13

— Tu es là depuis longtemps? demanda Tirla à Peter le lendemain matin en déjeunant dans l'àgréable et — pour Tirla — étonnante cuisine.

Dorotea faisait cuire les œufs — des œufs frais — dans une poêle, utilisant — incroyablement — une flamme vive. Tirla, ne voulant pas la distraire de cette opération dangereuse, parlait à voix basse.

— Hum, dit aimablement Peter, mangeant proprement son melon à la cuillère, depuis que je suis sorti de l'hôpital.

Tirla regarda comment il mangeait son melon — elle, elle l'aurait découpé en tranches fines qu'elle aurait rongées jusqu'à l'écorce.

— Pourquoi étais-tu à l'hôpital? demanda-t-elle.

Les hôpitaux étaient des endroits effrayants pour Tirla qui évitait systématiquement les médecins et les charlatans. Elle avait aussi une solide méfiance à l'égard des malades, n'ayant jamais été malade ou blessée elle-même.

Peter haussa une épaule avec indifférence.

— Un mur s'est écroulé sur moi.

— Tu as dû être drôlement blessé.

D'après l'expérience de Tirla, les gens ne survivaient pas à des murs écroulés sur eux.

— Je n'ai pas pu marcher pendant des mois. Je ne pouvais même pas manger tout seul, dit-il, le regard vague.

— Et ils t'ont laissé vivre ?

Tirla était stupéfaite de cette bonne fortune.

Peter la regarda avec quelque étonnement.

— Bien sûr, mais pendant un moment, je n'avais plus envie de vivre.

Tirla rumina cette remarque en se mettant en devoir de manger son melon. Il était vraiment bon — pas trop mûr, comme presque tous ceux qu'elle arrivait à chiper. Elle surveillait Dorotea du coin de l'œil, pour s'assurer qu'elle maîtrisait ses flammes. Elle ne pouvait pas se servir du réchauffeur qu'elle avait dans le mur ? Une des premières choses qu'on apprenait dans les Linéaires, c'était de ne pas plaisanter avec les flammes vives. Sinon, on était sûr d'appeler sur soi le courroux de la police.

— Pourquoi tu as continué ? demanda Tirla, réalisant que Peter attendait sa réaction. A vivre, je veux dire.

— Rhyssa m'a réappris à bouger.

— C'est vrai que tu bouges drôlement, dit-elle, ayant remarqué son étrange démarche glissante.

Ses jambes remuaient, mais il ne semblait pas faire des vrais pas.

Peter gloussa, la bouche pleine de melon. Il déglutit, puis lui fit un grand sourire.

— C'est parce que je ne marche pas vraiment. Je me propulse kinétiquement.

Les yeux brillants de malice devant sa stupéfaction, il expliqua :

— Je fais bouger mon corps. Lui, il ne peut pas bouger.

Tirla s'arrêta de manger et le regarda fixement, jusqu'au moment où elle se rappela que, même dans les Linéaires, il était impoli de dévisager quelqu'un.

— Ton corps ne bouge pas? Mais tu manges. Tu te sers de ton bras et de ta main — exactement comme moi, dit-elle, levant la main.

— Je suis très fort, hein ? dit Peter, ravi de son effet. J'ai fait d'autres trucs aussi, j'ai bougé...

Il s'interrompit, avec un sourire légèrement penaud, et reprit :

— Il paraît que tu es très forte, toi aussi. C'était farce — d'enlever les gosses à ce pervers.

Tirla secoua lentement la tête, refusant de reconnaître son exploit.

— Ce n'est rien à côté de toi. Je n'ai pas beaucoup de Don.

Peter eut un petit grognement bon enfant.

— C'est ce que tu crois. Ce n'est pas ce que pense Rhyssa. Je suis fort à ce que je fais. Mais tu es très forte à ce que tu fais. Ne te rabaisse pas.

Un peu embarrassée de la sincérité de Peter, Tirla changea la conversation, impatiente de le remettre sur des sujets exotiques.

— Tu dis que Rhyssa t'a aidé ? C'est la brune qui est venue hier soir après le départ de Sascha ?

Peter hocha la tête.

— C'est la directrice.

— Pas Sascha ?

Peter secoua la tête en souriant.

— Sascha est un genre de sous-directeur, si tu veux. Il la remplace quand elle est occupée avec quelqu'un. Comme moi ! Je suis son projet spécial...

Il s'interrompit, battit rapidement des paupières, lança un bref regard d'excuse à Dorotea, puis sourit.

— Rhyssa a des tas de projets spéciaux, étant la directrice. Je ne suis pas le seul.

Tirla remarqua qu'il avait rougi. Qu'est-ce qui pouvait embarrasser un garçon comme Peter? Puis Dorotea leur passa le plat d'œufs au bacon, incitant Tirla à goûter les toasts tout chauds.

Tirla mangea à satiété, puis remercia Dorotea avec effusion d'avoir pris la peine de cuisiner elle-même.

— Ça me fait plaisir, répondit Dorotea, souriant avec bonté. Surtout pour des jeunes qui apprécient. Peter, tu devrais emmener Tirla au bureau et lui montrer comment se brancher sur l'Ordinateur Scolaire. Bien sûr, ma chérie, il va falloir d'abord voir où tu en es, mais une fois que ton niveau aura été évalué, tu devras suivre tous les cours qu'on t'assignera.

