CHAPITRE V

Deux doigts gainés de noir remontèrent le long des cuisses de John Allicos en singeant un french-cancan torride. L’imitation était si parfaite qu’on aurait vraiment dit des jambes de danseuse qui, ayant faussé compagnie à leur propriétaire, s’en seraient allées conquérir seules une gloire personnelle. Mona – qui connaissait à fond son répertoire –, sifflotait en même temps Offenbach, quelque chose qui s’appelait la veuve Hélène de Gerolstein, ou à peu près. La femme-jambes – il existe bien des hommes-troncs –, virevoltait comme un personnage de Lautrec, si bien que le jeune homme avait de plus en plus de peine à se concentrer sur la conduite de son somptueux car-van décoré de sirènes vaporeuses sur fond bleu nuit. Aux abords du gonflement de sa braguette, l’orchestre improvisé par la bouche de Mona ralentit le tempo, et la demi-danseuse, piquée de curiosité, tourna à pas comptés autour de sa découverte.

Allicos partit d’un éclat de rire.

— T’inquiète, c’est la bosse du souffleur !

Les jambes miniatures l’entendirent et, rassurées, pincèrent la fermeture éclair pour faire coulisser. Toutes frétillantes, elles plongèrent à pieds joints dans l’anfractuosité et dégagèrent le membre raide, afin de s’adonner autour de lui à des entrechats lascifs qui firent grimacer Allicos de bonheur.

— Nom de Dieu, arrête ces conneries. Je me range, j’en peux plus.

Mona interrompit la musique et sourit de toutes ses dents.

— Si tu stoppes, moi aussi. Continue de rouler. N’oublie pas qu’on a des courses à faire.

Elle posa la tête sur la cuisse de l’adolescent, comme pour mieux observer la chorégraphie langoureuse de sa marionnette digitale. Puis elle fredonna un nouvel air. Une valse lente. Allicos transpirait. À cent mètres devant, il aperçut un feu rouge. Il se crut sauvé, mais le feu passa au vert. Il dut réaccélérer.

— Tu… tu devrais faire du cirque, avec ton numéro.

Sans cesser de chantonner, Mona rangea sa ballerine avec une gracieuse révérence. Enfin, elle prit le sexe de son compagnon entre ses lèvres. Elle le suça lentement, avec une application peu concernée. Allicos ne s’en cramponna pas moins au volant, n’osant s’arrêter, par crainte de voir ce délicieux traitement s’interrompre. Il roulait maintenant le long de la rivière, dépassait des entrepôts désaffectés et des chantiers en friche. La vieille maison se matérialisa enfin dans la lumière des phares.

Mona se redressa, coupant court à ses soins attentionnés.

— Merde, qu’est-ce que tu fais ? Tu ne peux pas me laisser dans cet état !

La jeune femme sourit, tout en écartant une mèche brune de son visage.

— Boulot d’abord. Tu verras. Ça sera encore meilleur après. Tu sais qu’avec une ligne dans le nez, je suis une vraie vicieuse. Je vais te faire des trucs dont t’as pas idée. Dépêche-toi, Johnny. J’en ai besoin.

Allicos considéra avec remords son pénis congestionné. Cette garce avait rudement bien manœuvré. Elle l’avait amené à un tel degré d’excitation, à présent, qu’il était prêt à faire n’importe quoi pour elle. Il jura entre ses dents et claqua la portière. Il frissonna dans l’humidité nocturne. De lourdes volutes fuligineuses glissaient le long de la berge. Il fourra les mains dans ses poches et monta au petit trot vers la maison, juchée sur son talus comme un énorme cafard ventru.

Juste avant de s’enfoncer dans l’obscurité du porche, il se retourna pour tenter de distinguer la lumière rassurante des phares. Derrière le pare-brise, il lui sembla que Mona faisait de grands gestes. Il se demanda pourquoi. Avec un haussement d’épaules, il tira sa lime à ongles. Il n’eut pas besoin d’en faire usage : la porte était entrebâillée. Cette constatation ne fut pas pour lui mettre du baume au cœur. Il était convaincu d’avoir refermé, la dernière fois qu’il était venu.

Un mauvais pressentiment l’envahit. Quelqu’un avait-il découvert sa planque et subtilisé la marchandise ? Cette éventualité lui glaça le sang dans les veines. Il avança dans le couloir à pas lents. Jusqu’à ce jour, il n’avait jamais craint les ténèbres poisseuses de cette maison. Il était capable de s’y repérer à la seule lumière d’une allumette. Cette fois, c’était différent. Il y avait un changement subtil dans l’air. Comme une odeur étrangère ; étrangère à la vase et à la moisissure, aux relents âcres du sous-sol ; une odeur qu’il ne reconnaissait pas.

