11

Pitt examinait une fois de plus l’emploi du temps prévu pour la visite du duc Alois lorsque Stoker frappa à la porte et entra, l’air à la fois anxieux et gêné.

— Mr. Blantyre est ici, monsieur. Il a plutôt mauvaise mine. On dirait qu’il n’a ni mangé ni dormi depuis un certain temps, mais il insiste pour vous voir. Je suis désolé, je n’ai pas pu refuser. Je crois que c’est au sujet de Staum.

— Faites-le entrer, répondit Pitt.

Il ne pouvait faire autrement. Les assassins n’interrompent pas leurs occupations par égard pour le chagrin d’autrui. Si Staum était d’une manière ou d’une autre lié à Adriana, cela résoudrait peut-être une partie du problème. Rien n’indiquait cependant que ce fût le cas. Adriana avait tué Serafina pour venger son père avant de se donner la mort dans un accès de remords ou de désespoir. Rien ne suggérait qu’elle avait entendu parler du duc Alois, qui aurait été encore plus jeune qu’elle à l’époque du soulèvement et de la trahison.

— Apportez du cognac et deux verres.

Devant l’expression de Stoker, il ajouta :

— Je sais qu’il est un peu tôt, mais il a peut-être passé une nuit blanche. Il est poli de le lui en offrir. Le pauvre homme.

— Je me demande comment il fait pour tenir le coup, déclara Stoker d’une voix sombre. Sa femme qui tue une petite vieille mourante et qui se suicide ! Remarquez, il a la tête d’un mort vivant.

— Faites-le entrer, et ne tardez pas avec le cognac.

— Bien, monsieur.

Blantyre arriva quelques secondes plus tard. Comme Stoker l’avait dit, il avait une mine épouvantable.

Pitt se leva pour l’accueillir. Il était impossible de trouver des mots appropriés. Rien ne pouvait atténuer l’horreur de son deuil. Pitt se souvenait du chagrin de Charlotte lorsqu’il lui avait appris la mort d’Adriana. Elle avait d’abord été muette de stupeur, comme si les paroles qu’il prononçait n’avaient aucun sens pour elle. Puis, à mesure que la réalité s’imposait à elle et que l’horreur la gagnait, elle avait longuement pleuré dans les bras de Pitt, imaginant le tourment qui avait été celui d’Adriana. Quand ils s’étaient enfin couchés, elle était restée éveillée dans le noir, le visage baigné de larmes.

Adriana et elle n’étaient amies que depuis quelques semaines. Le désespoir que Blantyre devait ressentir était inimaginable, une agonie que seuls peuvent comprendre ceux qui l’ont connue.

Blantyre prit place dans le fauteuil à la manière d’un vieillard dont les os menaçaient de se briser au moindre choc. Stoker arriva sur ses talons, apportant le cognac, et Blantyre l’accepta. Il tint le verre à deux mains pour les réchauffer, mais elles étaient livides, comme exsangues.

— Stoker me dit que vous avez du nouveau, l’encouragea Pitt après quelques instants de silence.

Blantyre leva les yeux.

— Staum n’est plus seul à Douvres, dit-il à voix basse. Il y a un autre homme, Reibnitz. Un individu soigné, tiré à quatre épingles, dépourvu d’humour, au visage insignifiant. Il ressemble à un petit gratte-papier et on s’attend presque qu’il ait les doigts tachés d’encre. Jusqu’à ce qu’il parle, et là il s’exprime comme un gentleman et on le prend pour le troisième fils d’une bonne famille, celui qui, en Angleterre, entrerait dans les ordres faute de mieux.

— Reibnitz, répéta Pitt.

Le visage de Blantyre se crispa.

— Johann Reibnitz, ordinaire au point d’être quasi invisible. De taille moyenne, carrure mince, cheveux châtain clair, yeux gris, teint pâle. Il pourrait être n’importe lequel d’un million d’hommes en Autriche ou dans le reste de l’Europe. Il parle anglais sans accent.

— Aucun signe distinctif ? demanda Pitt avec une inquiétude croissante.

— Pas le moindre. Ni grain de beauté ni cicatrice, ni claudication ni tic ni bégaiement. Un homme invisible, vous dis-je.

Il n’y avait aucune expression dans le regard de Blantyre. Ses actions semblaient mécaniques, comme si personne n’habitait réellement son corps.

— Staum pourrait donc n’être qu’un leurre, ainsi que nous l’avions craint ?

— Je le crois. Il le serait si c’était moi qui planifiais l’attentat.

— Que voulez-vous dire ?

L’ombre d’un sourire traversa le visage de Blantyre et s’évanouit si vite que ç’aurait pu être une illusion.

— J’ai encore des contacts à Vienne. Reibnitz a tué plusieurs fois par le passé. Les services du gouvernement le savent, sans pouvoir le prouver.

Ce fut le tour de Pitt de sourire.

— Et vous voudriez me faire croire que cela les empêche de l’éliminer ? Vienne serait donc… si sensible ?

Blantyre poussa un soupir.

— Bien sûr que non. Vous avez tout à fait raison. Ils se servent aussi de lui, quand cela les arrange. Il était l’un d’eux à l’origine. Apparemment, il change de camp en fonction du plus offrant.

Il dévisagea Pitt avec une intensité soudaine, comme si quelque chose en lui reprenait vie.

— Feriez-vous tuer l’un des vôtres s’il devenait impossible de se fier à lui ? Ne voudriez-vous pas qu’il soit jugé, qu’on lui accorde la possibilité de se défendre ? Comment pourriez-vous être sûr de la qualité des preuves ? Ne devrait-il pas avoir le droit d’affronter son accusateur ? Et confieriez-vous la tâche de le tuer à l’un de vos hommes – lui donneriez-vous pareil ordre ? Ou estimeriez-vous que cette tâche vous incombe en tant que chef de service ?

Pitt fut pris au dépourvu. C’était là une question qu’il avait évité de se poser depuis l’affaire O’Neil. Tuer en état de légitime défense était une chose, ordonner une exécution en était une autre : un meurtre judiciaire, de sang-froid.

— Vous ne le savez pas, n’est-ce pas ? constata Blantyre, avant de boire enfin une gorgée de cognac. Au moins, vous êtes honnête. Vous êtes un détective, un policier brillant.

Il y avait de la sincérité dans sa voix, et même de l’admiration.

