’impression qu’ils auraient pu se briser si on la bousculait. Des veines bleues apparaissaient sous sa peau d’un blanc laiteux, et ses cheveux étaient très sombres, presque noirs. Elle avait des cils foncés et des paupières lourdes, des pommettes saillantes, une bouche douce et généreuse. Son visage fut aussitôt sympathique à Charlotte. Malgré son apparence de fragilité, une grande force semblait l’habiter.

Elle se présenta comme étant Adriana Blantyre. Sa voix était grave, juste un soupçon rauque, et elle parlait avec un accent si léger que Charlotte dut se concentrer pour s’assurer qu’elle l’avait bien entendu.

Son mari, grand et brun lui aussi, possédait un visage non moins remarquable. Il était séduisant, et pas seulement à cause de ses traits réguliers et bien proportionnés. Charlotte fut immédiatement frappée par l’intelligence et l’émotion farouche de son regard. Il y avait une certaine grâce dans sa posture, ainsi qu’une certaine raideur. Elle sentit que Pitt l’observait avec curiosité alors qu’elle fixait l’homme, mais ne put s’en empêcher.

Ex-diplomate, Evan Blantyre s’intéressait particulièrement au Moyen-Orient.

— Un endroit merveilleux que la Méditerranée, dit-il en regardant Charlotte, et pourtant parlant comme s’il s’adressait à lui-même. C’est à la fois l’Europe et aussi la porte d’un monde bien plus ancien, de civilisations qui préfigurent la nôtre et d’où nous sommes issus.

— Telles que la Grèce ? demanda Charlotte, sincèrement intéressée. Et l’Égypte ?

— Byzance, la Macédoine, et avant cela, Troie, développa-t-il. L’univers d’Homère, l’imagination et la mémoire qui sont à l’origine de notre pensée, et les concepts dont elles émanent.

Charlotte ne put le laisser continuer sans objection, non parce qu’elle doutait de ses paroles, mais parce qu’il y avait chez lui une arrogance qu’elle se sentait obligée de défier.

— Vraiment ? J’aurais dit que c’était la Judée.

Il eut un grand sourire.

— La Judée est assurément le berceau de la foi, mais pas de la pensée, ou, si vous préférez, de la philosophie. Je parlais de sagesse plutôt que de croyance organisée. J’ai choisi mes mots avec soin, Mrs. Pitt.

Elle comprit précisément ce qu’il voulait dire, et qu’il espérait la pousser à réagir ; elle sentit aussi une intense conviction derrière ses paroles. Il n’y avait rien de feint dans la passion qui animait sa voix.

Elle lui sourit et croisa son regard.

— Je vois. Et qui parmi nous porte le flambeau de cette philosophie, de nos jours ?

Elle lui lançait un défi et entendait qu’il le relève.

— Ah.

Il ne s’adressait qu’à elle à présent.

— Voilà une question qui ne manque pas d’intérêt ! Certainement pas l’Allemagne, ce pays si clinquant qui cherche un vulgaire exploit à accomplir. Pas vraiment la France, bien qu’elle possède une sophistication unique en son genre. Et l’Italie non plus. Elle a planté les germes de grandes gloires, mais ne cesse de se quereller avec elle-même.

Il eut un geste élégant de regret.

— Et nous ? demanda Charlotte, d’un ton un peu plus sec qu’elle ne l’avait voulu.

Son amour-propre était blessé malgré elle.

— Nous sommes une nation d’aventuriers, répondit-il sans hésiter. Et les commerçants du monde.

— Il n’y aurait donc pas d’héritiers ? dit-elle avec une brusque déception.

Elle était fâchée de s’être prise au jeu à ce point.

— L’Autriche-Hongrie, répliqua-t-il, trop vite pour cacher ses sentiments. Elle a hérité du manteau du Saint Empire romain germanique qui a fait de l’Europe une entité chrétienne après la chute de Rome.

Charlotte fut stupéfaite.

— L’Autriche ? Mais c’est un empire délabré, qui tombe pratiquement en ruine, n’est-ce pas ? Dois-je en conclure qu’on nous raconte n’importe quoi ?

Il ne cacha pas son amusement. Son sourire était chaleureux, mais aussi empreint d’une ironie trop vive et trop marquée pour être détendue.

— Je croyais vous tendre un appât, Mrs. Pitt, et je m’aperçois que le contraire s’est produit.

Il se tourna vers Pitt.

— J’ai sous-estimé votre épouse, monsieur. Quelqu’un a dit que vous étiez le directeur de la Special Branch. Si c’est exact, j’aurais dû avoir l’intelligence de penser que vous n’auriez pas choisi une épouse pour sa seule apparence, si charmante soit-elle.

