MIRA

Même si je me résigne à ne pas savoir qui il était, Quentin, lui, mon fils, n’en fera pas de même.

Il partira comme Ti-Jean et parcourra le monde à cheval, piétinant le sol des sabots de sa haine, s’arrêtant dans chaque case, dans chaque masure, dans chaque habitation pour demander :

— Ou té konnet papa mwen94 ?

Il entendra, recevra toutes qualités de réponses. Les uns lui diront :

— Aïe, c’était un vagabond qui est venu enterrer sa pourriture chez nous ! On ne sait même pas si c’était un Blanc, un Nègre, un Zindien. Il avait tous les sangs dans son corps !

Les autres :

— C’était un fou qui déparlait, déparlait !

D’autres encore :

— C’était un maléficier qui a kimbwazé deux de nos plus belles jeunesses ! Un rien-du-tout, je te dis !

Alors, moi, je dois savoir la vérité.

Je ne descendrai plus jamais à la Ravine. Elle aussi m’a trahie. Comme Rosalie Sorane, ma mère, qui m’a laissée dans la solitude au premier jour du monde. Le fruit qu’elle m’a donné pour apaiser la faim de mon cœur était, en réalité, un fruit empoisonné.

Moi, Mira, la sauvageonne sans col ni licou, je ne savais pas qu’il y a plaisir à servir, donner, voire s’humilier.

Il se moquait de moi :

— Femme, on t’a appris comme dans toutes les bonnes familles qu’on retient les hommes par le ventre. Moi, je te dis que rien de rien ne me retient. Ni la tête, ni le cœur, ni le ventre, ni le sexe. Rien. Je ne fais que passer. Tu sais, avant toi, je n’avais jamais baisé une femme plus d’une fois, de peur qu’elle ne me retienne prisonnier de ses cuisses.

Debout sur la galerie, il promenait ses yeux sur l’horizon :

— Je voudrais que ce petit volcan qui vous fait tellement peur et que vous guettez chaque matin retrouve sa vigueur des commencements et pète. PÈTE. Un soleil, plus soleil que le soleil, jaillirait de sa bouche-cratère. Des cendres soufrées aussi et nous mourrions tous. Tous ensevelis sans avoir le temps de dire ouf. Mourir tout seul, mourir une seule et unique fois, voilà ce qui est horrible !

Je protestais :

— Pourquoi parles-tu toujours de mourir ? Tu es campé sur tes deux pieds comme un mapou.

Je n’amenais pas le sourire sur sa bouche et il secouait la tête :

— Moi mapou ? Si je te racontais la vérité, tu t’enfuirais en quatrième vitesse.

— Dis-la-moi, la vérité !

Mais il ne prononçait plus un mot. Et, au jour d’aujourd’hui, je ne sais rien. Alors, moi, je dois découvrir la vérité. Désormais ma vie ne sera qu’une quête. Je retracerai les chemins du monde.

Je devine les calculs qui se font tumultueux dans les têtes. Mon père s’imagine qu’après ce malheur dont le Bon Dieu a été généreux je baisserai les yeux devant lui et passerai mes jours dans l’expiation. Je deviendrai un zombie à la table des repas, mettant la main sur la bouche de mon enfant pour étouffer sa voix. Aristide, quant à lui, pense que je reprendrai comme si de rien n’avait été le chemin de son lit. Dinah, elle, que je grossirai le troupeau bêlant de celles qui ne paissent qu’à bonne distance de leur berger. Il n’en sera rien. Ils se trompent les uns et les autres.

Ma vraie vie commence avec sa mort.

Traversée de la Mangrove
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