3

Une chaleur agréable régnait dans le bureau douillet. Le feu brûlait bien et Pitt y remettait régulièrement du charbon. La pluie, accompagnée par intermittence d’une grêle âpre, fouettait les fenêtres. Des nuages gris se pourchassaient à travers le ciel, s’agglutinant avant d’être effilochés par le vent. Dans la rue, les véhicules projetaient des gerbes d’eau vers les caniveaux, arrosant les imprudents qui marchaient trop près de la chaussée.

Pitt regarda la pile de documents posée devant lui. Comme chaque jour l’attendaient des rapports de routine, qu’il devait néanmoins impérativement compulser de crainte qu’ils ne contiennent un élément nouveau, une omission ou une référence à un changement, un lien non établi jusque-là. Des signes que seule l’attention la plus minutieuse dévoilerait, et qui seraient peut-être l’unique indice d’une trahison ou d’une attaque imminentes.

Il fut dérangé dans le rythme de sa lecture par un coup sec frappé à la porte. À contrecœur, il reposa la page.

— Entrez.

Stoker obéit, refermant le battant sans bruit derrière lui. Son visage était aussi impénétrable que d’habitude. Pitt avait appris à déchiffrer son humeur à sa manière de se mouvoir, à l’aisance ou à la raideur de son corps et à l’angle de ses épaules. Ce jour-là, il paraissait concentré et légèrement inquiet.

Pitt lui fit signe de s’asseoir.

— Qu’y a-t-il ?

Stoker s’exécuta docilement.

— Ce n’est peut-être rien, répondit-il.

— Si ce n’était rien, vous ne seriez pas là.

Pitt se fiait à l’intuition de son subordonné. Stoker était le seul à n’avoir pas douté de Narraway lorsqu’on l’avait accusé de trahison dans l’affaire O’Neil. Il avait eu le courage de risquer non seulement sa carrière, mais encore sa vie pour œuvrer secrètement avec Pitt contre ceux qui avaient abusé de leur pouvoir. C’était aussi Stoker qui avait sauvé Pitt de la mort lors de l’affrontement désespéré qui avait eu lieu vers la fin. Il affirmait ne pas croire à l’instinct, pourtant il possédait un sens aigu de l’observation. Il décelait les mensonges sous les réponses évasives, reconnaissait le sourire qui indiquait la nervosité, les minuscules signes de vanité révélés par une chaîne de montre ostentatoire ou un mouchoir en soie un peu trop voyant, l’attitude trop désinvolte qui cachait des liens beaucoup plus étroits que ceux qu’on avait admis.

— Alors ? insista Pitt.

Stoker fronça les sourcils.

— Certaines personnes ont posé des questions concernant des signaux et des aiguillages de chemin de fer… C’était du côté de Douvres.

— Des aiguillages ?

Pitt était perplexe.

— Pourquoi voudrait-on s’y intéresser ? Vous êtes sûr qu’il ne s’agissait pas tout simplement d’employés chargés de l’entretien des voies ?

Le visage de Stoker était sombre.

— Un inconnu qui demandait comment ils fonctionnaient, d’où ils étaient contrôlés. Si on pouvait les actionner manuellement, ce genre de détails. Au début, j’ai pensé que c’était peut-être juste un bonhomme qui voulait expliquer tout ça à son fils, mais il y a eu aussi des questions sur les horaires, les trains de marchandises et de passagers de Douvres à Londres, les lignes secondaires, comme si on cherchait à savoir où elles se croisent.

Pitt réfléchit quelques instants. Certaines possibilités étaient inquiétantes.

— C’était le même homme chaque fois ?

— Difficile à dire. D’aspect très ordinaire, sauf qu’il avait des yeux très clairs, très pâles. L’individu qui s’est renseigné sur les trains de marchandises portait des lunettes. On ne pouvait pas voir ses yeux.

— Et celui qui s’intéressait aux signaux et aux aiguillages ? demanda Pitt, l’estomac noué.

— Il n’avait pas la même couleur de cheveux, autant qu’on pouvait en juger sous son chapeau. Cependant, cela ne prouve rien. N’importe qui peut mettre une perruque.

— Que transporte-t-on sur les lignes concernées ?

— Je me suis renseigné là-dessus. Pour l’essentiel, des matériaux industriels lourds. Du charbon. Du poisson aussi. Rien qui vaille la peine d’être volé, en tout cas pas au prix d’un accident de chemin de fer.

— Il y a aussi du transport de passagers ?

— Entre Douvres et Londres. Vous croyez qu’ils pourraient viser un voyageur ?

— C’est beaucoup de tracas pour un seul homme, répondit Pitt. Mais pas si c’étaient des anarchistes qui songent à provoquer un désastre majeur, pour nous montrer qu’ils en sont capables.

Stoker fronça les sourcils, perplexe.

— Dans quel but ? Personne ne pourrait affirmer qu’un motif idéaliste ou politique est derrière une chose pareille.

— C’est ce qui m’inquiète, avoua Pitt. Cela paraît dénué de sens. Quelque chose nous échappe. Mais vous avez raison, il se trame un complot, ne serait-ce qu’une diversion pour masquer une opération plus importante. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons l’ignorer. Si des individus sont prêts à causer un déraillement pour tuer une seule personne, il faut que cette personne ait une extrême importance à leurs yeux.

Il prit une profonde inspiration et soudain la pièce lui parut plus froide, malgré le feu qui flambait dans la cheminée. Il ne pouvait négliger la portée des nouvelles de Stoker.

— Qui ? demanda-t-il à voix haute.

— Je ne sais pas.

Stoker eut un geste d’impuissance.

— Je ne sais même pas quand, sauf que ce doit être bientôt. Pourquoi se renseigner des mois à l’avance sur des horaires qui risquent de changer ?

— Qui va voyager entre Douvres et Londres dans les deux mois à venir ? Qui des anarchistes pourraient-ils vouloir éliminer ?

Stocker secoua la tête.

— Personne de notable, autant que je puisse en juger. Un comte russe va séjourner au Savoy. On peut supposer qu’il ira aussi rendre visite à des membres de la famille royale. Deux hommes politiques de second rang, un Français et un Américain. Je ne vois pas l’intérêt de tuer l’un ou l’autre, surtout ici. Il serait sans doute moins compliqué de le faire dans leur propre pays. Oh, et un duc autrichien, qui n’a aucun rôle officiel et qu’il serait aisé de supprimer à Vienne. D’autant plus que le coupable pourrait s’enfuir facilement. Il aurait toute l’Europe pour se cacher. Sur une île comme la nôtre, un étranger se voit comme le nez au milieu de la figure, à moins de se fondre dans une des communautés immigrées de Londres. Pourquoi se donner tout ce mal ? C’est absurde.

— Alors, on essaie de détourner notre attention d’un événement plus important, conclut Pitt.

Stoker acquiesça, la mâchoire crispée.

— Plus important que l’assassinat d’un duc ou d’un prince étranger ici à Londres, à notre nez et à notre barbe ?

— Eh bien, si l’on veut créer une diversion, il faut qu’il le soit, dit Pitt d’une voix sombre. Continuez à chercher. Et tenez-moi au courant.

Stoker se leva.

— Oui, monsieur, mais peut-être est-ce seulement un coup de sonde, pour voir si nous remarquons quelque chose ?

— J’y ai songé. Apprenez tout ce que vous pouvez et restez discret.

Stoker parti, Pitt se cala sur sa chaise. Par le passé, nombre d’affaires avaient commencé par un murmure, une rumeur insignifiante au premier abord, un fait incongru, une alliance inattendue. Fort de ses années d’expérience, Narraway savait flairer de telles anomalies, premières indications d’un complot ou d’une attaque sur une nouvelle cible.

Avant son arrivée dans la Special Branch, Pitt avait l’habitude d’intervenir seulement après qu’un crime avait été commis. Alors il remontait le fil de l’enquête pour découvrir l’histoire, les mobiles et rassembler des preuves assez solides pour être soumises à un tribunal. À présent, il lui incombait de prévoir l’événement avant qu’il ait lieu, et de l’empêcher.

Ceux qui l’avaient nommé à la place de Narraway avaient-ils réellement conscience des compétences que requérait ce poste ? S’était-on mépris sur ses capacités parce qu’on savait qu’il avait contribué à la plupart des derniers succès de Narraway ? Pouvait-on être aussi naïf ?

