MAN SONSON

Cela fait soixante-trois ans que j’habite ici à Rivière au Sel. C’est ici que je suis née. C’est ici que je fermerai mes deux yeux. Mais ce n’est pas ici que je prendrai mon repos éternel. Car il n’y a pas de cimetière à Rivière au Sel. On doit aller se coucher au cimetière de Petit Bourg parmi des étrangers, des hommes, des femmes qu’on ne connaît ni d’Ève ni d’Adam et qui sont morts d’on ne sait quelles morts.

J’aurais aimé qu’on m’enterre ici même derrière la case en bois du Nord que Siméon, mon défunt, a mise debout tout seul de ses deux mains, car c’était un vaillant Nègre, de l’espèce qui a disparu de la surface de la planète et on peut chercher son pareil à ses quatre coins, on n’en trouvera pas, sous le manguier greffé que j’ai planté un matin de septembre à la lune montante, dans cet endroit que je n’ai jamais quitté, même pas quand mon fils Robert le deuxième s’est marié en métropole avec une femme blanche qu’il a connue dans le bureau de poste où il travaille. Une femme blanche ! J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. C’est que nous ne sommes pas n’importe quelle qualité de Nègres. Les yeux des Blancs n’ont jamais brûlé les nôtres. Siméon, mon défunt, racontait comment quelques années après l’abolition de l’esclavage son grand-père, Léopold, avait été cravaché à mort par un Blanc auquel il n’avait pas voulu céder le passage. Cette affaire-là avait mis la région en émoi, car les amis de Léopold avaient voulu le venger. Le sang avait coulé. On avait compté des morts. Les champs de canne s’étaient embrasés et leur fumée était montée haut dans le ciel. Une femme blanche dans notre famille !

Je lui ai dit :

— Heureusement que ton papa n’est plus sur cette terre pour voir ça ! Les Blancs nous ont mis en esclavage. Les Blancs nous ont mis des fers aux pieds. Et tu épouses une femme blanche !

Il a ri :

— Maman, tout ça, l’esclavage, les fers aux pieds, c’est de l’histoire ancienne. Il faut vivre avec son temps.

Peut-être qu’il a raison. Peut-être qu’il faut déraciner de nos têtes l’herbe de Guinée et le chiendent des vieilles rancœurs. Peut-être qu’il faut apprendre de nouveaux battements à nos cœurs. Peut-être que ces mots-là, noirs, blancs, ne signifient plus grand-chose ! C’est ce que je me dis en me balançant dans ma berceuse, le cœur réchauffé par une goutte de rhum mêlée d’un peu de sirop de miel.

Regardez-les tous autour de moi !

Ils font semblant de prier le Bon Dieu pour le malheureux Francis Sancher et prennent des mines enfunébrées comme si le chagrin les étouffait.

Pourtant si je vous dressais la liste complète de tous ceux que j’ai vus défiler sur mon plancher pour me demander de lui faire du mal ou même carrément de soulager la terre des vivants de son poids, vous n’en reviendriez pas !

Je sais que sur le cœur des Nègres la lumière de la bonté ne brille jamais. Tout de même ! Je me demande ce qu’on pouvait reprocher à Francis Sancher qui était bon comme le bon pain.

Il y avait ceux qui ne pouvaient pas supporter le vacarme de ses chiens quand ils parcouraient la nuit en enfonçant leurs crocs dans de douces chairs sans défense. Il y avait ceux qui ne toléraient pas de le voir assis à boire du rhum et du vent sur sa galerie alors qu’eux-mêmes suaient leur sueur sous le chaud soleil du Bon Dieu. Surtout il y avait ceux qui ne décoléraient pas qu’il ait pris Mira dont, pendant des années, ils avaient rêvé dans la luxure de leurs chairs. Les femmes étaient les plus féroces. Quant à elles, elles haïssent Mira comme le sel hait l’eau. À vrai dire, elles la jalousent et ne lui laissent pas de répit :

— Qu’est-ce qu’elle croit ? Non, qu’est-ce qu’elle croit ? Est-ce qu’elle oublie qu’elle sort du ventre d’une Négresse noire comme toi et moi ? Est-ce qu’elle oublie qu’elle est bâtarde avec ça !

Moi, dans le secret de mon cœur, je la prenais en pitié, Mira, car je voyais le malheur sur elle. Un nuage noir au-dessus de sa tête. Ce n’est pas une peau claire qui donne la clé du bonheur !

Ma maman, avant moi, voyait. Elle a vu le cyclone de 1928. Un matin, le jour s’est levé noir de colère, des plis au milieu du front, et elle a dit :

— Aïe ! La Guadeloupe va chavirer aujourd’hui !

