LUCIEN ÉVARISTE
« Quand je pense à quel point je me suis trompé sur son compte ! Je l’ai confondu avec un barbudo89 de la Sierra Maestra, un bâtisseur de monde, alors qu’en réalité il appartenait à l’espèce la plus dangereuse, celle qui est revenue de tout et brûle ce qu’elle a adoré dans son autrefois. Pourtant je l’aimais, c’était mon ami. »
Lucien Évariste s’était tenu longtemps parmi les hommes sous la bâche dans la nuit couleur de pluie. À présent, il était entré dans la chambre mortuaire non pas pour prier, mais pour se réchauffer à la chaleur des cierges et des litanies. Car pour ce qui est de prier, depuis des années, Lucien n’avait pas récité un « Je vous Salue Marie », encore moins un « Confiteor Deo ». Pourtant, il avait été enfant de chœur et sa mère, le couvant des yeux dans ses surplis, avait rêvé de donner un prêtre à l’église. Elle l’avait eu sur le tard, ce garçon, et elle se demandait ce qu’elle avait fait au Bon Dieu, lasse qu’elle était depuis quatorze ans d’emmagasiner pour rien le sperme de son bouillant mari le docteur Évariste qui avait son cabinet à deux pas du presbytère et de la cathédrale, mais qui, la nuit venue, se moquait pas mal du commandement de Dieu : luxurieux point ne seras. Fruit tardif, Lucien avait grandi enveloppé dans la dentelle et la toile de lin. Il avait été nourri à la fleur de farine et calmé à la fleur d’oranger. À sept ans, assis au banc 32 de la cathédrale entre son père et sa mère, il tournait les pages d’un gros missel et chantait les cantiques à voix juste :
« Ô Dieu vainqueur
Sauvez, sauvez la France
Au nom du Sacré Cœur. »
C’est dire comment ses parents avaient souffert quand il était devenu révolutionnaire et athée !
Tout cela avait commencé de façon fortuite. Alors qu’il était un sage étudiant à Paris, licence de lettres classiques, il avait suivi un camarade par pure et simple curiosité à une manifestation. Il n’avait pas fait cent mètres le long de la rue des Écoles qu’un soudard de C.R.S. lui avait arraché la moitié de l’oreille d’un coup de matraque. Cet organe injustement mutilé avait décidé de son avenir et il était, de ce jour, devenu un pilier de la contestation étudiante tous azimuts. Au pays, sa mère se désolait. Mais son père lui répétait en haussant les épaules qu’elle avait bien tort de se faire du mauvais sang. Une fois au bon soleil de Guadeloupe, toutes ces idées lui sortiraient de la tête. Les insoumis de la guerre d’Algérie n’étaient-ils pas rentrés dans le rang, émargeant les uns après les autres au budget de la métropole ? Pour une fois néanmoins, la science de Lucien père, infaillible en cas d’ulcère du duodénum ou d’inflammation de la plèvre, s’était trouvée en défaut. De retour au pays, Lucien avait refusé d’habiter sous le toit familial et après avoir rallié bruyamment la cause des Patriotes, à ce titre, avait été sacré éditorialiste à Radyo Kon Lambi et responsable d’une émission : « Moun an tan lontan »90, au cours de laquelle il contait la vie des héros, martyrs, patriotes, leaders, grandes figures disparues de mort naturelle et plus souvent de mort violente qui avaient bataillé pour que se lèvent debout et marchent les damnés de la terre. Pour chacune des paroles qui tombaient de sa bouche, sa mère l’oreille collée au poste de radio demandait pardon au Bon Dieu. Car pour elle, parler de lutte des classes ou d’exploitation de l’homme par l’homme était aussi coupable que parler de fornication et d’adultère. Pour symboliser de manière éclatante son rejet de son milieu d’origine où on ne se mariait qu’entre gens de même peau et de même compte en banque, Lucien s’était mis en ménage avec Margarita, une Négresse noire qu’il avait enlevée à un étal à Petit Canal. Margarita ne savait pas aligner trois mots de français, mais depuis s’y essayait ardemment au milieu des ricanements des voisins.