C’était possible, en effet. À cette pensée, il sentit la peur lui ronger l’estomac.

Il lui était arrivé de manquer cruellement de jugement. Il avait été complètement abusé dans l’affaire O’Neil, aussi dupe que les autres et cela presque jusqu’à la fin. C’était par loyauté qu’il avait cru à l’innocence de Narraway, et non au terme d’un raisonnement logique.

Il songea à Narraway en Irlande, aux tragédies et aux compromis, aux actes que Narraway avait commis et que lui, Pitt, n’aurait pas commis – non par manque de jugement mais parce que sa nature le lui aurait interdit. Narraway était plus subtil, plus chevronné, et infiniment plus retors que Pitt ; il avait un côté incontrôlable alors que Pitt était prévisible. Et pourtant, Narraway lui-même avait échappé de peu au déshonneur et à la ruine.

S’agissait-il au fond d’un procès fait à la Special Branch ? Était-ce là le nœud de l’affaire ? Essayait-on de prendre le service en défaut pour s’en débarrasser ? Même au sein du gouvernement, certains doutaient de ses mérites. Il suffirait d’un gros échec, d’un échec vital pour que tout soit perdu.

La priorité de Pitt était de se renseigner sur les éventuelles cibles de tentatives d’assassinat. S’il s’agissait bel et bien de quelqu’un qui venait rendre visite à la famille royale, le secrétaire d’État chargé de l’Europe centrale et de l’Est aux Affaires étrangères pourrait certainement lui apporter des réponses. S’il ne savait rien, Pitt devrait pousser ses recherches plus loin. Il se rendit donc en début d’après-midi au cabinet de Lord Tregarron.

S’il éprouvait encore une certaine gêne à se présenter comme le commandant Pitt de la Special Branch, il n’avait en revanche aucun doute quant à la nécessité de sa visite. Si la rumeur avait le moindre fondement, la question était urgente. Un assassinat sur le sol britannique serait un embarras des plus sévères, quelle que fût l’identité de la victime.

Il fut reçu avec courtoisie par un jeune homme tiré à quatre épingles, probablement un secrétaire, qui l’invita à patienter dans une pièce confortable. Des fauteuils en cuir marron se faisaient face devant un beau feu de cheminée, des revues et journaux étaient disposés sur la table. On lui offrit même du whisky, que Pitt déclina. Le secrétaire n’avait pas fait mine de se diriger vers la carafe sur le buffet, comme s’il avait escompté son refus.

— Bien, monsieur, dit-il poliment. Nous ne vous ferons pas attendre plus que nécessaire.

Dix minutes plus tard, ce ne fut pas le secrétaire qui réapparut, ni Lord Tregarron, mais Jack Radley. Il entra et referma la porte derrière lui. Vêtu d’une redingote noire et d’un pantalon rayé, il était remarquablement élégant et quelque peu gêné.

— Bonjour, Thomas, dit-il avec un demi-sourire. Ce doit être une question importante pour que vous vous soyez déplacé en personne. Puis-je annoncer à Lord Tregarron de quoi il s’agit ?

Pitt fut légèrement pris au dépourvu. Il n’avait pas prévu d’expliquer le but de sa visite à un tiers, mais c’était la première fois qu’il venait voir Tregarron. Peut-être aurait-il dû s’y attendre.

— Il me faut de toute urgence obtenir des informations sur d’éventuels visiteurs que les membres de la famille royale pourraient recevoir d’outre-mer au cours des prochaines semaines, déclara-t-il avec une certaine raideur.

Jack écarquilla les yeux, curieux mais non inquiet.

— Quelqu’un en particulier ?

— Je ne sais pas. C’est ce que je suis venu demander. Il pourrait s’agir d’une visite officielle ou privée.

— Y a-t-il quelque inquiétude concernant Sa Majesté ?

À présent, Jack paraissait plus soucieux.

— D’habitude, la Special Branch ne dérange pas Lord Tregarron pour ce genre de choses, ajouta-t-il.

La critique implicite froissa Pitt.

— Pour autant que je le sache, Sa Majesté n’est pas visée, rétorqua-t-il assez froidement. Mes informations laissent à penser qu’un danger pourrait menacer le visiteur ; quoi qu’il en soit, l’incident serait extrêmement désagréable. Il faut que je parle à Lord Tregarron dès que possible.

Jack hocha la tête.

— Je vais l’informer.

Il quitta la pièce et laissa doucement retomber le loquet derrière lui.

Pitt fit les cent pas sur le tapis turc rouge foncé, jusqu’à ce que Jack revienne plusieurs minutes plus tard, seul. Au lieu d’ouvrir la porte en grand et de l’inviter à le suivre, Jack repoussa le battant.

— Cela semble plutôt vague, dit-il d’un ton contrarié.

Sa main était toujours sur la poignée, il barrait le chemin de son corps.

— Qu’est-ce qui vous porte à croire qu’il y a une menace ? Vous donnez l’impression d’ignorer son origine ? Qui soupçonnez-vous, et de quoi, au juste ? Si je pouvais communiquer ces détails à Lord Tregarron, il serait peut-être en mesure de vous aider.

Pitt ne s’énervait pas facilement. Les années qu’il avait passées dans la police lui avaient enseigné les vertus de la patience ; elles lui avaient aussi appris que, sous l’effet d’un choc ou de la frayeur, les gens réagissent souvent de manière agressive. Cependant, l’attitude légèrement condescendante de Jack le piqua au vif.

— Vous parlez comme si je sollicitais une faveur personnelle pour me tirer d’un mauvais pas, dit-il d’un ton sec. Il est du devoir de la Special Branch de prévenir toute tentative d’assassinat sur le sol britannique, ce qui est dans l’intérêt du ministère des Affaires étrangères comme du nôtre. Ni vous ni nous ne désirons voir un duc ou un prince assassiné alors qu’il est notre hôte.

Jack pâlit et la peau sembla se crisper sur ses pommettes.

— Cela risque-t-il de se produire ?

— Je l’ignore ! Je ne sais pas qui vient, hormis ceux qui figurent sur la liste officielle du gouvernement.

Jack se raidit.

— Que savez-vous au juste, Thomas ? Je verrai si cela correspond avec les informations dont nous disposons. Après les problèmes qu’il y a eu au sein de la Special Branch – Gower et Austwick et tout cela –, vous devez comprendre que Lord Tregarron se montre prudent.

Les joues de Jack s’étaient colorées, mais son regard était déterminé.

— C’est la raison pour laquelle je suis venu en personne, siffla Pitt entre ses dents.

Il était sur le point d’ajouter que si Tregarron ne lui faisait pas confiance, il n’avait qu’à remettre sa démission au Premier ministre. Puis il se rendit compte que la remarque serait puérile et le rendrait terriblement vulnérable. S’il avait entendu quelqu’un dire une chose pareille, il aurait aussitôt perçu sa faiblesse, même malgré lui.

Il prit une inspiration et parla plus calmement.

— Je sais que la situation est délicate, et que nous avons connu un échec récemment, ajouta-t-il. Je rappellerais cependant à Lord Tregarron qu’en fin de compte nous avons réussi – et de manière assez spectaculaire.

Jack demeura immobile.

— Je le lui rappellerai. Il voudra quand même connaître la raison de votre inquiétude. Que dois-je lui dire ?

Pitt était préparé à cette question. Il s’était attendu à donner la réponse à Tregarron en personne, mais il se rendait compte à présent qu’il allait devoir passer par l’intermédiaire de Jack. Il résuma ce que Stoker lui avait appris et les légères anomalies qu’il avait observées.

— Cela semble peu de chose, constata Jack avec gravité.

— Lorsque les indices paraîtront plus importants, il sera trop tard pour réagir avec discrétion, lui fit remarquer Pitt. Vous pourriez mentionner cela aussi. La Special Branch n’a pas pour tâche de mettre en scène des sauvetages impressionnants. Elle doit avant tout éviter le danger et les embarras.

Jack se mordit la lèvre.

— Je vais aller lui parler. Attendez, je vous en prie.

Pitt fut de nouveau trop fébrile pour s’asseoir, en dépit des fauteuils confortables. Il alla se camper devant la fenêtre, puis arpenta la pièce, avant de revenir sur ses pas et de fixer la rue animée. Des rafales de vent fouettaient les pans des vestes, retournaient les parapluies et menaçaient les chapeaux. Il imaginait le bruit sifflant des roues et les éclaboussements provoqués par le passage des voitures qui projetaient des arcs d’eau boueuse dans leur sillage.

