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Tirla avait accommodé sa vision à la pénombre — due en partie à l'heure, en partie à la brume, malgré l'inquiétante lueur rouge-orangé de Jerhattan éclairant l'horizon dans toutes les directions. Les étages supérieurs des lointains Linéaires, majestueux dans la nuit, ponctuaient le halo de la ville de leurs longues silhouettes. Sur les toits plats, hérissés de cheminées et d'antennes, les signaux lumineux du trafic aérien clignotaient leurs avertissements. Elle avançait prudemment sur les toits bombés des wagons. Si elle glissait, elle n'aurait rien à quoi se rattraper. La surface, pleine de suie imbibée par l'humidité ambiante, était glissante. Elle se dirigeait vers ce rai de lumière et la masse sombre de la cabine d'où il sortait.

Elle avait traversé cinq wagons sans problèmes, dont deux pleins d'enfants gémissants et larmoyants, quand elle sentit une pression dans son esprit, qu'elle reconnut pour Dorotea cherchant à la contacter.

Va-t'en. Il faut que je me concentre.

Elle jura entre ses dents en glissant entre deux wagons, un instant paniquée, attendit que son cœur cesse de battre à grands coups puis écouta pour être sûre qu'on ne l'avait pas entendue. Elle avait l'ouïe très fine et avait perçu un murmure venant de la cabine. La rangée de wagons continuait bien au-delà du quai, et elle se demanda si elle devait descendre et s'approcher de la bâtisse pour écouter ce qu'on disait.

Mais des conversations ne valent rien devant la justice, tandis que le numéro d'immatriculation d'un aérocar serait une preuve indéniable. Elle rampa sur le ventre, consciente de tous les petits bruits qu'elle faisait, de la sécheresse de sa bouche, de la pénible raideur croissante de ses doigts.

La pénombre s'éclaircit légèrement, et elle distingua, à côté de l'aérocar bleu moins visible, un couteux jetcar de sport, à la coque d'un blanc éclatant, son numéro bien visible à l'arrière. Les deux véhicules étaient posés sur l'unique croisement de rails non occupé par des wagons.

Tirla : Peter, j'ai trouvé le deuxième. Le numéro est CD-08-MAL, aussi clair que le jour. L'autre véhicule est juste derrière. Peter ?

Peter : Bien reçu, Tirla. J'ai transmis. Reviens. Ils sont furieux que tu aies coupé Dorotea. Il faudra que tu t'excuses, dit Peter avec véhémence.

M'excuser ? Pourquoi ? Tirla était tellement surprise qu'elle glissa, s'étalant de tout son long sur le toit du wagon. Maintenant, vous avez réussi ! Elle s'aplatit tout au bord du toit, le plus loin possible de la cabine, juste comme la porte s'ouvrait, illuminant le quai et le léger renflement sur lequel elle gisait.

— Je te dis que j'ai entendu quelque chose ! dit l'homme silhouetté dans l'ouverture.

Il passa la tête dehors pour jeter un coup d'œil, et Tirla vit la scène derrière lui : deux hommes, dont l'un balançait machinalement une courte matraque, la tapotant contre sa botte avec une nonchalance affectée.

— Ferme la porte, crétin !

La porte se ferma brusquement, puis s'entrebâilla...

— ... un bon coup d'œil dehors. Dessus, dessous, dedans, dehors. Encore un faux pas, vermine — toi aussi, on peut te fouetter.

La porte se referma une deuxième fois, mais pas avant que Tirla n'ait reconnu la voix coléreuse. Son estomac se noua. Elle entendit le voleur marcher, ses semelles crissant sur la suie du quai. Elle l'entendit tirer la porte déformée d'un wagon, et le plastique crisser quand il en inspecta l'intérieur. Il redescendit sur le quai, jurant entre ses dents et se mettant à plat ventre pour éclairer le dessous de la voiture de sa torche. Tirla ne pouvait pas prendre de risque. Elle avança vivement accroupie, et sauta sur le wagon suivant. Juste à temps — le rayon brilla brièvement à l'endroit qu'elle venait de quitter. Elle retint son souffle, espérant contre tout espoir que le chercheur ne remarquerait pas sa silhouette dessinée dans la poussière.

