12

Le blond avait un air qui fascinait Tirla. Elle n'avait jamais eu grand-chose à faire avec les Doués, et elle croisa subrepticement les poignets. Elle avait souvent entendu parler d'eux au Linéaire, en murmures craintifs et révérentiels, mais elle n'avait pas cru la moitié des prodiges qu'on leur attribuait : trouveurs des personnes et des choses, voyeurs des âmes, lecteurs de secrets, prophètes de l'avenir, et déplaceurs de montagnes.

Elle le regarda à la dérobée, assis, tête appuyée contre le mur capitonné, yeux clos ; s'enhardissant à l'observer plus attentivement, elle remarqua le frémissement des muscles faciaux, comme s'il se disputait avec lui-même dans sa tête. Ses mâchoires se serrèrent de colère, ses lèvres s'étrécirent. Il aurait pourtant dû être content de sa journée, se dit Tirla. Elle fut donc stupéfaite quand elle vit sa bouche se détendre en un demi-sourire et ses sourcils frémir. Avait-il triomphé dans sa discussion intérieure? C'était un homme étrange, pensa-t-elle, même s'il ne semblait pas différent des autres, extérieurement.

Il n'était pas policier, et pourtant il l'était, et elle n'arrivait pas à le situer, ni à comprendre comment lui et son équipe s'étaient si commodément trouvés à l'aguillage J — surtout au moment où elle venait de réaliser la difficulté de convaincre, par la douceur ou la menace, des gamins pleurnicheurs comme Tombi de rentrer au G dans une benne de marchandise. Sans cette intervention inattendue, les voleurs de Yassim les auraient sûrement tous repris, elle comprise. Elle frissonna.

Ainsi, il les avait sauvés de Yassim. Mais pas des Autorités. Elle ne voulait pas entendre parler des Autorités : trop de règles et règlements conflictuels, trop de restrictions stupides qui ne demandaient qu'à être ignorés et enfreints. La perspective d'un nouveau bracelet d'identité l'éblouit brièvement, au point qu'elle sentait déjà l'étroite bande de plastique sur son poignet. Mais elle ne croyait pas — pas tout à fait — qu'il serait capable de lui procurer ce bracelet, même s'il était très bien avec la police.

Peu importait ! Elle avait des crédits propres — plus qu'il ne lui en fallait pour remplacer ceux qu'elle devait blanchir pour Yassim — de sorte qu'elle s'en sortait gagnante. La question des crédits sales la tracassait, mais elle répugnait à rencontrer Yassim tant qu'il était acheteur de gosses. Et il était très probable que la police n'arriverait pas à arrêter Yassim, et qu'il disparaîtrait jusqu'à ce que les choses se calment. Donc, moralement, elle pouvait cacher les flotteurs un certain temps, puis les échanger, surtout si Yassim était mis hors circuit pendant quelques mois. C'était le plus beau coup qu'elle ait jamais fait.

Mais elle était toujours mal à l'aise. Elle était toujours coincée dans la benne fermée sans vraiment savoir où elle allait, bien qu'elle ait compté mentalement les stations. Le blond pouvait très bien l'emmener dans un foyer avec les autres. Qui irait croire qu'elle avait conclu un marché avec lui ? Le train commença à ralentir, et Tirla attendit dans l'angoisse la secousse de l'aiguillage. Ils allaient vers le quai du G. Elle en fut à la fois soulagée et inquiète.

— Où on est, maintenant ? demanda-t-elle.

Sascha ouvrit les yeux, et elle vit qu'ils étaient bleu pâle, mais d'une nuance rare. Il avait l'air amusé.

— Tu sais que nous soinmes au G. Nous allons rendre les enfants perdus à leurs familles affligées. C'est important pour toi, n'est-ce pas, Tirla? Que Bilala, Zaveta, Pilau, et surtout Mirda Khan et Marna Bobchik, sachent que tu as aidé à retrouver leurs petits ?

