CHAPITRE VIII
Le taxi descendit l’Avenue Bourguiba à fond de train, évitant de justesse un cycliste indolent qui tressaillit à peine. Il coupa la Rue de Carthage au mépris de la signalisation, ce qui lui valut quelques coups de klaxon offusqués, puis se dépêtra du trafic avec beaucoup d’adresse avant de stopper fièrement devant la Porte de France.
Ben Graymes mit une seconde à réaliser qu’il était arrivé. Il s’était tellement cramponné à la portière que ses phalanges avaient blanchi sous l’effort. Le chauffeur se retourna en arborant un sourire bon enfant.
— Qu’est-ce que t’en dis ? T’es déjà rendu avant d’êt’parti !
Le démonologue leva les yeux au ciel et régla sans discuter le prix de cette course au suicide. Il n’avait pas eu de chance. Dans l’une des rares capitales où l’on savait encore rouler au pas, il avait fallu qu’il tombe sur le seul givré qui conduisait pied au plancher. Après le pénible voyage en avion qu’il venait de subir, sa phobie des transports motorisés n’était pas prête de se calmer. Il n’aurait plus manqué que les ascenseurs aient fait irruption dans les souks depuis sa dernière visite pour que l’horreur soit absolue.
— Attends-moi ici.
— J’attends, assura le chauffeur en dépliant son journal à la page sportive, pas de problème.
Graymes s’enfonça avec un certain plaisir dans les étroites ruelles festonnées de guirlandes électriques. La nuit commençait à tomber. Les derniers touristes abandonnaient la place. Indifférents à l’heure, les marchands, quant à eux, continuaient de discuter, en lorgnant du coin de l’œil ce grand étranger maigre au costume étrange qui semblait ici comme chez lui. L’occultiste aimait ces passages tortus baignés d’étonnants brassages d’odeurs indéfinissables, ces arcades sombres hantées de silhouettes fugitives, ce dédale primitif qu’on aurait dit mouvant à la lueur des ampoules nues.
Il repéra bientôt la boutique qu’il cherchait, encore éclairée. Sa bimbeloterie dégoulinait jusque sur le pavé, vomissure bigarrée de cuivres, d’étoffes et de souvenirs pour gogos. Rien n’avait changé. Il se faufila entre les étagères surchargées et marcha droit vers le patron qui comptait sa recette. À son approche, l’autre leva des yeux ronds comme des billes. Un sourire se dessina sur sa bonne figure ombrée d’une barbe duveteuse.
— C’est pas possible ! Docteur Graymes ! Ach nya awhalek !
Les deux hommes étreignirent, tout à la joie de se revoir après tant d’années de séparation, Graymes fit mine d’admirer la marchandise.
— Toujours aussi prospère, Ali ?
— Ali Ben Marzouk, le roi du souk ! Tu vois, Aziza n’est pas ici. Elle aurait été heureuse de te revoir…
Une ombre passa sur son visage.
— Oh, mais je suis bête. Tu n’es certainement pas à Tunis pour jouer les touristes. Tu cherches le… le Livre, n’est-ce pas ?
Graymes acquiesça avec un rien d’embarras. Il comptait peu d’amis de par le monde et regrettait de retrouver celui-là en des temps aussi troublés.
— En effet. J’ai reçu tes messages, Ali. Et d’autres nettement moins amicaux. Peut-on parler ?
— Viens, docteur, montons.
Ali ferma la boutique, non sans avoir vérifié que la ruelle était déserte. Ils s’installèrent au premier, sur une impressionnante pile de tapis de soie dont certains valaient une fortune. Tout en sacrifiant au rite du thé à la menthe, assis en tailleur, ils évoquèrent avec nostalgie les souvenirs et le bon vieux temps, redoutant l’un et l’autre d’aborder le sujet qui hantait pourtant leurs esprits.
— Toujours à New York, docteur ? Tu serais pourtant mieux ici, au soleil, avec plein de filles sur les bras.
Graymes sourit, un rien triste.
— Je préfère la nuit des villes, Ali. C’est mon élément.
Il résuma brièvement les événements récents et les raisons qui l’avaient conduit à se rendre en Tunisie. Ben Marzouk se gratta le menton à plusieurs reprises, manifestant un mélange de frayeur et d’intérêt.
— J’ai toutes les raisons de croire qu’Al Rhazi a trouvé refuge au sud du pays, conclut le chercheur, sur l’emplacement d’anciennes fouilles archéologiques. Et qu’il construit là son nouveau pouvoir…
— Mais tout le monde disait qu’il avait fui en Amérique ?
— Non. Il est dans le désert.
Le marchand jeta un coup d’œil craintif par la trouée qui ouvrait sur la rue.
— Qui te l’a dit ?