Il atteignit la cache dissimulée sous l’escalier, fit jouer le ressort. La came était toujours à sa place. Une vingtaine de sachets plastique miroitaient joliment à la lueur du briquet. Un soupir de soulagement lui échappa. Plus jamais une trouille pareille. Non, plus jamais. Il cueillit de quoi satisfaire sa clientèle de la nuit et referma.

L’idée le traversa que Mona n’était avec lui que pour le bénéfice personnel qu’elle tirait de ses combines de petit dealer. Aussi longtemps qu’elle restait, elle était certaine de ne manquer de rien. Pour quelques parties de jambes en l’air, cela valait la peine. Mais non. Il s’imaginait des choses. Mona l’aimait. Et elle le lui prouverait dès qu’ils se retrouveraient seuls à l’arrière du van. Pas plus tard que dans cinq minutes.

Un craquement au-dessus de sa tête le fit sursauter.

Et si les flics avaient tendu une souricière ? Non. Ils n’auraient pas laissé la porte ouverte. Il ne pouvait s’agir que de squatters. Ils l’avaient certainement entendu entrer. Allicos n’avait aucune envie de devoir expliquer à des quidams peut-être armés la raison de sa présence ici. Il tourna les talons. Une boule grasse se forma en travers de sa gorge.

La porte d’entrée.

Il ne voyait plus la porte d’entrée. C’était comme une gigantesque masse noire qui obstruait le couloir et se rapprochait en ondulant. La flamme de son briquet s’éteignit. Il fut subitement gelé jusqu’aux os. Sa respiration se fit saccadée, comme si l’air se raréfiait autour de lui. Il eut le sentiment de se tenir en équilibre sur un rocher cerné par l’abîme. Quelque chose se referma autour de sa gorge et le souleva de terre aussi aisément qu’une plume. Ses jambes battirent désespérément dans le vide, à la recherche d’un improbable appui.

Il montait toujours, comme pendu à un treuil.

Le plafond se rapprocha à toute allure. Il émit un borborygme en renfonçant sa tête entre ses épaules, mais le choc n’en fut pas moins d’une violence inouïe. Il traversa le bois pourri comme un obus et roula contre un mur. Son crâne profondément entaillé laissait échapper un flot de sang. Fou d’épouvante, il chercha à fuir en rampant. Il ne voyait plus rien. Rien que les ténèbres qui prenaient corps autour de lui. Il se sentit à nouveau soulevé et jeté avec une violence incroyable. Il dévala l’escalier, comme un jouet refusé par un bambin acariâtre, avec l’impression qu’il ne cesserait jamais de tomber. Quand il s’immobilisa enfin, les os brisés, aveuglé par l’hémoglobine, il était à demi mort. Il gémit. Faiblement.

C’est alors qu’il vit la main.

Une main qu’on aurait dite composée de feuilles mortes et non de chair, terminée par des griffes noires d’une longueur affolante. Et derrière la main, les yeux. Rouges comme des braises, alimentés par une cruauté sans nom. Allicos barricada son cerveau pour s’empêcher de sombrer dans la folie. Ce qu’il avait devant lui défiait toutes les lois de la nature, et il le savait.

Il ferma les yeux. C’était sa dernière défense.

Il fut retourné comme une crêpe. Ses vêtements furent déchirés. Il sentit avec horreur un ongle s’enfoncer dans son dos, se mettre à dessiner un large rectangle. Une souffrance au-delà de l’imaginable électrifia son cerveau. Et il hurla. Il hurla à se rendre fou.

*
* *

Mona venait de balancer son quatrième mégot par la vitre entrouverte lorsqu’elle vit enfin réapparaître son compagnon. Il marchait lentement, tête baissée, comme sous le poids d’une préoccupation. Elle fut rassurée. Quand il était parti, elle avait failli le retenir. Il lui avait semblé apercevoir, derrière l’une des fenêtres du premier étage… Mais non. Rien qu’une hallucination, un signe avant-coureur du manque qui la guettait. C’était oublié. Elle se pencha à la portière.

— Nom de Dieu, qu’est-ce que tu foutais ? Tu t’es branlé quelque part ? Je me les gèle et t’as même pas un autoradio, pauvre con. T’as la dope au moins ?