Alors, comment pouvait-il savoir ça ? Qu'est-ce qu'il savait sur elle ? A quoi jouait-il ? Il était malin, celui-là. Dans quelles magouilles était-il fourré? Tout ce qu'il faisait ne tournait pas autour de ce pervers de Yassim.

Elle refusa de se laisser prendre à ce qui pouvait n'être qu'une supposition astucieuse de sa part. La police ne trouvait pas au-dessous de sa dignité de surveiller les Meetings, même une imbécile d'Assemblée Religieuse avec ce Lama-chaman. Peut-être qu'il y avait des yeux électroniques fixés sur ses clientes, mais pourquoi la police aurait pu s'intéresser à ces idiotes, ça la dépassait — à moins que ça ait à voir avec la vente des gosses. Mais aucune n'était là pour vendre les siens — ils étaient tous encore trop jeunes. Elles étaient toutes venues pour entendre des « messages » et pour faire leur « salut ». Pourtant, Sascha avait bien identifié ses clientes, et il savait même que Mirda Khan et Mama Bobchik étaient spécialement importantes pour elle.

— Ça paye d'être une bonne voisine, c'est tout, répondit-elle hésitante.

— Oh, tu as vraiment agi en bonne voisine aujourd'hui, Tirla. Et même en très bonne citoyenne !

Il rit doucement, renversant la tête en arrière et découvrant de larges dents blanches. Ce rire aurait pu être très séduisant, pensa Tirla, si le fait même qu'il riait n'avait pas été inquiétant. Perversement, il lui plaisait, pour sa poigne ferme et ses paroles humoristiques, mais elle n'avait pas plus confiance en lui qu'en Bulbar.

Elle lui lança un regard étonné au mot de « citoyenne ». Les citoyens vivaient de l'autre côté du fleuve, dans des ruches merveilleuses, des cônes, des plates-formes et des complexes magnifiques, pas dans des Linéaires.

— Tu me fais confiance, Tirla ?

Ses yeux ne riaient pas, ni sa bouche, mais sa voix était douce et amicale.

— Je n'ai aucune raison.

— Et si je t'en donne une?

Elle eut un grognement dédaigneux. Au même instant, le train freina et s'arrêta en douceur, les couvercles des bennes s'ouvrirent, révélant un groupe d'adultes qui attendaient pour emmener les enfants toujours endormis. Une mince policière en uniforme, debout au bord du quai, repéra Sascha et lui lança une étroite boîte en plastique.

— Voilà une raison, Tirla, dit Sascha, lui montrant le bracelet d'identité dans la boîte.

Il profita de sa surprise pour le lui glisser au poignet.

Tendant le bras devant elle, Tirla le contempla, assimilant lentement l'importance d'avoir une identité légale, puis remarquant que le bracelet n'était pas aux couleurs habituelles des Linéaires. Le vert signifiait qu'on pouvait circuler entre les différents Linéaires, mais que pouvaient vouloir dire des bandes noir et or ?

— Maintenant, tu es légale, Tirla.

A cet instant, les quatre monte-charges arrivèrent au niveau du quai, et une foule de femmes en descendirent, qui éclatèrent en bruyantes lamentations à la vue des petits corps inconscients sur les brancards. Sascha tira Tirla de côté pour laisser le passage aux ASP qui établissaient la parenté des enfants sauvés par Tirla.

— Qu'est-ce qu'ils vont devenir ? demanda Tirla.

Ce n'était pas ce qu'elle avait en tête quand elle s'était embarquée dans sa folle aventure. Les parents ne seraient pas contents de voir leurs enfants aux mains des Autorités. Et ils n'en tireraient pas le profit qu'elle avait prévu. Elle avait un bracelet d'identité, et plus de crédits qu'elle n'en avait jamais possédé de sa vie — mais à quoi ça lui servirait si elle perdait la situation précaire qu'elle était parvenue à se faire, ses clientes et ses moyens de subsistance? Soudain, son avenir lui sembla aussi sombre que celui des enfants qu'elle avait sauvé des griffes de Yassim.

