CHAPITRE III
Le drive-in se dressait tel un furoncle à l’écart de la route peu fréquentée, sur une enclave de terrain qui n’avait jamais connu les honneurs du macadam. Seul un néon hésitant, émergeant au-dessus des arbres tordus, indiquait sa présence. Une pompe à essence vieillotte accueillait les habitués comme un mufle de crocodile à demi immergé dans la vase. Et les habitués ne manquaient pas, à en juger par les camions disséminés sur l’esplanade, qui prenaient sous la pluie l’aspect de grands fossiles rongés de boue. La pluie martelait inlassablement le sol détrempé. Les flaques débordaient d’une écume grisâtre qui s’en allait grossir les rigoles bruyantes, plus bas, dans les broussailles.
Le voyageur long et maigre, drapé dans un manteau hors d’âge, arriva par la route. Il marchait droit devant lui, sans hâte ni précautions pour enjamber les bourbiers, comme s’il méprisait le déluge qui imbibait copieusement ses vêtements. Quand il arriva dans la zone faiblement éclairée par l’enseigne, il s’arrêta et regarda autour de lui. Ses yeux brillèrent sous le rebord de son feutre à larges bords, et il semblait que rien ne puisse se soustraire à leur inspection méthodique. Celle-ci ne dura qu’un instant.
Il entra se mettre à l’abri.
Le coffee-shop était bondé. L’endroit constituait un point de ralliement incontournable pour tous les routiers en transit dans le secteur. La musique bruyante, les conversations animées et avinées, la puanteur du tabac prirent de court l’arrivant. Il vacilla sur le seuil, comme quelqu’un qui, ayant passé un certain temps loin de toute société, dans le silence et la solitude, s’y retrouve brutalement immergé.
Son apparition attira une douzaine de regards interrogateurs, certains curieux, d’autres méfiants. On détailla discrètement sa haute silhouette, effilée comme une lame, sa mise étrange d’un autre siècle. On se moqua de sa figure blême et creusée, au teint presque maladif, mangée par de grands yeux clairs et pénétrants. Cet inconnu taciturne jurait décidément avec la joyeuse compagnie installée sur les lieux.
Il fut conscient de l’intérêt ironique qu’il suscitait mais ne sembla pas s’en formaliser. Il s’ébroua, sans craindre de scruter les visages tournés vers lui. Aussi, chacun préféra bientôt reprendre le cours interrompu de son dîner ou de sa conversation. Dès qu’il fut certain de n’être plus observé, le voyageur s’installa tranquillement sur un tabouret laissé libre à l’extrémité du comptoir. Il déposa son chapeau à côté de lui, dévoilant des cheveux gris métal coiffés en arrière. Puis il demanda un verre d’eau, ce qui provoqua l’hilarité d’un petit groupe de fiers-à-bras mal rasés qui empestaient la crasse des longs trajets. Des plaisanteries grasses fusèrent, sur le temps qu’il faisait dehors et la perversité qu’il fallait pour vouloir boire de l’eau après ça.
L’arrivant fit comme s’il n’avait rien entendu.
— Vous devriez suspendre votre manteau au cintre, là-bas, mon gars, lui conseilla la barmaid en déposant sans grâce devant lui le verre demandé. Vous êtes en train de dégouliner sur mon plancher comme un bonhomme de neige.
— Je ne reste qu’un instant, ma garce.
Il sourit, mais ce sourire-là avait quelque chose de dissuasif qui fit aussitôt battre en retraite la grincheuse.
— Je n’aime pas ce type, murmura-t-elle à son mari, qui s’affairait devant le gril à hamburgers. Va nous attirer des ennuis. L’ai pas entendu arriver. Marche comme sur un nuage.
— Lequel d’entre vous est Hippolyte Down ?