Comme il rouvrait lentement la porte de la cabine, elle regarda. Le matraqueur était près de la porte — elle photographia bien son visage hautain, avec son nez en bec d'aigle et ses fins sourcils épilés. Et elle vit une table couverte de crédits que deux autres comptaient — des flotteurs, à en juger sur la taille. L'un des compteurs lui sembla vaguement familier, mais son attention fut détournée par l'autre quand il se retourna : il avait un visage cruel, avide. Il tapait machinalement sa matraque contre sa botte noire ; elle saisit le scintillement de l'or autour de la poignée. Alors seulement lui apparut le sens de cette masse de flotteurs.

Tirla : Dorotea! Le règlement est fait! Des flotteurs ! Plus que je n'en ai jamais vus de ma vie !

Dorotea, d'une voix dure : Tirla, ne te risque plus jamais à me couper. Tirla fut momeritanément consternée. Est-ce qu'elle ne faisait pas ce qu'ils lui avaient demandé ? Comment une si douce vieille dame pouvait-elle devenir si dure ?

Tirla : Si vous ne vous grouillez pas, vous autres Doués, vous allez tout faire rater, et je n'aurai plus rien à faire avec vous.

Peter! Va aider Peter! Maintenant!

Dorotea ne semblait pas contrite, mais inquiète.

Tirla savait très bien que Peter — sans parler des autres gosses — avait besoin d'aide. Aussi vite qu'elle put, elle parcourut dans l'autre sens la rangée de wagons. Si le paiement était fait, certains enfants seraient livrés bientôt. Il fallait faire sortir Peter et libérer autant d'enfants que possible. S'ils se dispersaient et se cachaient, il faudrait toute la nuit pour les reprendre — si elle arrivait à les faire taire assez longtemps pour qu'ils se sauvent.

Tirla glissa, et cette fois incapable de recouvrer son équilibre, glissa sur le flanc du wagon visqueux de suie humide et atterrit douloureusement sur les pierres et le marchefer qui lui blessèrent et coupèrent les pieds. Maudissant sa maladresse et espérant que personne n'avait entendu le bruit de sa chute, elle se remit à avancer, maugréant contre les canailles qui lui avaient enlevé les belles bottes rouges achetées lors de sa première visite au magasin.

Les pleurs s'étaient réduits à des gémissements dans les deux premiers wagons. Tirla fit la grimace. Combien de temps avait-elle pour faire sortir Peter puisque le paiement était fait ? Pouvait-il utiliser son Don spécial ?

Oui, je peux, dit Peter, sortant de l'obscurité entre deux wagons. Il lui toucha la main. Et je sais exactement comment. Viens. Il la conduisit sur la voie, jusqu'au moment où elle faillit se cogner dans une grande manette fixée d'un côté de la voie. On va faire un changement de voie, dit-il en riant doucement. Ce sera plus rapide que de libérer tous ces gosses un par un. C'est qu'ils sont une centaine.

Ils entendirent un bourdonnement et virent la blancheur de l'aérocar décoller derrière la cabine.

Viens, l'encouragea Peter. Il faut que j'arrive à ce transformateur, ou mon idée ne marchera pas ! J'ai besoin de la gestalt pour ça. Tu sais comment détacher les wagons ? Il projeta la façon de faire dans son esprit, et elle chancela, stupéfaite de cette intrusion. Alors, retourne en arrière et détache le dernier wagon contenant des enfants. Reste là-bas, et préviens-moi si quelqu'un vient.

— Tu veux dire, d'en haut? murmura Tirla, montrant le ciel.

Non, eux! fit Peter, pointant le doigt sur la cabine.

— Quand est-ce qu'on va venir nous aider? demanda Tirla, acide, refusant de parler dans sa tête alors qu'elle était nez à nez avec Peter. J'ai mal aux pieds !

— Bientôt, siffla Peter, l'encourageant d'une poussée à avancer. Essaye de marcher comme moi !