— Disons que… je le sais par un de ses serviteurs.
— Je connaissais bien Abdul, le guide qui s’est fait assassiner dans les ruines de Carthage. Il m’amenait souvent des clients. J’étais au courant de son voyage dans le sud, et de la transaction qu’il devait mener avec un vieux Targui. Je lui avais déconseillé de mettre son gros nez là-dedans, mais il ne m’a pas écouté. Il y avait beaucoup d’argent en jeu, et aussi une femme… Une princesse, à ce qu’il racontait, qui lui avait fait des promesses. Il parlait trop. Si moi je l’ai su, d’autres aussi. C’est Al Rhazi qui l’a tué. Peut-être pas de ses mains, non… Mais c’est lui.
— As-tu appris du nouveau, entre-temps ?
— Beaucoup de rumeurs, docteur, et pas bonnes. Tu sais que j’ai pas mal de contacts chez les caravaniers. Ils disent qu’un temple est sorti du sable dans le désert, à Ksar Akhal. Et des sources, aussi. Tu sais comme ils sont superstitieux. Ils croient que l’endroit est le repaire des mauvais esprits, et ils n’osent plus s’y aventurer. Des patrouilles militaires auraient été massacrées par des tribus. Officiellement, on met ça sur le compte des habituels incidents de frontière. Mais tout le monde sait bien que ce sont les Touareg.
— Les Hommes Bleus sont pacifiques…
— Oui. Mais c’est à croire qu’ils sont devenus fous. Les caravaniers dont je te parle ont été attaqués, eux aussi. On se croirait revenus au temps des rezzous. Tu sais que beaucoup de Touareg vivent dans la nostalgie des rites perdus de leurs ancêtres. Ils ont du sang berbère dans les veines. Autrefois, ils n’ont adopté l’Islam que contraints et forcés.
Ces révélations laissèrent Graymes songeur.
— Arrive un sorcier qui fait jaillir de l’eau dans le désert… Le reste n’est pas très difficile à comprendre. Autant dire qu’Al Rhazi dispose maintenant d’un important potentiel d’alliés. Avais-tu entendu parler de lui avant tout cela ?
— C’est un démon.
Ben Marzouk baissa aussitôt la voix. Ses propres paroles paraissaient lui donner froid dans le dos.
— C’est un démon, répéta-t-il. Il a une très mauvaise réputation.
« On dit qu’il fabrique des philtres de mort et commande aux djinns. Il avait d’ailleurs parmi ses clients de hautes personnalités du régime. Ce qui explique son train de vie, et la facilité avec laquelle il a pu quitter le pays… »
Graymes laissa passer un temps, puis :
— Nous devons nous rendre à Ksar Akhal, Ali. Si mes déductions sont bonnes, il s’agit d’un ancien site archéologique, mis à jour voici une dizaine d’années. Ce serait le sanctuaire d’Al Làt, où le Bashamay a été caché durant des siècles.
— Tu as dit nous ? Tu n’es pas venu seul ? Cela ne te ressemble pas.
— J’y suis obligé, pour l’instant.
— As-tu confiance en tes compagnons ?
— Une confiance très limitée, à vrai dire. Cette princesse dont parlait Abdul… est des nôtres.
— Quand on traverse le désert, on ne peut pas se permettre de regarder en même temps devant et derrière.
— Je ne peux pas reculer, Ali. Écoute. Je connais la position de Ksar Akhal. J’aurais besoin d’un camion jusqu’à Bordj Lisseri, et ensuite, de chevaux. Peux-tu m’organiser ça ?
— J’ai un ami, à Bordj Lisseri. Je vais l’appeler. Si le téléphone n’est pas en panne. Avec de la chance, tout sera prêt à ton arrivée.
— Camion demain à l’aube ?
Le marchand hocha la tête.
— Demain à l’aube.
— Je suis à l’hôtel Hilton.
— Docteur, le désert là-bas est plein de pièges. Réservé aux Touareg et aux mauvais esprits.
Graymes haussa les épaules.
— Je ne suis pas un Targui, il ne me reste donc qu’une alternative.
Il prit rapidement congé.
Le taxi attendait tranquillement en fredonnant un air qui passait à la radio. L’occultiste lui jeta une adresse à la limite de la ville et ils repartirent sur les chapeaux de roues, dans un nuage de poussière.
*
* *
La villa d’Al Rhazi se dissimulait derrière un rideau de végétation, à l’écart de la route. C’était une belle demeure d’architecture bizarre, qui dénotait chez son propriétaire beaucoup de goût ainsi qu’une aisance quasi princière. La police avait fait poser des scellés sur la grille, mais ce fut un jeu d’enfant pour Graymes d’escalader le mur d’enceinte en utilisant les branches plongeantes des oliviers. Il traversa le jardin agrémenté de fontaines, ombre parmi les ombres. Puis, en quelques tractions, avec l’aide des ferronneries qui grillageaient les fenêtres, il eut tôt fait de se hisser jusqu’à la terrasse supérieure.