Un quart d’heure s’écoula avant que Jack revienne. Cette fois, sa gêne était visible.

— Je suis navré, nous ne pouvons vous offrir aucune aide pratique. D’après Lord Tregarron, les informations que vous lui avez transmises ne s’appliquent à aucune des visites privées dont nous sommes informés et n’ont apparemment pas davantage de lien avec les groupes anarchistes européens connus de nous. À son avis, ce sont des rumeurs sans fondement qui ne doivent pas vous alarmer.

Il esquissa un sourire sombre.

— Il m’a prié de vous adresser ses remerciements pour avoir exprimé votre inquiétude et pris la peine de venir en personne, surtout au vu des récents événements.

Il parut sur le point d’ajouter autre chose, puis se ravisa. Peut-être un regard sur le visage de Pitt l’avait-il averti qu’il était déjà allé trop loin dans la condescendance.

Pitt eut soudain l’impression d’être redevenu le policier d’autrefois, l’homme que les majordomes stylés envoyaient à l’entrée de service quand il avait l’audace de frapper à la porte principale. Le fils du garde-chasse qui se donnait des airs de gentleman.

Qu’aurait fait Narraway à sa place ? La réponse était évidente : il ne se serait pas trouvé à sa place. Tregarron l’aurait reçu, quoi qu’il eût pensé de son analyse.

Ou Narraway aurait-il été assez sûr de lui pour jauger la situation avec plus d’acuité et se passer de l’opinion de Tregarron ? Était-ce là que Pitt avait échoué ?

— Merci d’avoir essayé de m’aider, dit-il froidement. Je devrai me procurer ces informations d’une autre manière. J’ai perdu mon temps, mais il semble que ni vous ni moi n’y puissions rien. Bonne journée.

Jack fit de nouveau mine de vouloir dire quelque chose. Il était pâle mais il y avait une tache de couleur sur ses joues. Il ouvrit la porte sans un mot et Pitt sortit, s’éloignant dans le long couloir sans un regard en arrière.

 

Jack suivit Pitt des yeux jusqu’à ce qu’il eût disparu et regagna le bureau de Tregarron. Il frappa légèrement avant d’entrer et on lui répondit aussitôt.

Tregarron leva la tête et le considéra d’un air interrogateur.

Jack referma la porte derrière lui. Il trouvait la situation gênante. Pitt était son beau-frère, et il avait de l’affection et du respect pour lui. Cependant, il connaissait les circonstances de sa promotion au poste de Narraway et savait à quel point toute l’affaire avait frôlé la catastrophe. Il devinait que Pitt était nerveux et que, péchant peut-être par excès de prudence de crainte de négliger un indice, il outrepassait son rôle et son autorité. S’il se montrait trop zélé, il se ferait des ennemis.

— Je crois qu’il était simplement prudent, monsieur, dit-il à Tregarron.

Ce dernier eut un sourire pincé.

— Ne le laissez pas nous ennuyer avec cette histoire, Radley. Si les gens se rendent compte qu’il est nerveux, ils risquent de s’imaginer que son inquiétude est fondée. Nous ne pouvons pas donner au reste de l’Europe l’impression que nous ne savons pas ce que nous faisons. Surveillez-le de près, voulez-vous ?

Jack se raidit.

— Oui, monsieur.

Il faillit ajouter un commentaire, puis jugea plus sage de se taire. Il avait lui aussi été récemment nommé à ce poste, lequel constituait un pas considérable vers le pouvoir. Tregarron était une des figures les plus dynamiques des Affaires étrangères. Il était évident que Jack lui avait plu, à la grande satisfaction d’Emily. Il espérait qu’elle n’avait pas usé de son influence pour lui obtenir cette position. Il était d’une importance cruciale à ses yeux de réussir par son propre mérite.

Au début de leur mariage, il s’était contenté de vivre confortablement de la fortune qu’Emily avait héritée de George Ashworth. Mais à mesure que le temps passait, il avait commencé à en être gêné, peut-être en partie à cause de la détermination de Pitt et de la foi que Charlotte avait en lui. Il voulait qu’Emily lui témoigne un respect similaire : né de la conviction et non du devoir, ou de la déférence habituelle d’une épouse envers son mari.

Tregarron attendait qu’il poursuive.

Jack sourit.

— Oui, monsieur, répéta-t-il. Je veillerai à ce qu’il ne cause d’embarras à personne, que ce soit à lui-même ou à nous.

— Merci, dit Tregarron avec un signe de tête. Et maintenant, vous feriez mieux de lire les documents que nous a envoyés l’ambassadeur d’Allemagne.

 

Ce soir-là, après le dîner, Pitt s’installa au salon, dans le grand fauteuil en face de Charlotte. La lampe à gaz répandait une vive clarté et les lourds rideaux de velours étaient tirés. Des flammes dansaient dans l’âtre et le bruit du vent dans les arbres mêlé au léger crépitement de la pluie sur les vitres était étrangement réconfortant. Charlotte et lui évoquaient la possibilité de déménager maintenant que Pitt avait eu une promotion, mais penchaient pour ne pas le faire – tout au moins pas dans l’immédiat.

— Tu es sûre que tu n’en as pas envie ? insista-t-il en la regardant.

Elle reprisait une robe de Jemima. Le tintement de l’aiguille contre le dé était le seul son audible dans la pièce, à l’exception du chuchotement des flammes.

— Nous en aurions les moyens, ajouta-t-il.

Elle sourit.

— Je sais. Mais ton travail représente un changement suffisant pour le moment.

— Tu veux dire qu’il ne va peut-être pas durer, traduisit-il, se souvenant de la raideur de Jack adossé à la porte fermée, rapportant le refus de Tregarron de le recevoir.

Pouvait-il en parler à Charlotte ? L’obligation de confidentialité était le prix le plus élevé à payer pour sa promotion. Il se sentait plus seul qu’il ne l’avait jamais été en quatorze ans de mariage. Il tenta de remettre de la chaleur dans ses yeux, de chasser la sécheresse – et peut-être la peur – de sa voix. Elle savait aussi bien que lui que s’il échouait, il ne pourrait réintégrer les rangs de la police, et que rien d’autre ne l’attendrait. Contrairement à Narraway ou à Jack Radley, il ne possédait pas de fortune personnelle.

— Non, répondit-elle avec fermeté en plantant son regard dans le sien. Je veux dire que j’aime cette maison et que je ne suis pas encore prête à la quitter – à supposer que je le sois un jour. Nous avons passé beaucoup de bons moments ici, et de mauvais aussi – ou du moins, qui semblaient mauvais sur le coup. Victor Narraway, tante Vespasia, Gracie, toi et moi avons connu des nuits blanches dans la cuisine et mené des combats désespérés.

Elle secoua la tête, son raccommodage oublié.

— Une nouvelle maison serait vide, en comparaison. J’imagine qu’il arrivera d’autres choses, bien sûr, mais je ne suis pas disposée à lâcher mes vieux souvenirs. Et toi ?

— Non, peut-être pas.

Il sourit et sentit la chaleur s’épanouir en lui.

— Chaque fois que j’emprunte le couloir pour me rendre dans la cuisine, je revois Gracie sur la pointe des pieds, pas tout à fait assez grande pour atteindre les assiettes en haut du vaisselier. Je ne suis pas habitué à voir Minnie Maude avec ses dix centimètres de plus. Enfin, elle est gentille. Tu es contente d’elle, n’est-ce pas ?

— Gracie me manquera toujours, mais oui, je le suis, dit-elle avec certitude. Et Daniel et Jemima l’aiment bien, ce qui est presque aussi important.

Elle fronça les sourcils, devinant que quelque chose n’allait pas. Elle ne savait pas s’il ne disait rien parce que l’affaire était confidentielle, ou parce qu’il ne voulait pas gâcher la soirée. Elle ne pouvait le lui demander, mais percevait sa tension aussi clairement que s’il avait parlé. Depuis plus de quatorze ans, ils étaient autant amis que mari et femme. S’il cachait toutes sortes de secrets au gouvernement, à la police et au grand public, à elle, il ne dissimulait que les détails : pas leur existence, ni l’importance qu’il y accordait.

Il prit sa décision.

— J’ai vu Jack aujourd’hui.

Elle attendit, lisant le conflit d’émotions sur ses traits.