Lucien était heureux d’être revenu au pays, sitôt terminée sa maîtrise. Plus souvent qu’à son tour, c’est vrai, un poignant regret le prenait de la torpeur de cette terre stérile qui ne parvenait pas à accoucher de sa Révolution. Ah, être né ailleurs ! Au Chili ! En Argentine ! Ou tout simplement à un jet de pierre, à Cuba ! Vaincre ou mourir pour la liberté !
Aussi pour occuper les soirées que Margarita passait à palpiter aux aventures sur petit écran des héritières américaines, Lucien s’était-il mis en demeure d’écrire un roman. Néanmoins, il n’arrivait à rien, hésitant entre une fresque historique retraçant les hauts faits des Nèg mawon91, et une chronique romancée de la grande insurrection du Sud de 1837. Ses amis patriotes, abondamment consultés, étaient aussi hésitants, les uns penchant pour les nèg mawon, les autres pour la révolte du Sud, mais tous le sommant d’écrire dans sa langue maternelle, c’est-à-dire le créole. Lucien qui, à l’âge de six ans, avait reçu de ses deux parents une paire de calottes pour avoir prononcé à voix haute la seule expression créole qu’il connaissait : « A pa jé !92 », en était bien empêché et, n’osant avouer son impuissance, regardait sans y toucher la machine à écrire électronique qu’il avait achetée à grands frais. C’est Carmélien Ramsaran qui lui avait signalé la présence de Francis Sancher à Rivière au Sel.
Carmélien et Lucien étaient devenus amis à force de se griller au soleil les samedis après-midi au stade et de pester après le gardien de but de l’Étoile Petite-Bourgeoise. Ils se rencontraient souvent et dérangeaient fort Margarita du bruit de leurs chamailleries, car Carmélien était bien l’enfant de Sylvestre qui se vantait de n’avoir jamais tenu dans ses mains un bulletin de vote. Quand Lucien s’embarquait dans ses envolées idéologiques, Carmélien le ramenait sur terre d’un ton moqueur :
— Ouvre les yeux, mon cher ! Nous sommes déjà européens ! L’Indépendance est une belle endormie qu’aucun Prince ne réveillera plus.
Un Cubain à Rivière au Sel ! Un Cubain ! Lucien, qui n’ignorait rien de l’épopée de Fidel Castro dans la Sierra Maestra, qui avait pris parti dans son différend avec le Che, qui avait admiré La Ultima Cena des dizaines de fois au cours des festivals de cinéma du Tiers Monde et qui savait jusqu’au dernier homme le chiffre de la présence soviétique à Cuba n’avait jamais vu un Cubain, de ses deux yeux vu ! À part peut-être les musiciens de la Sonora Mantecera qui faisait les beaux jours du Quartier latin du temps où il était étudiant ! Toutefois, il s’agissait là de Cubains vivant à Miami, d’exilés, de contre-révolutionnaires !
Un Cubain à Rivière au Sel ! Mais que pouvait-il bien y faire ? Carmélien eut une moue :
— Il dit qu’il est écrivain.
— Écrivain ?
Lucien bondit, songeant à Alejo Carpentier et José Lezama Lima et se voyant déjà discutant style, technique narrative, utilisation de l’oralité dans l’écriture ! En temps normal, pareilles discussions étaient impossibles, les quelques écrivains guadeloupéens passant le plus clair de leur temps à pérorer sur la culture antillaise à Los Angeles ou à Berkeley. Carmélien eut beau s’efforcer de doucher son enthousiasme en ajoutant que, selon lui, c’était un de ces indésirables que Fidel Castro avait mis dehors à cause de leurs vices, il ne l’écouta pas. Un Cubain à Rivière au Sel ! Comment l’aborder ?
Après mûres réflexions, Lucien se décida à lui adresser une épître circonstanciée pour l’inviter à une de ses émissions à Radyo Kon Lambi. Cependant de grandes semaines se passèrent dans l’attente. Il eut beau guetter la camionnette jaune du facteur, pousser jusqu’au bureau de poste et avertir à la ronde qu’il attendait un pli important, rien. Contre l’avis de Margarita qui, de son côté, entendait dire pis que pendre de Francis Sancher, il se décida tout simplement à aller le voir. La pratique est courante dans les bourgs et villages. Dieu merci, on n’était pas à La Pointe où la moindre visite devait être précédée d’un coup de téléphone.