Aucun bruit ne venait troubler l’apparente quiétude de cette retraite. Toutefois, une tension particulière était perceptible dans l’air, comme si l’oxygène, ici, était plus rare. L’arrivant inspecta le sol avec curiosité, courbé en avant. Il repéra sans peine le pentacle gravé sur le ciment, et en effleura les inscriptions du doigt. À coup sûr, elles étaient l’œuvre d’un magicien puissant, doté d’une très vaste érudition.
Une violente bourrasque souffla, haleine chaude et âcre qui l’environna un court instant, faisant frissonner les pans de son manteau sombre. Il se redressa lentement et regarda au loin, en direction du sud. Puis il étendit une main droit devant lui, attentif aux sensations qu’il captait. Il ressentit une brûlure sous les ongles, qui l’obligea à rompre le contact. Quelque part dans les replis du Sahara, veillait celui qui avait tracé cette figure magique. C’était clair.
Il sut dès lors qu’il devrait se barder de tout son savoir pour l’affronter au cœur de sa forteresse.
Il rejoignit l’hôtel peu après minuit.
Et ne fut pas trop étonné de constater que la princesse Marfa l’attendait au bar, devant un verre vide. Perchée sur un haut tabouret qui mettait ses longues jambes en valeur, elle n’avait aucune peine à focaliser l’intérêt de la clientèle masculine clairsemée autour du piano. Elle eut une réaction d’impatience, en l’apercevant, qu’il préféra ignorer. Il prit place à ses côtés, non sans susciter des réactions jalouses dans la salle, et commanda une bouteille de gin.
— Serait-il indiscret de vous demander où vous étiez passé durant tout ce temps ?
— Cela ne vous regarde pas, ma jeune dame, répondit-il.
— Cela me regarde, docteur Graymes ! Nous faisons équipe !
— Je fais ce que je veux de mon temps, et vous devriez cesser de croire que tout ce qui vit doit ramper à votre botte. Je me fais bien comprendre ?
La jeune femme devint livide de colère. De toute évidence, elle n’avait pas l’habitude d’être rabrouée de la sorte. Son visage angélique se crispa jusqu’à devenir presque laid, mais cela ne dura qu’une seconde. Un sourire de composition balaya aussitôt cet accès de mauvaise humeur.
— Vous devriez me traiter avec plus d’égards, docteur. Après tout, je suis la seule à connaître la localisation exacte du site. Sans moi, votre route s’arrête ici.
— Ôtez-vous cette idée du crâne. Si tout va bien, nous serons à Ksar Akhal dans deux jours.
Marfa tritura son verre de dépit.
— Bravo, admit-elle. Je vous ai mal jugé.
Graymes but une longue rasade de gin à même la bouteille, puis se mit en devoir de remplir une flasque métallique qu’il fit ensuite disparaître dans l’une de ses poches intérieures.
— Réveil à quatre heures, lança-t-il en s’en allant.
Dans le hall, il croisa le regard hostile de Laszlo, assis à l’écart. Il lui souhaita le bonsoir de loin avec un sourire faussement candide, civilité qui laissa l’autre de marbre. Au fil des heures, l’inimitié entre les deux hommes ne cessait de croître, peut-être nourrie d’une pointe de jalousie.
Quelle était précisément la nature des rapports entre le géant chauve et la diaphane Marfa ? Graymes n’avait pu l’établir. En tout état de cause, il regrettait que Single, blessé, n’ait pu l’accompagner. Le petit flic teigneux de New York n’avait pas son pareil pour assurer ses arrières.
Il gagna sa chambre. Tout ce luxe touristique l’indisposait. Il aurait mille fois préféré descendre dans l’une de ces pensions discrètes et bon marché fréquentées par les seuls autochtones. Enfin… Il enroula soigneusement son épée dans son manteau, vérifia dans sa botte droite la présence du stylet sacré qu’il avait emporté à tout hasard, puis s’apprêta à prendre quelques heures de repos.
Il n’avait pas plus tôt éteint la lumière que l’on frappa trois coups brefs à sa porte.
Il se leva, en pestant contre les importuns. Découvrir la princesse dans le couloir ne lui causa pas une énorme surprise. Elle arborait un charmant sourire et une moue sensuelle qui, pour être forcée, n’en était pas moins très touchante.
— Je venais vous présenter mes excuses pour tout à l’heure, dit-elle en forçant légèrement son accent slave. Il faut me comprendre. Je suis très éprouvée par tout ceci. Vous m’offrez un verre ?