Tirla hocha la tête, bien plus intéressée par la façon dont Peter descendait de sa chaise — effectivement, il glissait au-dessus du sol en la conduisant au bureau, et la curieuse fluidité de ses mouvements la fascina.

— Alors, tu ne marches pas vraiment? demanda-t-elle.

— Non, tout est kinétique. Ma moelle épinière a été sectionnée quand le mur m'est tombé dessus. La médecine ne sait pas — pas encore — réparer ça — mais la science kinétique me donne le mouvement. C'est mieux que d'être coincé dans un fauteuil roulant, l'assura-t-il avec entrain. Tiens, voilà ton terminal, et voilà tes écouteurs. Moi aussi, il faut que j'étudie. Pas moyen d'y échapper avec la kinèse !

Il fit la grimace comme elle s'asseyait sur la chaise indiquée. Quand elle eut glissé les écouteurs dans ses oreilles, il tapa une séquence d'un bizarre mouvement du doigt, et soudain, l'écran s'éclaira.

— Tirla Tunnelle, en qualité de ton Professeur, je te souhaite la bienvenue à ce Programme Educatif.

L'écran montra la Salle de Classe et une femme au visage agréable assise au bureau. Tirla savait que le Professeur était une image de synthèse, conçue pour reproduire l'ancien dialogue professeur-élève, mais elle avait toujours aimé l'apparence du Professeur, personne à qui on pouvait faire confiance, qui ne riait jamais des questions et des fautes involontaires, et qui était là pour aider à apprendre.

— Sascha Roznine nous a dit que tu as déjà suivi quelques cours sous le nom de Kail Résident du Linéaire G, Appartement 8732a. Aujourd'hui, si tu es d'accord, Tirla, nous allons juste voir ce que tu as retenu de ces anciennes leçons. Alors, nous commençons? Si tu as besoin qu'on te rappelle l'usage des touches, tape « A » pour « Aide ». Si tu es prête à commencer, tape « Envoi », et nous commencerons l'évaluation.

En proie à des émotions conflictuelles — ravissement de voir son rêve se réaliser et crainte que le miracle cesse par un caprice du destin — Tirla tapa « Envoi ».

 

— Je trouve, commença Dorotea, tambourinant des doigts sur la table de la cuisine, que Tirla passe par une phase de boulimie éducative. Elle ne veut pas quitter son terminal, quoique Peter se soit montré aussi rusé que toi, Sascha, pour la faire sortir. Je pense aussi qu'elle trouve le parc intimidant et non pas agréable. Elle reste dans les allées et ne va jamais sur les terrains de jeu. Mais toutes ces études sans repos m'inquiètent.

Don Usenik, qui s'était joint à cette réunion officieuse en qualité de conseiller médical, secoua la tête, légèrement amusé par la véhémence de Dorotea.

— D'après ses rapports médicaux, elle est en excellente santé. Ce qui est étonnant, si l'on pense aux conditions dans lesquelles elle a vécu.

— Je trouve mauvais pour une enfant de son âge d'essayer d'assimiler deux ans de cours en quatre jours, s'entêta Dorotea.

— Sa réceptivité s'améliore ? demanda Rhyssa.

— Qu'en dit Peter? contra Dorotea avec humeur.

Rhyssa éclata de rire.

— Peter pense qu'elle pourrait émettre et recevoir si elle voulait. Quand elle est absorbée dans ses études, il entend ses commentaires mentaux incessants. Elle a une étonnante puissance de mémorisation, visuelle aussi bien qu'auditive. Elle lui a répondu télépathiquement une fois ou deux sans s'en apercevoir.

— Il faut que nous la rendions consciente de son potentiel, dit Sascha, frustré.

Rhyssa se pencha par-dessus la table.

— Cela prendra du temps, Sascha. Inutile de forcer l'étendue de son Don.

— Boris en voudrait une centaine comme elle, dit Sascha, fronçant les sourcils.

— Mais je croyais que vous aviez retrouvé l'écolière de Jerhattan, toi et Boris, dit Rhyssa, qui avait suivi sa pensée.

Ce qu'elle lut dans son esprit lui déplut : Boris voulait que Tirla travaille clandestinement avec Cass.

— Oh, nous l'avons retrouvée, c'est vrai, dit Sascha sans enthousiasme. Elle et deux autres, mais elles n'ont pu nous donner aucun indice. Seulement un petit voleur qui fait son rapport par téléphone — sur une de ces lignes commodément illégales. Nous sommes dans une impasse. Les filles n'ont rien pu nous dire : elles ont été gazées, aveuglées d'un bandeau sur les yeux, et fourrées dans une sorte de cocon en plastique. Elles sont profondément traumatisées.

— La cicatrice psychologique de l'incarcération sera difficile à effacer, remarqua Don en fronçant les sourcils. C'est un nouveau truc pour réduire les captifs à la docilité — la désorientation sensorielle. Sale procédé.

Il branla du chef.

— Toi et Peter, vous n'êtes pas là, aujourd'hui, c'est bien ça. Ce qui nous laisse seuls, Dorotea et moi, pour imaginer quelques brillantes modifications aux tests, hein?

— Et moi, dit Sascha, sortant de sa morosité. Après tout, c'est moi le Directeur de la Formation, ici. L'embêtant avec un personnage unique comme Tirla, c'est qu'elle ne réalise même pas qu'elle a un Don, pour commencer. Et ensuite, comment tester des enfants qui ne sont pas censés exister ?