— Il fallait que je voie Tregarron au sujet d’une affaire, ou tout au moins que j’essaie, reprit-il. Il m’a envoyé Jack pour que je lui fasse un rapport et c’est aussi lui qui m’a informé de ses conclusions.

— La fameuse promotion de Jack, commenta-t-elle en pinçant légèrement les lèvres. Je crois qu’Emily en est plus fière que lui.

— L’a-t-elle poussé à postuler ?

— C’est possible.

Une ombre traversa le visage de Charlotte.

— A-t-il été arrogant ?

Il se détendit enfin, relâchant ses épaules et laissant son corps épouser la forme familière du fauteuil.

— Pas vraiment. J’étais irrité parce que j’étais fichtrement sûr que Tregarron n’aurait pas traité Narraway de la sorte, mais j’avais sans doute trop peu d’informations à leur soumettre. Il ne croyait pas qu’il y ait de motif d’inquiétude, et il se peut bien qu’il ait raison. J’ai besoin d’en savoir davantage. J’aurais dû patienter. Narraway l’aurait fait.

— Et tu t’attends à pouvoir lui succéder et à être aussi compétent dans ta première année de fonctions qu’il l’était au bout de vingt ans ? demanda-t-elle en arquant les sourcils.

— Il le faut, répondit-il tout bas. Ou, du moins, il faut que je m’en approche assez pour que cela ne fasse aucune différence visible.

— Il a connu des échecs aussi, Thomas. Il s’est parfois trompé.

— Je sais.

Il le savait, en effet, mais cela n’apaisait pas son anxiété. Il connaissait le prix d’un échec.

 

Le lendemain matin, Charlotte quitta la maison à neuf heures, un peu gênée dans sa tenue d’équitation neuve. Elle était extrêmement élégante, ce dont elle se réjouissait, mais il y avait très longtemps qu’elle n’avait porté d’habit aussi flatteur et aussi audacieux. Cela n’avait pas été possible jusqu’à récemment. L’argent était réservé aux nécessités, et cette tenue n’en faisait certes pas partie quand on avait des enfants en pleine croissance dont les vêtements devenaient trop petits au bout de quelques mois.

Une semaine plus tôt, elle avait accepté de retrouver Emily à Rotten Row dans Hyde Park afin de faire une promenade à cheval en sa compagnie. Elle se dirigeait donc à présent d’un pas vif vers Russell Square où elle était certaine de trouver un fiacre. Le vent était tombé et on sentait une légère gelée dans l’air. C’était une matinée idéale pour monter.

Cependant, lorsqu’elle descendit de voiture à Hyde Park, elle se sentait nettement moins enthousiaste que lorsqu’elle avait convenu de ce rendez-vous. Elle ne pouvait chasser de son esprit le récit que Pitt lui avait fait de sa rencontre avec Jack dans le bureau de Tregarron.

Les arbres de Hyde Park étaient nus, leurs branches se détachaient tel un lacis de dentelle noire sur le ciel. La terre de l’allée était déjà retournée par les sabots, et les cristaux de givre donnaient à l’herbe au-delà une étrange couleur presque turquoise. Au loin, on apercevait au moins une vingtaine de cavaliers : des femmes montant en amazone, gracieuses dans leurs habits parfaitement coupés ; des hommes à califourchon sur leur monture, certains en uniforme militaire.

La brise apportait le son des rires et le tintement des harnais, et puis le claquement sourd des sabots quand quelqu’un prit le trot.

Charlotte marcha sur la terre durcie en direction des chevaux encore tenus par leurs grooms et se demanda ce que Jack avait relaté à Emily de sa rencontre de la veille avec Pitt. Considérait-il aussi qu’il était lié par le secret ? Ou avait-il jugé plus probable qu’elle l’entendrait de la bouche de Charlotte aujourd’hui et l’y avait-il préparée au mépris du protocole ?

Emily, debout à côté de son cheval, se distinguait des autres femmes présentes par sa minceur et par le reflet du soleil d’hiver sur ses cheveux blonds. Un chignon était visible sous son exquis chapeau de cavalière, qui ressemblait à une version plus petite d’un chapeau de gentleman, au rebord légèrement incurvé.

Charlotte s’avança sur le gravier qui crissait sous ses bottes.

Emily se retourna, la vit et vint aussitôt à sa rencontre.

— Bonjour, dit-elle avec un sourire hésitant, ses yeux fouillant ceux de Charlotte. Es-tu prête à te promener ?

— Bien entendu. J’attendais ce moment avec impatience.

C’était une conversation étrangement formelle, dépourvue de l’aisance et de la bonne humeur qu’elles partageaient d’ordinaire.

Côte à côte, sans se regarder, elles rejoignirent les grooms. Elles montèrent et partirent lentement, commençant au pas. Elles saluèrent d’un signe de tête les cavaliers qu’elles croisèrent, sans leur adresser la parole. Aucun n’était une personne de connaissance.

Plus le silence s’éternisait, plus il serait difficile de le rompre. Charlotte savait qu’elle devait dire quelque chose, ne fût-ce qu’une banalité. Les mots signifiaient souvent peu de chose ; c’était le fait de parler qui comptait.

— Nous avons songé à déménager, dit-elle, essayant d’éviter le sujet de Jack et de Pitt et de Lord Tregarron sans en avoir l’air. Thomas m’a demandé si j’en avais envie, mais j’adore la maison de Keppel Street. Beaucoup d’événements importants s’y sont déroulés depuis que nous l’habitons, des souvenirs avec lesquels j’apprécie de vivre, ou que, tout au moins, je ne veux pas lâcher pour le moment.

Emily lui décocha un regard de biais.

— N’aimerais-tu pas un logement un peu plus spacieux ? Peut-être sur l’une des places ? Ou trouves-tu qu’un déménagement serait prématuré ?

Le sens de sa remarque était on ne peut plus clair. Elle demandait à Charlotte si elle était sûre que Pitt serait à la hauteur de son poste.

Pendant un moment, elle ne répondit pas. Bien qu’étant l’aînée, elle resterait toujours la cadette sur le plan social en raison des débuts modestes de Pitt, et parce que Emily possédait une fortune dont Charlotte n’aurait pas même pu rêver.

Gênée, Emily rougit et feignit de guider sa monture – ce qui ne s’imposait pas sur ce chemin de terre et de gravillons plat et dépourvu d’embûches.

— Il vaut toujours mieux ne pas tenir le succès pour acquis, répondit enfin Charlotte calmement. Ainsi, en cas d’échec, on tombe de bien moins haut.

Elle vit le visage d’Emily se crisper.

— En réalité, ce que je voulais dire, c’est simplement que je ne suis pas encore prête à quitter une maison si pleine de souvenirs heureux. Je n’ai aucune intention de recevoir, de sorte que nous n’avons pas besoin de pièces supplémentaires.

— Mais tu y seras obligée ? insista Emily. Et d’ailleurs, c’est tellement amusant !

Un sourire éphémère traversa ses traits, mais il était provoqué par les souvenirs et non par l’affection.

— Seulement des amis, dit Charlotte rapidement, maintenant son cheval à la hauteur de celui d’Emily. Et Keppel Street leur convient très bien.

Emily haussa ses sourcils clairs.

— Dans le nouveau poste de Thomas, on s’attendra qu’il reçoive des gens avec qui vous n’êtes pas nécessairement amis, non ? Une promotion s’accompagne de certaines obligations, tu sais ? Le directeur de la Special Branch est beaucoup plus important qu’un policier ordinaire, si compétent soit-il. Il faudra que tu t’habitues à converser à bâtons rompus avec des ministres, des ambassadeurs et toutes sortes d’autres gens ambitieux et utiles.

— Je doute que nous ayons jamais les moyens d’acheter une maison susceptible d’accueillir ce genre de personnes, répliqua Charlotte avec ironie. C’est une promotion, pas un héritage.

Emily eut une petite grimace.

— Je ne me rendais pas compte à quel point tu en souffrais. Je suis désolée.

Charlotte retint son cheval.

— Que je souffrais de quoi ? interrogea-t-elle.

— Du manque d’argent. C’est de cela que nous parlons, non ?

— C’est de cela que tu parles, toi, corrigea Charlotte. Moi, je parle de vivre dans une maison où je me sens bien, et non d’en acquérir une plus grande dont je n’ai pas besoin et qui me sera étrangère, sans familiarité ni souvenirs. Je ne suis pas toi, Emily, et je ne souhaite pas les mêmes choses.