— Vous découvrez des vérités que la plupart des hommes ne trouveraient jamais. Vous ne laissez rien au hasard. Vous pesez les preuves, vous affinez votre compréhension jusqu’au moment où vous avez une vision d’ensemble aussi complète qu’il soit possible à quiconque de l’avoir. Vous avez des émotions intenses. Vous éprouvez de l’empathie avec la douleur ; l’injustice vous indigne. Et malgré cela, vous ne perdez presque jamais le contrôle de vous-même.

Il eut un geste gracieux de ses belles mains fortes.

— Vous réfléchissez avant d’agir. Ce sont des qualités qui font de vous un excellent chef au service de votre pays. Peut-être qu’un jour vous serez encore meilleur que Victor Narraway, parce que vous connaissez mieux l’âme humaine.

Pitt le dévisagea, gêné. Il se rendait compte qu’une réserve allait suivre et n’avait pas envie de l’entendre.

Une grimace tordit la bouche de Blantyre.

— Mais seriez-vous capable d’exécuter un de vos hommes sans procès ?

— Je ne sais pas, admit Pitt.

Ce fut un aveu difficile. Le visage de Blantyre était dépourvu d’expression. Il était impossible de savoir s’il respectait cette attitude ou s’il la méprisait.

— Je comprends, répondit-il, se détendant enfin. Peut-être votre homologue à Vienne ne l’a-t-il pas encore décidé non plus. Ou peut-être que Reibnitz est un agent double, qui travaille pour le chef des services secrets autrichiens et qui trahit ses autres maîtres quand l’occasion lui en est donnée.

— Eh bien, s’il commet un attentat contre le duc Alois, nous pourrons peut-être leur épargner ces interrogations, commenta Pitt d’un ton sombre. Y a-t-il autre chose que vous puissiez me dire à propos de Reibnitz qui nous aiderait à l’identifier ? Quand a-t-il été vu ? Comment était-il vêtu ? Quelles étaient ses habitudes ? Connaît-on ses goûts ? Sait-on s’il a des complices ?

— Bien sûr. J’ai écrit tout ce que je sais.

Il tira de sa poche intérieure une feuille de papier pliée qu’il tendit à Pitt.

— Le nom de mon informateur est là aussi, à part. Je vous saurais gré de le garder en lieu sûr et de ne le montrer à personne, hormis peut-être Stoker. Je sais que vous avez toute confiance en lui.

Pitt le prit.

— Merci, dit-il sincèrement. Le duc Alois vous devra la vie et nous aurons tous une dette envers vous pour nous avoir évité un embarras national qui aurait pu nous coûter fort cher.

Blantyre termina son cognac.

— Merci.

Il posa le verre sur le bureau et se leva. Il hésita un instant, l’air de vouloir ajouter quelque chose, puis il gagna la porte d’un pas incertain.

Dès qu’il fut parti, Pitt envoya chercher Stoker et lui répéta mot pour mot la conversation, y compris le nom de l’informateur qui avait parlé de Reibnitz. Il leur fallut le reste de la journée et celle du lendemain pour procéder à des recoupements, mais tous les faits fournis par Blantyre étaient vérifiables et se révélèrent exacts.

Laissant Stoker et ses autres subordonnés vérifier une fois de plus les dispositions prévues à partir du moment où le ferry accosterait à Douvres, Pitt partit voir Narraway. Ni l’amour-propre ni la hiérarchie n’avaient d’importance à présent.

C’était le milieu de l’après-midi et la pluie tombait en rafales, venant de l’ouest. Pitt, trempé, déposa son chapeau, ses gants et son écharpe sur le pare-feu rembourré de cuir devant la cheminée.

Narraway remit du charbon et du bois sur les braises et se cala dans son fauteuil, le regard rivé à Pitt.

— Vous êtes sûr de vos informations concernant Reibnitz ? demanda-t-il avec gravité.

— Je suis certain que ce que Blantyre m’a dit est vrai. J’ai vérifié les rares assassinats politiques dont nous avons entendu parler en Autriche. Il est difficile de savoir à qui les imputer. Trop d’entre eux sont le fait d’anarchistes qui frappent à l’aveuglette, exactement comme ici, ou bien ne sont jamais élucidés. Reibnitz correspond à la description d’un assassin qui a sévi à Berlin et à Paris. Ainsi que Blantyre l’a dit, il n’y a pas de preuve.

— Et cet individu est ici, à Douvres ?

Pitt acquiesça.

— Il y a un homme d’apparence ordinaire répondant à sa description et muni d’un passeport au nom de John Rainer. Il vient d’arriver de Bordeaux après une absence de plusieurs mois pour affaires. Il n’a ni parents ni amis qui peuvent confirmer ses dires.

Narraway fit la moue.

— Il ne donne pas l’impression d’être un anarchiste, plutôt un assassin méticuleux et très prudent.

— Il pourrait quand même être payé par des anarchistes, raisonna Pitt.

La pluie qui tambourinait aux fenêtres faisait un bruit menaçant, comme si elle essayait d’entrer de force.

— La plupart sont désorganisés, mais ils ont pu voler de l’argent, ou en rassembler assez auprès de leur partisans pour engager un tueur professionnel comme Reibnitz.

Narraway le regarda calmement, les ombres du feu dansant sur son visage.

— Pourquoi voudrait-on abattre le duc Alois, et avec tant de soin ? Ou, ainsi que nous le redoutions, est-il simplement un moyen d’atteindre un objectif précis ?

— Eh bien, ce serait certainement gênant pour nous s’il était tué pendant qu’il rend visite à notre famille royale, observa Pitt d’un ton amer.

Narraway acquiesça.

— Ou nous entraîne-t-on sur une fausse piste ?

— J’y ai songé, admit Pitt. Je n’ai que quatre hommes qui préparent l’arrivée du duc Alois. Les autres s’occupent des affaires courantes et sont à l’affût du moindre mouvement, du moindre changement.

Il marqua une pause.

— Hormis un rassemblement socialiste prévu à Kilburn, que la police devrait pouvoir contrôler, et une exposition de tableaux plutôt sulfureux dans une galerie de Piccadilly, qui risque de susciter quelques protestations, il n’y a rien à signaler.

— Dans ce cas, vous feriez mieux de vous préparer au pire.

Les yeux de Narraway étaient sombres, et sa bouche formait un trait mince.

— Vous aurez besoin de tous les alliés que vous pouvez trouver. Peut-être le moment est-il venu d’exercer un peu de pression, voire de demander le paiement de quelques services dus. Ces informations données par Blantyre exigent d’autres vérifications. Ça ne sent pas la violence anarchiste habituelle.