Un grand et beau jeune homme en uniforme de la police vint se planter devant le dénommé Sascha et lui fit le salut militaire.

— Qu'est-ce que vous voulez que je dise à ces femmes, monsieur? demanda-t-il.

— Que Tirla ici présente, dit Sascha, la faisant passer devant lui, les mains posées légèrement — et, sentit-elle, amicalement — sur ses épaules, a trouvé où Yassim cachait leurs enfants. Elle les ramenait dans leurs familles quand nous, qui les cherchions aussi, les avons rencontrés.

D'une voix qui dominait le tintamarre, le jeune homme débita l'annonce dans les différentes langues — cependant que Tirla s'agitait de plus en plus sous les mains de Sascha. A mesure que chaque groupe linguistique comprenait, les femmes se mettaient à parler entre elles à voix étouffées. Quand le traducteur eut terminé, Mirda Khan et Mama Bobchik s'avancèrent, l'air pas commode. Les frêles épaules de Tirla se raidirent sous les mains de Sascha, et, subrepticement, elle cacha son bracelet d'identité tout neuf en ramenant le bras un peu en arrière.

— Et les enfants ? demanda Mirda Khan en Basic, le menton agressif, regardant Tirla dans les yeux.

— On a vérifié les archives, dit Sascha, adoptant diplomatiquement un ton d'excuse. Leurs naissances sont illégales.

Comme Mirda Khan fronçait les sourcils, Sascha fit signe à Ranjit de traduire. Les sanglots hystériques reprirent et les mères d'enfants maintenant officiellement illégaux se jetèrent sur les petits corps inconscients, bien résolues à résister à toutes tentatives pour les enlever. Sascha ordonna aux Doués contrôleurs de foule de neutraliser les crises d'hystérie imminentes. Il atténua sa réception mentale, mais sans parvenir à s'isoler complètement de l'intense agitation émotionnelle qui lui martelait les sens. Il était perplexe, car ces mêmes femmes auraient vendu leurs fils et leurs filles dans quelques années.

Boris, dit-il, ce sera beaucoup plus facile si on achète ces femmes.

Et si tu leur disais la vérité ? Un foyer c'est quand même un avenir préférable à celui que Yassim leur réservait!

Je suis d'accord, répondit Sascha, mais je doute qu'elles soient du même avis. Je ferai appel à notre caisse noire si tu ne veux pas payer.

On devient sentimental, mon frère ?

On voit que tu n'es pas ici pour entendre le tintamarre. Et il faut aussi penser à Tirla.

Tu la prends en charge, non ? demanda Boris.

J'aimerais la protéger au maximum. Son Don peut nous être très utile dans les groupes polyglottes.

Le bruit était effrayant, l'atmosphère très déplaisante pour tous les Doués possédant la moindre empathie. Carmen avait le visage inondé de larmes.

— Combien, Tirla ? lui demanda Sascha.

Sursautant, elle se dégagea un peu pour voir son expression.

— Combien pour arrêter leurs larmes et les indemniser de leur perte ? reprit-il.

— Tu paierais ?

Il vit la lueur d'étonnement passer dans ses yeux de velours brun, avant que son visage prenne l'air matois. Mon frère, cette petite va marchander à mort !

— Pour les plus jeunes, tu n'as pas à donner beaucoup.

Elle cita un chiffre.

— Ajoute dix pour cent par année, et ça devrait faire l'affaire.

— Je dirais, cinq pour cent par année.

— Sept, rétorqua-t-elle. Plus ils sont grands, plus ça coûte pour leur remplir le ventre.

Il cracha dans sa paume et la lui tendit. Elle conclut le marché puis fit quatre pas vers Mirda Khan.

Ranjit, monitore ça pour moi! ordonna Sascha.