— Ne sois pas si pompeuse ! riposta Emily. Ce dont il s’agit, c’est du fait que Jack a dû dire à Thomas qu’il ne pouvait pas être reçu par Lord Tregarron, c’est ça ?

Elle avait parlé d’un ton agressif, comme si elle mettait Charlotte au défi de nier.

— Tu as dit « pompeuse » ? répéta Charlotte.

— Ce n’était pas…

— Vraiment ? coupa Charlotte. Apparemment, tu es beaucoup mieux informée que moi. Mais après tout, le travail de Thomas est secret. Il ne peut en parler à personne, pas même à moi.

Elle éperonna son cheval et dépassa Emily. Elle détestait se quereller, surtout avec quelqu’un pour qui elle avait tant d’affection. Elle se sentait malheureuse et étrangement seule, mais elle ne permettrait pas que la promotion inespérée de Jack lui monte à la tête ou à celle d’Emily, et qu’ils minent par désinvolture la confiance déjà fragile qu’avait Pitt en ses capacités. Peut-être se montrait-elle protectrice à tort ; cela dit, Emily faisait de même, craignant que Jack n’acquière un pouvoir politique qu’il ne savait guère comment utiliser.

Elle ralentit l’allure et attendit qu’Emily la rejoigne. Sans regarder sa sœur, elle reprit la parole.

— Je ne veux pas déménager pour l’instant. Ce serait tenir pour acquises des choses qui ne sont pas encore certaines. J’aurais pensé que tu comprendrais cela mieux que personne. Ta situation sociale et financière est assurée, mais tu as encore du chemin à faire avant de pouvoir affirmer la même chose sur le plan politique.

— Est-ce là l’opinion de Thomas ? demanda Emily, qui n’était pas encore radoucie.

Charlotte se força à rire.

— Je n’en ai pas la moindre idée. Il n’en a pas parlé. Pourquoi ? Penses-tu que Jack ne puisse guère aller plus loin ? Ce serait dommage.

Emily marmonna quelque chose entre ses dents, et Charlotte ne douta pas une seconde que ce ne fût une grossièreté.

 

Pendant que Charlotte se promenait à cheval dans Hyde Park, Pitt, dans son bureau à Lisson Grove, réunissait toutes les informations récentes que la Special Branch avait recueillies sur les groupes dissidents d’Europe centrale ou de l’Est, notamment au sein de l’Empire austro-hongrois. À l’est, celui-ci s’étendait de l’Autriche à la Hongrie ; côté sud, il englobait l’Italie du Nord et les pays de la péninsule balkanique qu’étaient la Serbie, la Croatie, la Slovénie et la Roumanie ; vers le nord, il allait jusqu’à la Tchécoslovaquie et incluait une partie de la Pologne et de l’Ukraine. Onze langues étaient parlées entre ses frontières et les confessions y étaient diverses – catholicisme, islam, religion chrétienne orthodoxe… De plus, un grand nombre de Juifs occupaient des postes en vue et extrêmement influents à Vienne, où le sentiment antisémite était profond, hideux et croissant. Des troubles de toutes sortes faisaient partie du quotidien.

Vienne était peut-être le berceau d’une pléiade d’idées nouvelles en matière de politique, de philosophie, de médecine, de musique et de littérature, mais c’était aussi une cité de violence sporadique, d’ombre et de lumière, de malaise, comme si quelque catastrophe menaçait à l’horizon qui mettrait fin à toute la gaieté. Redoutait-on une révolution, comme en France ? Ou une guerre ?

Pitt avait sollicité une entrevue avec Evan Blantyre, qu’il avait rencontré lors de la soirée musicale quelques jours plus tôt. Avec sa connaissance exhaustive de l’Empire austro-hongrois, ce dernier serait peut-être en mesure de lui fournir les informations et l’aide refusées par Lord Tregarron. Il fut agréablement surpris quand Blantyre accepta de le recevoir presque immédiatement. Moins d’une heure plus tard, il se trouvait dans une antichambre plaisante aux murs agrémentés de tableaux représentant le Tyrol. Il n’attendit qu’un instant avant d’être introduit dans le bureau de Blantyre. C’était une grande pièce confortable où un feu pétillait dans l’âtre, devant lequel deux fauteuils se faisaient face. Le tapis était usé par endroits, ses couleurs fanées par le temps et le soleil. Le bureau était ancien, le bois patiné luisant comme du satin.

Blantyre lui tendit la main.

— Bonjour, commandant, dit-il avec une curiosité manifeste.

— Bonjour, monsieur, répondit Pitt en la serrant. Je vous remercie d’avoir accepté de me recevoir aussi vite. L’affaire va peut-être se révéler sans importance, mais je ne peux la laisser en suspens.

— Vous avez raison, déclara Blantyre. Bien que, d’après le peu que vous avez dit à mon secrétaire, tout semble relever plutôt de la coïncidence.

Il indiqua à Pitt un des fauteuils près du feu et prit place dans l’autre.

— Ce n’est sans doute rien, admit Pitt. Cependant, de nombreux problèmes commencent par un murmure, une coïncidence suivie d’une autre, un intérêt inexpliqué pour quelque chose.

Blantyre eut un sourire hésitant.

— Comment diable distinguez-vous ceux qui ont de l’importance ? Y a-t-il une formule intellectuelle ou est-ce une question d’instinct, un don particulier ?

Ses yeux étaient vifs et calmes.

— Ou seule l’expérience peut-elle vous l’apprendre, et peut-être un ou deux cas où vous avez frôlé l’échec ?

Pitt haussa les épaules.

— Je suis parfois tenté de penser que la chance y occupe une large part. À la réflexion, pourtant, je trouve que c’est une façon commode de rendre compte d’une observation constante, de l’examen minutieux de tout ce qui paraît incongru.

Il sourit.

— Et, comme vous dites, une fois ou deux où l’on est passé tout près de la catastrophe.

Blantyre acquiesça.

— Autrement dit, une attention soutenue portée aux détails et un travail de forcené. Dites-m’en davantage sur ce qui vous alarme dans le cas présent ? Pensez-vous vraiment que l’on prépare un acte de violence ? Contre qui, pour l’amour du ciel ? Et pourquoi ici ? Cela paraît si peu probable, ne serait-ce qu’en raison de la difficulté à organiser un crime à l’étranger. Sans parler de s’enfuir dans un lieu où l’on ne dispose pas d’un réseau d’amis ou de sympathisants. N’importe qui donnerait ces gens perdants.

— Certes, admit Pitt. En revanche, ils seraient aussi inconnus du grand public. Peu de gens ici risquent de les identifier ou de les dénoncer. Et il y a une autre possibilité.

Blantyre fronça les sourcils.

— Laquelle ?

— Peut-être n’ont-ils pas l’intention de s’enfuir. Ils peuvent avoir épousé leur cause, au point d’être prêts à sacrifier leur vie dans l’entreprise.

Blantyre baissa les yeux sur les motifs fanés du tapis.

— Je n’avais pas pensé à cela, avoua-t-il d’un ton sombre. Bien sûr, certains hommes vont jusque-là… des femmes aussi, j’imagine. Les patriotes, malavisés ou non, se présentent sous toutes les formes. Les martyrs aussi.

Il regarda Pitt de nouveau.

— Il n’empêche que je crois cela peu probable. On ne consent pas ce genre de sacrifice pour éliminer une non-entité. En termes purement pratiques, le monde n’y prête pas assez attention.

Un sourire amer déforma sa bouche, puis se dissipa.

— Dites-moi exactement ce que vous savez, et je ferai tout mon possible pour découvrir si cela s’inscrit dans un complot plus vaste. Dieu sait que la dernière chose dont nous avons besoin est qu’on fasse sauter un petit duc austro-hongrois devant notre porte.

Pitt lui révéla l’essentiel de ce qui ressortait des rapports de Stoker, ajoutant les renseignements qu’il avait glanés depuis. À mesure qu’il parlait, le visage de Blantyre s’assombrit.

— Je vois, dit-il, songeur, quand Pitt se tut. Si vos soupçons étaient fondés, ce serait consternant. Mais avez-vous envisagé la possibilité qu’une malheureuse série de coïncidences ait pu contribuer à rendre suspectes quelques questions en réalité sans rapport les unes avec les autres ? Ou encore – et cela me paraît plus plausible – que quelqu’un ait à dessein inventé ces histoires pour détourner votre attention d’un événement grave, et infiniment plus important ?