Lorsqu’Allicos traversa le faisceau des phares, elle lui trouva un air bizarre. Ses vêtements étaient maculés de goudron. Elle demanda, d’une voix radoucie :

— Y a une emmerde avec la came, dis ?

Le jeune homme resta silencieux. Il remonta au volant. Sa figure était livide, et des cernes mauves s’étiraient sous ses yeux et autour de sa bouche. Il lui fit peur. Il était imprégné d’une odeur âcre inhabituelle. Intriguée, elle lui passa un bras autour des épaules.

— Tu fais la gueule ? T’as pas les doses ?

Pour toute réponse, son compagnon l’empoigna par la nuque et la courba brutalement sur ses cuisses. Elle n’était pas rassurée, mais cela ne lui déplut pas. Pour une fois qu’il faisait montre d’un peu d’autorité envers elle…

Elle s’efforça néanmoins de réfréner son impatience.

— Ouais, d’accord. T’excite pas, tu m’fais mal.

Elle défit prestement la braguette et passa la main dans l’échancrure. Mais elle eut beau chercher le sexe, elle ne le trouva pas.

— Merde, qu’est-ce que t’en as fait ? Tu l’as bouffé ?

Un liquide chaud coulait sur ses doigts. Elle les retira doucement, gagnée par un mauvais pressentiment : ils étaient maculés de sang. Elle allait crier lorsque la main qui enserrait sa nuque accentua sa pression. Un début de panique l’envahit. Elle pouvait à peine respirer. Cela ne dura pas. Brutalement ramenée en arrière, elle bredouilla :

— Johnny, arrête, je t’en prie…

La chemise de son compagnon s’entrouvrit. Elle aperçut alors la chair à vif et les taches qui s’élargissaient en plusieurs endroits de ses vêtements. Pas du goudron, non. Pas du goudron. Elle comprit obscurément que Johnny n’était plus vivant, ou si peu, et qu’une autre volonté manipulait son cadavre écorché.

Juste avant d’entendre les os de son cou craquer comme du bois sec…

*
* *

— Si Al Rhazi est à New York, c’est qu’il médite d’utiliser son pouvoir dans cette ville pour faire le mal. Le Bashamay donne un grand pouvoir à celui qui sait le lire. Pendant toutes ces années, j’ai appris que les malédictions ne sont pas des contes. Elles frappent plus sûrement et plus cruellement que des balles de revolver. Seulement je ne suis pas une initiée. Je sais ne pas être de taille à lutter contre un monstre tel qu’Al Rhazi. Il n’est qu’un adversaire à sa mesure : vous.

La princesse Marfa reprit du Champagne, sans quitter Graymes des yeux. Ce dernier réfléchissait, l’air sombre et préoccupé.

— Il ne sera pas aisé de reprendre le Bashamay, dit-il enfin. Nous n’avons qu’une chance infime de réussir.

— Vous êtes cette chance, docteur.

— C’est étrange chez vous, cette obsession de ce grimoire. Qui me dit que vous en feriez un meilleur usage s’il venait en votre possession ?

La jeune femme décroisa ses jambes magnifiques sans avoir l’air d’y toucher.

— Le Bashamay a tué mon mari. Dès que je l’aurai, je le détruirai. Si vous m’aidez dans cette tâche, je pourrai vous mettre à l’abri du besoin pour le restant de votre vie, docteur. Je dispose d’une grande fortune. Ce que vous demanderez, vous l’aurez. Je ne suis pas une ingrate. Vous n’aurez pas à regretter notre association.

Graymes ne fut nullement troublé par le sous-entendu d’une telle proposition. La ficelle était à ce point énorme qu’il se demanda cependant si sa séduisante interlocutrice ne disait pas la vérité. Il se pencha lentement vers elle, comme pour sonder son regard. Elle ne remua pas un cil. Sa bouche seule s’entrouvrit légèrement, semblant attendre un baiser. S’il s’agissait d’une invite, Graymes décida de l’ignorer.

— Si l’on en croit les traités magiques préislamiques, le Bashamay serait l’antithèse du Coran. La déesse Al Làt – qu’on appelait ailleurs Ishtar ou Astharoth, le démon devin et destructeur –, maîtresse de la guerre et des désirs, y aurait fait inscrire par ses prêtres, sur la peau de sacrifiés humains, sa doctrine et ses lois. Ceci à une époque très antérieure à l’arrivée du monothéisme. Lorsque l’Islam l’a supplantée, son esprit aurait trouvé refuge dans ces versets impies. L’initié qui saurait attiser la force de la déesse en ajoutant de nouvelles pages à sa gloire s’attirerait sa bienveillance et gagnerait une puissance hors du commun. De toute évidence, Al Rhazi a parfaitement exécuté le rituel. Il détient à présent un terrible pouvoir, qui ne sera pas facile à abattre.