Les conversations se turent. Tous les clients fixèrent l’inconnu, qui avait parlé d’une voix suffisamment forte pour couvrir le brouhaha, sans changer de position. On n’entendit plus dans le silence que le frémissement délicat des frites baignant dans l’huile rance. Des coups d’œil furent échangés ; personne ne se manifesta sous cette identité. Les bavardages reprirent. Une pièce redonna au juke-box une nouvelle jeunesse.
L’étranger murmura :
— J’aurais dû m’en douter.
Et il avala son eau.
À cet instant, une porte latérale s’ouvrit. Quelqu’un dans l’entrebâillement lui fit signe. Il interrogea du regard la barmaid revêche. À la façon dont elle pâlit, il comprit que les hôtes logés dans l’arrière-salle ne l’avaient pas été avec son consentement. Malgré tout, il glissa de son tabouret, en abandonnant une pièce sur le zinc.
Il n’avait pas plus tôt franchi le seuil de l’antre qu’il fut entouré par trois types rudes à l’air peu commode, bâtis comme des lutteurs de foire. Il ne manifesta aucune réaction ; il semblait s’attendre à un tel accueil. Une lampe solitaire brillait sur une table. Le reste de la pièce était plongé dans une pénombre peu rassurante. Un gaillard plus inquiétant encore était assis là, chevelure hirsute, œil sombre et barbe sale ; il observait son invité avec un large sourire.
— Fouillez-le, ordonna-t-il avec une fausse amabilité.
Le visiteur se laissa faire sans broncher ; des mains s’égarèrent sans tendresse sous son manteau trempé, palpant ses bras, ses côtes et ses cuisses, à la recherche d’une arme hypothétique. Il n’en portait aucune.
— Simple précaution, se justifia le barbu. Je suis Hippolyte Down. Vous êtes bien le docteur Ebenezer Graymes ? Oui, je sais que c’est vous. Personne dans ce pays n’aurait accepté de courir un tel risque pour ce genre de marchandise… hormis le docteur Graymes de New York ! Le chasseur de démons !
L’autre ne releva pas. Il s’approcha de la table, mais négligea de s’asseoir comme l’y invitait son interlocuteur.
— J’ai l’argent. Si vous avez réellement ce que vous prétendez, posez-le devant moi. Je veux l’examiner.
— On dit que vous êtes un homme de grand savoir… et aussi de grand sang-froid. Moi, je ne connais rien à toutes ces idioties de magie et autres diableries. Mais je sais une chose : celui qui n’est pas prêt à affronter le pouvoir du Bashamay partira en fumée aussi sûrement que s’il avait avalé une grenade dégoupillée.
— Je suis prêt.
Down toisa son hôte comme s’il n’en était pas convaincu.
— L’argent, d’abord… Simple assurance.
Comme Graymes refusait de s’exécuter, les acolytes du négociateur le serrèrent d’un peu plus près, menaçants. Il les apaisa d’un sourire. Le même sourire qu’il avait adressé à la barmaid quelques instants plus tôt. Il se pencha vers Down.
— Voyons. J’ai le sentiment bizarre que vous essayez de me flouer, maître Hippolyte. J’espère que vous avez mesuré tous les risques d’une telle idée avant.
— Tous les risques ? ricana l’autre. Vous êtes seul, docteur. Et nous sommes quatre.
— Mais moi, je serai encore en vie demain. Et vous ?
Le sourire de la fripouille s’estompa.
Sa main partit chercher quelque chose à ses pieds. Graymes se raidit imperceptiblement, s’attendant à une fourberie. Pourtant, Down se contenta de déposer devant lui un paquet rectangulaire, solidement ficelé dans du papier journal.
— Le Bashamay, annonça-t-il cérémonieusement. Le grimoire qu’on dit écrit sur de la peau humaine. Une relique de très grande valeur pour des hommes tels que vous, je crois.
— Comment est-il arrivé en votre possession ?