— Alors, quelle formation as-tu prévu pour Tirla? dit Rhyssa.

Sascha haussa les épaules.

— Quelle formation? Elle fait instinctivement ce qu'elle fait — elle s'introduit dans le centre de communication de n'importe quel cerveau et s'adapte à la langue du sujet.

Il ouvrit les mains, l'air impuissant.

— Comment faire mieux ? Et elle ne peut pas plus expliquer ce qu'elle fait que Peter.

— J'irais bien moi-même, dit soudain Dorotea, mais je déteste les foules et je ne peux plus marcher longtemps. Mais, Sascha, pourquoi ne commences-tu pas par l'arracher à l'Ordinateur Scolaire pour un après-midi? Ses chaussures d'uniforme vont rendre l'âme, et, même si elle se sent bien en uniforme des Linéaires, j'aimerais lui voir porter quelque chose de plus joli. Plusieurs quelque chose de plus joli.

— Moi ? fit Sascha, regardant alternativement Dorotea et Rhyssa, et feignant de ne pas voir l'air amusé de Don.

— Toi ! dit Dorotea, pointant sur lui un index sévère. Elle a confiance en toi.

— Mais je n'ai jamais acheté de vêtements pour un enfant.

— Inutile de paniquer, répliqua Dorotea, impitoyable. Je suis sûre que Tirla saura ce qui lui convient, et ça suffit. Elle est encore un peu jeune pour vouloir des fanfreluches.

Tu veux parier ? lança Rhyssa uniquement à Dorotea qui la gratifia d'un regard impénétrable, sans trahir sa pensée.

— Emmène-la dans un bon Centre Commercial. Fais-lui voir comment vit l'autre moitié du monde — à laquelle elle appartient maintenant. Puis invite-la à une collation, bien sucrée et très bourrative. Gâte-la un peu. Montre-lui qu'il y a autre chose dans la vie que son terminal et son bracelet d'identité.

— Elle connaît peut-être d'autres gosses aux capacités insolites, ajouta Rhyssa. Peu de choses lui échappent.

— Ça, c'est sûr, répondit Sascha avec conviction. Ton hélico vient d'atterrir, Rhyssa. Je vais vous accompagner pour vous faire au revoir !

— Peter ! cria Rhyssa. Dave et Johnny sont là. Tu es prêt?

Dorotea eut un petit grognement.

— Il était déjà prêt avant que tu penses à...

Elle fit une pause, et termina, avec un sourire malicieux :

— ... à cette distraction.

— J'arrive ! cria Peter.

Il glissa dans la chambre de Tirla.

— Je m'en vais, dit-il. Marque tes heures d'étude.

Elle tapa la touche « Arrêt », et le regarda, étonnée.

— Tu t'en vas ?

Peter eut un sourire malicieux.

— Rhyssa m'a trouvé un boulot, dit-il, avec un clin d'œil.

— Un boulot ? Pour toi ?

— Bien sûr. Je suis très utile, si tu veux le savoir.

Tirla le regarda, incrédule.

— A quoi faire ?

— Ce que je fais bien.

Tirla resta incrédule.

— Qu'est-ce que tu sais faire ?

Peter fit claquer sa langue, vu qu'il ne pouvait pas faire claquer ses doigts.

— Je voudrais pouvoir te le dire, Tirla, mais c'est un secret professionnel.

— Alors, ne dis rien. J'ai mieux à faire qu'à deviner des secrets ! dit Tirla, revenant à son terminal.

— Je serai absent plusieurs semaines.

Tirla lui fit au revoir de la main par-dessus son épaule.

— Amuse-toi bien, dit-elle, sans quitter son écran des yeux.

Sur l'écran, le Professeur avait la bouche ouverte et la main levée pour expliquer une difficulté de la leçon. Tirla essaya de se remettre à l'étude, mais la vérité, bien qu'elle ne voulût pas l'avouer à Peter, c'est qu'il lui manquerait. Plusieurs semaines ?

Il était le premier garçon de sa connaissance à avoir du bon sens. Elle savait qu'il était un très bon kinétique — il lui avait parlé de transfert de pensées et de télépathie, ce qui la rendait un peu nerveuse — mais il l'aidait aussi beaucoup pour les problèmes les plus difficiles que le Professeur lui avait posés. Au moins, Sascha serait là. Elle n'aimerait pas que Sascha s'en aille plusieurs semaines.

Elle fut surprise de voir sa leçon interrompue une deuxième fois — et par Sascha.

— Tirla ! Tu es sortie de cette chambre aujourd'hui ?

— Non, dit-elle, tapant la réponse à son problème sur son clavier.

— Tirla ! Eteins cette maudite boîte ! Nous avons mieux à faire cet après-midi.

Elle roula sur le flanc et le regarda.

— Quoi?

— T'acheter des souliers et des robes.

Tirla baissa les yeux sur ses orteils qui commençaient à passer par les fissures de ses chaussures d'uniforme.

— J'ai essayé de trouver un distributeur, mais Dorotea n'en a pas.

Sascha se pencha et tapa fermement la touche « Arrêt ».

— Hé!

Tirla le regarda avec une surprise qui se teinta bientôt d'hostilité. Elle tendit la main vers la touche, mais il l'arrêta.