Pitt souriait aussi, à présent.

— Je n’étais pas directeur de la Special Branch à l’époque, répondit-il. J’étais ambitieux, cependant, et assez affamé pour aspirer à ce qu’il y avait de mieux, sans conscience de mes propres défauts.

— Excellent ! applaudit Blantyre. Il ne faut jamais revoir ses rêves au rabais. Il faut viser les étoiles. Vivre et mourir les bras tendus et les yeux fixés sur le but suivant.

— Evan, vous dites des sottises, déclara Adriana à voix basse, regardant d’abord Charlotte puis Pitt, jaugeant leur réaction. Ne redoutez-vous jamais que les gens puissent ajouter foi à vos paroles ?

— Est-ce le cas, Mrs. Pitt ? demanda Blantyre, les yeux écarquillés, encore défiants.

Charlotte soutint son regard. Elle était tout à fait sûre de sa réponse.

— Je suis désolée, Mr. Blantyre, mais oui, je vous crois.

— Bravo ! murmura-t-il. J’ai trouvé un adversaire digne de mes efforts.

Il s’adressa de nouveau à Pitt.

— Votre travail concerne-t-il également les Balkans, Mr. Pitt ?

Pitt lança un coup d’œil en direction de Jack et d’Emily – qui s’étaient éloignés et prenaient part à une autre conversation –, puis regarda Blantyre.

— Il concerne toutes les activités susceptibles de menacer la paix ou la sécurité de la Grande-Bretagne, répondit-il, redevenu grave.

Blantyre arqua les sourcils.

— Même en Italie du Nord ou en Croatie ? Jusqu’à Vienne ?

— Vous savez bien que non, répondit Pitt, conservant une expression plaisante, comme s’ils participaient à un jeu de société sans conséquence. Seulement sur le sol britannique. Ce qui se déroule ailleurs relève du domaine de Mr. Radley.

— Naturellement.

Blantyre hocha la tête.

— Cela doit présenter certains défis, j’imagine. Comment savoir précisément à quel moment vous pouvez agir, et ce que vous devez laisser à d’autres. Ou est-ce de la naïveté de ma part ? L’important est-il la manière d’agir plutôt que l’action elle-même ?

Pitt sourit sans répondre.

— Votre quête d’information vous mène-t-elle parfois à l’étranger ? reprit Blantyre sans s’émouvoir. Vienne vous plairait énormément. Sa vivacité d’esprit, sa musique. Il y a là-bas tant d’idées nouvelles, de concepts novateurs qui encouragent à écouter différemment. J’irai jusqu’à dire qu’on y trouve des musiciens dont vous n’avez jamais entendu parler mais qui seront célèbres un jour. Surtout, on s’y intéresse à une foule de domaines : philosophie, science, sociologie, psychologie, les aspects fondamentaux du fonctionnement du cerveau humain. Il y règne une imagination intellectuelle qui servira bientôt de modèle au monde entier.

Il eut un léger haussement d’épaules, comme s’il se moquait de lui-même et de la passion qu’il manifestait.

— Et, bien sûr, il y a la tradition aussi.

Il se tourna vers Adriana.

— Nous avons passé une nuit entière à danser sur la musique de Mr. Strauss, n’est-ce pas ? Nous avions les pieds douloureux, l’aube pâlissait le ciel et pourtant si l’orchestre avait joué jusqu’au jour, nous n’aurions pu nous empêcher de continuer.

Le souvenir se lisait dans les yeux d’Adriana, mais Charlotte était certaine d’y voir une ombre aussi.

— Bien sûr, répondit-elle. Quiconque a dansé la valse à Vienne ne peut jamais totalement l’oublier.

Charlotte la contempla, fascinée. Cela devait avoir été si romantique !

— Vous avez réellement dansé alors que Mr. Strauss dirigeait l’orchestre ? demanda-t-elle, impressionnée.

— Mais oui, répondit Blantyre. Personne ne peut donner tout à fait la même magie à la musique, le désir de danser pour toujours. Nous avons regardé la lune se lever sur le Danube, bavardé toute la nuit avec les gens les plus extraordinaires qui soient – des princes, des philosophes, des scientifiques, des amants…

— Avez-vous rencontré l’empereur François-Joseph ? insista Charlotte. On dit qu’il est très conservateur. Est-ce vrai ?