Elle a vu la guerre de 39-40 et que deux de ses propres garçons rencontreraient leur mort dans un pays lointain. Elle a vu le grand incendie de La Pointe quand le feu enragé a commencé au cinéma Rialto et ne s’est apaisé qu’après avoir dévoré toutes les maisons du Carénage. Enfant, Dieu merci, je n’avais pas ce don. Mes yeux ne voyaient que le visible, le familier. La marelle tracée à la craie dans la cour de l’école, les mabs35 que mes frères faisaient rouler sur le sable, les pages en morue36 des livres de contes que je lisais le soir. Parce que je n’étais pas une bonne élève, je n’aimais pas l’école où les maîtresses ne s’occupaient pas de moi et chouchoutaient des flatteuses qui leur apportaient des bouquets de fleurs, des œufs frais pondus et des lapins blottis dans leur fourrure blanche. Mais j’aimais lire ! Lire ! Je regrettais seulement que les livres ne parlent jamais de ce que j’étais, moi, petite Négresse noire, née à Rivière au Sel. Alors j’inventais, j’imaginais mes histoires dans le creux de ma tête. C’est seulement quand j’ai fait la connaissance de Siméon, puis que nous nous sommes mariés à l’église, moi en voile et couronne, lui dans un costume noir, que j’ai fini avec tout cela. Mes enfants ont remplacé mes rêves.

Oui, au début de ma vie, j’étais épargnée.

Puis un jour, au beau milieu de la nuit, Siméon dormait à côté de moi après m’avoir donné ce qu’il me donnait chaque soir, quelque chose m’a réveillée. Yeux écarquillés dans la noirceur, j’ai vu, comme je vois en ce moment le lit entouré de cierges et l’image de Notre Seigneur Jésus-Christ que Rosa a dû apporter puisque dans cette maison il n’y avait rien qui parle de religion, mon grand frère Samuel, le dernier qui restait à ma maman et qui faisait tout son bonheur, baignant dans son sang répandu entre les racines d’un arbre. Deux jours plus tard, il devait se tuer en montant gauler un fruit à pain pour le canari de midi.

C’est comme cela que tout a commencé !

Depuis ce moment-là, souffrances, accidents, morts en tout genre ne m’ont pas quittée un seul instant. Parfois je ferme les yeux fort, fort. Je voudrais ne plus rien voir. Implacable, demain tient à m’informer de ce qu’il porte, caché miséricordieusement au regard des autres humains. Les gens croient que je peux détourner toutes ces souffrances. Hélas ! je ne peux qu’essayer avec l’aide de Dieu. Je me bats pour cela et c’est de toute cette fatigue que mes cheveux ont grisonné avant mon temps. Depuis mes quarante ans et même avant, je porte cette perruque de paille de fer, dure sous les dents du peigne.

J’aimais Francis Sancher, je n’ai pas peur de le dire et je souhaite que son âme trouve le repos qu’il n’a pas connu dans sa vie de vivant, inquiet, angoissé, toujours en mouvement qu’il était.

Je lui disais :

— Mais assez ! Assez ! Ou kon pwa ka bouyi37 !

Rien n’y faisait.

Je ne me rappelle pas très bien comment son chemin a croisé le mien.

Comme je n’ai plus beaucoup de sommeil, je suis levée avant le soleil. Il est encore vautré quelque part derrière la mer, laissant un restant d’ombre régner sur les jardins et s’accrocher aux branches des arbres que je suis déjà debout devant mon potager38.

Je mouds mon café, j’écoute la petite chanson grinçante de mon moulin que je n’ai pas changé contre l’appareil électrique Moulinex que mon fils m’a donné. Je le fais couler, j’en verse quelques gouttes sur le sol en pensant à mon Siméon avec lequel je continue de tout partager, je le bois, assise devant ma table de cuisine, son parfum amer pénétrant jusqu’au fond de mes narines. Puis, je sors faire un tour dans l’odeur de pluie de la campagne au matin. Je regarde du côté de la mer pour savoir de quelle couleur sera la journée avant de m’enfoncer dans les bois pour chercher les plantes qui soulagent les douleurs de mes vieux os. La nuit est entrée dans mon œil gauche et je les reconnais à leur odeur, poivrée comme celle de l’anis étoilé, ferrugineuse, saumâtre, douce-amère.

C’est comme cela, je crois, qu’un matin, je suis tombée sur lui qui, au lieu de rester au lit dans la chaleur d’un corps de femme, courait les bois depuis le lever du soleil. Il m’a saluée très poliment, car, qu’on dise de lui ce qu’on voudra, il n’était pas né n’importe où et avait de l’éducation. Ensuite, il m’a demandé :

— Chez vous, comment appelle-t-on cette plante-là ?