Elle parle arabe, dit Ranjit. Elle dit qu'elle a discuté dur pour les mères affligées depuis qu'ils ont été pris dans le tunnel. Et c'est uniquement parce qu'elle a parlé avec force qu'un moyen a été trouvé de soulager le chagrin des mères. Les enfants illégaux ont des droits, dit le grand homme, et elle le croit. Ils seront bien plus en sécurité qu'avec Yassim, et toutes les mères devraient en être reconnaissantes, sachant parfaitement quel destin attendait les enfants, malgré le chagrin que cela cause. Car sans cela, comment les gens arriveraient-ils à subsister uniquement avec les rations de survie ? Un prix a été convenu, comme elles l'ont vu, et elle a agi de bonne foi. Sascha, ajouta Ranjit comme Tirla se tournait vers un autre groupe, cette enfant est étonnante. Voilà qu'elle parle en urdu aussi couramment qu'elle parlait en arabe. Oho !

Il y eut un remous dans la foule, et une petite femme rondelette, le visage convulsé d'émotions conflictuelles au point que ses yeux en boutons de bottines finirent par disparaître dans les plis de ses joues, se fraya un chemin jusqu'à eux. Sascha la reconnut à sa marque de caste et au caractère vindicatif de ses pensées agitées. Elle aurait sauté sur Tirla si Mirda Khan et Mama Bobchik n'étaient pas intervenues. Sascha bondit pour protéger Tirla, se reprochant de ne pas avoir prévu une attaque.

— Salope, glapit la femme en Basic. Illégale ! Cette chienne est illégale ! Elle est illégale ! cria-t-elle, se débattant contre les mains qui la retenaient. Emmenez- la. Emmenez-la si vous prenez mon Tombi. Emmenez- la !

— Bien sûr que je suis illégale, ventre stérile dont le mari te battra matin midi et soir pour avoir refusé un juste prix qui l'aurait nourri pendant bien des jours d'agneau et de papadums.

Tirla s'adonna avec ferveur à la tâche de rendre insulte pour insulte. Elle s'était arrangée, remarqua Sascha, pour remonter son bracelet sous sa manche, le cachant à la vue de toutes.

Sascha resserra sa prise sur les épaules de Tirla.

— Elle est illégale, femme. Elle vient avec nous. Traduis-leur, Ranjit !

Quand le message eut été traduit, il ajouta :

— La proposition qu'elle vous a faite est valable pendant encore trois minutes seulement.

Il consulta ostensiblement sa montre digitale.

— Après, plus de discussion. Que chaque mère qui accepte l'offre aille se placer près de son enfant.

Puis, pour empêcher Bilala de reprendre ses imprécations, Sascha diffusa vers elle un ordre impératif de silence. Elle tomba à la renverse dans les bras de ses voisines, remuant la bouche sans émettre un son. Un silence craintif et respectueux s'abattit sur le quai.

L'affaire fut rondement menée alors, et Tirla regarda solennellement les beaux flotteurs changer de mains. Elle n'avait jamais vu tant d'argent en circulation à la fois et à la vue de tous. C'était mieux comme ça. Après, aucune ne pourrait se vanter d'avoir reçu plus que les autres. Certaines femmes s'attardèrent, manifestant un chagrin sincère quand on chargea leurs enfants dans les quatre premiers wagons. Sascha poussa Tirla vers le dernier, où montait son équipe.

Tirla leva son bras orné du bracelet d'identité.

— Tu respectes la lettre du marché, mais pas l'esprit ? lui dit-elle, montrant le bracelet convoité, comme le couvercle du wagon se refermait.

— Le marché est respecté dans sa lettre et dans son esprit, Tirla, mais tu ne peux pas retourner au G, pas avec Bilala devenue ton ennemie.

— Peuh ! Celle-là ! grogna Tirla avec dérision. Si je ne veux pas qu'elle me trouve, elle ne me trouvera pas. Je n'ai pas peur de cette idiote.

— Franchement, j'en aurais peur à ta place, dit Sascha. Elle ne manquera pas d'apprendre à Yassim le rôle que tu as joué dans la délivrance des enfants.