Elle ne pouvait pas, mais elle le regrettait. Elle avait les pieds et les mains endoloris. Elle ne comprenait pas bien comment il pouvait faire ce qu'elle pensait qu'il allait faire. Ces wagons, qui n'avaient pas bougé depuis des années, allaient faire un bruit d'enfer! Peter était stupide ! Elle pressa le pas, espérant que le vrombissement de l'aérocar couvrirait un peu le tintamarre qu'allaient faire les wagons, c'était sûr.

Elle repéra le dernier wagon d'enfants aux gémissements venant de l'intérieur, et batailla avec l'attelage incrusté d'huile et de suie. Peter, c'est... Soudain, les deux parties de l'attelage se détachèrent, et elle perdit l'équilibre, chancelant jusqu'au bout du wagon. Je te remercie ! Des ululements s'élevèrent de l'intérieur. Vos gueules, imbéciles ! ordonna-t-elle, oubliant que les enfants ne la recevaient pas. Je fais ce que je peux pour sauver votre peau et votre vertu ! Elle tapa du poing sur le flanc du wagon, et un silence soudain la récompensa du mal qu'elle se fit à la main. Cela contribua beaucoup à lui remonter le moral.

Nerveusement, elle leva les yeux pour suivre la lente ascension de l'aérocar. A circuler comme ça sans lumière, le pilote devait faire très attention à ne pas approcher l'un des nombreux câbles électriques sillonnant la gare de triage. Si seulement Peter pouvait passer à l'action... C'était fait! Grincements, gémissements, tintamarre, et les roues soudées aux rails se mirent à tourner lentement, à regret. Elle s'assit vivement dans un soufflet, surveillant la cabine pour voir si quelqu'un avait entendu. Mais elle était à environ deux cents mètres, et l'aérocar vrombissait à pleine puissance.

Elle scruta le ciel, à la recherche du moindre mouvement annonçant que les secours étaient en route. Ces Doués étaient si lents ! Bientôt, c'était quand ? Son wagon avançait avec force cahots et secousses, mais progressait le long du quai. La cabine noire au rai de lumière révélateur s'éloignait lentement. Elle sentit le wagon sauter sur l'aiguillage, et fut un peu soulagée. Mais si ce voleur regardait dehors et voyait que la moitié du train manquait...

Elle vit la tache blanche du visage de Peter quand son wagon passa près du transformateur; dans la nuit silencieuse, rien ne masquait le bourdonnement qui en émanait. Que faisait Peter?

Elle sauta à terre, grimaçant en se recevant sur ses pieds meurtris. Les wagons continuèrent à s'éloigner du danger sur une voie vide.

— Tu ne peux pas laisser la voie vide comme ça...

Tirla posa une main pressante sur le bras de Peter, et ne put plus le lâcher. Elle le sentait trembler sous l'effort qu'il avait fait, qu'il faisait... et elle fut affectée par ses tremblements et par autre chose qui le traversait.

— J'essaye, dit-il d'une voix tendue. La gestalt est difficile avec tous ces anesthésiques qui me ralentissent. Aide-moi !

— La gestalt ?

Tirla trébucha sur le mot inconnu, et Peter lui projeta l'explication dans la tête. Avant qu'elle ait eu le temps de lui demander comment elle pouvait l'aider, elle l'aidait. Son corps semblait animé du courant qui la parcourait, comme la fois où elle avait reçu une décharge d'un fil dénudé. Sauf qu'aujourd'hui, ce n'était pas aussi pénible. Mais c'était... qu'est-ce que c'était ?

Les claquements métalliques étaient assourdissants dans le silence. L'aérocar blanc avait disparu dans la brume. Tirla se sentait à la fois plus forte et plus faible, accrochée des deux mains à Peter, désirant à la fois l'aider et réaliser sa gestalt et ayant besoin de son soutien. Elle prit soudain conscience d'un mouvement derrière elle comme les wagons les dépassaient — tagada-tagada-tagada — bien trop bruyants. Brusquement, dans un bruit infernal, les nouveaux wagons cognèrent contre ceux du quai, et le cœur de Tirla flancha quand elle entendit les cris des hommes qui sortaient aux nouvelles.