— Un héritage, docteur… L’héritage d’un parent aimé. J’ai maintenant un peu de regret à m’en séparer. Et même, je suis en train de me demander si je ne fais pas une très mauvaise affaire. Qui sait si un musée ne m’en offrirait pas davantage…
Il laissa volontairement planer le doute, avant d’enchaîner :
— Mais allons, ce qui est dit est dit. L’argent, docteur, et vite.
À cet instant précis, la pièce fut brutalement plongée dans l’obscurité. Un éclair livide traversa la fenêtre, des éclats de verre éclaboussèrent les bandits. Une confusion totale s’ensuivit. Il y eut des imprécations et des piétinements. Des cris…
Moins d’une minute plus tard, la lumière revint, sur un renversement de situation inattendu. Les hommes de Down, par terre, se tordaient de douleur en comprimant leur ventre. Du sang filait entre leurs doigts. Une estafilade courait sur leur abdomen, juste assez profonde pour les mettre hors de combat. Quant à Down lui-même, il était indemne mais en fâcheuse posture. Étendu sur le dos, la pointe d’une longue épée appuyée contre la pomme d’Adam, il scrutait avec effroi le visage anguleux et sévère penché au-dessus du sien.
Graymes agita le paquet devant son nez. Dans ses yeux luisait un éclat dangereux.
— Tu as eu tort de me prendre pour un imbécile. Ce n’est pas le Bashamay. Je le savais en venant ici. Sais-tu pourquoi ?
Bon public, Down secoua la tête.
— Parce que personne n’aurait été assez fou pour se séparer d’une telle pièce en échange de cent mille petits dollars. Tu ne sais rien du Bashamay. Tu as récité une leçon que t’a apprise quelqu’un d’autre. Qui ?
— Personne, je vous assure.
Graymes prit une mine attristée, accentua la pression de l’acier sur la gorge du trafiquant. Une perle de sang se forma sur le bourrelet de crasse et partit se réfugier sous le col ouvert de la chemise canadienne.
— Non. Je ne peux pas le dire.
Graymes rapprocha son visage de son interlocuteur, jusqu’à lui souffler son haleine dans le nez.
— Je ne suis pas doué pour les perfusions, salopard, alors si tu ne parles pas, je te promets que tu vas gueuler comme un goret. Et quand tes copains auront fini de vomir leurs boyaux, je leur donnerai les tiens en compensation.
Down roula des yeux effarés. Le vent pluvieux qui s’engouffrait furieusement par la fenêtre ajoutait encore à sa terreur.
— Je connais pas son nom. Il m’a seulement donné beaucoup d’argent. Un grand type chauve, un baraqué, qui parlait avec un accent bizarre, en roulant les r. Il était fringué comme un chauffeur de maître, livrée et casquette. Tout ce que j’en sais. Juré.
Graymes sonda les yeux du bandit comme s’il avait la faculté de lire la vérité dans les tréfonds de son âme. Down eut l’impression que deux coins de fer pénétraient ses orbites. Enfin, l’épée s’écarta. Il respira à nouveau. Il tremblait de tous ses membres.
— Nom de Dieu de nom de Dieu…, marmonna-t-il, comme s’il venait d’entrevoir les portes de l’enfer.
Graymes fit tomber le paquet sur son ventre.
— Et qu’as-tu mis là-dedans ?
— Le… le nouvel annuaire.
— Je vois, soupira le chercheur en remisant son arme dans la doublure de son manteau.
Quand il repassa dans la salle principale, il fut frappé par le silence religieux qui y régnait. Le juke-box s’était tu, les conversations taries. Les consommateurs immobiles faisaient songer aux personnages en cire d’un musée surréaliste. Tous les regards convergèrent dans sa direction, chargés d’une curiosité craintive, mais il n’en eut cure. Il ramassa son chapeau abandonné sur le zinc et se dirigea vers la sortie. Du coin de l’œil, il avisa les ricaneurs du début qui l’imitaient. Leurs trognes rubicondes et hostiles, leurs poings serrés attestaient qu’ils préparaient un mauvais coup.