— Tu pourras reprendre la leçon où tu l'as laissée quand nous reviendrons. Debout ! dit-il, la tirant par la main. Nous n'avons pas de distributeurs, au Centre. Généralement nous plaçons une Commande Electronique pour les vêtements ordinaires. Mais comme je n'ai aucune idée de ta pointure ni des couleurs que tu aimes, pour une fois, nous irons en chair et en os. Quand nous aurons fini, il y aura une surprise.

Cela éveilla l'intérêt de Tirla. Elle bondit sur ses pieds, ses yeux noirs étincelants.

— Quel genre de surprise ?

— Ce qui te plaira, ma chérie, dit-il, la conduisant vers l'aire de transport. Dans nos Centres Commerciaux, le choix est infini, dit-il d'un ton provocateur.

Quelques craintes qu'ait entretenues Sascha à l'idée de faire des achats pour une enfant, il fut bientôt rassuré. D'abord, Tirla dut se remettre du choc éprouvé à la vue du magasin que Sascha avait choisi. Puis elle l'entraîna dans une course folle à travers les douze étages du complexe, tête et yeux toujours en mouvement pendant cette reconnaissance initiale.

De retour au rez-de-chaussée, elle s'attarda longuement devant les articles qui avaient retenu son attention la première fois, et repartit pour une deuxième tournée. Au quatrième, heureusement l'étage des souliers et vêtements pour jeunes, elle perdit une de ses semelles — « brûlée par sa vitesse de déplacement », dit plus tard Sascha à Dorotea.

Un vendeur empressé s'approcha de Tirla avec l'intention évidente de faire vider les lieux à cette pauvresse, mais Sascha l'intercepta.

— Je ne vous le conseille pas, dit Sascha à voix basse, remontant un peu sa manche pour lui montrer le dessin spécial de son bracelet d'identité. Je suis avec elle. Est-elle acceptable maintenant?

— Oui, monsieur. Je suis désolé, monsieur, mais vous devez reconnaître que...

— C'est pour ça que nous sommes là.

L'homme s'éloigna en toute hâte, jetant quelques coups d'oeil anxieux par-dessus son épaule.

— Tu lui as jeté un sort, Sascha ? demanda une voix amusée près de lui.

Se retournant, il vit Cass Cutler qui lui souriait.

— Si je pouvais, j'en jetterai bien un à Tirla, dit-il. On a passé les douze étages en revue à la vitesse grand « V », et maintenant, elle recommence la tournée.

Cass rit de sa contrariété.

— Et on t'a envoyé tout seul avec ta protégée ? dit-elle, riant toujours. C'est cruel !

— Ce doit être mutuellement instructif, censément.

Tirla reparut, et prit vivement la main de Sascha, braquant sur Cass des yeux étrécis et soudain impénétrables.

— Je me souviens de toi, dit Cass. Tu t'es cognée sur moi et ma partenaire au Linéaire G. Et tu as mis Filou en fuite en perturbant son numéro. Congratulations !

— Tu es de sa bande ! s'écria Tirla d'un ton accusateur en regardant Sascha.

Cass se remit à rire, d'un rire de gorge plein de franchise. Sascha sentit la main de Tirla se détendre dans la sienne.

— Pas exactement, mon petit. Nous sommes dans le même camp, mais en ce moment, je travaille pour la police. Contrôle de foule.

Tirla regarda autour d'elle, légèrement dédaigneuse.

— Pourtant, il n'y a pas foule ici.

— Mais je ne suis pas de service, répliqua Cass, souriant à Tirla. Je vois que tu es en congé, toi aussi. Qu'est-ce que tu as trouvé à acheter ?

Peux-tu m'aider, Cass? Dis oui, je t'en supplie! dit Sascha. J'ai l'horrible pressentiment que cette petite va refaire tout le tour du magasin avant seulement d'essayer quelque chose !

— Sans vouloir t'offenser, Tirla, je crois que tu marcherais mieux avec une bonne paire de chaussures. Il y a de bonnes affaires à faire ici en ce moment. Qu'est-ce qui te plairait ?

Soulagé, Sascha suivit Cass et Tirla au rayon des chaussures. Une heure plus tard, après que deux vendeurs hagards eurent remplacé le vendeur électronique, les délicats petits pieds de Tirla finirent dans de souples bottes de cuir rouge, la seule paire à sa pointure.

Totalement impropres pour une enfant, dit Cass, mais enfin, elles lui vont!

Et elle les adore, dit Sascha, voyant Tirla se pavaner devant toutes les glaces en regardant ses pieds.

— M. Roznine, dit avec lassitude le chef de rayon lui tendant une carte sortie de sa machine. Votre jeune compagne a des pieds très petits et délicats et très difficiles à chausser. Puis-je me permettre de vous recommander cet établissement ? Ils font du très beau travail sur mesure.

Sascha lut distraitement la carte, saisissant la pensée inexprimée du vendeur : « Ce qui nous épargnera de recommencer ce cauchemar. » Mais il lui fut quand même reconnaissant de la carte, qui insérée dans la machine de Dorotea, leur permettrait d'acheter de la maison.

Il bénit Cass à chaque nouvel achat; en fait, elle semblait même prendre plaisir à choisir, essayer, et discuter interminablement des couleurs, du style et du tombé.

— Le concept de fonds illimités à dépenser est totalement étranger à cette enfant, Sascha, dit Cass au bout d'un moment, mais il faut reconnaître qu'elle sait ce qui lui va.