Cela la fit réfléchir, mais Sascha n'arrivait toujours pas à pénétrer ses barrières mentales.

— Alors, à quoi ça sert d'avoir tout arrangé pour faire croire qu'ils s'étaient évadés tout seuls ? demanda- t-elle, avec une nuance d'exaspération.

— Ça m'a semblé une bonne précaution sur le moment. Jusqu'à ce que tu aies envie d'être si bonne voisine. Viens, dit-il en lui tendant la main. Je peux te trouver un squat pour quelques jours chez une de mes amies. Dorotea, tu pourras trouver un moment pour cette orpheline ?

Tirla regarda la main de Sascha, comme si elle était couverte d'acide.

— Au foyer, avec eux ?

— Tu es légale maintenant, n'oublie pas, la rassura-t-il avec un petit sourire. Techniquement, tu es libre d'emménager où tu veux. Tu as une belle liasse de flotteurs, mais...

Il leva la main en un geste d'avertissement.

— ... tu sais aussi bien que moi qu'un enfant sans famille est maintenant en danger dans les Linéaires. Yassim doit trouver des remplaçants, et Mirda Kahn et Mama Bobchik ne seront plus là pour te défendre.

— Me défendre ? s'écria Tirla, étonnée et indignée à la fois.

— Oh, elles t'ont défendue, à leur façon. Et si un voleur ne t'enlevait pas, ce seraient les ASP, vu que tu es mineure et devrais être à l'école. Hourah ! s'exclama- t-il à l'adresse de Dorotea sentant la réaction soudaine de Tirla. L'excitation a ouvert une faille dans son esprit.

Dorotea : Alors, continue dans cette voie!

— Franchement, je serais prudente à ta place, dit Sascha.

Tirla tripota son précieux bracelet.

— L'école? J'aurais accès à l'Ecole Electronique?

— Tu as droit à toute l'instruction que tu pourras assimiler — enfin, une fois réglé le petit problème de la mineure sans famille. Viens, monte dans le wagon. Il est prêt à partir et je veux t'enlever à ce milieu hostile.

Par-dessus son épaule, Tirla jeta un regard sur le groupe entourant Bilala et dit entre ses dents « Quelle conne ! », mais elle ne résista plus.

— Une fois que tu auras rattrapé le niveau de l'école élémentaire, tu pourrais même aller dans une vraie école.

— Moi? Dans une école? dit-elle, sceptique et dédaigneuse à la fois.

— Je soupçonne que tu as beaucoup plus de Don que tu ne le réalises, Tirla.

Dorotea, acide : Tu n'as jamais été ami des euphémismes.

Tirla se laissa tomber sur un siège, le torse entre les genoux, les mains ballantes entre ses jambes écartées, le postérieur contre la paroi capitonnée de la benne. Elle leva la tête vers lui, écartant les mèches noires de son visage, ses yeux noirs brillant, sembla-t-il à Sascha, d'une lueur amusée que, malgré toute son habileté télépathique, il n'arriva pas à interpréter.

— Un Don ? répéta-t-elle.

— Oui, dit-il, un Don.

Il s'assit près d'elle comme le train partait.

— Je ne suis pas du tout comme toi, dit-elle avec méfiance, un peu ébranlée quand même.

— Non, pas du tout. Je ne peux pas parler à chacun dans sa langue aussi couramment que toi.

Tirla réfléchit un instant, puis haussa les épaules.

— Ce n'est pas dur.

— Pas pour toi. Mais Ranjit, qui est pourtant bon linguiste, avait du mal à traduire tout à l'heure.

De nouveau, Tirla haussa les épaules, dédaigneuse.

— Dans quelques années, tu pourrais gagner beaucoup d'argent rien qu'en traduisant.

Il sentit qu'il avait toute son attention.

— Assez pour vivre en haut de n'importe quel Linéaire, sans avoir à se soucier de tous les Yassim de ce monde.

— En travaillant pour la police ? dit-elle, manifestement récalcitrante.