C’était précisément l’hypothèse que Pitt redoutait et qu’il avait hésité à formuler jusque-là. Il eut un sourire morose.

— Du bluff ?

— Pourquoi pas ? demanda Blantyre en arquant les sourcils.

— Ou du double bluff ? reprit Pitt.

Blantyre poussa un soupir.

— Vous avez raison, bien sûr. Je ne crois vraiment pas qu’il y ait actuellement un risque d’assassinat, mais je vais me renseigner, poser quelques questions discrètes concernant cette éventualité.

— Je vous remercie.

Pitt se leva.

— Je ne peux me permettre de fermer les yeux.

Blantyre sourit et se leva à son tour, puis échangea avec lui une poignée de main ferme et franche.

Pitt sortit soulagé, non parce qu’il était délivré de ses craintes, mais parce que Blantyre l’avait pris au sérieux. Il l’avait traité de la même manière qu’il aurait traité Narraway.

Il se sourit à lui-même en descendant les marches qui menaient à la rue animée. Il était conscient de sa vulnérabilité et savait qu’elle n’était pas due à ses nouvelles responsabilités, mais à son manque d’assurance à ce poste.

 

Deux jours plus tard, Pitt était seul dans son bureau. Février tirait à sa fin et la lumière déclinait. Dans un quart d’heure il devrait allumer les lampes à gaz. On frappa à la porte et Stoker glissa la tête dans l’entrebâillement.

— Mr. Evan Blantyre demande à vous voir, monsieur, annonça-t-il avec surprise et un certain respect dans la voix. Il dit que c’est assez urgent.

Pitt fut non moins surpris. Il avait accepté le fait que Blantyre, en dépit de sa courtoisie, ne croyait pas à la possibilité d’une menace portant sur une personnalité austro-hongroise.

Il se leva.

— Faites-le entrer.

Un instant plus tard, Blantyre pénétra dans la pièce, refermant la porte derrière lui. Il serra brièvement la main de Pitt et se mit à parler avant même que les deux hommes fussent assis.

— Je vous dois des excuses, Pitt, déclara-t-il d’un ton grave, remontant un peu les jambes de son pantalon pour que le tissu gardât sa forme tandis qu’il croisait les jambes. J’avoue que je n’avais pas pris très au sérieux votre théorie. Je pensais que vous dramatisiez. Ce qui serait compréhensible, compte tenu des récentes tragédies.

Pitt présuma qu’il faisait allusion à l’affaire Gower et au renvoi de Narraway et garda le silence. Il était ridicule d’avoir espéré que les détails de cette abominable trahison restent secrets, mais cela le peinait tout de même de constater que tant de gens étaient au courant. Il attendit que Blantyre continue.

Le visage de ce dernier était devenu grave.

— J’ai examiné les informations que vous m’avez fournies, reprit-il. Au premier abord, elles m’ont semblé superficielles. Après un examen plus approfondi, j’avoue que j’ai changé d’avis.

L’intensité de l’expression de Blantyre alarma Pitt. Il se garda de l’interrompre.

— Des centaines de gens doivent aller de Douvres à Londres fréquemment, poursuivit-il avec un petit haussement d’épaules. Il est naturel que certains posent des questions, même plusieurs jours avant de voyager. Cependant, j’ai trouvé les signaux, les aiguillages, les embranchements des diverses voies que vous avez mentionnés. Vous avez parfaitement raison, naturellement. Des trains de marchandises les empruntent aussi régulièrement. Il suffirait d’une série d’incidents, des signaux au vert alors qu’ils devraient être au rouge, un aiguillage modifié, un train de marchandises passant sur la mauvaise voie, pour provoquer un désastre d’une ampleur considérable. Il y aurait beaucoup plus d’une seule victime.

Il prit une inspiration lentement, puis relâcha l’air de ses poumons.

— Ensuite, j’ai voulu vérifier s’il pouvait y avoir un lien avec un individu de marque. Il s’avère que oui, plus que je le supposais. Vous aviez raison, un duc d’Autriche doit venir. Alois von Habsbourg n’a guère d’importance en soi, mais c’est un membre de la famille impériale, et il est le petit-neveu de notre souveraine, ou quelque chose de ce genre. Il effectue une visite d’ordre privé au petit-fils de la reine. Il ne s’agit en aucun cas d’une affaire d’État, de sorte que le gouvernement n’en était pas informé. Néanmoins il vient, et les dates concernées par les questions coïncident précisément avec celles de son voyage. Il doit partir de Vienne pour se rendre à Paris, puis à Calais, d’où il traversera la Manche. De Douvres, il prendra le train pour Londres. Il séjournera au Savoy.

— Pas au palais ? s’étonna Pitt.

— Il semble qu’il tienne à donner quelques réceptions, répondit Blantyre avec un petit sourire pincé. Mais vous voyez où je veux en venir. Je me suis renseigné auprès de quelques amis en Europe. Ils ont mené une petite enquête à leur tour et découvert qu’on avait posé des questions sur tout l’itinéraire prévu. Apparemment, son entourage sera des plus restreints : un secrétaire, un valet…

Il n’hésita qu’un instant.

— Je suis désolé, Pitt, mais votre instinct ne vous a pas trompé. C’est là une menace que vous devez prendre au sérieux.

Pitt avait froid en dépit des braises qui rougeoyaient dans l’âtre à quelques pas de lui. Jusqu’alors, il avait eu l’impression d’imaginer le danger, comme Tregarron l’avait suggéré, or les nouvelles apportées par Blantyre excluaient cette possibilité.

— Tenez, reprit ce dernier en lui tendant une petite liasse de documents.

Il s’agissait de notes griffonnées à la hâte, une demi-douzaine de feuilles au total, peut-être.

— Vous allez devoir donner suite, naturellement, alors je vous ai dressé la liste des gens à qui j’ai parlé, et des faits et des références que j’ai vérifiés. Je ne peux vous contraindre à les garder secrets, toutefois je vous demanderai d’en parler le moins possible, et uniquement à ceux qui ont votre absolue confiance. J’aurais préféré ne rien coucher par écrit, mais je crains que l’affaire ne soit trop grave. On ne peut songer à protéger des réputations quand il s’agit de prévenir ce qui est, potentiellement du moins, un crime monstrueux qui, outre un membre de la famille royale autrichienne, toucherait Dieu sait combien de Britanniques.

Pitt prit les papiers et les parcourut rapidement. Ainsi que Blantyre l’avait dit, on y citait des noms, des lieux, des dates, de sorte qu’il serait possible de vérifier tout l’itinéraire emprunté, les questions posées et surtout les noms et descriptions d’anarchistes impliqués dans des assassinats en Europe, ainsi que les méthodes qu’ils avaient utilisées. Une importance particulière avait été accordée à ceux dont l’apparence physique rappelait celle de l’homme qui s’était renseigné sur les signaux et aiguillages de chemins de fer.

Il regarda Blantyre.

— Je suis navré, dit celui-ci gravement. Je sais que vous auriez mieux aimé vous tromper, j’ai peur cependant que ce ne soit pas le cas. Il se complote quelque chose qui, au pire, pourrait nous précipiter dans une guerre contre l’Autriche – Dieu sait dans quel but ! Mais nous l’apprendrions trop tard pour nous sauver.

Pitt réfléchissait à toute allure. Il n’avait pas assez de connaissances militaires ou diplomatiques pour comprendre les raisons qui pouvaient pousser quiconque dans une telle entreprise. Le déraillement d’un train britannique provoquerait de vives réactions dans les deux pays. Des accusations seraient lancées, des paroles prononcées qu’il serait impossible de nier par la suite. Le chagrin et le désarroi se mueraient en colère. Chaque pays aurait beau jeu de tenir l’autre pour coupable.

— Dieu sait ce qui se cache là-dessous, ajouta Blantyre doucement. Peut-être est-ce lié à un soulèvement mineur dans une des nations balkaniques qui cherchent à obtenir plus d’indépendance. Cela se produit assez souvent. Mais il pourrait aussi s’agir d’un projet aux ramifications beaucoup plus profondes, visant à nuire à la Grande-Bretagne. Sinon pourquoi commettre ce crime ici ?