Lucien se prépara fiévreusement à cette rencontre. Il fit copie de ses meilleures émissions, en particulier de celle réalisée au lendemain de la mort de Cheikh Anta Diop avec un instituteur béninois, miraculeusement en poste à l’Anse Bertrand. Le Béninois n’avait jamais lu Nations nègres et cultures. Qu’importe, c’était un authentique fils d’Afrique ! Il passa des nuits à rédiger des avant-projets de ses deux romans, déchirant au matin ce qu’il avait conçu à grand-peine dans la noirceur. Finalement, craignant de paraître prétentieux, il se décida à partir les mains vides.
Il arriva à Rivière au Sel sur le coup de six heures du soir, le cœur battant à un rythme endiablé, comme s’il allait passer un examen. Toutefois, il admira, avant qu’il ne se noie dans l’ombre, ce paysage sans excès qui à chaque fois l’émouvait. La terre généreuse entre les pieds des ignames chevelues et des bananiers serrés les uns contre les autres dans la peur du grand vent et pour mieux soutenir la pesante excroissance de leurs régimes emmaillotés de bleu, les donjons vert sombre de la forêt et, à l’horizon, la chaîne de montagnes, massive, tendre et vigilante à la fois. Il avait donné son cœur à cette région.
Quand une fois le mois il descendait à La Pointe pour ces interminables repas chez ses parents au cours desquels son père lui serinait comment la politique ruine la vie dans ce monde et sa mère, dans l’autre, comme il les plaignait de leur étouffant face-à-face avec la chaleur et le béton !
Pas à dire, malgré sa barbe, Francis Sancher ne ressemblait guère à un barbudo !
Dépoitraillé, chemise grande ouverte sur son poil bouclé, il fixait sa machine à écrire comme un adversaire dont on connaît le caractère coriace. Il leva sur Lucien un beau regard brumeux où flottaient rêve et déraison et s’exclama :
— Une lettre ? Quelle idée ! Je n’ouvre que mes factures. Et que m’y disais-tu donc ?
Paralysé par l’émotion, Lucien pataugea dans le petit discours qu’il avait préparé dans le Car Rapide. Francis Sancher l’écouta, un sourire à la fois paternel et moqueur se jouant sur ses lèvres, alla chercher une bouteille de rhum et deux verres, puis déclara :
— Tu as frappé à la mauvaise porte, petit. Permets que je t’appelle comme ça. Moi que tu vois devant toi, je ne saurais te parler que d’hommes et de femmes mis en terre avec la même envie de vivre interrompue. Net. Pas de combats glorieux ! Et puis, ceux-là dont tu me parles, je n’ai jamais entendu leur nom. Car je ne suis pas ce que tu crois. Moi presque zombie, j’essaie de fixer la vie que je vais perdre avec des mots. Pour moi écrire, c’est le contraire de vivre. C’est mon aveu de sénilité.
Lucien se récria, affirmant que la littérature était nécessairement le prolongement d’un combat, appelant à la rescousse Césaire et ses armes miraculeuses. Francis Sancher éclata de rire :
— Je parlais comme ça avant.
— Avant quoi ?
S’étant versé une rasade de rhum à affoler un coq gim93 de bonne taille, Francis Sancher reprit :
— Et d’abord, je ne suis pas cubain. Je suis né en Colombie, à Medellín. Selon la coutume, à ses sept mois, ma mère avait quitté la plantation et était allée attendre ma naissance chez ses parents, vieux bourgeois momifiés dans leurs préjugés qui habitaient une des rares belles et vieilles maisons de cette horrible cité industrielle à deux pas de l’église San José. Elle a failli mourir en accouchant et, pendant qu’on luttait pour sa vie, on m’a oublié quarante-huit heures couvert de sang et de matières fécales dans le coin où la sage-femme m’avait déposé. J’aurais dû mourir à ce moment-là !