C’était ce que Pitt craignait. Il se rembrunit.

— Personne ne me doit de services, avoua-t-il. Je peux en demander, c’est tout. Et Blantyre est paralysé par la mort de sa femme. S’il y a un rapport avec le duc Alois, il m’échappe. Le duc est allemand et n’a apparemment pas de liens avec l’Italie, la Croatie, ou d’autres pays plus petits de l’Empire austro-hongrois.

— En Prusse ? En Pologne ?

— Rien.

Narraway fronça les sourcils.

— Bien que je n’aime pas les coïncidences, je ne vois pas en quoi les divagations de Serafina ou les secrets qu’elle a connus il y a quarante ans pourraient concerner les anarchistes d’aujourd’hui ou le duc Alois. Tragiquement, le lien avec Adriana et Lazar Dragovic n’est que trop évident. Cela dit, je suis surpris. Je n’aurais jamais cru que Serafina Montserrat ait pu trahir quiconque. Mais je ne l’ai jamais rencontrée moi-même, et je suppose que je ne la connaissais qu’à travers le regard des autres.

— Celui de Vespasia ?

— Sans doute. Vous êtes certain que c’est Adriana qui l’a tuée ?

— J’aimerais ne pas l’être, mais il semble que oui. Elle était là ce soir-là. Elle avait souvent écouté Serafina et nous savons que celle-ci avait peur de laisser échapper des secrets, d’oublier où elle se trouvait et avec qui.

Il soupira, accablé.

— Nous savons que Serafina était une des alliées de Dragovic et qu’elle était présente lors de son exécution. Elle a emmené Adriana et s’est occupée d’elle. C’était un geste consternant de duplicité, quelle que soit la raison pour laquelle elle l’a commis, peut-être pour acheter le pouvoir ou la liberté de quelqu’un. Pas étonnant qu’elle ait eu peur quand elle a su qu’Adriana adulte venait la voir. Cela explique la terreur qu’elle a manifestée devant Vespasia.

— Et quand elle a compris que vous saviez la vérité, Adriana s’est tuée, ajouta Narraway.

Il observait Pitt calmement, comme pour tenter de jauger sa capacité à porter ce fardeau, et jusqu’à quel point il se sentait coupable.

Pitt eut un sourire sans joie.

— Il y a quelqu’un d’autre à trouver, dit-il, non pour changer de sujet, mais pour aller de l’avant.

De nouveau, Narraway hocha la tête, les lèvres pincées.

— Soyez prudent, Pitt. Ne vous créez pas d’ennemis que vous ne pouvez vous permettre d’avoir. Si vous utilisez des gens, faites très attention à la manière dont vous procédez. Les gens comprennent le jeu des dettes et des faveurs, mais ils n’aiment pas qu’on se serve d’eux.

Il se pencha et tisonna les boulets pour faciliter le tirage. Les flammes jaillirent aussitôt.

— Il y a certaines personnes que vous pouvez provoquer un peu afin de voir leur réaction. Il pourrait en ressortir quelque chose, ajouta-t-il.

Pitt l’observa avec attention, redoutant la suite.

— Tregarron, reprit Narraway en remettant le tisonnier à sa place. Il est dévoué à sa mère et manifeste un certain ressentiment envers son père.

— Son père n’était-il pas diplomate à Vienne ?

— Si. Vous pourriez lui demander s’il connaissait Dragovic, ou Serafina, d’ailleurs.

— Est-ce important, à présent ? En quoi cela pourrait-il concerner le duc Alois ?

— Aucune idée. C’est juste un moyen de pression. Il y a une ou deux autres personnes que je pourrais…

Il chercha le mot juste.

— … persuader de coopérer. Mais je parle là de dettes importantes, que je ne peux pas me faire rembourser deux fois.

Il leva les yeux vers Pitt, les traits tendus, incertains dans la lumière vacillante.

— Je le ferai seulement si cela en vaut la peine. Est-ce le cas ?

Pitt ne put répondre. La tragédie de Serafina, Dragovic et Adriana appartenait-elle définitivement au passé et n’avait-elle aucun lien avec le duc Alois de toute manière ? La présence de celui-ci n’était-elle qu’une coïncidence ? Un chaotique complot anarchiste semblait de moins en moins probable. Il n’y avait rien d’impulsif dans cette affaire. Des semaines s’étaient écoulées depuis qu’ils avaient eu vent des premières rumeurs d’assassinat.

Il aurait voulu solliciter les conseils de quelqu’un – Vespasia, peut-être – mais il savait que c’était à lui de prendre la décision. Il était chef de la Special Branch. À sa place, Narraway aurait écouté, sans jamais chercher à être guidé.

— Je voudrais savoir si la trahison de Dragovic était le seul secret que Serafina avait peur de trahir. Et qui est l’amant de Nerissa Freemarsh, s’il existe réellement.

— L’amant de Freemarsh ?

Narraway releva brusquement la tête et acquiesça.

— Oui. Il faut découvrir s’il s’agit de Tregarron et la vraie raison qui le poussait à aller dans cette maison.

— J’en ai bien l’intention.

 

Pitt alla rendre visite à l’une des sources que Narraway avait mentionnées. Il prit le train sur la Great Eastern Line juste au-delà de Hackney Wick, descendit à la gare de Victoria puis fit à pied les deux tiers d’un mile sous un soleil sporadique pour gagner Plover Road. Celle-ci dominait le marais de Hackney Marsh, plat comme une table et sillonné d’étroits chenaux sinueux.

Là, il trouva l’homme dont Narraway lui avait fourni le nom : un Italien qui s’était battu aux côtés des nationalistes croates à l’époque où Dragovic était l’un de leurs chefs. Âgé de plus de quatre-vingts ans, il avait encore l’esprit vif en dépit de sa santé chancelante. Lorsque Pitt se fut présenté et eut prouvé de manière satisfaisante qu’il connaissait Victor Narraway, l’homme accepta volontiers de plonger dans ses vieux souvenirs.

Ils s’installèrent dans une petite pièce dont la fenêtre donnait sur les marais. Des nuées d’oiseaux filaient dans le ciel immense, pourchassant les ombres et la lumière, tandis que le vent modelait les herbes à sa guise.

Le vieillard sourit.

— Oui, bien sûr que je me souviens de Serafina Montserrat.

Il avait perdu le plus clair de ses cheveux, mais il possédait encore de belles dents.

— Quel homme aurait pu l’oublier ?