— Vous voulez dire que quelqu’un tire les ficelles en coulisses ? demanda Pitt à voix basse. Afin d’accomplir… quoi ?

— Je l’ignore, admit Blantyre. Les possibilités ne manquent pas. Peut-être y a-t-il un traité qu’on veut voir enfreint, ou qu’on ne souhaite pas voir conclu.

— Merci. Je vais examiner toutes les pistes.

Pitt se leva et serra la main de Blantyre.

 

Le lendemain matin, Pitt envoya chercher Stoker, lequel entra dans le bureau en arborant une mine étonnamment enjouée. Sa jovialité s’évanouit dès que Pitt lui eut ordonné de s’asseoir.

— Vous savez que j’ai vu Evan Blantyre hier, annonça Pitt à mi-voix. Je lui avais donné les informations dont nous disposions. Tout d’abord, il a cru que c’était sans importance, puis il s’est renseigné…

Stoker se redressa d’un cran.

— Et il est prévu que le duc Alois von Habsbourg séjourne à Londres du 16 au 19 mars prochains. Il doit d’abord se rendre de Vienne à Paris, puis gagner Calais où il prendra le bateau pour Douvres, avant de voyager par le train jusqu’à Londres. Il ne résidera pas au palais, mais au Savoy. Il a également projeté de donner une réception au palais de Kensington pour ses amis.

Il fit une grimace en voyant l’expression de Stoker.

— Ce sont précisément l’itinéraire et les dates pour lesquels les renseignements ont été pris.

Stoker laissa échapper un soupir, écarquillant les yeux.

— Alors, c’est bien vrai !

— C’est possible, répondit Pitt. À moins qu’on ne nous ait subtilement informés afin de détourner notre attention d’un autre événement. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons rester les bras ballants. Voici les notes qu’il m’a remises.

Il les tendit à Stoker.

— Lisez-les, puis mettez le tout dans le coffre. Vérifiez chacun des détails et des noms.

— Bien, monsieur. Que comptez-vous faire ?

— Apprendre tout ce que je peux concernant le duc Alois von Habsbourg et quiconque pourrait avoir le moindre intérêt à l’assassiner.

Stoker prit les documents, y jeta un coup d’œil et griffonna quelques brèves notes au vu des deux premières pages.

— Je reviendrai voir le reste demain, dit-il en se levant.

— Autre chose ? demanda Pitt.

Stoker parut légèrement surpris.

— Non, monsieur.

— Vous semblez exceptionnellement gai, commenta Pitt, une question dans la voix.

Stoker sourit.

— Oui, monsieur.

Il hésita, et ses joues se colorèrent légèrement. Puis il se rendit compte que Pitt n’allait pas lâcher le morceau.

— J’ai dû filer un homme hier soir. Il était un peu suspect.

— Et ? insista Pitt. Qu’avez-vous découvert ? Ne me forcez pas à vous tirer les vers du nez, Stoker !

Il s’entendit parler. On aurait dit Narraway. Il rougit.

— Rien, monsieur, en fait. Il s’est avéré que c’était une impasse.

— Alors ? aboya Pitt.

— Il est allé au concert, monsieur. La musique était plutôt bonne. J’ai pensé que j’allais détester, mais au contraire. C’était comme qui dirait… très beau.

Malgré son embarras, il paraissait heureux, comme si le souvenir s’attardait encore en lui.

— Qu’était-ce ? insista Pitt, sa curiosité piquée.

Même maintenant, il ne connaissait de Stoker que ses compétences professionnelles et son indéniable courage. Ses goûts personnels, sa vie en dehors de la Special Branch étaient pour lui un mystère.

— Beethoven, monsieur. Que du piano.

Pitt dissimula son étonnement.

— Vous avez raison, admit-il. C’est très beau.

Stoker sourit, puis se leva, s’excusa et sortit.

Pitt se pencha sur le reste des notes de Blantyre. Il y ajouta une épaisse liasse de documents empruntés aux archives de la Special Branch et se mit à étudier l’histoire des dix années écoulées, parcourant rapidement les informations pour arriver jusqu’au présent, ainsi qu’au personnage et aux idées politiques du duc Alois von Habsbourg.

Deux heures plus tard, il avait mal à la tête et ses yeux le brûlaient. Il avait lu une foule de faits, d’opinions et de rapports inquiétants. L’Empire austro-hongrois couvrait une superficie énorme et d’un seul tenant. Il ne ressemblait en rien à l’Empire britannique, lequel était composé de pays, d’îles et – dans le cas de l’Inde, de l’Australie et du Canada – de quasi-continents situés aux quatre coins du monde. L’Autriche était un large bloc maintenu par les liens lâches d’une double monarchie : l’une en Autriche, l’autre en Hongrie. Elle comprenait la majeure partie d’une douzaine d’autres pays et territoires, chacun possédant ses propres histoire, langue et culture, et souvent ses religions.

La cohésion avait toujours été difficile. L’histoire de l’Empire était émaillée de complots, de manifestations et de soulèvements, auxquels s’ajoutaient de temps à autre des tentatives d’assassinat et bien sûr quantité d’exécutions.

François-Joseph régnait depuis près de cinquante ans. À maints égards, il gouvernait d’une main légère, autorisant la pérennité d’un certain degré d’individualité, mais à d’autres, il se montrait rigide, conservateur, autocrate. La nature même de cet empire de bric et de broc signifiait qu’il finirait par éclater tôt ou tard. La question était de savoir lequel de tous les facteurs de division servirait de catalyseur.

Le socialisme et ses réformes avaient eu des échos divers à Vienne. Pitt fut frappé d’apprendre que Rodolphe, l’archiduc héritier du trône qui s’était suicidé à Mayerling, avait cru si passionnément à ses principes qu’il avait exprimé l’intention de transformer l’Empire en république dès qu’il aurait accédé au trône et d’en être le président.

Assis immobile à son bureau, les papiers à la main, Pitt essaya d’imaginer ce que l’aïeul François-Joseph avait pensé de cette idée. Et qu’en était-il maintenant du nouvel héritier, l’archiduc François-Ferdinand ?

Blantyre avait rédigé une longue note le concernant. Apparemment, en dépit de toutes ses divergences radicales d’opinion avec le vieil empereur, le nouvel héritier François-Ferdinand n’avait aucune sympathie de cette nature. Il abhorrait le socialisme et ses réformes avec autant de ferveur que son oncle.

La conclusion de Blantyre était la seule probable à partir de ces éléments. Il existait un complot visant à assassiner le duc Alois von Habsbourg lorsqu’il serait sur le sol britannique – sans doute à Londres, puisqu’on se renseignait sur les dispositions prises pour l’accueillir au Savoy et au palais de Kensington.

Pour Londres, ce serait un embarras affligeant. Pour la Special Branch, ce serait rien de moins qu’un désastre, surtout quelques mois à peine après la disgrâce provoquée par l’affaire O’Neil.

 

Le lendemain matin, Pitt retourna voir Lord Tregarron. Il devait à tout le moins informer le ministre des Affaires étrangères de la menace et, si possible, obtenir que le voyage soit reporté, ou bien qu’on en change la destination, et même l’itinéraire, au dernier moment. Quant au duc Alois, il devait lui-même être mis au courant du danger.

Comme la fois précédente, il fut d’abord reçu par Jack, élégamment vêtu d’une jaquette noire et d’un pantalon à rayures. Il parut gêné en entrant dans la pièce où l’on avait prié Pitt de patienter. Il ferma la porte derrière lui et prit une profonde inspiration.

— Bonjour, Thomas. Comment allez-vous ?

Il faisait visiblement un effort de courtoisie dans une entrevue qu’il prévoyait d’ores et déjà embarrassante.

Pitt s’était attendu à une résistance, jusqu’à ce que Jack ait fait comprendre à Tregarron la gravité de la menace. Il résolut de garder son sang-froid, non seulement pour Charlotte, mais parce que s’il perdait le contrôle de lui-même, la situation lui échapperait.

— Bien, merci, répondit-il, s’efforçant de rester impassible. Mais je suis préoccupé. J’ai apporté les divers éléments dont je dispose à Evan Blantyre, étant donné qu’il est le meilleur spécialiste de l’Empire austro-hongrois que je connaisse, et je lui ai demandé d’évaluer la probabilité de sérieux ennuis en Grande-Bretagne au cours des deux mois à venir.

Il vit Jack se rembrunir et raidir les épaules.