— Pour quelqu'un possédant le don des langues que tu as, il y a des possibilités bien plus avantageuses que la police. Mais il faudra faire des études.

— J'ai fait des études, dit-elle, rebelle et indignée à la fois.

Encouragée par Sascha, elle ajouta :

— Je me suis servie du bracelet d'identité de mon frère — tant que je l'ai eu. J'ai fait des études.

Dorotea, tu peux vérifier ça ? Le nom et le bracelet du frère sont mentionnés dans le rapport.

J'ai jeté un coup d'œil dans son esprit, Sascha. Mais il me faudra le contact personnel avec elle pour franchir sa barrière mentale. Je suppose que tu vas l'amener chez moi, et que je vais jouer la bonne grand-mère inoffensive ? Ah là là, quelle journée ! Enfin, quand le vin est tiré, il faut le boire. Tu as reçu la réunion avec les grands pontes ?

La plus grande partie ! Sascha lui envoya l'image d'un supporter de football délirant.

Quand toute cette excitation sera retombée, Sascha, il faudra reprendre les tests avec le peigne fin légendaire.

A cet instant, Sascha sentit la secousse des quatre wagons de tête qu'on détachait pour continuer vers le foyer de l'ouest qui accueillerait les enfants illégaux. Il saisit le regard d'appréhension de Tirla et le bref coup d'œil qu'elle lui lança.

Je l'hébergerai dans ma chambre d'ami, si tu préfères, dit-il à Dorotea.

Sottise. Je déteste les stéréotypes, mais je suis plus faite pour ce rôle. Quoique tu te débrouilles plutôt bien, reconnut Dorotea à regret.

Sascha sourit et se renversa sur son siège.

— Il y aura moins de cahots à partir de maintenant, dit-il à Tirla. On nous aiguille sur les voies de voyageurs.

— Où tu m'emmènes ?

— Chez ma grand-mère.

Je ne sais pas si ça me fait plaisir d'être apparentée à un coureur beau parleur comme toi, Sascha Roznine. Aucune moralité.

— Elle pourra te garder quelques jours, jusqu'à ce que je te trouve une école, ajouta-t-il. Ce qui résoudrait le problème vis-à-vis des ASP et te protégerait de Yassim.

A la mention de l'école, l'esprit de Tirla s'entrouvrit brièvement, et il perçut un étonnement craintif — avidité et répugnance à la fois — avant qu'il ne se referme. Il continua d'un ton détaché :

— Mais, comme je te l'ai dit, tu as maintenant une identité légale, des flotteurs pour plusieurs mois, et tu peux faire ce que tu veux.

Leur voiture avait été aiguillée plusieurs fois, et le roulement était de plus en plus doux et régulier. Tirla le remarqua, et elle remarqua aussi que les autres passagers se détendaient, bavardant et riant les uns avec les autres.

Une Ecole Résidentielle, mon œil! dit Boris d'un ton dégoûté dans l'esprit de Sascha. Je vois d'ici Fairmont ou Holyoke acceptant cette mendiante.

Tolérance, frangin, tolérance. Elle est propre et saine, et cet esprit si fermé cache peut-être un génie.

Pour la magouille, dit Boris.

Dorotea, avec sévérité : Ne te mêle pas de ce qui concerne l'un des nôtres. Laisse-nous faire.

Depuis quand me reniez-vous ? demanda Boris.

Dorotea : On te renie quand tu portes uniquement ta casquette de policier !

Sascha reçut l'image mentale de son frère, se retirant, casquette à la main. Personne n'avait le dernier mot avec Dorotea quand elle était d'humeur combattive. Sascha baissa les yeux sur Tirla, qui, les yeux braqués sur le sol, semblait plongée dans ses réflexions, mais son attitude restait détendue. A l'arrivée au Centre, la porte s'ouvrit, et Tirla eut une réaction de surprise et d'incrédulité. Pendant que les autres membres de l'équipe descendaient, riant et bavardant après cette mission réussie, Tirla se figea, ses grands yeux dilatés, regardant autour d'elle. Sascha ne la pressa pas. L'ancien domaine Henner, avec ses grànds bouleaux, érables et chênes, ses larges pelouses et les jolis bâtiments résidentiels à un étage était exceptionnel dans le Jerhattan moderne, et devait être une révélation pour la résidente d'un Linéaire. Tirla avait l'air atterrée.