— Vous souvenez-vous aussi de Lazar Dragovic ?

Leurs genoux se touchaient presque dans la pièce minuscule. Le visage du vieil homme s’emplit de tristesse.

— Les Autrichiens l’ont abattu.

— Exécuté.

— Assassiné, rectifia le vieillard.

— Ne projetait-il pas de tuer quelqu’un ?

Les traits ridés de son interlocuteur se tordirent sous l’effet du mépris.

— Un boucher du peuple qu’il était censé gouverner. Et qui n’avait rien à faire là. Un étranger qui parlait à peine la langue. Une brute. Ça, ç’aurait été une exécution.

— Dragovic a-t-il été trahi par l’un d’entre eux ? demanda Pitt.

— Oui.

Les yeux du vieil homme étincelèrent à ce souvenir.

— Évidemment. Sinon il n’aurait jamais été capturé.

— Savez-vous qui ?

— Quelle importance, à présent ?

Il y avait de la lassitude dans sa voix, envahie par une soudaine défaite. Il regarda fixement les motifs dessinés par le vent et les nuages sur les marais.

— Ils sont tous morts.

— Vraiment ? insista Pitt. Vous en êtes sûr ?

— Ils doivent l’être. C’était il y a longtemps. Les gens comme eux sont passionnés, débordants de vie. Ils vivent avec courage et espoir et ils se consument.

— Serafina n’est décédée que depuis quelques semaines.

Il sourit.

— Ah… Serafina. Qu’elle repose en paix.

Un instant, un souvenir éclaira son visage, révélant le jeune homme qu’il avait été. Le chagrin s’entendait dans sa voix.

— Elle a été assassinée, déclara Pitt, avec l’impression d’être brutal.

— C’est pour cela que vous êtes venu ? l’accusa le vieil homme. Pour élucider un meurtre, comme un bon policier anglais ?

— Pour élucider un meurtre – deux si l’on compte celui de Lazar Dragovic ; et, de manière plus urgente, pour empêcher des meurtres supplémentaires, corrigea Pitt. Qui a trahi Lazar Dragovic ?

— Qui d’autre est mort ?

— Adriana Dragovic.

Des larmes jaillirent dans les yeux du vieillard et roulèrent sur ses joues parcheminées.

— La pauvre enfant ! murmura-t-il. La pauvre petite !

— C’était une femme, dit Pitt doucement, éprouvant lui-même une immense tristesse.

Il songea à Adriana, dont le souvenir était encore si vif dans son esprit : belle, fragile, et pourtant peut-être beaucoup plus forte que Blantyre ne l’avait imaginé. Ou bien ? Avait-elle tué Serafina après toutes ces années ? Pourquoi en doutait-il toujours ? Tout portait à le croire. Seule sa propre réticence l’empêchait de l’accepter.

Son hôte cilla.

— Vous voulez dire qu’elle est morte récemment ? Quand ?

— Il y a quelques jours.

— Comment ? Elle était malade ? C’était une enfant fragile. Elle souffrait d’une maladie pulmonaire, je crois. Mais…

Il soupira.

— J’espérais qu’elle survivrait. Il est si facile d’espérer. Mais vous dites qu’elle est morte ces jours-ci ? De la même maladie ?

— Non. Je ne sais pas au juste de quoi.

C’était un mensonge. Elle avait succombé à une prise excessive de laudanum. Pourquoi cachait-il la vérité au vieil homme ? Par compassion ? Parce que c’était une réalité amère qu’il pouvait lui épargner ? Il ajouta au mensonge.

— Cela fait partie de ce que j’ai besoin de découvrir.

Le vieillard cilla de nouveau.

— Que puis-je vous dire après tout ce temps ? Dragovic est mort, comme ceux qui ont combattu avec lui. Et maintenant vous dites que Serafina et Adriana aussi. Que pourrais-je savoir qui ait la moindre importance désormais ?

— Le nom de celui qui a trahi Dragovic.

— Croyez-vous qu’il serait encore vivant si je le savais ?

Sa voix tremblait de colère, son visage était défait, et des larmes brillaient dans ses yeux.

— Serafina le savait-elle ? insista Pitt.

Les secondes s’égrenèrent dans le silence de la pièce. Les ombres se poursuivaient dans le marais. À l’ouest, les nuages s’amoncelaient. Il pleuvrait avant le crépuscule.

Pitt attendait.

— Je n’en suis pas sûr, répondit enfin le vieil homme. Je ne le croyais pas, au début. Par la suite, je me suis posé des questions.

— Dragovic et elle n’étaient-ils pas amants ?

— Si. C’est pourquoi j’étais d’abord certain qu’elle ne savait pas. Elle aurait tué le traître sinon. Elle pleurait Dragovic intérieurement, même si peu de gens s’en rendaient compte. Je pense qu’elle ne s’est jamais remise de sa mort.

— Vous en êtes certain ?

Pitt devait insister, mais plus il en entendait, plus le tableau devenait laid à ses yeux, plus il sentait s’accroître son angoisse face à l’inévitable.

— Bien entendu. Je connaissais Serafina.

À présent, il y avait de la colère dans sa voix, un défi.

Pitt se demanda jusqu’à quel point il l’avait connue. Avait-il été son amant, lui aussi ? Était-il possible que la trahison de Dragovic n’ait pas été motivée par des raisons politiques mais un triangle classique d’amour et de jalousie ?

— Vous la connaissiez bien ?

Le vieil homme sourit, révélant de nouveau ses dents magnifiques.

— Oui, très bien. Et avant que vous me posiez la question, oui, nous avons été amants, avant Dragovic. Vous m’insultez si vous pensez que j’aurais trahi la cause par jalousie personnelle. La cause passait avant tout, toujours.

— Pour chacun d’entre vous ?

— Oui ! Pour chacun d’entre nous !

La colère jaillit dans ses yeux, dirigée contre Pitt parce qu’il était jeune et qu’il ne savait rien de leur passion et de leur tragédie.

— Alors, celui qui a trahi Dragovic travaillait en secret pour une autre cause, conclut Pitt.

Le vieillard hocha la tête lentement.

— Oui, ce doit être le cas.

— Mais si Serafina l’avait su, pourquoi ne l’aurait-elle pas dénoncé ?

— Elle l’aurait fait. Elle ne peut pas l’avoir su. Je me trompais.

— Quand avez-vous pensé qu’elle l’avait peut-être découvert ?

— Oh !… Peut-être dix ou quinze ans après les faits.