Elle se disait qu’elle tentait de guider la conversation sur des sujets inoffensifs, mais elle était prise dans le rêve qu’on lui décrivait, les nouvelles inventions, les nouveaux concepts de société. C’était un monde qu’elle ne verrait jamais et pourtant – comme l’avait déclaré Blantyre – Vienne était le cœur de l’Europe. C’était l’endroit de la genèse d’idées novatrices qui se répandraient un jour dans tout le continent et même au-delà.

— Oui, je l’ai rencontré, et c’est vrai.

Il souriait, mais une émotion intense était visible sur son visage, beaucoup plus forte que n’aurait pu susciter un simple souvenir, si net qu’il fût. Il y avait en lui une passion ardente pour le présent et l’avenir.

— Un homme lugubre, qui a le diable perché sur son épaule, répondit-il, l’observant avec autant d’attention qu’elle l’observait, lui. Pétri de contradictions. Plus discipliné que quiconque que je connaisse. Il dort sur un lit de camp et se lève à une heure impossible, bien avant l’aube. Et pourtant, il est tombé fou amoureux d’Élisabeth, une jeune fille de sept ans sa cadette, et la sœur de la femme que son père désirait lui faire épouser.

— Vous voulez parler de l’impératrice Élisabeth ? fit Charlotte avec un intérêt encore plus vif.

Blantyre possédait une vitalité qui l’intriguait. Elle ne savait pas s’il parlait avec tant d’intensité pour distraire son auditoire, voire l’impressionner, ou si son enthousiasme était si vif qu’il ne parvenait pas à le contrôler.

— En effet, acquiesça-t-il. Il a tenu tête à tous ceux qui s’opposaient à lui. Il ne voulait pas céder.

Il ne cachait pas son admiration.

— Ils se sont mariés et il avait vingt-huit ans quand elle a donné naissance à leur troisième enfant, leur seul fils.

— Curieux mélange de rigidité et de romantisme, commenta-t-elle, songeuse. Ils sont heureux ?

Elle sentit la main de Pitt effleurer son bras, mais il était trop tard pour retirer sa question. Elle jeta un coup d’œil en direction d’Adriana et lut dans ses yeux une émotion qu’elle ne put déchiffrer, une lueur brillante, une douleur, et autre chose qu’elle s’efforçait de dissimuler de son mieux. Consciente du regard de Charlotte sur elle, Adriana se détourna.

— Non, répondit Blantyre avec franchise. Elle a des goûts plutôt bohèmes, et elle est très excentrique. Elle voyage partout en Europe dès qu’elle le peut.

Charlotte aurait voulu faire une remarque légère pour dissiper la tension, échapper à sa question malvenue, mais elle pensait à présent qu’un tel geste serait trop évident et ne ferait qu’aggraver la situation.

— Peut-être est-ce un exemple de gens qui sont tombés amoureux d’un rêve qu’ils ne comprenaient pas vraiment, dit-elle à voix basse.

— Comme vous êtes perspicace ! Vous m’effrayez, Mrs. Pitt.

Cependant, il n’y avait nulle trace d’anxiété dans sa voix, seulement du plaisir et du respect.

— Et très honnête !

— « Indiscrète », vous voulez dire, répondit-elle avec regret. Peut-être devrions-nous retourner à Mr. Strauss et à sa musique. Je crois que son père était lui-même un compositeur de renom ?

— Ah, certes.

Il prit une profonde inspiration et son sourire se fit quelque peu ironique.

La Marche de Radetzky.

 

À l’autre bout de la salle se trouvait Victor Narraway, entré récemment, et à contrecœur, à la Chambre des lords. Il sourit à la vue de Vespasia Cumming-Gould. En dépit de son âge, qu’il aurait été indélicat de mentionner, elle avait conservé la beauté qui l’avait rendue célèbre. Elle possédait la démarche gracieuse d’une impératrice, l’arrogance en moins. Ses cheveux argentés étaient sa couronne. Comme toujours, elle était vêtue à la dernière mode. Elle était assez élancée pour porter les manches bouffantes en vogue et ne pas être encombrée par les plis amples de ses jupes.

Il l’observait encore, avec le plaisir de l’amitié, lorsqu’elle se tourna légèrement et le vit. Elle ne bougea pas, mais attendit qu’il vienne la rejoindre.

— Bonsoir, Lady Vespasia, dit-il avec chaleur. Cela valait la peine d’assister à cette soirée rien que pour vous voir.

— Bonsoir, milord, répondit-elle d’une voix amusée.

— Vous n’avez pas besoin de m’appeler ainsi !