Il préféra n’y pas prêter attention. Il avait d’autres chats à fouetter.
Le Bashamay. Ce terrible nom occupait toutes ses pensées.
Il n’osait encore croire tout à fait aux sombres rumeurs qui lui étaient parvenues ces derniers jours de l’étranger. De Tunis, un vieil ami lui avait adressé un message l’avertissant d’un grand danger à venir. Un homme avait été retrouvé mort, dépecé, dans les ruines de Carthage. À ce terrible meurtre, il convenait d’en ajouter un second, celui d’une jeune prostituée découverte, quasiment liquéfiée, dans une villa bourgeoise des environs de la capitale… Si à première vue, on ne pouvait établir de lien entre les deux, c’était trop de coïncidences troublantes pour un initié au fait des rites tel que Ben Graymes. Tous ces signes désignaient clairement l’ouvrage maudit, et laissaient présumer qu’il avait resurgi des profondeurs du désert pour atterrir entre des mains mauvaises.
Là-dessus, une crapule du nom d’Hippolyte Down lui avait téléphoné et donné rendez-vous dans cet infâme coupe-gorge, prétendant détenir le Bashamay. L’escroquerie se reniflait à des kilomètres, mais Graymes avait été intrigué : comment une fripouille du Milieu avait-elle eu connaissance de l’existence d’un grimoire ignoré de la plupart des experts, et cela au moment précis où l’on supposait qu’il était à nouveau en circulation ?
Ainsi, d’autres personnes que lui-même étaient au courant. Ici, à New York. S’agissait-il de simples truands qui, le connaissant, avaient monté un coup à partir de cette information pour lui voler un bon paquet de dollars ? L’hypothèse n’était pas à exclure. Il avait par le passé causé du tort à la pègre, et savait certaines rancunes tenaces. Toutefois, il inclinait plutôt à penser qu’on cherchait à l’appâter, à attiser son intérêt, voire sa convoitise. Quelqu’un désirait l’aiguiller sur cette histoire, ignorant sans doute qu’il en connaissait les moindres détails depuis longtemps.
Les révélations de Down le portaient d’ailleurs à croire que cette dernière supposition était la bonne. Un chauffeur de grand style qui roulait les r était à l’origine du traquenard. Bon. Bien que ténu, c’était un début de piste. Malgré les multiples informateurs dont Graymes disposait en ville, il pouvait cependant s’écouler plusieurs jours avant que cet homme soit identifié. Or, le temps n’était pas précisément une denrée qu’il pouvait se permettre de dépenser sans compter. Il avait la conviction que les racines de ces événements, à l’instar des arbres du désert, plongeaient très loin sous terre.
Il ressortit sous la pluie, pas mécontent d’échapper à l’atmosphère enfumée du relais routier. Alors qu’il supputait ses chances de réussite, son attention fut détournée de ces problèmes par le démarrage inopiné d’un impressionnant semi-remorque. Un second vrombit à son tour. Puis un troisième vint se mêler à cette cacophonie ronflante et trépidante. Ce chœur enragé de mécaniques ne laissait rien augurer de bon.
Graymes n’eut pas la naïveté de croire à un pur hasard. Il s’arrêta au milieu du parking, attentif à ce qui allait se passer : sa nature ne le poussait nullement à prendre ses jambes à son cou devant une menace. Il éprouva une sensation de brûlure quand les puissants projecteurs des Mack dardèrent sur lui leurs faisceaux de lumière crue. Aveuglé, il mit une main devant ses yeux en feulant à la façon d’un animal. Ses rétines étaient plus accoutumées à la pénombre des ruelles sordides, aux ténèbres des souterrains, qu’à la débauche des sunlights.