— Mais tu as bien été à Cuba ?
— Cuba ? Plus tard, beaucoup plus tard !
— T’es-tu battu… ? T’es-tu battu ?
Sur ces entrefaites, Moïse Maringoin salué par les aboiements furieux des chiens qui, chose curieuse, avaient tout juste remué la queue à la vue de Lucien, s’amena au beau milieu de la question. Lucien n’était pas homme à écouter les ragots. Pourtant, il trouva au nouveau venu la mine bien aigre, celle-là même que faisait Margarita quand il soutenait une longue conversation avec un intrus. Francis Sancher dérivait pendant ce temps :
— Mon père avait au visage une grande tache lie-de-vin au milieu de laquelle nageait son petit œil froid comme celui d’un requin. J’ai l’impression qu’il était toujours vêtu de noir tant tout son être évoquait pour moi la mort. En réalité, il devait porter des costumes de toile blanche raide empesée par les soins de nos innombrables servantes. Tous les soirs, ma mère nous faisait, mon frère et moi, mettre à genoux au pied de son lit dans sa grande chambre carrelée de rouge et les yeux fixés sur le Crucifix nous faisait prier pour lui. Nous savions qu’une malédiction pesait sur la famille.
À ce point du discours, Moïse fixa Lucien d’un air de dire :
— A-t-il la tête fêlée, hein ? A-t-il la tête fêlée ?
Tandis que Lucien qui avait tant bien que mal retrouvé ses esprits raillait :
— Une malédiction ! Tu parles comme un Nègre des champs !
— Une malédiction, je te dis ! Qui se traduisait par des morts subites, brutales, inexpliquées, toujours au même âge, la cinquantaine. Mon grand-père avait été terrassé à dos de cheval alors qu’il revenait d’une partie de cartes où il avait triché comme à l’accoutumée. Mon arrière-grand-père, après une nuit où il n’avait même pas fait l’amour à sa maîtresse favorite, Luciana. Mon arrière-arrière-arrière-grand-père, le lendemain de ses deuxièmes noces, s’était noyé dans les marais de Louisiane où il avait pris refuge en fuyant la Guadeloupe…
Lucien sursauta :
— La Guadeloupe ? Qu’est-ce que tu me chantes là à présent ?
— Ah, je ne t’ai pas encore tout dit ! Des papiers prouvent que tout part d’ici.
— D’ici ?
— As-tu entendu parler d’une Habitation Saint-Calvaire ?
— Saint-Calvaire ? Je ne suis pas historien, moi. Demande à Émile Étienne.
Cette première rencontre s’était terminée par une cuite monumentale, au point que Lucien, sur le chemin du retour à Petit Bourg, avait bien failli plonger dans la rivière Moustique.
Deux jours plus tard, rencontrant Émile Étienne en pleine rue Frébault à La Pointe, il l’avait questionné. Mais Émile Étienne avait haussé les épaules, traitant de « couillonnades » sans fondement historique les propos de Francis Sancher.
Rongé par la curiosité, Lucien était revenu voir Francis Sancher pour tenter de mettre morceau à morceau le puzzle que constituait sa vie :
— Tu étais donc médecin militaire ?
— Si tu veux ! Tu sais quand ils ont commencé à se méfier de moi ? Quand j’ai commencé à prendre en pitié les Portugais. Au début, pour moi aussi, ce n’était qu’un tas de salauds qui avaient saigné à blanc le pays et méritaient ce qui leur arrivait. Et puis, dans une chambre de l’hôtel Tivoli, à côté de la mienne, Doña Maria se mourait d’un cancer. Sous prétexte qu’elle était de toute façon condamnée, son mari avait raflé tous ses bijoux, tour de cou et aigrettes, et était monté dans le premier avion en partance pour Lisbonne. Dans les très rares moments où elle ne souffrait pas comme une bête, je me glissais à son chevet et je lui lisais son roman favori, Les Frères Karamazov : « Il faut qu’un homme soit caché pour qu’on puisse l’aimer. »
Que faire de toutes ces anecdotes sans queue ni tête ? se demandait Lucien. Qu’en faire ?