— Comment aurait-elle pu l’apprendre si longtemps après ?

— Je me suis posé la question, et je l’ignore.

— Vous êtes certain qu’elle ne peut pas l’avoir trahi, elle ?

Pitt se détestait de poser la question, mais il ne pouvait plus l’éviter.

— Serafina ?

Choqué, et de nouveau furieux, le vieillard se redressa.

— Jamais !

— Dans ce cas, c’était quelqu’un qu’elle aimait.

N’était-ce pas la conclusion la plus évidente ?

— Non. Les hommes allaient et venaient. À aucun elle n’aurait pardonné un tel geste !

Sa voix était forte, empreinte de colère et d’un mépris cassant. Pitt pouvait facilement imaginer le jeune homme qu’il avait dû être : le corps mince mais puissant ; un visage séduisant ; un caractère passionné.

— Vous en êtes certain ?

— Oui. La seule personne qu’elle ait toujours aimée était l’enfant de Dragovic, Adriana.

Adriana n’avait que huit ans lorsque son père avait été tué. Elle n’aurait pas pu le trahir. Aurait-elle laissé échapper quelque chose par accident ? Cette idée le frappa brutalement et il se sentit si coupable que les mots lui semblèrent trop cruels à prononcer. Était-ce de cette terrible prise de conscience que Blantyre cherchait à la protéger ? Si Serafina avait laissé échapper cela dans un de ses délires, il n’était guère étonnant qu’Adriana soit rentrée à la maison pour se donner la mort.

Sauf que le déroulement des événements n’était pas logique. Elle l’aurait fait le soir même où elle l’avait appris, et non plusieurs jours plus tard. Et pourquoi tuer Serafina ?

Le vieil homme le dévisageait avec attention.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il d’un ton anxieux. Vous savez quelque chose ?

— Non. L’idée qui m’est venue n’aurait en rien expliqué la mort de Serafina ni celle d’Adriana. Serafina savait. C’est pour cette raison qu’on l’a tuée : pour l’empêcher de le dire à quelqu’un d’autre.

— Dans ces conditions, pourquoi l’enfant – la jeune femme – se serait-elle suicidée ? À moins qu’elle n’ait éliminé Serafina pour la réduire au silence ? Et pourquoi aurait-elle voulu faire ça hormis pour protéger celui qui a trahi, ce qui n’a pas de sens non plus !

— À moins que le coupable n’ait été son mari, lâcha Pitt, avant d’avoir pleinement saisi le sens de ses paroles.

— Son mari ?

Le vieillard était sidéré.

Pitt le regarda, observant sa peau fragile, ses rides profondes, son ossature puissante. À sa manière, son visage était magnifique.

— Oui. Evan Blantyre.

Le vieil homme fit un signe de croix.

— Oui… que Dieu nous pardonne, ce serait logique. Cela expliquerait que Serafina n’ait jamais rien dit. Elle ne l’a su que plus tard. Quand Blantyre est revenu et qu’il a fait la cour à Adriana, il affirmait que l’Empire austro-hongrois était le garant de la paix et de la cohésion en Europe, depuis l’unification et l’indépendance de l’Italie et de l’Allemagne. Mais peut-être avait-il toujours été de cet avis. Serafina a dû deviner ce qu’il avait fait.

— Et elle a laissé Adriana l’épouser ? s’écria Pitt, incrédule.

— Comment aurait-elle pu l’en empêcher ? Ils étaient fous amoureux l’un de l’autre. Sa beauté exceptée, Adriana n’avait rien : ni argent, ni position dans la société. Elle n’était que la fille orpheline d’un traître envers l’Empire, d’un criminel exécuté. De plus, Serafina n’avait sans doute aucune preuve, hormis sa propre certitude.

Il haussa ses épaules maigres.

— Non qu’une preuve eût fait la moindre différence. Non, Serafina s’est tue et a laissé Adriana être heureuse. La jeune fille était de santé fragile, elle avait besoin de quelqu’un pour prendre soin d’elle. Si elle avait vécu dans la pauvreté, elle serait morte jeune et seule. Serafina n’a jamais eu d’enfant. Adriana était le seul lien qu’il lui restait avec l’homme qu’elle avait aimé.

Pitt tenta de se représenter la scène : Serafina regardant Adriana épouser celui dont la trahison avait causé la mort de son père, l’homme que Serafina avait aimé si profondément. Et peut-être était-ce là le véritable amour, plus fort que le désir de vengeance, et infiniment plus profond, plus généreux que la haine ou même la soif de justice. Il en éprouva une douleur à la poitrine, et sa gorge se noua, reflétant l’émotion qui brillait dans les yeux du vieillard.

Les premières gouttes de pluie s’écrasèrent sur les carreaux.

Si Blantyre avait trahi Lazar Dragovic et que Serafina le sût, elle avait facilement pu laisser échapper un détail qui avait appris la vérité à Adriana. La jeune femme avait-elle mis Blantyre au pied du mur et l’avait-il tuée pour sauver sa peau ?

Non, là encore, le déroulement des événements ne correspondait pas. Serafina était terrifiée à l’idée de dire quelque chose qui tôt ou tard mènerait à la vérité. C’était parfaitement logique. Mais c’était Blantyre qui redoutait cela le plus, et qui l’avait éliminée pour l’éviter. Ensuite, quand Adriana avait su que Serafina avait été assassinée et que Pitt était sur le point de l’accuser du crime, elle s’était donné la mort, non parce qu’elle était coupable, mais par désespoir !

Ou bien elle avait réfléchi à tout ce que Serafina lui avait raconté et avait déduit la vérité. De sorte que Blantyre, avec un regret affreux, dévastateur, l’avait tuée pour se protéger.

Telle était la vérité.

Comme chaque morceau du puzzle se mettait en place, tout prenait un sens, et même l’exaltation, les détails avec lesquels Blantyre avait expliqué à Pitt et à Charlotte la place cruciale de l’Empire austro-hongrois dans la politique européenne.

Avait-il raison ? La survie de l’Autriche en tant que force unie était-elle nécessaire au maintien de la paix en Europe ?

Peut-être que oui.

Cela n’excusait pas le meurtre de Serafina Montserrat. Encore moins celui d’Adriana.

Pitt se leva.

— Merci, monsieur, dit-il gravement. Vous avez sauvé l’honneur de deux femmes assassinées et diffamées. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que cette injustice soit réparée, mais je ne pourrai peut-être pas y parvenir dans l’immédiat. Croyez-moi, je ne l’oublierai pas et ne renoncerai pas.