Maintenant, il se sentait gêné, fait rare chez lui. Il avait détenu un pouvoir extraordinaire, discrètement, durant l’essentiel de sa vie d’adulte, d’abord en tant que membre de la Special Branch, puis en tant que directeur de la même institution au cours de la décennie et demie écoulée. C’était pour lui une nouveauté que de se voir traiter avec déférence.

— Il va falloir vous y habituer, Victor, dit-elle gentiment. Devenir pair du royaume confère une autre forme d’influence.

— Les délibérations des pairs consistent surtout à pérorer pour ne rien dire, rétorqua-t-il avec une pointe d’aigreur. Très souvent, ils parlent pour s’entendre parler. Personne n’écoute.

Elle arqua les sourcils.

— Venez-vous de le découvrir ?

— Non, bien sûr. Mais à présent que l’on est obligé de prêter l’oreille à mes propos, je ne comprends pas ce semblant de respect, et moins encore à quoi je sers.

Elle perçut dans sa voix la douleur qu’il avait pourtant essayé de masquer sous un ton léger. Il s’en rendit compte et ne sut pas très bien s’il regrettait de ne pas avoir été plus habile à la dissimuler, ou qu’elle le connût aussi bien. Mais peut-être le réconfort de l’amitié avait-il plus de prix que la préservation de sa vie privée.

— Vous trouverez une cause qui vaut la peine de prendre des risques, assura-t-elle. Ou si aucune ne se présente, vous en créerez une. Il y a assez de stupidité et d’injustice en ce monde pour nous occuper jusqu’à la fin de nos jours.

— Cela est-il censé me consoler ? demanda-t-il avec un sourire.

— Bien entendu ! Ne pas avoir de but revient à être mort, la paix en moins, conclut-elle avec un rire délicat.

Ce n’était qu’un murmure amusé, mais il savait qu’elle exprimait là une passion sincère qu’elle ne tenait pas à exposer au regard d’autrui. Il se souvint qu’elle avait pris part aux révolutions qui avaient embrasé l’Europe près d’un demi-siècle plus tôt. Le continent tout entier avait été ébranlé à l’exception de la Grande-Bretagne. L’espace de quelques mois, l’espoir d’une nouvelle démocratie où régnerait la liberté de parole et d’expression avait brillé telle une flamme. Les gens se rencontraient et passaient des nuits à discuter, projetant de nouvelles lois et une égalité qui n’avait jamais existé jusque-là. En fin de compte, cette flamme avait été étouffée. En France, en Allemagne, en Autriche et en Italie, les vieilles tyrannies étaient revenues au pouvoir presque sans aucun changement. Les barricades avaient été renversées et rois et empereurs avaient repris place sur leur trône.

— Je ne suis pas habitué à faire l’effort de chercher des causes, admit-il. Je mérite cette réprimande.

— Ce n’en était pas une, mon cher, répondit-elle. J’accepterais avec plaisir que vous m’aidiez moi-même à trouver quelque chose qui vaille la peine d’être entrepris.

— Ne dites pas de bêtises, protesta-t-il très doucement, parcourant la salle des yeux jusqu’à l’endroit où Pitt et Charlotte bavardaient avec Evan Blantyre.

Revoir Charlotte lui coupa le souffle, et son cœur se serra. Les souvenirs des journées passées avec elle en Irlande étaient encore vifs dans son esprit. Il avait toujours su que les sentiments qu’il éprouvait à son égard n’étaient pas réciproques. Elle n’était venue que pour l’aider, et ce faisant, pour aider Pitt. C’était Pitt qu’elle aimait. Il en serait toujours ainsi.

Il se tourna vers Vespasia.

— Vous êtes trop occupée à vous inquiéter que Pitt se fasse dévorer par les lions.

— Oh, mon Dieu ! Suis-je donc si transparente ?

Un moment, elle parut dépitée.

— Seulement parce que je partage votre inquiétude, déclara-t-il, content qu’elle n’ait pas cherché à nier.

Cela en disait long sur leur amitié. Elle soutint son regard sans chercher à dissimuler ses craintes.

— Avez-vous peur que son respect instinctif des classes supérieures ne l’empêche d’agir même s’il les soupçonne de trahison ? reprit-il.

— Certainement pas ! riposta-t-elle sans hésiter. Il a été trop longtemps policier pour se montrer aussi stupide ! Il a une conscience aiguë de nos faiblesses. Avez-vous déjà oublié cette triste affaire au palais ? Je vous assure que le prince de Galles s’en souvient, lui ! Sans la reconnaissance personnelle que la reine voue à Pitt, il n’occuperait pas à présent le poste qu’il a, ni même aucun poste du tout !