— Allez, parle ! Où as-tu mis les autres gosses ? demanda Filou, le nez à quelques pouces du visage de Tirla.

Elle aurait voulu qu'il se penche un peu plus, pour pouvoir le mordre. Mais la chair de cette infâme canaille l'aurait peut-être empoisonnée.

Malheureusement, avant que Tirla ait pu aider Peter à se cacher, deux rapides voleurs les avaient saisis. On les avait ramenés à la cabine sans ménagements et mis en présence d'un Filou bouillonnant de fureur, si enragé que sa bouche écumait aux commissures. On avait poussé Tirla devant l'énergumène qui hurlait d'exaspération, tandis que Peter s'effondrait par terre en gémissant.

— On n'en a pas vu d'autres, dit un voleur d'un air inquiet. Pas trace d'eux ni des cocons dans les wagons.

— Où sont les enfants? répéta Filou dans l'un des dialectes levantins les plus communs, tordant les doigts enflés de Tirla. Tu les as libérés ?

Malgré elle, Tirla poussa un cri de douleur, essayant de lui arracher sa main. Elle avait si mal qu'elle ne pouvait même pas imaginer une malédiction appropriée à lui lancer à la tête. Il la lâcha, mais saisit un bâton sur la table et commença à lui bâtonner le dos.

— Hé, patron, la came ! Faut pas marquer la came !

— Dis-moi où sont les enfants ? demanda-t-il dans la langue asiatique la plus répandue.

Tirla laissa ses larmes couler sans retenue, tout en embrassant la pièce du regard, comme si elle cherchait de l'aide. Puis, dans l'une des langues les plus rares qu'elle savait, elle lui répondit d'un ton pitoyable.

— Ne me bats pas ! Je ne te comprends pas ! Ne me bats pas !

— De tous les... rugit Filou, pivotant vers les voleurs et cogneurs de la pièce. Qu'est-ce qu'elle dit? Il y en a bien un qui doit la comprendre ! Il ne manquait plus que ça ! Une idiote ! Alors ?

Avec force murmures et haussements d'épaules, les autres avouèrent qu'ils ne comprenaient rien.

Dorotea, rassurante : Nous arrivons. Nous tenons la gare de triage dans nos lunettes infrarouges.

— Où...

Filou faisait de grands gestes ridicules, si différents de son numéro si bien huilé de l'Assemblée Religieuse que Tirla faillit éclater de rire, bien qu'il continuât à la bâtonner pour souligner ses paroles.

— Où-sont-les-autres ? Personne ne peut lui parler ? Réveillez l'autre. Il n'y a plus de temps à perdre. Son Altesse va envoyer les véhicules. Il faut que la marchandise soit prête. Des mois d'organisation, une exécution parfaite, nous avons l'argent et... où sont les autres?

Un voleur versa de l'eau sur Peter, qui ne gémit même pas. Tirla le regarda avec angoisse. Il était très bien jusqu'à ce qu'on les reprenne. Peut-être que l'effort de déplacer ces lourds wagons... Le fouet s'abattit sur une estafilade, et elle en eut le souffle coupé. Elle essaya de se reculer, mais des mains la saisirent aux épaules et la maintinrent fermement. Elle donna des coups de pied derrière elle, se meurtrissant encore davantage, mais son ravisseur portait de lourdes bottes, et elle n'arriva qu'à se faire encore plus mal.

— On va lui faire vraiment peur, dit Filou, faisant signe aux autres.

Ils la jetèrent à plat ventre sur la table où elle avait récemment vu tant de piles de flotteurs. Des mains dures et cruelles la saisirent par les chevilles et les poignets. Soudain, elle sentit une douleur fulgurante sur les plantes de ses pieds déjà lacérées. Elle hurla, et hurla quand le deuxième coup s'abattit, puis elle s'évanouit pour la première fois de sa vie.

Elle manqua donc le spectacle réjouissant de Filou violemment propulsé contre le mur. Elle manqua l'entrée explosive de Sascha, Rhyssa et Dave Lehardt, accompagnés des équipes de Doués. Et elle manqua les autres réjouissances dont elle aurait tiré une immense satisfaction.