Tirla essayait une combinaison une pièce, aussi différente des uniformes des Linéaires que les diamants sont différents du strass. Elle était bleue, à surpiqûres, soutaches et lacets pourpres. Une fois que Tirla eut trouvé cette tenue à son goût et à celui de Sascha — c'était toujours l'approbation de Sascha qu'elle recherchait — Cass et lui durent combiner leurs efforts pour la convaincre d'acheter autre chose.

— Je n'ai pas besoin de plus. J'ai des bottes, et ce tissu est solide. Il durera des semaines. Même si je dois prendre des trains de marchandises, termina-t-elle, regardant malicieusement Sascha, qui ne put s'empêcher de rire de son impudence.

— C'est une très jolie tenue, Tirla, c'est incontestable. Mais le Professeur va se fatiguer de la voir tous les jours.

Tirla le considéra d'un air entendu.

— Le Professeur ne me voit pas.

— Non, mais Dorotea et moi, nous te voyons, de même que Sirikit, Budworth, Don, Peter et Rhyssa. Tu ne les vois jamais porter les mêmes vêtements deux jours de suite, eux.

— Oh, ils ont des tas de vêtements. Dorotea en a des pleins placards, dit Tirla, sans aucune envie.

Le ton aurait été plutôt critique, comme si elle trouvait inconvenant d'avoir tant de choses à porter.

— Il est bon d'avoir quelques tenues de rechange, dit Cass. J'en ai pas mal moi-même, ajouta-t-elle d'un ton encourageant, sous l'œil impassible de Tirla, les mains enfoncées dans ses poches, les épaules voûtées sous le doux tissu.

— Ce ne sera pas payé sur tes flotteurs, Tirla, dit Sascha, réalisant soudain que c'était peut-être la cause de ses hésitations. Dorotea et Rhyssa veulent que tu sois décemment habillée maintenant que tu es une Douée. Tu n'es plus une Linéaire, tu sais, termina-t-il, montrant son bracelet d'identité.

— Oh !

Elle considéra son bracelet, l'air de plus en plus émerveillée à mesure qu'elle comprenait.

— C'est pour ça que ces vendeurs ont été si gentils avec moi ?

— C'est très probable, dit Cass, ironique. Dans ce genre de magasin, tout le monde reconnaît le dessin distinctif.

Tirla fit tourner son bracelet sur son poignet délicat.

— Vraiment?

Elle mit le bracelet par-dessus le poignet de sa combinaison.

— Combien je peux acheter avec ça ?

Sascha dissimula sa consternation sous un toussotement comme Cass lui expédiait un coup de coude dans les côtes.

— Eh bien, on va voir, d'accord, petite ? dit joyeusement Cass en lui tendant la main.

Tirla la prit assez volontiers, mais son autre main chercha immédiatement celle de Sascha, et elle les entraîna vers un étalage de pantalons aux couleurs vives.

Elle ne fut pas aussi dépensière que Sascha l'avait craint, et se contenta de « quelque chose de différent pour chaque jour de la semaine ». Puis Sascha tint sa promesse de lui faire une surprise, et invita Cass à venir avec eux au Salon des Pâtisseries Gastronomiques et Desserts Irrésistibles à l'Ancienne.

Tirla vint à bout de trois énormes glaces couronnées de crème, que Sascha, en son for intérieur, trouva répugnantes.

Cass : Laisse-la se régaler, Sascha. Jusqu'à maintenant, la crème glacée n'a été pour elle qu'un oui-dire.

Sascha : Et si elle rentre malade à la maison ? Dorotea va m'écorcher vif.

Cass : Cette petite a une constitution de fer si elle a survécu jusqu'à maintenant à la vie des Linéaires. Et regarde comme elle est contente.

Sascha, en un grognement : Moi, j'en serais malade !

C'est alors seulement que Tirla réalisa qu'il y avait d'autres garçons et filles dans l'établissement. Continuant à porter machinalement sa cuillère à sa bouche, elle les observa avec attention.

Cette blonde ne devrait pas porter des couleurs vives. Elle serait plus jolie en couleurs pastel. Ma parole, pourquoi il a des pantalons si serrés ? Ça doit l'empêcher de respirer. Tiens, ce truc rouge m'irait bien. Je pourrais peut-être m'en acheter un comme ça la prochaine fois que Sascha voudra dépenser de l'argent.

Sascha regarda subrepticement Cass, qui leva les yeux au ciel.

Sascha : Courant de conscience, reçu cinq sur cinq. Réalise-t-elle qu'elle émet?

Cass, très occupée à terminer sa glace : Très improbable. Cette enfant a passé sa vie sur le qui-vive. Franchement, Sascha, je trouve très flatteur qu'elle se détende assez avec nous pour ne pas garder ses pensées.

Sascha : Tu as raison.

L'air aussi nonchalant qu'il le put, Sascha observa Tirla, écoutant ses remarques justes et apitoyées sur le physique, les vêtements, les manières et un tas d'autres sujets qui traversaient son esprit vif et fascinant.

Puis Cass, affectant de le regretter, se leva et dit qu'elle devait rentrer au Centre car elle avait une mission à assurer le soir. Tirla eut l'air déçu que leur trio dût se séparer.

— Ecoute, petite, chaque fois que tu auras envie d'aller faire un tour dans les autres Centres Commerciaux... commença Cass.

— Il y en a d'autres ? s'exclama Tirla, décochant un regard accusateur à Sascha.