Derrière le vacarme des moteurs en furie, il distingua des rires. Il eut peine à retenir une imprécation magique qui lui venait aux lèvres. Pourquoi donc ces imbéciles s’en prenaient-ils à lui ? Si seulement ils avaient pu entrevoir sa véritable nature, le pouvoir qui sourdait au fond de lui tel un torrent de lave difficilement contenu… À quoi bon ? C’était ainsi. Avec sa mise insolite et surannée, sa silhouette anémique, il s’attirait fréquemment des ennuis de ce genre. Loubards, petits braqueurs ou casseurs de marginaux pensaient toujours trouver en lui un gibier facile à plumer, un winno vaguement exotique aux dépens duquel on pouvait briller devant les copains.
Et chaque fois, le même scénario ; la même terreur…
Lentement, les dragons de métal articulé se mirent en mouvement, soufflant une fumée d’enfer par la bouche de leurs tuyères chromées. Impassible, Graymes suivit leur manège, tandis qu’ils l’encerclaient sans hâte, à la façon de ces prédateurs sûrs de l’issue du combat, qui font durer le plaisir.
Ils entamèrent une ronde bruyante autour de lui, s’enivrant de leur propre vrombissement, donnant du klaxon, ce klaxon grave et assourdissant comme une corne de brume. Leurs énormes pneus soulevaient des gerbes de boues en patinant dans les ornières et l’éclaboussaient au passage. Ils vinrent de plus en plus près. Graymes pouvait respirer la chaleur des cylindres à chaque passage. Mais il ne bougea pas d’un pouce, ignorant les taches qui lui maculaient vêtements et visage. Même lorsqu’ils s’amusèrent à le frôler, au point que deux boutons de son manteau furent arrachés et que son chapeau s’envola, happé par le courant d’air.
Encouragés par la passivité de leur souffre-douleur, les chauffeurs décidèrent d’ajouter un peu de piment au jeu. Ils marquèrent une pause, pour bien signifier que les règles étaient révisées à la hausse. Puis les moteurs en surrégime aboyèrent de plus belle. Et le cirque reprit.
Graymes ne s’en émut pas.
Il avait espéré jusqu’au bout que la raison regagnerait ces esprits embrumés par les vapeurs de bière. À présent, il devait admettre avoir eu tort de compter sur un tel miracle. Ces joyeux drilles n’étaient pas rassasiés. Ils cherchaient davantage. Un grand frisson. Il était donc trop tard pour croire à une issue pacifique, l’affrontement était inévitable. Il marmonna une imprécation dans une langue inconnue et barbare. Enfin, d’un geste lent, il dégaina Shör-Gavan, l’épée elfique, et il se positionna en garde haute. Une expression de joie féroce passa fugitivement sur son visage ascétique : celle du guerrier dont le sang s’avive à la perspective d’une joute inespérée.
L’un des chauffeurs le vit et hurla un « Youpi ! » sinistre avant de faire bondir son truck comme un taureau furieux, droit sur lui. Graymes fit face, mâchoires serrées. La distance entre eux décrut rapidement. Pourtant, impavide, le démonologue resta soudé à ses empreintes. La collision semblait inévitable, lorsqu’à l’ultime seconde, il s’effaça d’un infime déplacement du corps. Simultanément, il enfonça sa lame jusqu’à la garde dans la calandre lustrée et l’en retira tout aussi vite.
Le pachyderme roulant émit un borborygme métallique, une nuée d’étincelles jaillit de son capot, et il termina sa course contre un arbre, dans un affreux grincement de bielles coulées.
À l’intérieur du coffee-shop, tous les consommateurs s’étaient levés d’un même élan et avaient plaqué leurs nez aux fenêtres pour assister à ce tournoi parfaitement surréaliste.
Enragés par le sort malheureux de leur collègue, les deux autres fous du volant donnèrent l’assaut. Flanc contre flanc, ils chargèrent l’homme seul qui les défiait du regard au centre du parking, son épée levée luisant tel un trait de foudre blanche. Ils arrivèrent sur lui comme des coursiers emballés, anticipant le craquement des os broyés et la décomposition sanguinolente du cadavre sous leurs roues. Mais rien. Il ne se passa rien. À croire qu’ils venaient de traverser un être immatériel. La stupeur fut si grande que l’un d’eux commit un écart fatal. Il ne put redresser sa course et tomba sur le bas-côté, où il glissa sur plusieurs dizaines de mètres avant d’éperonner un vieil autobus rouillé dans un délire de tôle broyée.