J’ai répondu :

— Laissez-moi sentir ! Ça, c’est de l’herbe queue-de-chat.

— Moi, je la connais sous le nom de « diviri ». C’est radical pour les diarrhées.

J’étais étonnée :

— Comment vous connaissez cela, vous ?

Il a ri de toutes ses belles trente-deux dents :

— Si je vous racontais ! J’ai été médecin. Parfois, mes malades étaient tellement pauvres qu’ils n’avaient pas de quoi payer un cachet d’aspirine. Et puis, nous étions loin, si loin du monde. Il fallait se débrouiller. Avec ma loupe, mon petit pilon et mon mortier, je faisais des miracles. Et c’est ainsi qu’ils se sont mis à m’appeler « Curandero ». Je peux dire aujourd’hui que ces années-là furent les plus belles de ma vie. Dans le dénuement, au fond des bois…

Oui, c’est comme cela que nous sommes devenus amis.

Depuis lors, quand le soleil était dans son lit, il arrivait, son ombre derrière lui, fidèle comme un chien qui ne quitte jamais son maître et il me disait :

— Comment va le corps, Man Sonson ?

Je soupirais :

— Krazé, lent comme un cabrouet tiré par deux bœufs bien fatigués de monter le morne de la vie.

Il protestait :

— Allons, allons ! La jeunesse luit dans vos yeux !

Les gens qui disent que c’était un moulin à paroles ne se trompent pas. Il était toujours en train de raconter quelque chose. Mais moi, je ne faisais pas attention. Sauf une fois. J’avais appris ce qu’il venait de faire à Mira et je le regardais, je le regardais, ne pouvant pas croire que cette figure-là, ces deux yeux-là étaient ceux d’un salaud comme tant d’autres, comme tous les autres.

Je lui ai dit et c’était presque malgré moi :

— Épousez-la, épousez-la. Elle n’a pas mérité cela !

Il a levé la tête et j’ai vu toute la peine du monde dans ses yeux :

— Je ne peux pas, je ne peux pas. Il ne faut même pas qu’elle garde cet enfant. Je le lui ai dit depuis le début. Mais les femmes n’écoutent jamais quand on leur parle. Je ne suis pas venu ici pour planter des enfants et les regarder marcher sur cette terre. Je suis venu mettre un point final, terminer, oui, terminer une race maudite. Et lui est là qui me guette. Vous voyez, Man Sonson, je lui ai bien expliqué tout cela. Alors la faute vient d’elle. Pas de moi.

J’ai essayé d’y voir clair dans toutes ces paroles-là et j’ai insisté :

— Est-ce que vous voulez me dire que vous avez une femme mariée dans votre pays ? Votre pays est loin, Monsieur Francis. Bien malin celui qui ira chercher l’autre certificat de mariage !

Il a secoué la tête :

— Comment est-ce que j’aurais pu me marier, sachant ce que je sais ? Moi, mort-vivant, j’ai toujours fui les femmes.

J’ai éclaté de rire :

— Vous mort-vivant ? Je voudrais bien être pareille à vous !

Il a regardé par la fenêtre le carré de nuit qui noircissait encore et il a murmuré :

— Ne dites pas cela, Man Sonson, ne dites pas cela !

Le son de sa voix m’a glacée.

Je peux dire qu’il ne méritait pas cette mort-là. Crevé comme un chien au beau milieu d’un chemin !

Les gens disent que c’est le poids de ses péchés connus et inconnus qui l’a tué. Je n’en crois rien.

Je voudrais bien qu’elle vienne pour moi aussi, la mort, et qu’elle couvre mes deux yeux rouges d’avoir tant veillé la souffrance et le deuil d’une épaisse couverture de velours noir. Mon corps est fatigué de tanguer et de rouler comme un gommier sur la haute mer. Mes os craquent.

La nuit sera longue. Déjà je viens de prendre sommeil au milieu d’un « Je vous salue, Marie » et c’est Man Rosa qui m’a réveillée d’un petit coup de coude au creux de mes côtes. Elle a l’air soulagé, Rosa. Vilma va revenir à la maison et ça n’étonnerait personne que Sylvestre, avec tout l’argent qu’il a, parvienne à la placer, malgré son enfant sans papa. C’est comme cela aujourd’hui !

Pauvre Francis Sancher, bien rares ceux qui le pleurent ! Bien rares ceux qui l’aident à trouver la porte de la Vie Éternelle.

Traversée de la Mangrove
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