— Ma grand-mère habite là-bas, dit Sascha, montrant la maisonnette qui était autrefois la maison du jardinier.

— La voilà, en train de nettoyer la bordure des mauvaises herbes. Quelle cabotine tu fais, Dorotea ! Tu arraches les mauvaises herbes ?

Exactement. Je n'allais pas me mettre en uniforme noir des Linéaires et me harnacher de bracelets et d'anneaux dans le nez pour qu'elle se sente à son aise. Et la bordure avait besoin d'être nettoyée.

Et ton arthrite ?

Je sais souffrir pour la bonne cause, mon cher. Et j'ai recruté Peter. Il a besoin de quitter son atmosphère raréfiée et des occupations terre à terre lui feront du bien. De plus, il est peut-être un peu plus âgé qu'elle, mais il fait jeune. Il va venir avec une collation. C'est toujours une bonne façon d'amorcer la conversation, surtout avec quelqu'un d'ascendance levantine.

Dorotea se releva et lui tendit les bras.

Embrasse-moi, nigaud. Même les grand-mères ont besoin de leur ration de passion de temps en temps !

— Grand-mère, je te présente Tirla... Tunnelle.

Quel garçon inventif! commenta Dorotea.

— Elle a besoin d'une chambre pour quelques jours. Ça ne te dérangerait pas trop ?

Dorotea se dégagea de l'étreinte enthousiaste de Sascha et tendit une main boueuse à Tirla. Comme Dorotea avait été acceptable et acceptée depuis l'instant de sa naissance, elle avait une aura qui rendait impossible de la rejeter; Tirla n'hésita qu'un instant avant de serrer sa main tendue. Elle a des os de petit oiseau, Sascha. Comment a-t-elle pu faire ce qu'elle vient de faire ?

— J'allais justement m'arrêter et boire quelque chose. Il fait chaud aujourd'hui. Peter, le jus d'orange est prêt? cria-t-elle, faisant signe à ses hôtes d'entrer dans la petite maison.

Sascha se félicita d'avoir pensé à Dorotea, au lieu d'emmener Tirla dans le grand manoir beaucoup plus solennel et intimidant. A en juger sur l'air stupéfait de Tirla, même ce modeste séjour était pour elle une révélation.

— Je suppose que tu voudras te rafraîchir, et j'en ai besoin aussi, dit Dorotea avec bonté, touchant le bras de Tirla et lui montrant du geste le couloir. Les toilettes sont au premier à gauche, ma chérie, avec plein de serviettes. Peter, dit-elle, se dirigeant vers la cuisine, nous avons deux invités.

Peter : A quoi elle ressemble ?

Sascha : Elle a peur.

Peter, ironique : Je sais ce que c'est!

Dorotea : Solides barrières mentales.

Peter, avec sérieux : Je serai prudent.

Dorotea : Et n'étale pas tout ce que tu sais faire. Tu lui ferais peur!

Peter : J'ai étalé assez ce matin.

Une Tirla appréhensive revint, passant subrepticement les doigts sur le bois des meubles et sur les dossiers des canapés. Sascha remarqua qu'elle s'était lavé les mains, les bras, le cou, le visage, et la portion du décolleté visible au-dessus de son encolure élimée. Elle avait brossé en arrière ses longs cheveux noirs. Sascha pensa au triste fonctionnalisme des squats des Linéaires, et donna à Tirla un autre bon point pour sa nonchalance.

— Nous voilà, dit Dorotea, entrant avec un grand plateau de bonnes choses : canapés, crudités et fruits.

— Peter, ne casse pas les verres !