Narraway esquissa une grimace amère à ce souvenir. Il savait que Son Altesse royale gardait une rancune tenace à Pitt après ce fiasco. Ce n’était pas le pardon qui guidait sa main, mais la volonté de fer de sa mère et la loyauté profonde qu’elle témoignait à ceux qui l’avaient servie, avec élégance et au risque de leur propre vie. Cependant Victoria était âgée et entourée d’ombres de plus en plus grandes.

— Sa colère vous inquiète-t-elle ? demanda-t-il.

Vespasia haussa imperceptiblement les épaules.

— Pas dans l’immédiat. Et lorsqu’il aura pris possession du trône, il aura peut-être des questions plus urgentes à régler.

Un bref silence s’ensuivit, que Narraway ne brisa pas. Debout l’un à côté de l’autre, ils observèrent le flux et le reflux des invités, les efforts des uns pour courtiser ceux qui les ignoraient.

— J’ai peur que la compassion ne passe avant la nécessité d’agir, avoua enfin Vespasia. Thomas ne s’est jamais dérobé face à la quête de la vérité, qu’elle soit cruelle, tragique, ou entachée de blâme. Mais jusqu’ici, son rôle s’est borné à présenter des preuves. À présent, il est possible qu’il doive être juge, jury, voire bourreau. Rien n’est jamais tout noir ou tout blanc et pourtant des décisions doivent être prises. Vers qui pourra-t-il se tourner pour obtenir des conseils, l’aider à réévaluer, à jauger ce qui pourrait être une erreur, repérer un indice capital qui lui aurait échappé ?

— Personne, dit Narraway simplement. Pensez-vous que je ne le sache pas ? Vous imaginez-vous que je n’aie pas passé des nuits blanches à me demander si j’avais bien fait ou si j’avais peut-être envoyé à sa perte un homme en partie ou entièrement innocent, parce que je ne pouvais plus me permettre de tergiverser davantage ?

Elle le dévisagea avec attention : ses yeux, sa bouche, les rides qui creusaient son visage, les fils argentés qui striaient son épaisse crinière de cheveux noirs.

— Je suis désolée, dit-elle sincèrement. Vous portez ce fardeau avec tant de grâce que j’en avais sous-estimé le poids.

Il se surprit à rougir. Il ne s’attendait pas à un tel compliment de la part de Vespasia. En général, elle lisait en lui comme dans un livre ouvert. Il fut un peu alarmé de constater à quel point sa remarque lui faisait plaisir. Cela le rendait vulnérable – une nouveauté pour lui, sauf avec Charlotte Pitt, et il devait repousser cette pensée jusque dans le tréfonds de son esprit.

— Vous avez dû me croire inhumain, déclara-t-il, regrettant aussitôt de se livrer autant.

— Pas inhumain, admit-elle avec réticence. Seulement plus sûr de vous que je ne l’ai jamais été de moi. J’admirais ce trait chez vous, même s’il m’impressionnait et me maintenait à une certaine distance.

À présent, il était réellement surpris. Il n’avait pas imaginé que Vespasia pût être impressionnée par quiconque. Elle avait été flattée par des empereurs, admirée par le tsar de toutes les Russies et courtisée par la moitié de l’Europe.

— Ne soyez pas stupide ! le réprimanda-t-elle sèchement, comme si elle lisait dans ses pensées. Le privilège de la naissance est un devoir, et non un exploit ! J’admire ceux qui se sont faits à la force du poignet, au lieu d’avoir été favorisés par le hasard.

— Comme Pitt ?

— Je songeais à vous, rétorqua-t-elle avec ironie. Mais oui, comme Thomas.

— Et aviez-vous peur pour moi, quand le jugement reposait entre mes mains ?

— Non, mon cher, car vous avez une âme trempée dans l’acier. Vous survivrez à vos erreurs.

— Et Pitt ?

— Je l’espère. Mais je crains que ce ne soit beaucoup plus difficile pour lui. Il est plus idéaliste que vous ne l’avez jamais été, et peut-être plus que je ne le suis. Il a encore une certaine innocence, et le courage de croire en ce qu’il y a de meilleur.

— Ai-je eu tort de le recommander pour ce poste ?

Elle aurait aimé pouvoir lui répondre sans hésiter, le rassurer, mais si elle mentait à présent, elle créerait entre eux un fossé au moment où ils avaient peut-être le plus besoin d’être alliés. Et il y avait fort longtemps qu’elle avait renoncé à dire les mensonges qui comptaient. Elle n’en faisait désormais que par courtoisie, lorsque la vérité n’aurait servi à rien.

— Je ne sais pas, avoua-t-elle tout bas. Nous verrons.