— Des milliers, lui dit Cass avec un sourire sans complexe. Mais on ne peut pas en faire plus d'un à la fois, sinon tout se brouille dans ta tête et tu ne sais plus où tu as vu telle chose ni à quel prix. Tu peux me croire, j'ai essayé !

Tirla comprit le bien-fondé de ces paroles, et, glissant sa main dans celle de Sascha, rejoignit volontiers avec lui leur appareil pour rentrer au Centre.

Le temps qu'ils arrivent chez Dorotea, leurs achats, envoyés par pneumatique, étaient soigneusement empilés dans sa chambre.

— Quelle charmante combinaison ! s'écria Dorotea en voyant Tirla. Vous avez acheté tout le magasin, Sascha ?

Donne-lui le temps, et c'est sans doute ce qu'elle fera. Cass a commis l'erreur de l'informer qu'il y a des milliers de magasins semblables, et le jour viendra peut-être où nous serons incapables de payer ses factures.

Dorotea éclata de rire.

— Je compte sur toi pour un défilé de mode après le dîner, Tirla.

— Un défilé? Pourquoi? Je mettrai quelque chose de neuf chaque jour de la semaine. Comme ça, tu verras, répliqua Tirla. Qu'est-ce qu'il y a pour dîner? Ça sent bon.

— Après tout ce que tu viens de manger? s'étonna Sascha.

— C'était la surprise. On ne dîne pas après une surprise ?

— Bien sûr que si, la rassura Dorotea, foudroyant Sascha.

Si tu avais vu les trois concoctions crémeuses et sirupeuses qu'elle vient d'engloutir il y a une demi-heure, tu ne serais pas si pressée de lui servir à dîner, la prévint Sascha.

— Va te laver les mains, Tirla, et je servirai immédiatement. Tu dînes avec nous, Sascha?

— Non, merci, dit-il, parvenant à être poli. Peter avait raison de dire qu'elle est télépathe. Mais elle ne le sait pas.

Hum. Tu vois, tu as appris quelque chose sur elle aujourd'hui. Qu'est-ce qu'elle a appris de toi ?

A dépenser de l'argent, répondit Sascha, acide.

Et il sortit.

 

Si les spectateurs officiels du lancement remarquèrent le jeune garçon assis près du mur dans la salle de contrôle supérieur, ils durent supposer que c'était un enfant en visite à qui son jeune âge faisait accorder un traitement spécial. Les hommes remarquèrent certainement la femme assise près de lui, car elle était d'une grande beauté, et la mèche blanche rayant ses cheveux noirs attirait les regards. Toutefois, elle ne détourna pas un instant les yeux du garçon. Tout aussi absorbé par le jeune garçon, le grand brun en battle-dress avec l'insigne de colonel sur le col. On ne leur accorda donc qu'un regard en passant. L'action se passait dehors, sur l'immense pas de tir, où le vent soufflant en tempête entraînait la vapeur s'échappant des fusées de la navette. Tous les derniers lancements avaient été très délicats, le mauvais temps perturbant beaucoup les transports aériens, mais rien n'était plus critique que les premières minutes du lancement d'une navette.

Le compte à rebours résonnait dans la salle insonorisée — à huit, les spectateurs se bousculèrent cherchant à se placer le mieux possible pour voir la mise à feu et le décollage par les vitres teintées. Ils croisèrent discrètement les doigts, car c'était le treizième lancement réussi à la file.

— Mise à feu réussie !

Cette phrase était souvent répétée, mais toujours avec un accent triomphal.

Les moteurs de la navette se mirent à vrombir, et personne n'entendit l'autre bruit, celui des générateurs puisant à vitesse croissante, subtil gémissement qui s'amplifia et se stabilisa au moment où la navette, appartenant à la nouvelle classe des Rigel, commença à se soulever imperceptiblement. Le dernier lien la retenant au pas de tir tomba. Tout le monde retint son souffle. Puis, malgré la pluie torrentielle et le vent de tempête, la navette quitta sa plate-forme de béton renforcé sans dévier d'un centimètre de la trajectoire optimale. La poussée se fit plus forte, et soudain, l'oiseau s'envola, disparut, à part la lueur brillante de ses fusées, dans le plafond bas des nuages noirs.

Immédiatement, tous les yeux se tournèrent vers les moniteurs infra-rouges récemment installés qui continuaient à suivre la navette dans sa trajectoire immuable à travers l'atmosphère, puis au-delà des turbulences, en route vers Padrugoi où l'on avait un besoin urgent de sa cargaison.

— Le pilote a établi la liaison, dit Peter Reidinger, ouvrant les yeux.

Il regarda d'abord Rhyssa, qui lui sourit, rassurante, en lui lâchant la main. Il aimait qu'elle le touche en ces moments, même s'il ne pouvait pas sentir son contact.

— Tu as la liaison, Crosbie, dit le contrôleur, exhalant un soupir de soulagement. Bon lancement, Pete. Tu travailles comme un charme. Tu as fait de ce travail une science.

— C'en est une, lui rappela Johnny Greene en souriant.

— Vous savez ce que je veux dire, Colonel, dit le contrôleur, avec un geste d'impatience.

— Il te taquine, dit Peter, tournant son attention sur le moniteur.

Il n'en avait pas vraiment besoin — il pouvait suivre l'ascension de la navette comme une pulsation dans ses veines, un frémissement de puissance lui parcourant les os. Ça, il le sentait.