Il ne résolvait pas le problème. Mais à force de vider sec sur sec avec Francis Sancher, il se payait des crises de foie et Margarita pestait en recevant son haleine en plein visage.
Bientôt se mirent à circuler des informations venues d’une autre source, à savoir de Sylvanie, la femme d’Émile Étienne, qui répétait ou déformait des propos de son mari. À l’en croire, Francis Sancher se prendrait pour le descendant d’un béké maudit par ses esclaves et revenant errer sur les lieux de ses crimes passés. Si de telles histoires laissent sceptiques les intellectuels, les âmes populaires s’en délectent et tout le monde épiait Francis Sancher quand il venait refaire sa provision de rhum au bourg, lui trouvant en vérité la mine bien maudite. Les femmes cachaient un faible pour l’acomat-boucan d’homme, si haut, si droit sous sa ramure argentée. Mais les hommes ne l’encaissaient pas et le traitaient de tous les noms :
— C’est cela ! C’est cela même. Même ! Avant de venir échouer par ici corps et biens, il a fait sa charge de saletés par le monde ! Et son père avant lui !
Quand Margarita, la tête sur l’oreiller, contait à Lucien ces ragots, il se mettait en colère.
— Comment peux-tu répéter des sornettes pareilles ?
Car au fur et à mesure que le temps passait, les semaines s’ajoutant aux semaines, Lucien oubliait les raisons d’abord toutes idéologiques de son intérêt pour Francis Sancher et se prenait tout bonnement d’affection pour lui. C’était le grand frère et le jeune père qu’il n’avait pas eus, moqueur et tendre, cynique et rêveur. Lors du soi-disant viol de Mira et de la séduction de Vilma, Francis Sancher n’eut pas de défenseur plus zélé que lui :
— Dans ce pays, la vie sexuelle de tout homme est un marécage dans lequel il ne fait pas bon mettre le pied. Pourquoi prétendez-vous assécher celui-là ?
Et de rappeler à tout un chacun les filles engrossées, les vierges dépucelées, les enfants sans papa reconnu qu’il avait semés à tout vent.
Les relations entre Lucien et Francis Sancher ne furent pas du goût de tout le monde. Les Patriotes habitant la région trouvèrent le moyen de s’en offusquer et de se plaindre. Voilà que l’éditorialiste de Radyo Kon Lambi au lieu de prêcher l’exemple fréquentait un personnage douteux. Car, en ajoutant deux à deux, on pouvait se faire une idée certaine de la trouble biographie de Francis Sancher. En conséquence, Lucien fut convoqué devant un véritable Tribunal et invité à s’expliquer, ce qu’il fit :
— Messié, kouté ! Longtemps, j’ai cru comme vous qu’il fallait manger patriote, boire patriote, baiser patriote ! J’ai divisé le monde en deux : nous et les salauds. Je m’aperçois aujourd’hui que c’est une erreur. Erreur. Il y a plus d’humanité et de richesse dans cet homme-là que dans tous nos faiseurs de discours en créole.
À la suite de cela, qui ne plut pas, l’émission « Moun en tan lontan » fut interrompue, mais Lucien s’en moquait pas mal, suspendu qu’il était presque chaque soir aux lèvres de Francis Sancher :
— La terre était sèche, blanche sous la lune. Nous savions que la mort pouvait venir de tous les côtés et nous l’attendions, fatalistes. Moi, yeux fermés, je me faisais mon cinéma et je revoyais le visage d’une femme, rencontrée un jour de Carnestolado Fiesta à Sinaloa.
— Une femme ? Je croyais que tu n’aimais pas les femmes.
— Je t’ai dit que je m’en méfie, ce n’est pas pareil. J’ai embroché plus de femmes que tu n’y arriveras jamais, même en vivant jusqu’à cent sept ans. Tu sais mon plus beau souvenir ? Nous avions reconquis un village. Recru de fatigue, je suis rentré dans une concession que je croyais déserte. Une fille, presque une enfant, ses seins pointaient à peine, était pelotonnée sur une natte. À ma vue, elle a eu un cri de frayeur. Je sens encore dans mes narines l’odeur de son sang vierge.