— Voilà donc pourquoi il a dépecé mon émissaire, à Carthage.

— La peau des ennemis de la déesse est une grande preuve d’adoration. Je ne serais pas surpris qu’il cherche à découper la vôtre.

Marfa ignora la menace.

— Mais cette jeune prostituée que l’on a retrouvée sur sa terrasse ?…

— Il a dû vouloir vérifier qu’il détenait bien le vrai manuscrit en soumettant une profane à l’épreuve de la lecture… À laquelle, bien sûr, elle n’a pas survécu. Elle a dû mourir dans d’affreuses souffrances…

Il ajouta, avec un soupir :

— Vous devriez me laisser agir seul. Ou la peau de votre joli dos risque de servir de support à quelque poème à la gloire d’Al Làt.

— Je vous crois assez fort pour me protéger. Nous sommes alliés, à partir de maintenant, n’est-ce pas ?

Sa main s’était posée sur le genou du démonologue et son regard implorant cherchait le sien. Graymes se leva pour partir, redoutant ces manœuvres de séduction. Il croyait la jeune femme capable de se vendre corps et âme pour arriver à ses fins.

— Écoutez-moi bien, prévint-il. Si le Bashamay est à New York, je le trouverai, et je chercherai à le reprendre par tous les moyens. La tâche ne sera pas facile. J’ai toutes les chances de me faire scalper. Mais si je réussis, j’allumerai un bûcher et je l’y ferai brûler en soufflant moi-même sur la braise. Et je tuerai ceux qui chercheront à m’en empêcher.

Sur ces mots, il toucha le rebord de son chapeau et prit congé. Après son départ, Marfa ne bougea pas de sa place, songeuse. Laszlo se matérialisa sur la terrasse, d’où aucune bribe de conversation ne lui avait échappé. Il avait l’air contrarié.

— Krasavitsa, vous avez eu tort d’avertir cet homme. Il nous fera des ennuis avant longtemps. Il n’est pas facile à manipuler.

— Tôt ou tard, nous l’aurions trouvé sur notre route. Mieux vaut l’avoir de notre côté. Laissons-le agir. Qu’il abatte Al Rhazi et retrouve le Bashamay pour nous. Ensuite… il mourra.

— Krasavitsa, ce n’est pas Abdul : il y a quelque chose de terrible en lui, et j’ai peur que…

Elle l’interrompit avec brusquerie :

— Je sais cela. Mais c’est un homme. Peut-être pas entièrement, il est vrai. Assez néanmoins pour que je puisse le convaincre de venir là où je le souhaite.

Elle s’étendit à plat ventre sur le cuir.

— Viens, approche. Caresse-moi.

Le géant frissonna. Fallait-il que sa maîtresse soit bien disposée pour l’autoriser à porter la main sur elle. C’était une faveur qu’elle ne lui accordait que très rarement. Il s’assit près d’elle et entreprit de lui masser les épaules avec douceur. Un flot de désir rageur monta en lui, et il ne put maîtriser une solide érection.

Durant une fraction de seconde, il fut tenté de la violer, tant sa tension sexuelle était exacerbée par la vue de ce corps si désirable, si proche et cependant inaccessible, si familier et mystérieux à la fois. Il suffirait qu’il s’étende sur elle, l’emprisonne sous son grand corps. Ce serait un jeu d’enfant que de maîtriser la résistance de ces deux bras trop graciles et trop blancs, de se frayer un passage sous le déshabillé vaporeux puis de forcer cette intimité qu’il devinait d’une douceur céleste.

Mais il n’eut pas la stupidité de céder à cette pulsion. Il avait peur de Marfa. Quelque chose en elle le fascinait et le répugnait à la fois. Derrière son apparente fragilité, il savait l’abîme de cruauté qu’abritait cette femme. Il en avait maintes fois fait l’expérience. Comme si elle avait pu deviner le cheminement de ses pensées, elle se tourna légèrement vers lui.

— Tu n’es qu’un porc, Laszlo. Mais un jour, je te récompenserai de ta loyauté. Une fois. Une seule. Va-t’en, maintenant. Suis Graymes où qu’il aille et informe-moi.

Presque tremblant, il se retira sur la pointe des pieds.