— Apparemment, Alois von Habsbourg va rendre visite à un membre de notre famille royale dans une quinzaine de jours. Il a l’intention de venir via Paris et Calais, de prendre un ferry jusqu’à Douvres et enfin un train pour Londres.

— L’itinéraire évident, coupa Jack.

— J’en ai conscience, rétorqua Pitt. Son emploi du temps l’est peut-être moins, mais certaines personnes se renseignent à ce sujet, et même concernant le Savoy où l’on sait qu’il va séjourner, et le palais de Kensington, où une soirée sera donnée en son honneur.

Une expression anxieuse assombrit le visage de Jack.

— Vraiment ? Ce ne sont pas des agents autrichiens qui voudraient s’assurer que le trajet est sûr et bien planifié ?

— Non, ce sont des agitateurs et des anarchistes connus, des protestataires, répondit Pitt. Un ou deux d’entre eux ont été impliqués dans des attentats à Paris.

— Faites-les arrêter, suggéra Jack.

— Pour quel motif ? Parce qu’ils se renseignent sur des horaires de chemin de fer ?

— Exactement. Ne vous alarmez-vous pas un peu vite ? Le duc Alois n’est qu’une figure de second plan, vous savez.

Jack accompagna son argument d’un geste éloquent des mains, comme pour lui faire entendre raison.

— Ou peut-être l’ignorez-vous ? Si quelqu’un projetait un assassinat, Alois n’en vaudrait ni le temps ni la peine.

— En êtes-vous certain ? demanda Pitt gravement.

— Oui, répondit Jack sur-le-champ.

Il avait parlé d’un ton irrité qui incita Pitt à se demander s’il en était réellement sûr ou s’il n’avait pas accordé la moindre pensée à cette éventualité jusqu’à cet instant. Il prendrait instinctivement la défense de son supérieur, et vérifierait les faits après. C’était le rôle d’un loyal second.

Pitt secoua la tête.

— Je crois que nous ignorons beaucoup de choses concernant la famille royale autrichienne et ses difficultés. Vous attendiez-vous au suicide à Mayerling ?

Pris au dépourvu, Jack réagit avec colère.

— Non, bien sûr que non ! Personne ne s’y attendait, ajouta-t-il, exaspéré.

— Pourtant, avec du recul, c’était un tort, lui fit remarquer Pitt. Cette tragédie devait se produire tôt ou tard.

— Comment le savez-vous ? demanda Jack en s’avançant vers lui.

Pitt sourit.

— Mon travail consiste à savoir un certain nombre de choses. Malheureusement, je l’ignorais à l’époque, et je doute que Narraway en ait su davantage. Ou s’il savait, personne ne l’a écouté.

Jack cilla et son regard se durcit.

— Je vais aller interroger Lord Tregarron, mais franchement, il me semble que vous exagérez le risque, Thomas, et je pense qu’il sera de mon avis. Il n’y a aucune raison au monde pour laquelle on voudrait assassiner Alois von Habsbourg. C’est un membre inoffensif de la famille royale, un parmi tant d’autres, exactement comme il y en a dans la nôtre.

Il sortit de la pièce.

Cette fois, il ne s’écoula pas plus de cinq minutes avant qu’il revienne, l’air tendu, comme s’il n’osait exprimer le fond de sa pensée.

— Lord Tregarron va vous recevoir, mais il n’a que quelques minutes à vous consacrer.

Il tint la porte ouverte à Pitt.

— Il a une réunion avec l’ambassadeur de Pologne dans un petit moment.

— Merci.

Pitt gagna le couloir et suivit la direction que Jack lui indiquait.

Tregarron les accueillit d’un air guindé, quoique avec la courtoisie de rigueur, puis concentra toute son attention sur Pitt tandis que Jack se retirait dans le fond de la pièce, au point d’être presque invisible.

— Radley m’informe qu’Evan Blantyre semble croire qu’il se prépare une tentative d’assassinat contre le duc Alois von Habsbourg lors de sa visite à Londres le mois prochain.

Il parlait rapidement, sans laisser à Pitt la possibilité d’intervenir.

— J’imagine que vous devez prêter l’oreille à ces rumeurs, mais quelqu’un essaie de vous détourner d’affaires plus urgentes. Le duc Alois, ainsi que vous l’a dit Radley, est un jeune homme charmant, quelque peu désœuvré, qui n’a pas le moindre rôle politique. Il serait totalement absurde que quiconque perde son temps à lui nuire, en pays étranger de surcroît.

Il secoua la tête avec exaspération, comme s’il était agacé par un obstacle.

— Il est hors de question d’avouer aux dirigeants autrichiens que nous ne pouvons le protéger ou garantir sa sécurité dans la capitale de notre propre empire. J’imagine qu’ils auraient du mal à nous croire aussi incompétents et qu’ils verraient là un affront. Si vous pensez que la Special Branch ne peut s’occuper du problème, je demanderai au ministre de l’Intérieur de s’en charger. La police ordinaire lui obéit au doigt et à l’œil.

Il eut un sourire sombre.

— Demandez donc conseil à Narraway. Je suis sûr qu’il se rendrait disponible pour vous.

Pitt était si furieux qu’il ne trouva aucun mot qu’il osât prononcer. Ses mains tremblaient. Il avait les joues en feu. Il savait que Jack baissait les yeux, trop gêné pour affronter son regard.

— Bonne journée, Mr. Pitt, dit Tregarron sèchement.

— Bonne journée, monsieur, répondit Pitt, avant de pivoter sur ses talons pour sortir.

Il passa devant Jack sans même jeter un coup d’œil dans sa direction, et n’eut pas davantage conscience de la pluie sur son visage lorsqu’il se retrouva dans la rue.

 

Entrer dans sa propre maison lui fit l’effet d’une chaude étreinte, même avant que Charlotte vienne à sa rencontre dans le couloir. Elle le dévisagea longuement et avec attention, puis le guida dans le salon, loin des odeurs appétissantes qui émanaient de la cuisine. Il y avait du feu dans la cheminée et les lampes à gaz étaient allumées en veilleuse. Ce confort était nouveau depuis qu’il avait été promu, et qu’ils avaient désormais les moyens d’acheter autant de charbon.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle dès qu’elle eut refermé la porte.

Il éluda la question.

— Pourquoi ne sommes-nous pas restés dans la cuisine ?

— Thomas ! Minnie Maude n’est pas Gracie, mais elle est loin d’être sotte. Tu es le maître de maison. Elle te regarde pour savoir si tout va bien, si la journée a été bonne ou mauvaise, comment te faire plaisir. C’est son foyer, à présent, et cela a beaucoup d’importance pour elle.

Pitt expulsa lentement l’air de ses poumons, évacuant une partie de sa colère. Il comprit, avec un mécontentement gêné, qu’il ne s’était pas assez soucié de l’effet que son humeur avait sur les autres. Il était né dans la classe des domestiques ; il aurait dû en être plus conscient. Brusquement, il fut ramené à son enfance, vit sa mère dans la grande maison et se souvint de son expression, de son anxiété soudaine quand Sir Arthur Desmond était dans une de ses rares humeurs sombres, ou que le bruit s’était répandu qu’il n’allait pas très bien.

— J’ai vu Lord Tregarron aujourd’hui, dit-il. D’abord Jack, bien sûr, et il m’a dit, plus ou moins indirectement, que je faisais beaucoup de bruit pour rien et que si je ne pouvais pas faire mon travail, je devrais demander de l’aide à Narraway.

Il ne put dissimuler l’amertume qui perçait dans sa voix.

Charlotte réfléchit un instant avant de répondre.

— C’est extrêmement grossier, observat-elle enfin. Je me demande ce qui l’ennuie pour qu’il s’abaisse à d’aussi mauvaises manières.

— Me demandes-tu de façon détournée si j’ai été grossier envers lui ? demanda-t-il avec un sourire tendu, sachant qu’il creusait un fossé entre Emily et elle, incapable pourtant de s’en empêcher.

Il se sentait terriblement vulnérable.

— Ce n’est pas le cas. Je lui ai dit que mes informations venaient de Blantyre. Il n’y a pas de meilleure source que lui.

— Peut-être est-ce le problème, dit-elle, songeuse. Es-tu sûr d’avoir raison, Thomas ?

— Non, admit-il. Ce dont je suis sûr, c’est du prix qu’il faudra payer si j’ai raison et que nous ne faisons rien.