Cinq.
Santiago :
dernier café.
Jambes tremblantes, je poussai la porte du petit bar. Je m’assis sur le tabouret le plus proche de la sortie afin de pouvoir observer la rue et la maison d’en face. Je demandai un café, et le garçon me répondit par de longues excuses qui se terminèrent par un éloge du Nescafé. Je lui dis que ça n’avait pas d’importance et, en attendant qu’il me l’apporte, je découvris que, malgré la chaleur, le soleil matinal, le feuillage des arbres, Santiago semblait plongé dans une atmosphère opaque, d’une tristesse définitive. La ville est triste. C’est le titre qu’a donné Díaz Esterovic au seul roman noir qui parle de Santiago et que j’ai lu jadis à Hambourg. La ville est triste. Bon Dieu, Belmonte, il faut que tu rassembles tes forces pour l’action, la plus importante de toutes. Que tu rassembles tes forces pour sortir d’ici et traverser la rue.
Traverser la rue. C’est tout, Veronica mon amour. Traverser la rue, appuyer sur le noir téton de bakélite de la sonnette, et je serai près de toi, pour affronter, enfin, la réalité de ton absence et de ton silence. J’ai peur. Laisse-moi finir le dernier café de toutes ces années de séparation.
Assis au bar, je regardai longuement la maison de la señora Ana. La blessure au pied me faisait toujours mal, mais ça n’avait pas d’importance. En remuant ma cuillère, je revis encore une fois la fin de mes aventures dans la lointaine Terre de Feu.
Cela faisait à peine trois jours qu’Aguirre était monté sur le toit de zinc luisant de la maison de Hillermann. Cano l’avait suivi. Ils avaient fait sauter à coups de marteau les clous qui fixaient les tôles, et, des jointures, ils avaient extrait les maudites pièces d’or. Il était malin, l’Allemand. Il s’était même donné le mal de les barbouiller de goudron pour en masquer l’éclat.
L’une après l’autre, elles étaient tombées à mes pieds. J’avais gratté la couche de goudron avec un couteau, et les soixante trois pièces d’or avaient retrouvé leur éclat, tel que l’ambition et les siècles l’avaient conservé, froid, aussi froid que le croissant de lune qui les ornait.
— Emportez cette saloperie, a dit Aguirre.
Et toute cette richesse est restée répandue sur l’herbe, au milieu du crottin des chevaux énervés, pendant qu’il allait s’occuper respectueusement des morts avec Cano, Mansur et la muette.
— Je suppose qu’il va falloir rendre compte de tout ça à la police, ai-je dit, en ramassant les pièces.
— Allons donc, a rétorqué Mansur. Si on met les carabiniers au courant, les gens imagineront qu’il reste encore de l’or et on sera envahi par un tas d’indésirables. Partez, et faites en sorte que cette saloperie quitte la Terre de Feu. Nous nous chargeons des morts.
— Ils ont raison. Les trésors, ça n’a de valeur que quand il s’agit de meubler les longues soirées d’hiver, a ajouté Cano.
De l’aéroport de Punta Arenas, j’ai appelé Kramer.
— J’ai votre merde. Au complet.
— Bravo, Belmonte. Je savais que tu tiendrais parole. Ça a été dur ?
— C’est sans importance. Maintenant, à vous de remplir votre part du contrat.
— Dès que j’aurai les objets sur mon bureau.
Je laissai un peu de monnaie sur le comptoir et sortis du bar en boitant. C’était l’été, la ville était triste, et pourtant nul nuage ne s’interposait entre les hommes et le ciel, nul oiseau noir ne planait sur ma tête, et je traversai la rue en me demandant, Veronica mon amour, en me demandant pourquoi nous avons si peur de regarder la vie en face, nous qui avons vu les reflets d’or de la mort.
Hambourg, 1993 – Paris, 1994.