— Lancement très économique, Peter, dit Johnny, parcourant le listing du panneau de contrôle du générateur. C'est le troisième consécutif à ce niveau de gestalt. Je crois que nous pouvons maintenant déterminer certains paramètres d'utilisation du courant pour les lancements par mauvais temps — même si je ne comprends toujours pas comment tu fais, termina-t-il en grommelant.

L'ex-pilote tap avait espéré pouvoir comprendre le lien de Peter avec sa gestalt en suivant son esprit pendant les lancements. Lui et Rhyssa étaient tombés d'accord que c'était peut-être un avantage qu'il n'eût qu'un Don kinétique latent — car un pur kinétique aurait peut-être eu du mai à s'adapter à la méthode de Peter. Mais il n'avait pas mieux réussi que Sascha.

— Peut-être que tu te donnes trop de mal, JG, suggéra Peter. Je reste aussi ouvert que je peux.

— Je sais, mon vieux. Grand ouvert. Mais je suis trop maladroit pour franchir la porte. Je crois qu'il faudra s'adresser à un kinétique entraîné.

— Mise à feu du deuxième étage, dit le contrôleur, prévenu par son tableau de bord. Réussi ! Tu fais du bon travail, Pete. Très bon.

— Viens, c'est l'heure de ta leçon de natation, Pete, dit Johnny. Il faut que tu restes en forme pour lancer ces oiseaux.

— Je ne peux pas rester un peu? Pour être sûr qu'elle arrive à bon port ?

Peter ne voulait pas reconnaître, même en son for intérieur, qu'il ne lui restait pas assez d'énergie après un lancement pour se lever du canapé. Il sautait sur tous les prétextes pour gagner les courts moments nécessaires à recouvrer son énergie.

— Tout va bien pour la navette, l'assura le contrôleur.

— Regarde tant que tu voudras, dit Johnny, se rasseyant.

S'il avait deviné le secret de Peter, il n'en laissa rien paraître.

Au-dessous d'eux, les spectateurs commençaient à quitter la galerie, courbant les épaules dans leurs imperméables, se préparant à affronter le vent déchaîné. Avec un clin d'œil, le contrôleur alluma son interphone.

— Je vous l'ai dit, Sénateur, c'est une découverte de pointe dans la technologie spatiale qui nous permet maintenant des lancements par tous les temps.

— Si j'avais un crédit pour tous les lancements qu'on a dû remettre, mon garçon, je pourrais faire boire toute la base à mes frais. Et combien nous coûte cette nouvelle technologie ?

Le chiffre mentionné par le parlementaire était trois fois ce que mentionnait le contrat de Peter. Et près de cent pour cent de plus que le générateur.

Peter eut un grand sourire, très satisfait de cette indiscrétion télépathique. Le prix d'un gros générateur l'avait épouvanté — bien que le Colonel Greene l'ait assuré que c'était une misère comparée au prix de certains autres équipements de Canaveral — et il n'arrivait pas à croire le montant de son contrat pour un travail si court. Sans parler de la prime après chaque lancement réussi. Il avait été encore plus ravi quand Rhyssa avait proposé d'augmenter la pension que recevaient ses parents.

En général, les Doués ne signaient pas de contrats avant d'avoir au moins dix-huit ans, mais les circonstances et son Don exceptionnel avaient semblé des excuses suffisantes pour faire une exception — une brève exception.

Conseil de Vernon au Centre : en fait de coût technologique, il fallait demander un prix moyen. La différence entre la réalité et la fiction allait à la caisse de recherche du Centre.

Malgré tout, Altenbach avait été obligé de ruser pour que le personnel de Canaveral consente seulement à assister à une démonstration de la « nouvelle technologie », malgré le soutien enthousiaste du général Halloway et du Colonel Straub. On n'avait pas parlé de Peter; on avait parlé des générateurs, et de quelques « appareils » bizarres. En fait, Peter avait été caché derrière un paravent avec Rhyssa lors du premier test de la « nouvelle technologie ». Il avait kinétiquement fait voler un drone de Canaveral à Eglin Field, malgré des vents de Force 8 et un plafond nuageux de cent mètres. Il l'avait posé exactement à l'endroit dessiné sur la piste — pour bien montrer la précision de la « nouvelle technologie ». On l'avait alors autorisé à mettre un drone chargé sur orbite, où des appareils basés sur Padrugoi pourraient le récupérer. De nouveau, la précision avait été le facteur décisif : tant de drones avaient dévié de leur trajectoire que le programme avait été réduit de façon draconnienne.

Deux jours plus tard, le lancement d'une navette avait été autorisé à contrecœur. Le temps n'avait pas sensiblement changé, et les livraisons avaient des semaines de retard. Ce premier matin, Peter était un tantinet anxieux, et la navette était montée à une telle vitesse que les contrôleurs avaient cru à un mauvais fonctionnement des fusées et avaient failli annuler la mission. Peter, télépathiquement aidé par Johnny, avait réduit la poussée, et la mission avait continué. Plus tard, le pilote affirma que ses cadrans avaient affiché 11 G pendant les premiers instants — il avait eu une peur bleue, craignant de ne pas avoir le temps d'activer son siège éjectable sur son accoudoir.

La « nouvelle technologie » avait progressé en finesse au cours des lancements suivants, et la NASA avait poussé un soupir collectif de soulagement à l'idée qu'ils pourraient honorer toutes leurs obligations de livraisons sur Padrugoi.