Le vieil homme hocha la tête avec solennité.

— Bien, dit-il avec conviction. Bien.

 

Dans le train du retour, Pitt assis près de la vitre regarda au-dehors bien que le carreau dégoulinant de pluie ne lui laissât pas voir grand-chose. Il ne prêta pas attention aux deux autres hommes présents dans le compartiment, occupés à lire le journal.

Si Blantyre avait entendu Serafina, s’il avait été témoin de ses divagations et de ses accès de lucidité, il devait avoir passé de longues périodes auprès d’elle. Des heures entières plutôt que quelques minutes. Était-il allé souvent chez elle ? Pourquoi ni Adriana ni Nerissa n’en avaient-elles parlé ?

La réponse à la première interrogation était simple : Adriana n’en avait sans doute rien su.

La réponse à la seconde était plus complexe. Nerissa avait forcément dû être au courant, à moins qu’il ne fût venu pendant qu’elle était sortie, durant l’après-midi par exemple. La réponse la plus probable était qu’elle savait et qu’elle avait délibérément omis de le dire à Pitt. L’avait-elle fait pour se protéger, parce qu’elle lui avait permis de voir Serafina seule ? Ou plutôt pour le mettre à l’abri du soupçon, peut-être parce qu’il le lui avait demandé ? Ou – l’hypothèse la plus vraisemblable de toutes – parce que Blantyre était son amant ?

Mais que diable un homme aussi brillant, aussi séduisant qu’Evan Blantyre avait-il pu voir chez une femme telle que Nerissa Freemarsh ? Et pourtant, qui savait ce que chacun voyait chez autrui ? L’apparence était superficielle en regard du cœur ou de l’esprit. Nerissa était-elle généreuse, facile à contenter, toujours approbatrice ? L’écoutait-elle avec un réel intérêt, riait-elle de ses plaisanteries, ne le contredisait-elle jamais, ne le comparait-elle jamais à d’autres hommes ? L’aimait-elle tout simplement sans conditions, sans rien exiger en retour qu’un peu d’attention, un peu de douceur, ou tout au moins un semblant ? Blantyre avait-il vu dans cette relation un défi à la belle et peut-être exigeante Adriana ?

Les gouttes tombaient plus dru contre les vitres à présent, et il commençait à faire nuit. Le tambourinement rythmé de la pluie était réconfortant.

Sans doute Blantyre était-il venu voir Serafina avec Adriana et avait-il compris la menace qu’elle représentait pour lui. Par la suite, il s’était procuré une raison de revenir régulièrement afin de jauger par lui-même l’ampleur du danger.

Soudain, une nouvelle pensée, plus glaçante, vint à l’esprit de Pitt. Blantyre avait pu apprendre n’importe quel autre secret connu de Serafina. Il disposait peut-être d’une foule d’informations que Serafina avait craint de laisser échapper : des noms de femmes et d’hommes impliqués dans des indiscrétions de toutes sortes en Europe au cours des quarante ans écoulés.

La plupart étaient sans doute sans importance : liaisons, enfants illégitimes, trahisons sentimentales plutôt que politiques, vols ou affaires de corruption, postes achetés, chantages ou coercitions. La liste était presque sans fin, mais plus de la moitié des gens concernés n’étaient plus de ce monde et la position, l’amour, l’argent n’avaient plus d’importance pressante. Ce n’étaient que des souvenirs, néanmoins encore susceptibles de blesser, ou de ternir des réputations.

Quel usage Blantyre ferait-il de ces informations ? Cette question troublait Pitt, mais elle devrait peut-être attendre que la visite du duc Alois ait eu lieu, et qu’il soit reparti sain et sauf.

Était-ce auprès de Serafina que Blantyre avait découvert l’existence du complot ? Cela paraissait peu probable. Serafina était souffrante et alitée depuis plus de six mois. Il y avait des années qu’elle n’avait pas été mêlée aux affaires d’État en Angleterre ou en Autriche. La plupart des gens qu’elle avait connus étaient morts ou avaient quitté leurs fonctions depuis longtemps.

Était-il même concevable que le duc Alois fût lié à un de ceux-là ? Cette hypothèse semblait hautement fantaisiste. Pourtant, Pitt se méfiait des coïncidences. Son travail dans la police métropolitaine lui avait enseigné cela, même avant qu’il entre à la Special Branch. Cependant, d’un autre côté, il était tout aussi ridicule de s’imaginer que tout était lié, ou de voir des relations de cause à effet dans certains événements parce qu’ils s’étaient produits peu de temps les uns après les autres.

Il se cala contre le siège, se laissant bercer par le rythme et le mouvement du train jusqu’à s’assoupir. Il restait encore une bonne demi-heure avant qu’il atteigne la gare à Londres, puis il lui faudrait encore aussi longtemps pour rentrer chez lui.

 

Pitt trouva Charlotte qui l’attendait, la bouilloire sur la cuisinière et le feu encore allumé dans le salon. Il resta debout à côté de la table nettoyée avec soin tandis qu’elle lui préparait du thé et un sandwich au bœuf froid et aux condiments. Il jeta un coup d’œil à la panière à côté du poêle où la petite chienne, Uffie, somnolait à demi, la truffe frémissant à l’odeur de la viande.

Il sourit, préleva un tout petit morceau parmi les tranches que Charlotte avait coupées et l’offrit à l’animal qui l’accepta sans se faire prier.

— Thomas, je lui ai déjà donné à manger !

Charlotte souriait, malgré l’anxiété qui se lisait encore dans son regard.

Il prit le plateau et l’emporta au salon, surpris de constater qu’il était affamé et transi. Il regarda Charlotte leur servir du thé. Le breuvage était parfumé. La pièce était chaude et silencieuse, hormis le léger chuchotement des flammes dans l’âtre, et de temps à autre le bruit du vent et de la pluie contre les vitres derrière les rideaux tirés. Son regard s’attarda sur les cadres familiers accrochés aux murs : le paysage flamand auquel il était si habitué, avec ses couleurs pastel, ses bleus et ses gris, calme comme un matin sans vent. Sur l’autre mur se trouvait un dessin représentant des vaches qui paissaient dans un pré. Les vaches possédaient une beauté, une certitude qui lui avait toujours plu. Peut-être cela venait-il en partie de son enfance.

Charlotte l’observait patiemment.

Que lui confier ?