Cartésien, Lucien interrogeait :
— Où cela se passait-il ? Quand tu étais en Angola ?
Mais Francis Sancher était déjà loin et ne répondait pas.
Les flammes des bougies et des cierges fondant lentement dans les soucoupes dessinaient des ombres d’animaux sur la cloison. Lucien trouva invraisemblable que son ami soit là, pour une fois silencieux, à l’étroit dans cette boîte de bois mal équarri et un flot d’eau salée lui monta aux paupières. Il se rapprocha du cercueil comme si, à travers la vitre, Francis Sancher allait lui signifier qu’il mettait fin à la farce et reprenait sa place dans le monde, pour révéler ce qu’il avait caché tout au long des jours.
Vrai, la mort est surprenante ! Un jour, un homme est là. Il parle, il rit, il regarde les femmes et un feu se love au creux de ses cuisses. Le lendemain, il est rigide comme une bille de bois.
Quel tribut payer à l’ami si soudainement disparu ?
C’est alors qu’une idée germa dans l’esprit endolori de Lucien. D’abord timide, hésitante, comme saugrenue, elle prit bientôt ses aises et ne le laissa pas en place. Au lieu, enfant d’aujourd’hui et de la ville, de traquer des nèg mawon ou des paysans du XIXe siècle, pourquoi ne pas mettre bout à bout souvenirs et bribes de confidences, écarter les mensonges, reconstituer la trajectoire et la personnalité du défunt ? Oh certes, cet idéaliste sans plus d’idéal ne lui ferait pas la partie belle ! Il lui faudrait refuser le vertige des idées reçues. Regarder dans les yeux de dangereuses vérités. Déplaire. Choquer.
Et pour écrire ce livre-là, ne lui faudrait-il pas suivre son héros à la trace ? Relever les empreintes qu’il avait laissées dans les chemins ? Mettre ses pas dans les siens ?
Europe. Amérique. Afrique. Francis Sancher avait parcouru tous ces pays. Alors ne devrait-il pas en faire autant ? Oui, lui aussi, il quitterait cette île étroite pour respirer l’odeur d’autres hommes et d’autres terres. Il lui sembla que c’était l’occasion dont il rêvait secrètement depuis son retour au pays, depuis qu’il avait enterré ses forces vives et menait un combat sans issue. Ragaillardi, il se sentit l’âme d’un conquérant en partance pour une grande aventure et jeta un regard triomphant autour de lui.
Il se vit édité par une grande maison de la Rive Gauche, salué par la presse parisienne, mais affrontant la critique locale :
— Lucien Évariste, ce roman-là est-il bien guadeloupéen ?
— Il est écrit en français. Quel français ? As-tu pensé en l’écrivant à la langue de ta mère, le créole ?
— As-tu comme le talentueux Martiniquais, Patrick Chamoiseau, déconstruit le français-français ?
Ah, il saurait bien leur répondre, les pourfendre !
Une saine impatience se coula brûlante dans ses veines. Son regard parcourut fiévreusement la pièce où les prieuses s’assoupissaient, à force, le chapelet mollement retenu par les doigts, les lèvres articulant pâteusement :
« Nous te louons, ô Dieu, nous célébrons
Tes louanges
Et ton nom est présent parmi nous.
Tous racontent tes merveilles. »
C’est alors qu’Émile Étienne, l’Historien, qui s’était pudiquement tenu dehors avec les hommes, entra, la lueur des bougies se réfléchissant sur son grand front déplumé. Il se saisit du rameau, le trempa dans l’eau bénite et en aspergea maladroitement le cercueil. Dans sa hâte, Lucien faillit s’approcher de lui et le sommer de révéler tout ce qu’il savait de Francis Sancher. Ce que les gens racontaient était-il vrai ? Avait-il été son confident ? Lucien se retint de justesse, jetant à Émile Étienne un coup d’œil menaçant que celui-ci ne parvint pas à s’expliquer, car, ayant souvent collaboré à « Moun an tan lontan », leurs relations étaient excellentes.