Docile et vaincu.

*
* *

C’était une étendue jaune qui s’étirait sans fin jusqu’à l’horizon, écrasée par un soleil livide. Ici ou là se formaient des dunes aussitôt défaites par le vent, en un processus accéléré qu’imitaient les rares nuages effilochés. Des ombres extravagantes couraient en tous sens, inappropriées au relief mouvant qu’elles étaient censées refléter.

D’où il se trouvait, Graymes pouvait observer le pèlerin, qui, vêtu d’un burnous et armé d’un long bâton, avançait dans cet univers anamorphe d’un pas lent mais décidé. Il semblait poursuivre un but déterminé qui ne souffrait aucun retard, indifférent aux tourbillons de sable qui l’enveloppaient d’une nasse grisâtre.

Derrière lui, le vent balayait ses empreintes solitaires.

Il disparut bientôt de la vue du démonologue, avalé par un nouveau caprice du terrain accidenté. Graymes ne chercha pas à le suivre au-delà. Il resta immobile, tout à ses pensées. Il était surpris de se trouver en ce lieu, sous ce soleil accablant qui sensibilisait ses rétines. Surpris et mécontent. Il perçut soudain une présence à ses côtés. Rien de bien matériel, juste une vapeur de poussière fine, mais il sut d’emblée à qui il avait affaire.

— Bienvenue, maître Neery, dit-il.

— Mes déguisements ne te trompent plus, on dirait, répondit le spectre.

— Il est loin le temps où vous m’enseigniez l’Art. Où chaque piège était une leçon.

— Tu as bien appris. Sans quoi tu ne m’aurais pas senti approcher. Tu n’aurais même pas rêvé cet endroit.

— J’en suis étonné moi-même. Sa signification m’échappe.

— Solitaire est le Veilleur. Solitaire est sa pensée.

— Je ne suis pas seul, ici.

— Non, je suis là.

— Il y en avait un autre. Il est parti. Je sens l’Immense habité par une force nouvelle. Très ancienne, mais nouvelle et terrible.

— Prends bien garde, Commandeur. Nombreuses protections. Grand danger pour toi.

— J’ai vu un sorcier marcher dans les dunes, en quête d’un siège pour fonder son pouvoir.

— Ainsi agissent les sorciers qui entreprennent une œuvre nouvelle.

— Oui. Mais pourquoi ici ?

— Tu devrais repartir. Une tempête se lève.

Graymes eut un petit rire. Il ramassa une poignée de sable et la pétrit avec une force terrible.

— Je brise les tempêtes et je danse sur leurs tombes.

La terre trembla sous ses pieds.

— Je n’ai plus cette force, regretta l’ectoplasme en cherchant à lutter contre le vent.

Il ne put résister bien longtemps.

— Méfie-toi de la Déesse des Mille Morts, cria-t-il avant de se laisser emporter.

Graymes tendit la main pour le retenir, mais il était déjà loin. La vision s’estompa. Une force inconnue l’avait rejeté de la transe. Il cligna des yeux. Il était assis dans son fauteuil, face à la fenêtre qu’un coup de vent avait ouverte à toute volée. L’haleine aigre de la nuit emplissait la pièce. Il se leva promptement pour refermer, l’esprit encore embrumé par le rêve qu’il venait de faire. Il connaissait trop la valeur de telles hallucinations pour en sous-estimer les allégories. Aussi retourna-t-il à sa place afin de réfléchir.

Il resta des heures immobile, le regard fixe, tel un grand oiseau maigre perché dans le salon d’un taxidermiste. La nuit venait d’entrer dans sa phase profonde lorsque le téléphone sonna. Il laissa filer trois sonneries avant de décrocher.

— Désolé de vous déranger si tard, docteur. J’ai pensé que peut-être, vous aimeriez voir une curiosité.

— Une curiosité de quelle sorte ?

À l’autre bout du fil, le lieutenant de police Bilbo Single poussa un soupir accablé.

— Pas banale. Pouvez-vous me rejoindre d’ici une demi-heure à l’adresse que je vais vous indiquer ?

Graymes nota rapidement, gagné par une grande fébrilité.

— Est-ce que par hasard vous auriez retrouvé un cadavre dépecé ?

— Exactement. Est-ce votre œuvre ?

— Je vous en prie, pas d’insolence.

— Dommage. Si cela avait été le cas, je vous aurais également demandé la recette pour enfoncer deux corps dans un moteur, de telle sorte que les têtes servent de bouchon de radiateur !