D’un côté, il courait le risque de négliger un détail important en se taisant alors qu’elle possédait peut-être le morceau manquant du puzzle : des paroles prononcées par Adriana, et dont elle n’avait pas saisi l’importance sur le coup. De l’autre, il avait fait le serment de ne rien révéler concernant ses activités à la Special Branch. S’il ne pouvait tenir parole, il n’était d’aucune utilité à personne et surtout pas à Charlotte. Il devait choisir ses mots avec soin.

— Tu ne crois pas qu’Adriana ait tué Serafina, n’est-ce pas ?

C’était plus une constatation qu’une question.

— Non, avoua-t-elle aussitôt. Je sais que tu penses que Serafina était responsable de la mort de Lazar Dragovic, mais même si tel était le cas – et j’ignore si tu as raison –, Adriana ne l’aurait pas assassinée. Ç’aurait été stupide, sans parler du reste. Serafina était mourante de toute manière, et souffrait. Si on hait quelqu’un aussi profondément, on veut qu’il souffre et non qu’il s’en tire à bon compte.

— La vengeance est souvent stupide, répondit-il à voix basse. L’espace d’un instant, c’est fantastique, et puis la fureur se dissipe et vous laisse vidé, et on se demande pourquoi ça n’a pas marché, ce qu’on attendait et qui n’est pas arrivé.

Elle le regarda fixement.

— Quand t’es-tu jamais vengé de qui que ce soit ?

— J’en ai eu envie, admit-il, gagné par un sentiment de honte, non pas tant pour la colère qu’il avait éprouvée que pour la futilité de ses pensées. Parfois quand j’ai arrêté des gens et que je n’avais pas la preuve de leur culpabilité, ou que je ne pouvais pas les arrêter. Il m’est arrivé d’avoir envie de rouer de coups des gens que je devais arrêter calmement. Je l’aurais peut-être fait si j’avais été seul avec eux ou si je n’avais pas eu peur des conséquences.

Elle le dévisagea avec une stupeur mêlée de curiosité.

— C’est la première fois que tu me dis cela.

— Je n’en suis pas fier.

— Tu ne me parles que des choses dont tu es fier ?

— Non, bien sûr que non.

Il eut un sourire de regret, qui atténua la violence de son aveu.

— Je te l’aurais sans doute dit si je l’avais fait.

— Parce que je l’aurais appris ?

— Non, parce que c’était une faiblesse que je n’aurais pas surmontée.

Elle eut un petit rire, mais dépourvu de tension et de critique.

— Et Adriana ? Si elle n’a pas tué Serafina, qui l’a fait ? Et pourquoi s’est-elle suicidée après ?

Elle baissa la voix.

— À moins qu’elle ne se soit pas suicidée ?

— Tu as passé beaucoup de temps avec elle, répondit Pitt, éludant la question. Crois-tu que tu aies appris à la connaître ? Je voudrais que tu me donnes ton opinion, franchement, sans y mettre de forme sous prétexte qu’elle est morte. Dis-moi la vérité. Beaucoup de choses peuvent en dépendre, y compris la vie de certains.

— La vie de qui ? rétorqua-t-elle aussitôt. De Blantyre ?

— Entre autres, mais ce n’est pas à lui que je pensais principalement. D’autres gens, que tu ne connais pas pour la plupart.

Il eut un petit geste de regret.

— Mon poste aussi.

Toute trace d’humour et de défi déserta son visage. Ses yeux devinrent calmes et graves.

— Je ne crois pas qu’elle était fragile du tout. Elle avait terriblement souffert de voir son père roué de coups et exécuté. Mais beaucoup de gens sont témoins de choses affreuses. C’est douloureux. Si on ne l’oublie jamais, on ne perd pas la raison pour autant. On a des cauchemars, sans doute. J’en ai eu quelques-uns. Parfois, quand je n’arrive pas à dormir ou que je suis soucieuse ou inquiète, je me souviens des morts que j’ai vus.

Elle ne détourna pas son regard du sien ; il vit les souvenirs resurgir dans ses yeux.

— Un des pires a été le squelette de la femme sur la balançoire, avec les ossements minuscules du bébé dans son ventre. Je revois cette image parfois, et elle me donne envie de pleurer jusqu’à l’épuisement. Mais je ne le fais pas. Je ne la connaissais pas, j’ai seulement le sentiment qu’en un sens elle incarnait toutes les femmes : heureuse, optimiste, croyant à l’avenir, essayant de protéger ce qui est précieux et vulnérable au fond d’elle.

Il fit mine de tendre la main vers elle, puis se ravisa. Ce n’était pas le moment.

— Adriana ? répéta-t-il.

— Elle n’était pas hystérique, affirma-t-elle avec conviction. Et je ne crois pas qu’elle se soit donné la mort. Qui l’a tuée, Thomas ? Pourquoi ? N’est-ce pas la même personne qui a trahi son père ? Serafina connaissait-elle le coupable ? Sans doute. C’est pourquoi elle a été tuée aussi. C’est la seule hypothèse qui soit logique.

— Je suppose que oui.

Devait-il le lui dire ? Devait-elle savoir, pour sa propre sécurité ? Ou cela la mettrait-il en danger, au contraire ? Sauf que même s’il ne disait rien, Blantyre supposerait qu’il l’avait fait.

La voix de Charlotte interrompit ses réflexions.

— C’était lui, n’est-ce pas ?

— Lui ?

— Blantyre ! dit-elle d’un ton sec. C’est le seul qui ait pu trahir son père, tuer Serafina et la tuer ensuite.

Elle parlait comme si c’était tout simple.

— Thomas, je me moque des secrets qu’il détient ou du poste qu’il occupe, tu ne peux pas le laisser s’en tirer ! C’est… monstrueux ! Si nous laissons se produire des choses aussi affreuses, valons-nous mieux que lui ?

— Tu veux te venger ? demanda-t-il avec un sourire si contraint qu’il fut douloureux.

— Peut-être ! Oui. Je veux qu’Adriana soit vengée. Et Serafina aussi. Elle méritait mieux que de mourir ainsi ! Appelle ça de la justice si tu veux – et tu te sentiras mieux.

— Tout le monde appelle ça la justice, lui fit-il remarquer.

— Alors, appelle ça une nécessité. On ne peut pas laisser un individu de ce genre occuper un poste important au gouvernement. Il serait capable de n’importe quoi !

— Oh, certainement. Et nous le porterions aux nues pour certaines de ses actions et nous féliciterions de ne pas être au courant des autres.