Rhyssa et Johnny contemplèrent le visage émerveillé de Peter, qui suivait la trajectoire de la navette. Pendant qu'ils attendaient que Peter sorte de sa transe, le contrôleur leur donna un café.

— Bon, dit enfin Peter, comme l'écran montrait la navette approchant de son rendez-vous spatial et qu'il avait recouvré suffisamment de force. La nouvelle technologie est prête pour son bain.

Bien qu'encore un peu affaibli, il parvint à descendre correctement de son fauteuil et à faire un « au revoir » passable de la main au contrôleur, tout en négociant les marches menant à la sortie.

Il avait fallu quatre lancements avant que le contrôleur se sente à son aise avec la « nouvelle technologie » et le rôle bizarre que Peter y jouait, mais il s'était pris d'amitié pour l'adolescent, et il avait renoncé à essayer de comprendre comment il faisait ce qu'il faisait — quoi que ce fût.

— Mets ton ciré, Peter, dit Johnny.

Peter avait découvert qu'il pouvait empêcher, kinétiquement, la pluie de le tremper, mais il essayait de résister à la tentation d'étaler inutilement ses prouesses. Docilement, il enfila son ciré. Sortant du bunker en béton, ils filèrent en courant vers leur aérocar.

 

Deux semaines après que Rhyssa et Peter furent rentrés de Floride, Boris fit une de ses rares visites au Centre, pour informer Sascha que ses agents secrets croyaient que d'autres enfants avaient été vendus. Les agents avaient remarqué qu'on dépensait les flotteurs sans compter dans les Linéaires A, B et C. Cass et Suz furent donc envoyées en mission au Linéaire E. Comme les deux femmes fréquentaient tous les Linéaires du New Jersey, elles étaient connues des habitants. La grossesse de Cass la rendait encore moins soupçonnable, et elle prétextait de sa mauvaise santé pour justifier la présence de Suz. Jusque-là, elles n'avaient rien détecté, pas même un frémissement expectatif. Chaque fois qu'elles pouvaient s'approcher assez près, elles « rubannaient » un enfant à l'aide d'un ruban-marqueur.

Des équipes similaires rubannaient les enfants des Linéaires dans tout Jerhattan. Les équipes de surveillance travaillaient nuit et jour, attendant qu'un ruban-marqueur apparaisse dans un quartier où il n'aurait pas dû être.

Boris fit une de ses rares visites au Centre.

— Tu sais, frangin, nous n'avons que des techniques de fortune, dit Boris à Sascha. Planter un télempathe dans les Linéaires n'empêchera personne de kidnapper les enfants.

Sascha était dans le bureau de Rhyssa, s'occupant de détails administratifs de routine, pour se délasser de la formulation des nouvelles procédures de tests. Boris, près de la fenêtre, contemplait le paysage paisible.

— Non, non, non et non, frangin, dit Sascha, sans détourner les yeux de son moniteur.

Il tapa vivement quelque chose sur son clavier, puis fit pivoter son fauteuil et regarda durement son frère.

— C'est hors de question. Je ne permettrai jamais que Tirla serve d'appât !

— Mais elle est comme un poisson dans l'eau. Elle sait interpréter toutes les rumeurs des Linéaires comme personne d'entre nous ne peut le faire.

— Tu crois que j'irais risquer sa vie ? dit Sascha, se frappant rythmiquement la poitrine de l'index.

— Franchement, je ne crois pas que Tirla serait en danger, continua Boris, se mettant à arpenter la pièce. Nous pourrions la mettre avec Cass et Suz, et l'équiper de toutes les protections technologiques imaginables. Elle connaît les Linéaires, elle parle toutes les langues, elle est maline comme un singe et...

— Elle a douze ans et tu ne t'en serviras pas comme appât, gronda Sascha, sans se soucier d'atténuer son rugissement de fureur.

Boris le regarda, étonné.

— Cette petite n'a jamais eu douze ans ! Et quel mal y a-t-il à nous servir de notre unique avantage pour régler l'affaire des enlèvements dans les Linéaires ? Elle a un Don unique, un camouflage naturel, et un flair spécial pour ce genre de situation. Regarde comme elle s'est débrouillée au Linéaire G.

— Le Linéaire G, ça allait bien une fois. Je ne veux pas la remettre en danger comme ça.

— Elle n'a jamais été en danger. Sauf peut-être, de ton fait ! dit Boris, foudroyant son frère. C'est l'idée de Cass, et je la trouve bonne. Une chose est sûre, frangin, tant que nous n'aurons pas trouvé le cerveau de ce trafic infâme, nous perdrons des gosses. Des gosses qui peuvent très bien être Doués, eux aussi.

— Multiplie les contrôles et les fouilles, Boris. Et laisse Tirla en dehors de tes calculs. Il y a d'autres façons, ethniques et technologiques, de résoudre les problèmes de la police.

— Sascha, si j'avais assez de personnel, c'est ce que je ferais, répliqua Boris, le visage congestionné de l'effort qu'il faisait pour garder son calme devant l'intransigeance de son frère.

— Alors, prends comme appât des gosses du Linéaire G. Ils seront fous de joie d'avoir l'occasion de sortir de leur foyer.

Boris considéra son frère pensivement. — Tu sais que ce n'est pas une mauvaise idée. Je vais y réfléchir.

Sur quoi, il sortit.