Heureusement, Tirla tournait le dos au garçon qui, les deux mains sur un grand pichet de jus d'orange, faisait flotter quatre grands verres près de lui.

— Tiens-le-moi pendant que je le remplis, dit Peter, tendant un verre à Tirla, diversion qui l'empêcha de remarquer les autres qui allaient se placer d'eux-mêmes sur la table basse devant Dorotea et Sascha.

Dorotea : Peter!

Peter : Elle n'a rien vu.

Quand il eut servi tout le monde, Peter se jeta dans le fauteuil près de Tirla, but une longue rasade de jus d'orange, et s'essuya la bouche avec un soupir de satisfaction.

— Ne bois pas si vite, Peter, dit Dorotea, présentant le plateau à Tirla.

Goût inusité pour le poivron vert, remarqua-t-elle voyant les yeux de Tirla s'illuminer à la vue des minces lanières vertes. Surveillant attentivement Dorotea, elle en avait d'abord pris trois, puis, ne voyant aucune réaction, augmenta sa prise jusqu'à six.

— Les choux au fromage sont tout chauds sortis du four, dit Dorotea, les poussant vers Tirla. Sers-toi avant que Sascha et Peter aient tout mangé.

Tirla posa les lanières de poivron sur ses genoux et prit docilement un chou au fromage.

Je ne pourrais pas me faire du café, Doro ? demanda plaintivement Sascha.

Bois ! N'importe quoi. Elle ne goûtera rien tant que nous n'aurons pas donné l'exemple.

— Peter, ce jus d'orange est exactement ce qu'il me fallait. J'ai dû me déshydrater au soleil. Sascha, essaye les feuilletés aux asperges. Je suis sûre que tu aimeras ! Et toi, Peter, ne mange pas tous les sandwiches au poulet. C'est qu'il en est capable, tu sais, débita Dorotea sans discontinuer pour meubler le silence, grignotant un chou au fromage qu'elle posa dans son assiette pour mordre dans un cracker au pâté. Eh bien, nous avons tout goûté pour lui prouver que ça ne contient ni drogue ni poison. Ah, enfin ! Mon Dieu ! Elle meurt de faim !

Tirla s'était mise à manger et à boire à petites bouchées rapides et à grandes gorgées goulues, comme partagée entre le désir de boire et de manger, comme craignant que tout cela disparaisse subitement. Quand elle se mit à faire honneur à la collation, les trois télépathes remarquèrent que ses solides barrières mentales s'abaissaient quelque peu. Les nourritures lui fondaient dans la bouche, libérant des saveurs inconnues et des textures qui lui titillaient la langue, du croquant rassurant du poivron vert au mordant du fromage fort, en passant par les farces aux viandes savoureuses.

La nourriture devait être un déclic, dit Dorotea, si l'on pense qu'elle a sans doute eu faim toute sa vie. Elle but une longue rasade de jus d'orange.

— J'espère qu'il y en a d'autre à la cuisine, Peter, parce que c'est délicieux. Mais il faut dire que le jus d'oranges fraîchement pressées est toujours délicieux, n'est-ce pas, Tirla ?

Sascha ! dit Boris d'un ton autoritaire. Ton orpheline est en de bonnes mains. On vient d'enlever une écolière de Jerhattan que nous avons rubannée il y a trois semaines.

— Eh bien, dit Sascha en se levant et s'essuyant les doigts, je vais te laisser, Tirla. Tu es en sûreté ici pour quelques jours, et Peter pourra te montrer comment entrer dans l'Ordinateur Scolaire. D'accord ?

Comme il traversait la pelouse pour regagner la grande maison, Dorotea lui dit : Elle s'est arrêtée de manger quand tu es sorti, mais j'ai bien peur que le plateau des canapés et le jus d'orange l'intéressent plus que toi, mon ami.

A part lui, Sascha se demanda si ça lui plaisait vraiment d'avoir pour rival un plateau de canapés, même auprès d'une préadolescente.