Charlotte garda le silence. Il jeta un coup d’œil vers elle, mais ne put déchiffrer ses pensées.

 

De bonne heure le lendemain matin, Pitt se rendit chez Vespasia. Il était bien trop tôt pour une visite ; il déclara à la bonne que l’affaire était urgente. Elle s’était habituée à lui, à ses bottines cirées et à ses cravates de guingois, et surtout, au fait que Vespasia était toujours prête à le recevoir.

Il la trouva dans le petit salon jaune, assise à une table en merisier devant du thé, des tranches de pain grillé et de la marmelade. La bonne dressa un autre couvert pour lui et repartit à la cuisine.

— Bonjour, Thomas, dit Vespasia gravement. Ce doit être sérieux pour que vous veniez à cette heure-ci. Asseyez-vous, je vous en prie. Je déteste parler comme Victor, mais vous me donnez le torticolis à lever la tête vers vous.

Il eut un sourire sombre et prit place en face d’elle. Il aimait beaucoup cette pièce lumineuse où l’on avait toujours l’impression que le soleil brillait.

— C’est sérieux, en effet. Serafina Montserrat savait qui avait trahi Lazar Dragovic.

Elle inclina très légèrement la tête.

— Je m’en doutais. Il n’était pas facile de la tromper, et elle l’aimait assez pour ne pas lâcher l’affaire avant de savoir. Cela a-t-il encore de l’importance ? Ne me dites pas qu’elle l’a dit à Adriana… ou bien par accident ? C’est cela ? Voilà qui justifierait parfaitement ses craintes. Si elle ne le lui avait pas déjà dit, c’était parce qu’elle ne voulait pas qu’elle sache.

— Vous avez raison.

La bonne revint avec du thé, une tasse et du pain grillé. Elle sortit en silence et referma la porte derrière elle.

— Ce qui doit signifier qu’il s’agissait d’Evan Blantyre, conclut Vespasia. Si ç’avait été n’importe qui d’autre, Serafina ne l’aurait pas protégé. Elle a dû le découvrir après leurs fiançailles et fait taire ses propres sentiments dans l’intérêt d’Adriana.

— En fin de compte, cela ne les aura servies ni l’une ni l’autre, observa Pitt avec tristesse. Pauvre Serafina. Elle a payé le prix fort pour rien.

— Pas pour rien, corrigea Vespasia. Adriana a été heureuse pendant de nombreuses années. Elle est devenue belle et forte et je crois qu’elle a toujours su que Serafina l’aimait beaucoup.

— Et Blantyre ? demanda-t-il avec amertume.

— Peut-être l’aimait-il aussi à sa façon. Mais moins qu’il n’aimait ses idéaux et ses convictions concernant l’Autriche.

— Je le prouverai, d’une manière ou d’une autre, déclara gravement Pitt, comme s’il prêtait serment.

— Je n’en doute pas, répondit-elle en lui servant du thé.

— Merci.

Il prit une tranche de pain qu’il beurra distraitement.

— Mais ce n’est pas votre souci le plus immédiat, constatat-elle.

Il leva les yeux.

— Mon cher, si Evan Blantyre a passé assez longtemps à Dorchester Terrace pour comprendre que Serafina savait que c’était lui qui avait trahi Lazar Dragovic, il a dû écouter beaucoup de choses. Qu’y avait-il d’autre, à votre avis ? Sans doute des détails qui n’ont plus d’importance à présent, mais le reste ? Qui concerne-t-il ?

Ainsi, Vespasia partageait ses craintes.

— Je l’ignore, avoua-t-il. La même idée m’est venue. Je pourrais établir la liste de tous les postes qu’il a occupés, ce qui, hélas, ne m’apprendrait pas grand-chose, hormis l’ampleur des possibilités, et je peux m’en faire une idée.

— Toutes sortes de gens ont servi dans les ambassades en Europe à un moment ou à un autre, surtout à Vienne. Et il n’y a pas que les postes gouvernementaux. La plupart des membres de l’aristocratie voyagent pour le plaisir.

Elle lui présenta la marmelade.

— Les hommes vont à la chasse en forêt, goûter la bière locale, échanger des idées – dans le domaine de la philosophie ou des sciences, à présent. Ils escaladent des montagnes dans le Tyrol, ou visitent les lacs. Les plus courageux font de la voile. Nous visitons Venise et l’Adriatique, surtout la côte de Croatie et les îles. Et nous allons toujours voir la gloire et les ruines de Rome, en nous imaginant que nous sommes les héritiers de son empire. Certains d’entre nous vont à Naples admirer le Vésuve et imaginer l’éruption qui a anéanti Pompéi. Nous admirons les reflets du soleil sur l’eau et rêvons qu’il ne cesse jamais de briller.

— Quel rapport y a-t-il entre cela et la survie de l’Autriche en tant qu’empire ?

— Presque aucun. Mais il y en a un grand avec les indiscrétions, les secrets que les gens veulent continuer à garder, même quarante ans plus tard.

Le pain grillé croustillant et la marmelade semblaient avoir perdu de leur goût. Pitt avait l’impression de manger du carton.

— Vous voulez dire que Serafina est allée dans tous ces endroits et qu’elle a pu savoir toutes sortes de choses ?

— Elle était très observatrice. Cela faisait partie de ses talents.

— Elle a pu faire chanter des Autrichiens, conclut-il.

— Sans doute. Ou des Britanniques, ce qui nous concerne davantage.

Pitt frissonna, en dépit de la chaleur qui régnait dans la pièce.

— Elle n’était ni mesquine ni irresponsable, reprit Vespasia doucement. Mais elle comprenait les faiblesses d’autrui. Et maintenant il se peut que Blantyre sache beaucoup de choses dont il peut faire un tout, même à partir de l’esprit perturbé de Serafina, et il n’a peut-être pas de limites morales à sa croisade pour préserver le pouvoir de l’Autriche-Hongrie et tout ce qui, à son avis, en dépend.

Pitt se pencha lentement, pressant les mains contre son visage comme pour rassembler son courage avant d’affronter la réalité. C’était un cauchemar.

— Des décisions très difficiles vous attendent, mon cher, conclut Vespasia au bout de quelques instants. Quand vous vous serez assuré que le duc Alois est en sécurité, il vous faudra vous occuper d’Evan Blantyre. Vous avez le cœur d’un policier, mais vous devez avoir le cerveau d’un directeur de la Special Branch. Ne l’oubliez pas, Thomas. Trop de gens comptent sur vous.