Graymes la détailla avec une attention renouvelée. Elle portait une robe de soie noire généreusement fendue qui moulait de ces arguments qu’un homme normalement constitué ne peut ignorer. Il s’effaça sans un mot. Elle ne fut pas plus tôt entrée qu’il referma derrière elle et la plaqua vigoureusement contre le battant. Elle fit mine de vouloir lui échapper, mais il l’emprisonnait comme un insecte entre ses bras. Il noua sa bouche à la sienne, étouffant des protestations dont l’hypocrisie ajoutait encore au piment de la situation. Un long moment, il aspira sa langue avec une sauvagerie qui la laissa hors de souffle. Puis il la relâcha tout aussi soudainement, rivant son regard au sien.
— Pas de malentendu. Quand je prends une femme, c’est moi qui décide du lieu et du moment. Champagne ou scotch ?
Marfa mit quelques secondes à reprendre ses esprits.
— Vous êtes un homme très curieux, docteur. Et très insolent.
Il lui tendit une coupe de Champagne avec un sourire.
— Par quel hasard votre mari a-t-il autrefois découvert les vestiges du temple d’Al Làt ?
La princesse haussa les épaules.
— Si je vous disais que c’est le hasard, justement ? Nous revenions d’un voyage au Niger, où Alexeï – Alexeï Bunin, mon mari – avait dirigé des fouilles. Nous avons fait halte à un village perdu nommé Ksar Akhal, dans le Kel Ajjer. On imagine à peine que des gens puissent vivre là, encerclés par des centaines de kilomètres de sable, loin de toute piste, à des années-lumière de la civilisation. Ils nous ont bien accueillis, avec une certaine curiosité. Tout de suite, nous avons remarqué qu’ils se servaient d’ustensiles peu courants dans cette partie du Sahara. Leurs poteries en particulier n’étaient pas d’un style courant et semblaient très anciennes. Nous avons été intrigués, et nous les avons interrogés.
« Les plus vieux ne voulaient pas parler, mais il nous a été facile de circonvenir les gamins. Ils nous ont alors conduits dans une sorte de carrière, au nord du village. Nous avons découvert là des fragments qui nous ont convaincus que nous étions en présence d’un site archéologique de première importance. Sans doute un monument remontant à la période préislamique.
« En y réfléchissant, je crois que nous avons été appelés par le Bashamay. Il s’est produit trop de coïncidences, qui ont permis sa découverte. Du premier coup, nous avons mis à jour l’entrée d’un passage souterrain qui nous a conduits jusqu’à un puits. Le Bashamay était enfermé là, dans une cellule étanche…
« Un éboulement très opportun a eu lieu, qui nous a permis d’y accéder. Nous aurions dû laisser tout cela, boucler nos valises et rentrer en Europe. D’autant que le soir même, une bande de Touareg, peut-être prévenue par quelqu’un du village, s’est installée près du site, comme pour mieux nous observer. Les nomades semblaient hostiles. J’ai dit à Alexeï de prendre le grimoire et de ficher le camp. Nous aurions pu l’étudier tout à loisir à Tunis ou Alger. Mais il n’a rien voulu entendre. Nous nous sommes disputés. Je l’ai laissé seul sous la tente.
« Je présume qu’il a voulu examiner sa précieuse trouvaille. Quand il a hurlé, je me trouvais au village. Nous l’avons tous entendu, et pourtant notre camp était distant de plus d’un kilomètre ! À mon arrivée, il était mort. Son cadavre était méconnaissable, comme liquéfié, dévoré par un acide. Et le Bashamay avait disparu, ainsi que je vous l’ai déjà dit. De même que les Touareg. »
— Comment avez-vous appris qu’il avait refait surface ?
— Là encore, un concours de circonstances. J’ai reçu le message d’un vieil ammenokal qui prétendait l’avoir en sa possession depuis la mort tragique de son fils. Il ne voulait pas le conserver. D’une façon ou d’une autre, il savait que j’étais sa propriétaire légale. J’ai aussitôt dépêché un mandataire qui m’était tout dévoué, Abdul. J’ai eu tort de ne pas y aller moi-même. Mais je ne pouvais pas imaginer qu’une autre personne était au courant de cette transaction.
— J’en sais assez. Finissez votre verre et allez vous coucher.
Marfa se leva sans discuter. Avant de sortir, elle se tourna vers lui :
— Vous m’aiderez, n’est-ce pas, Graymes ?
— Bonsoir, répondit-il.
Après son départ, il resta longtemps dans le noir, les yeux grands ouverts, à retourner en tous sens le récit qui venait de lui être fait. Elle avait menti quelque part, il le sentait. Mais pour l’heure, il était incapable de déterminer à quel moment…