Le dernier en piste, un grand rouquin barbu, considéra les dégâts avec stupeur. Puis, ivre de rage et de haine, il embraya d’un air décidé et décrivit un demi-tour. Il chercha des yeux le grand type maigre. Mais le parking était désert.
De dépit, il martela furieusement son volant.
— J’aurai ta peau, salopard ! cria-t-il. Montre-toi !
Tout de même, une question le troublait. Comment l’autre avait-il pu disparaître alors même que les calandres s’apprêtaient à le réduire en bouillie ? Il ne croyait pas à la magie. Et il avait vu, de ses yeux vu, le type passer sous son pare-chocs. Il avait même eu le temps de croiser son regard, pendant une fraction de seconde, et c’était un regard à vous donner froid dans le dos.
Il ne restait qu’une éventualité, qui fit naître un sourire mauvais sur ses grosses lèvres. Ce salaud était passé sous le camion et s’était accroché aux suspensions.
— Je connais le moyen de déloger les rats dans ton genre, saleté, grogna-t-il.
Fou de rage, il remit la gomme pour foncer droit sur les pompes à essence.
— Je vais te griller, sale con. Je vais t’imbiber, et puis te griller.
Le camion bondit sur le rebord en ciment, déracinant les bornes métalliques. La canalisation éventrée laissa fuser le gas-oil sous pression à plusieurs mètres au-dessus du sol. Le routier partit d’un grand éclat de rire.
— Reste plus qu’à gratter l’allumette, mon cochon !
Il décrivit un nouveau demi-tour en frôlant du pare-chocs le mur de l’établissement, suscitant chez les consommateurs pressés aux fenêtres un mouvement paniqué de repli.
Puis tout se passa très vite.
Graymes se faufila comme une anguille par la portière, les deux pieds en avant. Le rouquin prit les semelles boueuses en pleine face et fut projeté dans le coin passager. Son nez explosa tel un fruit trop mûr ; mille étoiles dansèrent devant ses yeux. L’arrivant se glissa derrière le volant, maîtrisant d’une main la course folle du truck, cognant de l’autre la tête de son adversaire contre le tableau de bord, jusqu’à ce que le plastique dégouline de sang. Dans le feu de l’action, il avait toutefois oublié un détail essentiel.
Il ne savait pas conduire.
Il n’avait jamais su. Tout ce qui était mécanique lui répugnait profondément. Et il se retrouvait dans la cabine d’un trente-cinq tonnes emballé. L’accablement se peignit sur son visage.
— Nom de Dieu, comment on arrête ça !
Il secoua rudement le chauffeur. Son faciès tuméfié, aussi méconnaissable que celui d’un boxeur vaincu après quinze rounds, se tourna péniblement vers lui.
— Pédale du milieu…
Graymes écrasa le frein avec une telle force que la remorque faillit passer par-dessus la cabine. Emporté par l’élan, le routier échappa à son étreinte et partit tête la première vers le pare-brise, qu’il traversa dans une gerbe d’éclats de verre. Le semi pila dans un nuage de boue. Son conducteur soupira, pas fâché d’avoir stoppé net cette course folle, puis abandonna sans regret l’engin soufflant et crachant.
Il n’accorda qu’un coup d’œil à son légitime propriétaire, étendu raide sous le radiateur, les bras en croix ; juste de quoi s’assurer qu’il n’était pas mort. Après quoi, avec un flegme étonnant, il ramassa son chapeau tout bosselé et imbibé d’eau, avant de disparaître par où il était venu.
La pluie avait cessé.